Le Livre des Ombres

Chapitre 13 : Apparitions

Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2016 05:53

Séquence 12 : Apparitions




 « 
La force de celui qui croit en Dieu n'est pas en Dieu mais dans sa foi. »
- Thierry Maulnier

«
Dieu peut aussi peu se passer de nous que nous de lui, car serait-ce que nous puissions nous détourner de Dieu, Dieu pourtant ne pourrait jamais se détourner de nous. »
- Maître Eckart

 « 
Lorsque Abram fut âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans, l'Éternel apparut à Abram, et lui dit: Je suis le Dieu tout puissant. Marche devant ma face, et sois intègre. J'établirai mon alliance entre moi et toi, et je te multiplierai à l'infini. Abram tomba sur sa face; et Dieu lui parla, en disant: Voici mon alliance, que je fais avec toi. Tu deviendras père d'une multitude de nations. On ne t'appellera plus Abram; mais ton nom sera Abraham, car je te rends père d'une multitude de nations. Je te rendrai fécond à l'infini, je ferai de toi des nations; et des rois sortiront de toi. J'établirai mon alliance entre moi et toi, et tes descendants après toi, selon leurs générations: ce sera une alliance perpétuelle, en vertu de laquelle je serai ton Dieu et celui de ta postérité après toi. »
- La Bible, Genèse, 17.

Une paix nouvelle s'était emparée de Camp Darwin. Oubliées les frayeurs dues à la première réelle attaque des zombie d'il y a quelques jours : les militaires mettaient tout en œuvre pour afficher une confiance qu'ils n'étaient pas forcément enclin à éprouver, et travaillaient dur (au grand contentement des civils, qui appréciaient de ne plus être les seuls à trimer) en partant récolter des ressources dans le désert afin de consolider la muraille. On se rendait compte maintenant qu'on avait un peu trop compté sur les douves d'eau vive. La question de l'origine de la faille était restée volontairement floue, et on avait montré à la place avec quelle ardeur la muraille se faisait lentement mais sûrement renforcer par une seconde couche, de bric et de broc. Les portions les plus fragiles étaient comblées.
Si on avait posé la question à Ash Twilight, il n'aurait pas répondu, sachant que cette réponse aurait suscité de la méfiance, alors même qu'il s'était taillé une réputation tout à fait honorable. Mais il pensait sérieusement, nonobstant la source de la brèche qui ne s'était pas manifestée et continuait de lui donner des appréhensions en arrière-plan, que cette attaque avait eu du bon. D'accord, il avait failli y passer... Il y avait eu peu de victimes. La pauvre Fanny morte dans la confusion, un vieillard dont le cœur avait lâché et qu'on se préparait à enterrer bientôt à côté de Fanny, et le soldat dont le torse avait été gratifié d'un message sanglant et obscur. Personnellement, il inclinait à croire que Josh était toujours vivant. Ce genre de mauvaise herbe prend son temps avant de mettre la clé sous le paillasson et à partir pour sa dernière demeure. Ou pas forcément, en l'occurrence. S'il était mort, on l'aurait certainement retrouvé depuis, en train de déambuler dans la ville en quête d'une bonne cuisse à se mettre sous ses chicots jaunis. Non, vraiment, cette petite pointe de panique avait été bénéfique. Tout comme un corps a besoin d'attaques virales périodiques (bénignes si possible) pour ne pas que ses défenses immunitaires se retrouvent dépourvues à un moment critique, il fallait que Camp Darwin apprenne à ne pas compter sur une invincibilité apparente. Elle aurait fini par s'enliser dans sa chance de constituer une micro société assez organisée, miracle dans tout ce chaos qui avait empoigné la planète, et serait morte, sclérosée, sans chercher à aller de l'avant, dans son cocon risible. Les cocons ne sont bons que pour les métamorphoses, pas pour la stagnation. La chute de l'empire romain n'avait-elle pas été due en partie à la décadence qui avait suivi une époque faste ? Dorénavant, la vigilance reviendrait. Les militaires seraient vraiment à leur affaire, les civils aussi, et les dernières réticences à un nouveau rapport de pleine coopération plutôt que d'une relation de type dominant/dominé s'écrouleraient au fur et à mesure.
Il faisait tout pour que cette parcelle de rêve relative au milieu des morts ambulants et des paysages en sinistre dure le plus longtemps possible. Le jour dernier encore, il l'avait passé auprès de plusieurs personnes. Les gens voyaient en lui une personne d'exception. Avant cela, l'écoute était une qualité déjà assez rare, dans une telle situation, on voyait mal pourquoi prendre du temps à consacrer aux problèmes des autres alors que notre propre calvaire était déjà assez pesant ainsi sans prendre de rab ailleurs. Et une telle action, d'aller voir les gens pour les écouter, aurait probablement était dénuée de sens presque partout ailleurs. Mais Camp Darwin était un lieu unique. Ils étaient assez nombreux pour former une petite société, et vivre dans une société implique de l'ordre, des tensions, une nécessité de coopérer qui dépasse la simple survivance d'une petite bande de personnes se sachant condamnées à plus ou moins brève échéance. Ici, on avait espoir de vivre longtemps, tant que la sécurité se maintiendrait à un plus haut niveau et que les productions de nourriture intérieure seraient suffisamment abondantes. La population n'irait pas en augmentant au début, c'était certain... Mais ils représentaient un espoir, pour l'humanité même. Alors il fallait s'équiper de tous les outils pour ne pas qu'il se brise, et éliminer le venin qui pourrait conduire à des luttes intestines.
C'était l'une de ses missions. Lorsqu'une personne était en entretien avec lui, il donnait l'impression d'être la seule au monde devant lui. Les autres n'existaient pas. Il n'y avait que lui, le "patient", et tout ce qu'il pouvait avoir à raconter. Il écoutait, et calmait les peurs. Il allait partout, ne pouvant visiter assez de monde par simple manque de temps matériel.
Il avait rencontré tellement de gens hier qu'il gardait un souvenir confus de la journée, elle avait été, sans en douter, bien remplie. Il se souvenait de chaque nom, des histoires personnelles des gens. Il ne les prenait pas comme des numéros bon à faire travailler jusqu'à épuisement comme c'était le cas il y a encore quelques semaines. Même dans une période où la morale connaissait une anomie un millier de fois plus forte qu'à celle de Durkheim, il s'échinait à dispenser des conseils, essayant d'installer les ferments d'une nouvelle éthique.
Le plus dur était de lui donner un attrait suffisant aux gens, tout en l'adaptant aux nécessités de la réalité. On pouvait blâmer la société de bien des maux, elle devenait plus que nécessaire désormais. Le chemin vers la régression étant endigué, il fallait maintenant pousser de l'avant. Que la masse des personnes rassemblées fasse à nouveau ressentir le poids sociétaire, contraignant, qui l'oblige à obéir à des règles extérieures à lui. Pas tellement extérieures pourtant, parce qu'il fallait en créer de nouvelles. Il passa de longs conciliabules avec le Colonel, toujours quelque peu réticent autant à sa présence qu'à ses idées, quand bien même il voyait qu'il y avait du changement, et du bon changement. Aucune parole n'avait besoin d'être prononcée pour comprendre que Maverick craignait qu'à moyen terme le psychologue devienne tellement populaire avec ses idées extravagantes, sa compassion et sa gentillesse envers les gens, ses actes héroïques, qu'il puisse prendre sa place. Oh, il se doutait que ce professeur bien spécial ne tenterait jamais une prise de pouvoir par la force.
Rien d'aussi grossier, rien d'aussi visible. Il n'arrivait pas à le sonder aussi bien que lui le faisait (ce qui ne manquait pas de l'énerver souvent, il n'aimait pas qu'on puisse lire en lui alors qu'il ne voyait en l'autre qu'une surface opaque), il arrivait à voir cependant que prendre le contrôle d'une telle manière ne l'intéressait pas. Mais s'investir autant dans la communauté ne pouvait être que de la simple philanthropie. Sandrunner n'y croyait pas. Le professeur, un bon samaritain ? Quelle bonne blague. Il suffisait de faire attention à l'étincelle qui pétillait parfois dans ses yeux lorsqu'il exposait ses projets et ses idées pour deviner qu'il y avait là bien plus qu'un simple plaisir intellectuel et la seule volonté d'aider autrui. Il avait forcément autre chose en tête. Et ce serait peut-être bien de laisser couler les choses en continuant simplement à agir tel qu'il le faisait, à gagner de plus en plus la reconnaissance et le respect de la population, en distillant de ci, de là, quelques touches discrètes visant à dire que la situation actuelle pouvait être encore améliorée, et que lui, le fondateur du Camp, devrait peut-être songer d'ici quelques mois à lui laisser son siège. Cela pourrait être très progressif, insidieux même, de saper par une force molle son autorité, de le pousser très doucement vers la porte, mais sûrement... C'est pourquoi il restait toujours sur ses gardes. Éludé au début par une crise de migraines et de convulsion, l'histoire de cet homme continuait de hanter son esprit. Il n'avait aucune manière indirecte d'enquête là-dessus. Essayer d'interroger l'infirmière ou la fille avec qui il traînait souvent serait une complète maladresse qui ne ferait qu'alarmer Twilight et le desservir. Il avait gardé précieusement la valise piégée et dévoré le restant du tiramisu, sans découvrir où que ce soit un quelconque document pouvant lui donner un indice, à part le badge qui présentait son nom, sa photo, et le logo étrange des trois anneaux entrecroisés. O-3. Il n'avait jamais entendu parler d'un organisme, secret ou officiel, portant ce nom.
Le seul élément intéressant, dans la masse de feuilles inutiles et de publicités, était peut-être ce court fragment : "
... la situation se dégrade de jour en jour. Impossible de savoir jusqu'où ils vont aller. Cela dépasse complètement les anciennes prévisions. Tout va de plus en plus mal, et pourtant, ils continuent à faire comme si de rien n'était, à travailler sur ce projet comme si c'était la chose la plus précieuse au monde. Ils veulent que je maintienne cette ambiance ! Me prennent-ils pour un imbécile ? Edward n'est pas reparu depuis hier soir. Personne ne sait où il est passé... Sauf moi et quelques autres obligés de se taire. J'ai été chargé de sa petite amie. J'ai toujours su avoir une constance assez bonne devant les évènements, et dire ce qu'il faut lorsque c'est nécessaire. Même un mensonge lorsqu'on ne peut pas faire autrement. Mais cette fois-ci, j'ai failli laisser mon masque d'impassibilité se fissurer. Je mentis comme le diable devant elle. J'en avais le cœur serré, et pourtant je ne me laisse pas gagner facilement par des émotions inutiles. Elle pleurait à chaudes larmes, et je la consolais du mieux que je pouvais. Elle voulait voir une dernière fois son corps, requête à laquelle je ne pouvais accéder. Je savais très bien que le cadavre ne serait pas disponible; Edward avait émis des doutes récemment concernant le projet. Je lui débitait alors une fausse histoire qui me vaudrait les yeux doux du chef, tout en n'en croyant pas un seul mot. C'était plus que juste lui travestir la vérité, c'était me trahir moi-même. J'étais trop jeune et trop enthousiaste quand cela a débuté. Puis je me suis laissé engluer dans le projet. Si je ne prends pas bientôt une initiative, je risque de"

La brève note se terminait ainsi, dans un déchirement de papier. Il se demandait comment elle avait atterri dans le porte-documents, et encore plus ce à quoi elle faisait référence. Il avait gardé l'échantillon de l'écriture de Twilight, pour bien vérifier qu'elle n'était pas la même que celle du mot avec un symbole ésotérique dessus. Elle concordait avec le bout de papier, même s'il croyait distinguer une formation des lettres plus "froides." Il n'arrivait pas à exprimer la chose plus clairement, il n'était pas graphologue. Ceux-ci, pour lui, méritaient encore bien plus la palme du charlatanisme que les psychologues. Twilight lui avait démontré qu'une personne de son espèce pouvait se rendre utile en temps de crise. Il était bien plus qu'un simple psychologue. Quel était ce projet auquel il faisait référence ? Aucune chance qu'il fut un simple fuyard, rampant en-dehors d'une ville frappée définitivement par l'infestation. Il avait l'intime conviction que ce fragment était assez récent. De quoi donc s'occupait-il pour le compte de l'O-3 ?
La mort de ce Edward ne paraissait pas très orthodoxe. Plus il se posait de questions, et plus le mystère s'épaississait. Il redoutait d'avoir à l'interroger. Pas de la peur : une crainte plus sombre. Sa soif de savoir la vérité sur cet homme se disputait à cette crainte d'obtenir des informations qu'il serait peut-être heureux d'ignorer. De quel côté qu'il puisse regarder, Twilight était un individu à double tranchant. Il exhibait sa bonté, exsudait l'utilité, exhalait un air de gentillesse. Et derrière le vernis, Maverick voyait une personne insondable, aux motifs incertains- qui pourraient certainement lui être préjudiciables. Il se carra plus confortablement sur ce qui lui servait de chaise, ce que l'on pouvait trouver mieux dans le Camp, et soupira. Il avait le pressentiment qu'à cause de cet homme, d'autres choses encore allaient arriver. Il avait presque l'impression, parfois, qu'il n'était qu'à moitié humain. Il avait quelque chose de plus. Et comme il semblait déjà avoir tiré pas mal sur le bon côté du réservoir...

[Parasite mémoriel]
Il s'assit. En tant que psychologue, il essayait autant qu'il le pouvait de ne pas paraître tendu. C'est ce quelque chose que l'on attendait de la part de quelqu'un censé ausculter l'esprit d'autrui, que d'avoir une maîtrise satisfaisante de soi-même. Mais l'enjeu était important. Ce n'est un poste standard que l'on lui proposait. Il allait faire partie d'un projet spécial, qui nécessitait la mise en application des dernières innovations dans les sciences de presque tous les domaines, et la psychologie était elle-même une discipline très récente- en tant qu’institution réellement séparée de la philosophie. Et lui encore n'était que tout nouvellement arrivé dans cette matière, dans une discipline qui cherchait encore ses marques et ses repères. On était au début des sixties, et il avait un âge avantageux pour cette période, vingt-trois ans, cursus exemplaire et brillant. Il s'était fait remarqué parmi les autres pour un emploi assez particulier. On n’embauchait pas couramment des gens dans sa branche. Souvent, le psychologue était un chercheur en laboratoire ou dans une université, ou bien il prenait place dans un cabinet libéral, avec le cliché du divan. Sa formation était allée en partie dans ce sens. Il avait publié quelques articles intéressants, biais par lequel ces gens avaient pris note de son orientation. Il avait passé des tests, en les déjouant assez facilement puisqu'il avait été entraîné à en décrypter les mécanismes. Jusqu'à alors, il semblait avoir donné satisfaction à ces gens, assez mystérieux en somme. Il était temps pour l'entretien final; pendant lequel on lui révélerait la décision à son endroit.
Peu lui importait en réalité tous ces soins de mystère. Il avait la promesse d’une rétribution pécuniaire des plus confortables, et bien qu’il fut passionné par l’étude des gens, par la résolution des grilles des esprits, il n’en perdait pas moins le nord : il fallait de quoi casser la croûte, se loger, se vêtir, payer les factures et s’octroyer quelques agréments. Pourquoi pas aussi de quoi entretenir une égérie, bien qu’en cette matière, il n’a jamais été très fortuné. La psychologie des femmes lui était accessible mais de moindre façon que celle d’un homme. Mais il apprenait de chacun de ses échecs. Il ne serait jamais un grand séducteur, même s’il pouvait en avoir la capacité.
Il riait plutôt de cette tendance pas spécialement propre à l’espèce humaine de chercher avec ferveur un compagnon ou une compagne, sur la base de fantasmes partagés même s’ils n’étaient pas avoués. Une chose aussi naïve que l’amour existait en fait rarement. Au-delà des raisons économiques et sociales qui avaient dominées pendant longtemps et continuent toujours de faire sentir leur poids, la figure de l’autre, si l’on parlait sans muselière morale, était un objet de satisfaction.
Tel homme satisfera telle femme, et vis versa, à cause de tels caractères recherchés. Certains prétendent à chercher la diversité dans leurs conquêtes pour avoir une vie trépidante, sans savoir que, comme tout le monde, ils ne peuvent prétendre en réalité qu’à reproduire l’expérience originelle qui leur avait procuré ce plaisir, dont la saveur première ne sera jamais retrouvée.
Ainsi était l’être humain : un être perpétuellement insatisfait. L’amour parfait n’existe pas, car aucun être humain ne saurait se contenter d’un même objet de désir toute sa vie durant. La fidélité serait même plutôt l’exception que la règle. Un humain, une fois un projet terminé, ne se lassera pas d’en chercher rapidement un autre pour satisfaire son désir. Car il faut toujours courir en avant, de désir en désir, de rêve en rêve, d’accomplissement en accomplissement, jusqu’à ce que le temps modère l’énergie, l’aspiration et les ardeurs, et, implacable ennemi, que le temps nous fasse rappeler, pour les plus chanceux (ou pas), à l’intérieur du boîte munie de quatre poignées.
Car si quelqu’un était pleinement satisfait, il n’aurait pas à attendre que le temps ou le destin fasse son œuvre : il serait déjà mort dans son esprit. Et la mort de l’esprit, la mort de tout désir, conduit à la mort physique, parfois par le suicide. Ash Twilight, humain parfois truculent même s’il ne le montrait pas, se garderai bien d’une telle éventualité finale pour ce qui le concernait. La vie était un spectacle continuel, et ses acteurs les plus bruyants, des hommes et des femmes, entrant sur des scènes multiples, jouant maints rôles dans leur vie, avant que le rideau ne se baisse sur leur prestation personnelle. Et son plus grand intérêt était de voir comment les acteurs jouaient, en comprendre les tenants et les aboutissants, prévoir, et peut-être, dans une certaine mesure, contrôler.
La porte s’ouvrit. Il s’était passé un laps de temps suffisant pour rendre impatient quelqu’un, et lui faire se dire que tout cela n’était qu’un immense canular. Cela lui faisait penser à une méthode de recrutement qu’on disait avoir été utilisées par la CIA : passer une annonce indiquant de se rendre à telle date et horaire en tel lieux. Les postulants attendaient, nombreux, dans une grande salle, des heures durant, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus qu’un ou deux, qui étaient pris à l’essai.
On avait peut-être espionné ses réactions ; il avait composé un visage serein, pensif. L’homme qui venait d’entrer le salua d’un sourire d’un taux de cordialité sans exagération. Il ne laissait transparaître aucune impression négative ou positive. Il s’assit derrière le modeste bureau, y déposa un dossier, et serra finalement la main du candidat.
« Je suis désolé de cette attente, monsieur Twilight. Vous aurez compris, peut-être, qu’il s’agissait de voir une dernière fois si vous étiez bien celui que nous attendions. En réalité, notre conviction était faite depuis un certain temps, et s’il n’en avait tenu qu’à moi, vous auriez déjà rejoint une de nos équipes de recherche. »
Ash se contentant d’un léger sourire de remerciement.
« Maintenant que nous en avons terminé avec les précautions d’usage, je vais aller dans le vif du sujet. Nous sommes en plein développement, et vous devrez commencer à travailler incessamment. Votre dossier mentionne « une certaine paresse pour les sujets subsidiaires selon lui, et une énergie formidable dès que son intérêt est éveillé. » Je suis tout à fait certain que nous avons éveillé votre intérêt, et que tel un Sherlock Holmes, vous allez pleinement déployer vos talents prometteurs.
- Je ne demande qu’à en être certain.
- Bien sûr. Je dois encore m’excuser si certains points resteront flous. Comprenez bien que vous allez avoir une situation confortable, mais qui requiers à la fois du travail et un grand sens de la discrétion. Je vais être honnête avec vous. Un autre point qui nous a décidé en votre faveur est votre style de vie. Vous préférez entretenir des relations sociales en petit nombre, satisfaisantes, plutôt qu’un réseau grand et ténu. Vous allez être immergé dans un domaine un peu fermé, et vous aurez pendant de longues périodes peu de contacts avec l’extérieur. Il nous a semblé que cela ne vous poserait aucun problème. Vous pourrez bien évidemment continuer à correspondre avec vos proches, tout en respectant notre politique de discrétion.
- J’ai déjà agréé à toutes ces règles et précisions, fit remarquer le jeune homme sans s’émouvoir.
- Je le sais bien. Il n’est pas inutile de les rappeler, car nous voulons une adhésion complète. Vous trouverez le travail enrichissant, mais vous ne devez avoir aucun doute sur votre engagement. Nous opérons en dessous de la barrière de l’officiel, il n’est pas besoin de mentir sur ce point. La franchise, monsieur Twilight, nous est chère.
- En d’autres termes, si je venais, par le plus grand des hasards, à ne plus me sentir d’humeur à travailler pour vous, la chose ne serait pas appréciée ? »
L’homme fit un geste évocateur.
« C’est cela même.
- Une condition assez rude, alors que j’ignore jusqu’à la nature de ma fonction pour votre… Entreprise ?
- Nommez-nous comme vous le désirez. Rude, mais nécessaire, croyez-moi, bien que vous puissiez être amené, au commencement, à n’en pas voir les raisons. Je dois encore mentionner l’exceptionnelle qualité qui sera celle de votre traitement. Quant à la nature de votre travail, je vais y venir maintenant. Cela sera alors l’occasion de décider définitivement si vous voulez toujours cet emploi ; il n’y aura pas de deuxième chance.
- Je suis tout ouïe, déclara Ash, l’autre attendant manifestement une confirmation.
- Parfait. Vos tâches seront, en fait, multiples. D’autres psychologues partageront avec vous les suivantes : coordination du travail d’équipe, soutien psychologiques, entretiens d’embauche, mise au points de tests, suivis psychologiques, consultations basée sur la libre volonté de membres du personnels. Ces méthodes peuvent vous sembler nouvelles pour certaines, et ne sont guères usitées, car les gens de votre domaine ne sont pas encore bien répandus, on les prend parfois pour de doux rêveurs, des idéalistes, gens qui s’occupent de choses très gratuites. Nous pensons tout le contraire et misons sur les nouvelles voies de connaissance ainsi mises à jour. La récente expérience de Milgram, par exemple, nous a paru digne du plus grand intérêt.
- Elle a fait beaucoup de bruit dans le milieu et hors du milieu, c’est certain. La diffusion en a été censurée, il n’y a pas tellement de personnes à avoir pu consulter les enregistrements. Quoi qu’il en soit, cela reste une brillante démonstration du modelage que l’on peut faire de la nature humaine. D’aucun pourraient aller jusqu’à dire que l’obéissance, chez l’humain, est presque génétique…
- Une généralisation tout à fait déplaisante. Monsieur Twilight, quant à vous, nous avons réservé des tâches supplémentaires plus spécifiques, sur la base de vos quelques écrits. D’une part, vous serez amené à faire des observations de personnes en particulier, et à nous faire des rapports réguliers sur des thèmes différents, sur le mode de fonctionnement d’un certain groupe de recherche, par exemple. Par-dessus tout, vous allez être assigné à un devoir qui vous prendra beaucoup de temps et que vous réaliserez en parallèle.
Voyez-vous, monsieur Twilight, la société que je représente est très préoccupée par l’état actuel du globe. Je ne parle pas d’écologie, ou même de la guerre froide. Plutôt de la résultantes de bien des événements, dont la dernière guerre mondiale n’est pas des moindres. Nos spécialistes font des prévisions plutôt alarmante. Bien que baigné dans votre branche, vous devez être au courant de la course actuelle aux armements, qui n’en finit pas de faire grimper l’escalade de terreur. Nous craignons qu’à plus ou moins court terme, il n’en résulte quelque chose de fâcheux. La pire de ces craintes est celle d’un holocauste nucléaire. Les stocks de bombes nucléaires sont suffisants pour faire sauter plusieurs fois la planète, et étant donné l’attitude des deux blocs et la guerre plus ou moins secrète qu’ils mènent, nous ne attendons pas à ce qu’une des deux parties fasse quelque chose en faveur du désarmement. Il suffit d’avoir en tête le cas de Cuba, la crise a été évitée de très peu.
Cela pourra vous sembler une élucubration fantaisiste, un travail spécieux : ne vous laissez pas tromper pas vos premières impressions et portez-y votre labeur.
Vous devrez rédiger un rapport long, complet et détaillé de ce que serait la vie, de comment se comporteraient les gens dans un monde où la population mondiale ne serait plus qu’une fraction de ce qu’elle est maintenant, ou faune et flore, en de nombreux endroits de la planète, sont ravagées par les radiations radioactives. Une Terre sans plus aucun Etat organisé, une Terre plongée dans le chaos, une Terre gagnée par grandes parcelles par un désert, peut-être peuplé de créatures naissant suite aux mutations engendrées par les radiations. Ne raisonnez pas comme si vous écriviez un script de science-fiction, et soyez des plus appliqués et plus sérieux. Nous avons besoin de vos idées fraîches, pas de points de vues sclérosés. Nous pensons que vous serez capable d’envisager une telle chose. Avions-nous eu raison ? »
Twilight s’empêcha de tiquer. Il trouvait agaçant cette propension de l’homme à utiliser la première personne du pluriel. Cherchait-il à l’impressionner autant que ça ? A lui faire comprendre le poids de cette organisation pour qui il allait travailler ? Il haussa mentalement les épaules.
« Je vous donnerai satisfaction dans la mesure de mes moyens. »
Son interlocuteur dissimula avec maladresse son soulagement.
« Formidable. Nous n’avons plus qu’à nous embarrasser de certaines formalités juridiques, et vous pourrez commencer à travailler sans plus attendre. »
Ash parcourut le contrat, s’étonnant à certaines clauses, puis signa.
Il était impatient de commencer.


Quelques coups à la porte. Maverick, chassé de ses pensées, permit d’entrer. Un de ses enseignes s’avança en saluant. Il avait tenu à perpétuer le code militaire, même dans un monde où l’armée n’avait plus d’Etat à servir et où elle était son propre maître. Plus tellement après l’arrivée de ce Twilight… Qui devait son succès en bonne partie à sa coopération tacite. Sans qu’il le sache, il lui avait déjà sauvé la mise plusieurs fois. Il n’était pas resté dupe au lien entre lui et Pauline, et avait su plus ou moins les agissements de Josh. Sans preuves formelles, il n’avait rien pu faire. Par contre, il se doutait plutôt que c’était bien le professeur qui avait joué de la lame avec l’objet visqueux de Wilroe… Le témoignage de Kuchta avait autant de valeur qu’une indulgence plénière de l’Eglise lorsqu’on se retrouvait face au Grand Cornu : il l’avait charmé de quelque manière. Mais qu’il se repose donc sur ses lauriers ! Plus le psychologue serait en confiance, plus il croirait que lui, le colonel, dépendait de lui pour ses conseils et sa façon nouvelle de mener la vie à Camp Darwin, plus il serait aisé de s’en débarrasser (discrètement), car il ne se tiendrait plus sur ses gardes. Il n’était pas aussi simplet que le grand blond pouvait incliner à le penser, et il le comprendrait le moment venu.
« Excusez-moi de vous déranger, colonel. C’est le professeur Twilight qui me fait passer un mot pour vous. Il m’a dit de vous rappeler que vous aviez donné votre accord il y a quelques jours pour inaugurer l’église lorsqu’elle serait prête. Comme, euh, la répartition des travailleurs se passe un peu mieux, il y avait assez de monde pour la remettre sur pied aussi vite.
- Vous avez l’air un peu honteux de venir me rapporter ça, Miles. Vous trouvez que ce n’est pas correct ? »
Ledit Miles trépigna quelque peu.
« Bien, Colonel, c’est que les choses ont bien changé en peu de temps. Il y en a certains qui n’aiment pas trop voir cet homme venir souvent avec vous pour parler longtemps. Il est assez bien aimé, en général, ce nouveau. Même s’il y en a qui continuent de le trouver bizarre avec toutes ses idées, ses manières, son comportement… »
Maverick croisa les mains et lui lança un regard complaisant.
« Et vous, qu’est-ce que vous en pensez, Miles ? Parlez franchement. Le professeur m’intéresse beaucoup. J’aimerai avoir votre opinion. »
Miles se tordit un peu les lèvres, en lui se disputaient le respect inspiré par le psychologue et celui dû à son supérieur.
« Je dois dire qu’il amène avec lui du bon neuf. On s’empâtait depuis quelques semaines. Oh, bien sûr, pour la pauvre Delarue, je ne dis pas que c’était bien, ni pour Josh, il n’est pas lié à ça. Il nous a bien expliqué que la nouvelle organisation, ce n’était pas pour nous enlever le pouvoir, mais pour qu’on vive tous mieux ensemble. Pour le moment ça ne se passe pas trop mal… Je me balade un peu dans le camp chaque jour, et j’entends les conversations. C’est plus animé qu’avant. Même après l’attaque qui a percé nos défenses, le moral a plutôt augmenté, je dirais.
- Une véritable boîte à idées, cet homme, c’est sûr, agréa Sandrunner. Avec toutes ces prétentions de vouloir s’occuper des autres, en bon samaritain, bien sûr qu’il s’attire des faveurs. Dites, Miles, vous disiez que certains trouvaient des choses bizarres en lui. Par exemple, vous ne jugez pas étonnant qu’il puisse avoir autant de temps pour faire tout ce qu’il veut entreprendre ? Je n’ai pas besoin de poser des questions pour que me reviennent aux oreilles les rumeurs de ses bienfaits. On le dirait partout à la fois. Ici il participe à l’éducation des enfants, là il propose un plan pour mieux agencer les quartiers, de l’autre côté il parle avec les patients de l’infirmière, à un autre moment il se proposera de faire mon éducation sur certains choses, où il jouera aux cartes avec les soldats, tout cela en mangeant normalement, en prenant le temps de remplir un carnet, d’observer les Hordes, de disparaître à certains moments de la journée, et de s’occuper de sa protégée, Pauline. Oui… Je me demande où il puise toute cette énergie. Il ne paraît jamais fatigué. Toujours prêt.
- Oui, Colonel. Les gens parlent aussi de ça. Mais ils ne se demandent pas trop pourquoi. Ils s’intéressent surtout à ce qu’il fait, et ce qu’il fait, c’est pour eux. Alors, le reste… Il y a en même certains pour croire qu’il a quelque chose de spécial. C’est justement rapport à cette histoire d’église. Il aurait un message à faire passer, ça fait penser à un prophète.
- J’ai déjà assez à faire du psychologue avant de m’embarrasser d’un prêcheur en plus, marmonna le Colonel. Je suppose qu’il va bien falloir s’en accommoder, reprit-il à voix haute. Cela doit encore partir d’une bonne intention. J’aimerai mieux qu’il mette le grappin sur le meurtrier de Delarue. Rien n’a avancé de notre côté ? »
Miles hocha négativement la tête.
« Il nous a bien aidé à faire notre enquête, chou blanc. C’était le chaos, cette nuit-là. Impossible de savoir qui en a profité pour violer et tuer cette pauvre fille.
- J’ai tendance à croire qu’avec Twilight, les frontières du possible sont repoussées. Bien. Je vais voir des mes propres yeux, et entendre de mes oreilles, son message. Il a intérêt à ne pas verser dans des élucubrations religieuses à l’emporte-pièce.
- Je ne crois pas que ce sera le cas, fit le soldat avec assurance. Les bancs de l’église sont déjà pleins, et il y a des personnes qui restent debout. Ils regardent tous le bâtiment avec une sorte d’étincelle dans les yeux. Vous avez entendu le miracle de la statue qui pleure ?
- Oui. Il ne l’a pas ébruité. Il y avait apparemment suffisamment de monde pour qu’il ne dise pas qu’il s’agisse d’une hallucination collective, ou quoi que ce soit. Forcément, il ne va pas contredire quelque chose qui peut le servir. Ne le faisons pas plus attendre. Je suis sûr qu’il m’aura réservé une petite place. »
Miles et lui quittèrent la partie du camp toujours délimitée comme étant zone réservée aux militaires. A leur passage, les habitants ne manquaient pas de saluer respectueusement Maverick. Il n’avait pas eu besoin d’un psychologue mystérieux pour savoir qu’il avait tout intérêt à garder la même allure. Son uniforme, s’il aurait fait pitié à une réunion d’état-major, était le mieux conservé de tous. Il prenait soin de se raser et d’avoir une coupe la plus impeccable possible avec l’aide d’une femme bien vite nommée coiffeuse grâce à son bon coup de ciseau, et de toujours affecter un port de tête altier. Il répondait juste ce qu’il fallait de cordialité aux salutations. Au moins un point qui n’avait pas changé, il jouissait toujours de son capital symbolique.
L’église avait presque beau visage après le passage des travailleurs. Les brèches avaient été comblées, les fissures colmatées avec du ciment, certaines pierres remplacées. Les murs et les marches avaient été nettoyés, et la porte qui menait sur directement sur la petite nef avait été retapée aussi bien qu’on pouvait y prétendre avec les moyens du bord. Elle éclipsait considérablement les autres bâtiments alentours.
Maverick se laissa presque gagner par une vision saisissante- ce qu’était auparavant ce village. Il vit en quelques instants les paysans qui allaient vendre leurs produits au marché, les jeunes allant au bal, lieu privilégié du marché matrimonial, l’humble école de campagne qui accueillait de petites têtes blondes profitant de l’essor de la scolarisation. Il vit les commères papoter, ragotant sur les possibles futures unions, les frasques des hommes, le temps qu’il fera et la qualité des récoltes. Il vit les hommes aller au café, les célibataires surtout, se consolant de leur solitude amoureuse pour bavasser avec des paysans venant des hameaux dans le même état qu’eux, jouer aux cartes, rire pour oublier le gris morne de leur réalité. Il vit les gens se réunir dans cette église, encore en bon état, écouter la messe le dimanche, manger l’hostie, réciter des prières…
Puis il imagina l’arrivée des Hordes, par petits groupes, et par cohortes entières. La panique. Ils avaient été isolés dans leur campagne, même si cet état de fait avait beaucoup diminué avec l’ouverture forcée du monde paysan avec le reste de la société. Personne n’était là pour les protéger. Personne ne serait là pour les sauver. Combien avaient pu fuir ? Combien n’étaient pas devenu un anonyme de plus, grognant d’une faim stupide ?
Et le mal qui rongeait les bâtiments et la flore, partenaire des zombies, s’était ensuite abattu, réduisant la communauté autrefois si paisible en ruine habitée par la mort, et le silence. La première n’était même pas restée longtemps, le second s’était fait la malle avec leur arrivée.

Et maintenant, le sanctuaire avait retrouvé un semblant de prestige. Il s’élevait au milieu des autres bâtisses en piteux état, comme une nique aux Hordes, au destin terrible qui les prenaient par la gorge- pour ne pas dire ailleurs.
Il se gourmanda de s’être laissé aller à une telle rêverie. Un homme ne se laisse pas emporter par le passé, car s’est mourir un peu que de rester avec les ombres de ce qui a été, et n’est plus. Le futur ! Et encore plus le présent, voilà ce qui importait, car depuis la brèche dans leurs défenses, chaque jour pouvait être le dernier. Il n’en disait rien, il n’en pensait pas moins. Twilight avait failli là où il l’attendait pourtant- lui donner la plus petite explication vraisemblable sur le changement de comportement des zombies, qui n’avaient pas lancé une nouvelle attaque ‘spéciale’ depuis. Contrôlés pas quelqu’un ? Stupide. Mauvais scénario de science-fiction, ils n’étaient pas dans un roman d’anticipation quelconque.
Il entra finalement, précédé par Miles. Les bancs étaient en effet remplis, dans une atmosphère d’attente. Comme si son entrée avait déclenché un signal, Twilight apparut derrière l’autel. Il n’avait pas daigné changer de tenue pour l’occasion, la sienne bénéficiait d’autant presque de soins que son uniforme. Sûrement une attention de Pauline, qui se tenait près de lui, dans une attitude d’affection bien visible. Des enfants étaient de tout côté, et d’après ce qu’il avait entendu, il les soupçonnait d’avoir convaincu quelques adultes à se rendre à cette assemblée spécifique.
« Ah, Colonel ! claironna Ash. Nous n’attendions plus que vous. Je n’aurai pas souhaité commencer cette réunion très spéciale sans votre auguste présence. J’espère que vous me ferez même le plaisir extrême d’adhérer avec ce que je vais proposer. »
Le militaire lui répondit par un sourire qui pouvait être interprété de multiples façons, et ne releva pas la raillerie sous-jacente. Il commençait à s’y habituer, Twilight en abusait, voulant tâter les défenses de certaines personnes pour garder un ascendant sur elle avec cette moquerie plus ou moins explicite. Plus y réfléchissait, plus il considérait capable d’une assez grande ambivalence, et c’est pourquoi il tenait d’autant plus à s’assurer de son élimination discrète une fois qu’il aurait retiré le plus, ou le maximum, de cet homme turbulent.
La congrégation le salua comme il se devait, et il n’eut pas de difficultés à se faire une place sur le banc en meilleur état.
Le psychologue attendit qu’il soit bien assit, et entama son discours, utilisant ce timbre de voix si particulier qui portait l’attention plus sur le son de ses paroles plutôt que sur les paroles elles-mêmes. Sandrunner se méfia immédiatement.
« Habitants et habitantes de Camp Darwin, et les autres aussi, avant de commencer, je tiens juste à vous remercier pour votre accueil, et au Colonel pour avoir eu l’extrême bonté de ne pas me laisser bronzer jusqu’à ce que je me relève en tant que noctambule à mauvaise haleine. Avec tous les événements qui se sont précipités, je n’avais pas pu prouver ma gratitude de cette façon. J’ai essayé, de mon mieux, de payer la dette que j’avais envers vous en apportant des idées et des choses nouvelles à Camp Darwin. Certaines étaient un peu fofolles, d’autres ont été adoptées. Est-ce que tout cela est bel et bon ? Ce sera à vous de me le dire, bien que je pense qu’il y a de bons changements en cours de route, rapides et efficaces.
La Terre connaît le plus grand drame de tous les temps. Personne ne sait précisément l’origine des zombies. La guerre qui a suivi peu après le premier foyer pandémique s’est déroulée dans le désordre le plus complet. Alors que les soldats se battaient pour des pays qui bientôt ne furent plus, les zombies continuaient de devenir plus nombreux. Bientôt, les guerres patriotiques se transformèrent en boucherie pour la survie de chacun. Pillages, meurtres, fuites, anéantissements… Au lieu de se souder, les différents bataillons, de plusieurs nationalités ou pas, continuèrent à s’entre-déchirer pour obtenir, de façon très brève, un coin de territoire, souvent ravagé par les Hordes un peu plus tard. On ne peut pas savoir combien il reste de corps d’armées encore sur pied. Sûrement, comme nous, ils ont bâti une communauté stable dans un coin assez calme de la planète. Mais nous avons eu beaucoup de chances de profiter de la générosité du Colonel, qui loin de penser à son propre intérêt et à ceux de ses hommes, a bâti ici un endroit où tous les survivants qui en montraient la force et la volonté pourraient s’organiser pour survivre, et ensuite, vivre vraiment. »
Ash pointa un regard plein de gentillesse ingénue sur Maverick qui retint une exclamation de dégoût. Qu’il jouait bien, le salaud ! Les autres s’y laissaient prendre, et il fut pris d’un sentiment d’irréalité tandis que les applaudissements fusaient à son intention, comme s’il avait été un membre important de la croix rouge ayant effectué une action marquée pour sauver des populations blessées par la guerre. N’y avait-il que lui pour se rendre compte de l’ironie ? Faute d’autres options, il fit le humble et accepta les ovations.
Aime ton ennemi. Ne serait-ce que pour le faire enrager.
« Nous pouvons aussi supposer qu’il n’y a pas tellement de communautés comme la nôtre. Nous avons beaucoup de chance. Est-ce seulement de la chance ? C’est de ça qu’il va être question.
Nous ne pouvons pas nous contenter d’être de simples survivants, car sinon, nous n’aurions aucun avenir, et ne ferions que vivre dans la terreur du lendemain. Exactement comme les hommes des cavernes, qui n’avaient pas un rapport de force toujours avantageux contre les bêtes qu’ils devaient chasser. Nous sommes beaucoup plus évolués après les millions d’années passées, et pourtant, très démuni. Une menace plus horrible a pris forme. La pire qu’ai eu à affronter l’humanité, pire encore que la guerre impulsée par Hitler, pire que la menace des communistes, pire que d’être condamné à boire du jus de pruneaux toute sa vie. »
Une grimace passa sur le visage de l’orateur à l’évocation du souvenir de l’ingestion d’un liquide aussi infâme, et malgré la gravité du sujet, quelques rires pointèrent le bout de leurs accents dynamiques.
« Je ne vais pas vous rabattre les oreilles avec toutes les théories scientifiques sur l’évolution. Depuis que la vie est apparue sur la Terre, des centaines de milliers d’espèces ont disparu. Depuis que l’homme est apparu, il n’a cessé de se développer, de gagner en puissance, de peupler la terre, de bâtir des civilisations et de faire progresser le savoir. Nous nous sommes rendus maîtres du globe, pour n’en être maintenant plus que des hères plus ou moins nombreux essayant de s’y faire une place au milieu des légions sans vie.
Mais, malgré les désastres naturels, les épidémies, les grandes guerres, l’espèce humaine ne s’est jamais éteinte. Le nouveau fléau nous a grandement affaibli, et nous vaincra si nous restons à rien faire ou à se contenter de notre situation. Il ne faut pas douter que dans d’autres endroits, d’autres refuges existent. Peut-être même des villes entières ont résisté dans des endroits reculés, peut-être des régions entières n’ont pas été affectées par le fléau. Il faut garder espoir.
Et pourquoi nous, parmi tous les survivants de l’humanité, avons-nous été choisis pour résister ? Cela, possiblement, n’est pas l’effet que du hasard. Peut-être avons-nous une mission spéciale. »
Une inspiration, une pause. Il ferme puis ouvre les yeux.

« C’est un sujet critique que je vais aborder. De par ma formation, je n’ai pas à vous mentir : je n’ai jamais été porté à la croyance. Et pourtant, maintenant, je ressens ce besoin. Si j’ai voulu que l’église soit de nouveau capable d’accueillir des croyants, et si des gens ont eu la bonne volonté de prêter la main à ce projet un peu fou, ce n’est pas pour forger de nouveau une seule croyance. Où serait la justice là-dedans ? Si nous devons remettre sur pied un culte, autant que ce soit avec équité, comme pour les autres choses, matérielles ou immatérielles, qui devront être bâties de nouveau.
Pourquoi ferions-nous exclusivement la renaissance du protestantisme, du catholicisme, de l’orthodoxie, de l’islam, du judaïsme ou d’une autre confession ? Je sens la question qui pointe sur le bout de vos lèvres, que faire alors ? Il y a aussi les athées, et les agnostiques, le tout dans le tout, cela fait beaucoup de différences. Les différences conduisent aux rivalités, les rivalités aux tensions, les tensions aux conflits, les conflits à la haine et à la colère, et de là, notre perdition. Je ne professe pas un discours rouge, rassurez-vous. Il faut respecter les différences, nous n’avons pas le loisir de nous embarquer dans des combats stupides sur des caractères arbitraires.
Mais, la religion ? A quoi bon un lieu de culte qui n’aurait d’identité propre pour personne ? Plutôt que de laisser plusieurs religions se batailler, j’ai une idée, oui, encore une, à vous proposer.
Vous avez entendu parler du miracle qui a lieu ici même, à quelques mètres en arrière. La statue a pleuré. Plusieurs d’entre vous ont pu goûter à cette eau… »
Murmures d’approbation. On l’avait bel et bien vu, et comme on ne pouvait pas tenir pour fous autant de gens, qui avaient assisté à la chose à intervalles différents, ceux à qui on avait relaté l’histoire commençaient à la prendre pour vraie.
« Pauline, ici à côté de moi, a pris un peu de cette eau. J’en ai bu. Et elle avait quelque chose… De spécial. Oui, je lis sur les yeux de ceux qui en ont pris qu’ils ont eu la même impression. Ceci est une autre chose.
L’autre est de se poser la question suivante : est-il bien raisonnable de suivre les anciennes croyances ? Je ne vise personne en particulier, soyez- en certains.
Je vais vous présenter ma vision des choses, une vision qui vous surprendra, je le conçois bien. Je crois sincèrement que ce que je vais vous proposer pourra améliorer significativement l’entente dans la communauté.
La chose est simple- où sont les dieux ? Ceux qui restent ont-ils été sauvés du désastre par la main divine, ou bien seulement par le fruit du hasard, de la chance et de la préparation pour certains ? Devons-nous à continuer à croire en des déités, qui, manifestement, ne se sont pas trop préoccupées de notre sort ? Est-ce là une Ordalie suprême ? Quelles que soit les différentes conceptions de Dieux que vous avez, je tiens pour acquis le fait que celui en lequel vous croyez ne punis pas gratuitement. Est-ce une leçon pour le comportement de l’humanité en général, pour précipiter notre chute, en espérant former avec les survivants les noyaux d’un peuple métis plus fort, plus prévoyant ? Pour cela, le prix n’a-t-il pas été trop lourd à payer ? Ou bien ne serait-ce que la main de l’homme qui est responsable dans son ultime décadence, dans le chaos qui nous entoure…
Quoi qu’il en soit, personne parmi vous ne pourra contester que nous sommes les citoyens d’un nouveau monde. Un monde qui finira par guérir de ses blessures à force de persévérance et de courage, de travail et d’union. Les zombies paraissent nombreux. Il faut prendre la réalité des faits ; autrefois, ils étaient des humains normaux comme vous et moi. Il ne peut en y avoir ad infinitum. Ils ne peuvent pas se reproduire, nous si. Ils ne sont capables d’aucune attitude vraiment intelligente, et ne savent que détruire. Le seul avantage pour eux est leur nombre, l’absence de peur, et la peur qu’ils inspirent. Nous avons pour nous l’ingéniosité, le talent, la création, le désir de vivre et bien d’autres vertus.
Mais peut-être certains se laisseront quand bien même gagner par la désolation et le désespoir. La vie est rude. Et si le Ciel est vide maintenant, comme cela semble depuis le début de l’Infestation, que faire dans les moments de détresse ?
A nouveau monde, nouvelle croyance. La venue du fléau et l’Apocalypse a marqué une page charnière de notre Histoire. Nous ne pouvons plus utiliser les anciens repères, il serait même futile de garder le même calendrier. Nous allons devoir reconstruire, repeupler, réapprendre, dans cette nouvelle ère qui s’offre à nous. Il n’est pas dans l’ordre des choses que le cosmos reste vacuité. Quelque chose continue à nous protéger, à veiller sur nous. Une nouvelle entité divine a pris place dans les cieux pour prendre en charge l’humanité sur la nouvelle route sur laquelle elle doit se diriger sans regarder vers les ruines du passé.
Et nous devons nous unir dans cette nouvelle croyance, pour un avenir meilleur… »
Il fit une autre pause. La petite foule bruissait de plus en plus fort. Qu’est-ce qui lui prenait donc ? D’ordinaire, il disait des choses sensées. Ce qu’il avait dit était du plus vrai, et bien parlé, sauf en ce qui concerne la fin. Qu’est-ce que c’est donc que cette idée de nouveau dieu ? Comment pouvait-il décréter que les autres étaient décédés ?
Un dévot finit par prendre l’initiative de la contestation.
« Tout cela est bel et bon, mais qui êtes-vous, Ash Twilight, pour pouvoir dire prétendre si les dieux des différentes religions ‘anciennes’ comme vous dites sont morts ? Je suis catholique, mais je pense que ici, ceux qui croient en Allah ou en Yahvé, ou autre encore, ne me contrediront pas si j’affirme que Dieu est immortel. »
Ash accueillit la remarque avec un rire tranquille.
« Mais je n’en ai aucune preuve, Lionel ! L’existence de Dieu est irréfutable, pour la bonne raison qu’elle n’est pas réfutable. Cela peut paraître stupide, c’est pourtant ainsi. Vous pouvez bien affirmer que tous les corbeaux sont noirs, vous ne pourrez être sûr de votre affaire sans avoir examiné tous les corbeaux. Les preuves de l’existence de dieu se rapportent à des mythologies plusieurs fois millénaires, des témoignages, des traditions orales dont il est impossible de vérifier le bien-fondé si loin de nous dans le temps. Non, je ne balaye pas vos croyances d’un revers de main. Objectivement, vous pourriez concevoir que dieu, votre Dieu, existe parce que vous croyez en lui. S’il n’y avait plus aucun chrétien sur Terre, le Seigneur serait-il toujours là ? Intéressante question de métaphysique, je vois que ce n’est pas cela qui vous préoccupe, et c’est bien normal.
Je me base sur une supposition logique qui n’est pas plus bête qu’une autre. Je me base sur le miracle dont vous avez été témoins très récemment. Mes arguments peuvent paraître faible, c’est bien que ce nouveau dieu serait tout neuf, et qu’il reste encore à attester de sa présence. Je ne vous impose rien, je ne fais que vous transmettre une idée.
- Et si c’est comme ça, fit le catholique en se levant et sans se démonter, êtes-vous donc un prophète qui a reçu un illumination ? Vous seriez l’Elu venu apporter la nouvelle parole, pour chasser les anciens dieux ?
- Rien de tel, contesta Twilight, toujours souriant. Je pensais bien qu’il y aurait quelques fictions. J’ai eu une vision après avoir bu l’eau, et il m’a semblé ensuite du plus juste de vous soumettre cette idée. Je vous demande seulement d’y réfléchir, je voulais vous préparer à cette éventualité. Par ailleurs, quelqu’un ici semble avoir reçu plus que moi, et c’est lui qui m’a pressé de vous tenir ce discours. Osmund, si vous voulez bien… »
Les regards se braquèrent sur un jeune homme d’allure cléricale, qui sortit paisiblement des rangs pour se mettre face à la congrégation. Il nageait entre la vingtaine et la trentaine et avait déjà des aspects d’un âge mur dans son assurance. Très calmement, d’une voix douce, il leur fit par du rêve qu’il avait reçu, et des autres petits miracles dont il avait été témoin. On s’étonna de son intervention, il ne semblait jamais avoir eu le tempérament très religieux et passait du temps sur les remparts à observer les zombies, l’air rêveur. Il était plutôt taciturne ; et un peu excentrique. On ne lui accordait pas de crédit de prime abord, pourtant il avait les traits de la plus parfaite sincérité. Aucune lueur de ferveur religieuse au fond de ses yeux, seulement une sérénité qui en troubla plus d’un. Le calme d’une montagne qui en a déjà vu d’autres.
Les contestataires ne manquèrent pas de revenir à la charge. Les discussions continuèrent quelques temps sur les thèmes de l’existence divine, de la croyance et du dogme. Maverick était à deux doigts de se désolidariser du banc pour faire cesser cette mascarade, lorsque Ash lança la phrase suivante :
« Vous ne comprenez toujours pas, Lionel (qui n’en démordait pas). Mes paroles sont bien plus nuancées que cela, je n’ai aucune propension au prosélytisme. Ce qui vous choque plus ou moins consciemment et qui vous fait réagir ainsi est le fait que je tente d’allier raison et croyance. Oh, vous me direz dans l’histoire qu’il ne manque pas de grands penseurs à avoir été pieux. Même à deux siècles de nous, il restait nombre de choses inexpliquées. Je ne cautionne pas l’anticléricalisme qui accompagna le scientisme, qui a bel et bien changé les choses. Avant il n’y avait de la place que pour Dieu, et l’humain n’était que le dépositaire de la vie et du destin que le Seigneur, dans sa grande mansuétude, lui avait légué. Il ne pouvait même pas décider de sa propre mort : lorsqu’il périssait, c’était que Dieu le rappelait à lui. Je me souviens de ce magistrat qui avait voulu se suicider… Il a été condamné à mort.

Avec l’humanisme, l’homme est mis au centre des choses. Souvent, dans les sciences comme ailleurs, les choses varient entre deux extrêmes. Un d’abord, puis un autre, avant qu’une solution médiane ne soit mise en avant. C’est ce que je suis en train de faire en ce moment même. Savoir composer entre les extrêmes est chose très précieuse.
Tout cela pour dire que, Infestation ou pas, nous sommes à une époque où les esprits sont moins obscurs que dans les temps anciens où sont nées les religions monothéistes, ayant balayé les autres. A-t-on pleuré la disparition des panthéons des dieux ‘païens’ ? Je ne crois pas vraiment. La médaille se retourne désormais.
Les dogmes qui avaient grande vigueur il y a peu de temps, et qui en avaient toujours lorsque la catastrophe est survenue, se sont ossifiés. Alors que moi et Osmund vous parlons d’une nouvelle religion, qui a ses racines dans la situation actuelle. Une religion dans l’air du temps, qui nous correspond.
Une dernière fois, je n’oblige personne à me croire. Je ne suis pas un apôtre. Que ceux que la seule idée d’une nouvelle croyance, venant unir ceux qui veulent bien y investir de la foi, révolte et pousse à contester arbitrairement, s’en aillent. »
Lionel en resta bouche bée. Tout le bien qui avait pu entourer cet homme venait de s’évanouir à ses yeux. Comment osait-il ! Il pouvait bien causer encore et encore, il n’était pas dupe, il voyait bien son intention. Il referma sa mâchoire, gratifia le psychologue d’un regard de fureur glacée, puis, drapé dans sa dignité, il se dirigea vers la sortie de l’église. Il y en eut bien moins qu’il espérait à le suivre, et aucun ne sortit finalement, car un homme courut comme un forcené pour se jeter au milieu de la nef, bousculant tout le monde sur son passage.
Un observateur anglophone n’aurait pas manqué de dire : «
he looks like hell ».
Oui, vraiment, il n’avait pas très bonne mine. Sous des yeux injectés de sang pendaient presque des cernes noires à tiroir, encadrant un nez duquel avait coulé un peu de sang et de mucus jaunâtre. Sa peau était blême, les poils hérissés, plusieurs cicatrices encore fraîches apparaissant ici et là. Son vêtement était en mauvais état, comme lacéré par des coups d’ongle. Et lui-même tremblait de partout, les dents s’entrechoquant en une mélodie inquiétante, les yeux fous, regardant de partout, comme y voyant des démons ricanants dans chaque recoin. Il tomba sur ses genoux cagneux, presque en convulsion, et rampa péniblement jusqu’à l’autel en laissant de légères traînées de sang derrière lui. Lionel ne pensait plus à grogner d’avoir été ainsi bousculé, et à l’instar de ses concitoyens, gardait un silence de plomb.
Le pauvre diable qui venait de débouler était Lucas, un ancien alcoolique qui avait eu bien du mal à se sevrer. Il n’avait pas eu trop le choix, ce qui restait d’alcool dans le camp était réservé aux militaires qui n’entendaient pas faire fifty-fifty. On essayait bien de distiller de la liqueur avec les fruits du petit verges, mais c’était pas assez… Et les résultats étaient même parfois assez dangereux. On se souvenait encore du vieux Bertram qui avait dit que cela lui siphonnerait convenablement l’estomac, il n’a pas eu tort. Avant de mourir dans d’atroces convulsions, son appareil gastrique avait du être nettoyé de tout mauvais germe.
Maverick ne fut pas le seul à supposer qu’il avait fini à remplacer son addiction par celle des drogues, aucune femme digne de ce nom ne voulant se prêter à des ébats amoureux avec cette épave.
Il rampa encore un petit peu, et avec un effort terrible, se releva à demi, pointant un doigt incertain vers Ash. Sa voix n’était qu’un filet rauque entrecoupé de râles douloureux.
« Pitié ! Pitié… Les voix, elles m’ont dit de venir ici… Je… Des heures, des heures dans le noir, à devenir fou… Les monstres du passé ! Toujours là, et elle, elle, qui me blessait sans me tuer… Peux plus supporter ! J’en peux plus, pardon, pitié… Oui, c’est moi qui ai tué Fanny… Je pouvais plus me contrôler ! Il fallait que je le fasse, que ça sorte, j’avais pas le choix… C’était en moi, tout rouge… Oh, seigneur, pardonnez-moi… Laissez-moi mourir en paix et prendre mon âme… »
Et avant que personne ne puisse dire ou faire quoi que ce soit, il cracha une gerbe de sang, s’écroula sur le dos, eut une série de spasmes grotesques, et passa l’arme à gauche avec un dernier chuintement horrible.
Maverick avait immédiatement porté son attention sur le visage de Twilight. A moins d’être le meilleur acteur du monde (et il ne pouvait pas aller jusque-là), ses traits exprimaient la plus intense stupéfaction. Leurs regards se croisèrent l’espace d’une seconde. Le colonel ressentit la subite impulsion de sortir son vieux Mauser pour régler toutes ces bizarreries d’une balle dans la tête du psychologue. Il avait forcément quelque chose à voir là-dedans, au diable son discours sur les dieux ! S’il n’avait pas organisé la mort de Lucas, pour se disculper d’éventuels soupçons, c’est lui qui avait embobiné cet Osmund au visage hispanique pour débiter ses paroles, et pas le contraire…
Il allait se raviser en donnant un ordre, lorsqu’un autre événement perturbateur prit place. Les enfants n’avaient pas eu le temps de crier devant ce spectacle affreux que Pauline tombait elle aussi à genoux, les yeux révulsés. La voix qui sortit de sa gorge parut être tout sauf celle, piquante et impertinente, de la jeune femme.
« Voici ce qui arrive à ceux qui font le mal. Ecoutez celui qui a l’âme violette, et ceux qui sont en sa protection. »
Juste ces deux phrases dites, et elle chutait doucement sur le sol, comme une poupée laissée pour compte par une fillette à l’humeur changeante. Ash se précipita avec une compassion plus grande qu’il n’aurait cru vers elle : elle n’était qu’évanouie.
Un picotement dans la nuque du Colonel. Il sentit que la catatonie allait cesser maintenant pour se muer en une déferlante de cris et de panique. Anticipant de justesse la crise, il se leva et tira un coup de son mauser, tactique rustique mais efficace pour ramener le calme. Il ne leur laissa qu’une ou deux secondes de silence blanc.
« Fin de la réunion, professeur. (Il pointa plusieurs personnes du doigt). Vous et vous, aidez-moi à emporter le corps de Lucas. Ne faites pas vos pimbêches, je garantis qu’il n’est pas maudit. Miles, puisque vous êtes encore là, aidez le professeur à transporter la fille à l’infirmerie. Quant aux autres, sortez en silence et avec calme de l’église. Vous pourrez de discuter de tout ça plus tard. »
L’obéissance est bien implantée dans l’habitus humain, formatée qu’est notre nature, dans la plupart des sociétés, à se soumettre aux injonctions d’autorités diverses dès notre plus jeune âge. Des regards furent échangés ; personne n’osa aller contre la volonté de Sandrunner. Seuls les deux hommes qu’il avait désigné pour l’aider à convoyer le cadavre firent montre d’un peu de réticence, vite envolée sous les yeux intraitables du militaire. Cadavre et vivants furent transbordés en dehors du sanctuaire, en même temps que le flot des habitants, qui se mirent bien vite à murmurer entre eux une fois le colonel hors de portée d’oreille.
Miles se montra très serviable, mais se retira très vite dès que Pauline fut posée sur le brancard de fortune d’Eléonore. Cette dernière lui adressa un coup d’œil d’une intensité qu’il comprenait mal.
Elle ausculta Pauline pendant qu’il lui relatait brièvement ce qui était arrivé. En ce moment même, ceux qui avaient assisté à ce décès imprévu allaient répandre la nouvelle, et d’ici ce soir, tout Camp Darwin serait au courant de ce- miracle ? Même les réfractaires comme Lionel ne pouvaient qu’avoir été ébranlés dans leur conviction. Une question traînait sur toutes les lèvres, surnageant au milieu des autres, qu’était-ce donc qu’écouter celui qui avait l’âme violette ?

« Hé bien, de ce que je peux voir, ta petite protégée ne souffre de rien. Son pouls est normal, sa respiration est régulière et souple, elle n’a pas de fièvre, ou de chaleur ou que ce soit, ses yeux sont ceux de quelqu’un plongé dans un profond sommeil… Tu devrais seulement la laisser dormir, elle finira pas se réveiller. Je ne préfère pas tenter de la réveiller. Peut-être qu’une foudre divine tomberait sur ma tête !
- Et ce qui reste du monde perdrait une des plus belles têtes qui soit, lança Ash, soulagé de savoir qu’elle n’avait rien.
- Flatteur. Je croyais que c’est toi que j’allais à nouveau recevoir. Tu n’as pas eu de nouvelle crise récemment ?
- Non. »
Il se passa une main derrière la tête, comme pour conjurer l’éventualité d’une telle chose.
« Je te remercie encore pour m’accueillir quand ça arrive… Et pour ne rien dire à personne. Heureusement, j’arrive à bien sentir quand elles vont arriver. Si je peux faire quelque chose pour toi…
- Ce n’est rien, fit-elle avec un geste négligent de la main. N’oublie pas ce qui reste dans ta mémoire et cette de te mêler à des choses qui finissent comme, tu seras mignon. J’ai déjà assez monde à traiter ainsi ! »
Il rit. Cette femme pimpante était réellement un baume au cœur. Le monde était écroulé autour d’eux, elle avait encore plus de travail qu’une infirmière aux temps autrefois normaux, de pauvres moyens pour s’occuper des gens, et gardait toujours le moral.
« Au fait, tu comptes toujours rester avec elle ? minauda la rousse. Tu sais, si tu continues de la couver comme ça ; elle finira par ne plus pouvoir se débrouiller toute seule, ton ado. Elle va transférer toutes ses attentes sur toi et ne pourra plus te séparer de toi. En tant que psy, tu devrais savoir ça !
- Et où est-ce que j’irai dormir alors ? dit-il en arquant un sourcil. Elle sait très bien faire les choses par elle-même, il n’y a pas à s’inquiéter pour ça. La situation me plaît telle qu’elle est. »
Elle soupira.
« Moi qui espérais que tu te trouves une petite place de nuit dans mon humble dispensaire… Je croyais que c’est ce que tu voulais.
- La proposition est tentante, mais je ne me souviens pas avoir exprimé un tel souhait sans faire preuve d’un minimum de délicatesse.
- Oh, c’était délicat, d’une certaine façon. Tu ne vas pas me faire le coup de celui qui ne se rappelle rien, quand même. Tu n’aurai pas oublié ça. Pas toi, pas dans ces conditions.
- Très sincèrement, je ne vois pas de quoi tu parles, belle Eléonore. Je crois que Pauline a plus besoin de moi que toi tu n’as besoin de moi, non ? Je ne peux pas la lâcher comme ça. Ce ne serait pas juste pour elle. Après tout, elle a empêché qu’un zombie prenne ma gorge pour un bon filet de viande, en plus du reste.
- On dirait, oui, commenta son interlocutrice d’un ton qui avait sensiblement baissé de quelques degrés. Va donc t’occuper de cette petite blonde, puisque tu ne peux pas assumer jusqu’au bout. J’ai des patients en attente. »
Et elle se détourna de lui, affectant de farfouiller parmi son matériel. Il n’y avait strictement personne qui attendait d’entrer dans l’infirmerie. Il ouvrit la bouche pour tenter une contre-explication, puis se ravisa. Il aurait bien aimé approfondir le problème, mais il sentait que ce n’était pas l’occasion idéale. Quoi qu’ait pu mettre en rogne l’infirmière contre lui, cela ne la disposait pas à des paroles calmes.
Il haussa les épaules, trouvant que les femmes restaient définitivement les sujets les moins compréhensibles qui soient, et prit délicatement dans ses bras Pauline endormie.
Sur le chemin du retour à leur taudis que l’adolescente tentait d’aménager de son mieux pour le rendre confortable et presque attrayant, plusieurs personnes, émue de voir ce géant avec la jeune femme pressée contre lui, le questionnèrent sur son état. Il répondit rapidement à tous, il pouvait se permettre d’avoir un air préoccupé. Il hâta le pas dès qu’il en eut la possibilité, sentant les picotement dans le bas du dos et une douleur diffuse envahir son crâne. S’il ne se dépêchait pas, il allait se produire quelque chose qui pourrait ruiner tous les efforts investis jusque-là : une crise en public. Il ne savait pas trop ce qu’il faisait pendant ses crises, s’il se contentait de se convulser sur place, ou bien s’il se déplaçait en noctambule, faisant le Très-Haut sait quoi.
Le Très-Haut ! Il frissonna tandis qu’il se dépêchait. Bien entendu, il n’y portait aucune réelle croyance, même après le miracle de la statue. Osmund, qu’il n’avait pas eu beaucoup de peine à convaincre de ses nouvelles idées, lui, y croyait vraiment, le pauvre. Il ne fallait pas tellement s’en plaindre, c’était le but.
Il ouvrit la porte de leur petite masure et déposa le plus doucement du monde sa protégée sur le lit qui commençait de plus en plus à ressembler à autre chose qu’une paillasse sur lequel même le plus sale des cochons aurait refusé de dormir.
Elle paraissait si paisible.
Oui, c’était le but, les persuader. La question complexe avait été de ne pas se faire passer soi-même pour un guide religieux, source de nombreux tracas. Il avait pensé un moment faire porter ce rôle à Pauline, qui, malgré quelques réticences, aurait accepté de faire n’importe quoi pour lui tant qu’il la convainquait que c’était pour le bien de tous. Elle avait tenu un autre rôle, qui n’était pas du tout celui prévu. Il y avait trop de coïncidences, si l’on prenait en compte la mort dramatique de Lucas, dans laquelle il n’avait absolument aucune maille à partir, pour être vrai. Les probabilités étaient contre lui, et il s’en fallait de peu qu’il soit vraiment convaincu de l’existence de la nouvelle déité dont il avait parlé. Un comble pour lui !
Osmund pourrait se réjouir, il allait devenir le prêtre d’une religion qui semblait avoir des fondements matériels. Tout Camp Darwin allait en être troublé, et la ferveur religieuse allait naître, éclore comme une fleur du désert recevant enfin une goutte d’une pluie décennale, mais avec une espérance de vie bien plus longue. Oui, c’est bien ce qu’il avait voulu, ce qui l’inquiétait, c’était ces pseudo interventions divines. Qui était l’homme à l’âme violette ? Lui ? Pourquoi cette couleur, et quel était la signification ? C’était sa préférée, ce qui ne faisait pas avancer le schmilblick…
Et le Colonel ! Aaaah, le Colonel. Il lui avait suffit de le surveiller de temps à autres pour bien comprendre qu’il n’avait pas été pleinement satisfait par son discours. Quelque chose l’incitait même à adopter encore plus de prudence, car le chef de la communauté, ou ainsi se croyait-il encore, lui inspirait encore mois confiance qu’avant.
Il s’assit sur le bord du lit, pensif. Rares étaient les moments où il se trouvait dans une telle expectative, ne sachant pas quoi faire. Comment agir contre une entité divine surgie de nulle part, dont la présence n’était pas encore avérée ? Le prêtre devait se servir de Dieu, et pas le contraire. Où irait le monde, sinon ?

Il y avait une bonne chose dans tout cela : vu qu’il serait quasiment impossible de savoir ce qui avait mis rationnellement Lucas dans cet état, à moins de découvrir un vol de drogues (et encore, un comportement erratique ne l’aurait pas mené jusque-là), on tiendrait réellement sa mort à une cause divine, et la superstition se répandrait à la vitesse de l’éclair. Ce qui pourrait mener Maverick à croire qu’il avait tripoté les cartes avant de faire le rassemblement à l’Eglise, et craindre qu’il ne devînt trop « puissant », et à écarter. Il devrait donc ne pas dormir cette nuit, bien que cette décision lui paraisse impossible. Les symptômes d’une crise à venir chahutaient en lui, narquois, sans le laisser accéder au moment libérateur. Il était de plus en plus stressé, et ses pensées s’entremêlaient dans le champ de sa conscience en pelotes psychiques baladeuses.
Pauline c’était pas prévu que va faire le Colonel et puis il faut parer aux réaction futures des gens sans oublier de résoudre le problème avec Eléonore et aller voir les enfants pour renforcer leur éducation religieuse s’occuper de ma « pensionnaire » vérifier que la Horde se conduit de nouveau normalement et puis et puis se méfier du Colonel, oui, oui, pas mourir maintenant ce serait tellement bête pourtant il ne reste plus beaucoup de temps avant de partir Danger danger, rouge rouge rouge Violet ? Non je ne sais pas tout est flou tout est chaud tout est froid, je ne sais pas tous des moutons qui n’attendent que la bonne façon de bêler j’ai tué quelqu’un récemment ? M’occuper de Pauline, j’ai besoin d’elle elle a besoin de moi oh mon dieu mon dieu vous existez vraiment c’est trop bizarre c’était pas pensé comme ça si c’est vraiment vrai il va falloir faire une alliance Une alliance avec un dieu, comme Abraham, ah, ah, c’est quoi ce souvenir du passé ? et après j’ai pas reçu de ces notes mystérieuses depuis longtemps qu’est-ce qui se passe qu’est-ce c’est que ça ?
Son œil venait d’aviser plusieurs formes sur le miroir, trésor que Pauline avait déniché hier par une journée tranquille et placé par coquetterie sur le seul meuble en bon état de leur logis. Il s’en était sorti sans aucune fêlure. Il paraissait tout teint de buée dans laquelle étaient tracées des lettres tremblotantes :
«
Now it begins, Ash… »
Il se leva d’un bon, mû par une impulsion, et colla presque son visage contre la surface du miroir. Les lettres avaient aussitôt disparues, pour laisser place à quelque chose d’autre. Quelque chose d’autre qui n’était pas son reflet, pas du tout. C’était son visage, et ce n’était pas le sien. L’image renvoyée lui sourit aimablement, ne suivant en aucune façon les propres mouvements de ses lèvres restées immobiles.

« Oh, salut. Je dois dire que ça fait un bail que j’attends ce moment. Enfin éveillé, vieille carne ? Tu n’a pas l’air de péter la forme. Tu devrais boire ou tirer un coup, mon vieux.
- Que…
- Qui je suis ? le devança l’apparition en étirant les lèvres. Oh, allons, tu le sais bien, vieux frère. Par contre, tu ne sais pas comme c’est dur de me retrouver au fin fond du placard de tes idées, à écouter de loin ce que tu racontes comme sornettes et n’avoir que des éclats de ce que tu vois. »
Twilight ne voulut pas aller plus avant et se détourna prestement du miroir, regardant ailleurs en haletant presque.
« Hé ! lança l’autre. Allons, je ne pensais pas que tu étais aussi bête. Ne fais pas l’autruche. Ce n’est pas en refusant de voir une chose qu’elle n’existe pas, ou alors tu tombes en pleine pathologie. La petite Delarue aurait bien aimé y croire, peut-être, quand le gros Lucas s’est pointé avec son surin. Oh, comme il lui a fait son affaire, à la souris ! Cela ne devait pas être beau à voir, le passage à l’acte.
- Tu n’es pas réel… marmotta Ash sans se retourner.
- E toi, est-ce que tu l’es, tas de bidoche ? Ah, aucune chance de le savoir. Tu n’es peut-être que le rêve de quelqu’un, l’hallucination permanente d’un fou, un fantôme, ou quelque chose dans ce goût-là… Bien entendu, je suis réel, banane. Si tu réveillais la mignonnette endormie comme la belle au bois dormant, elle m’entendrait aussi. Mais tu n’as pas vraiment envie de faire ça, non ? Tu me dégoûtes, là, Ash. Ressaisis-toi un peu, bon sang, tu perds tellement de ta superbe que ça me donne envie de vomir. Il est passé où, le grand psychologue, sauveur des faibles et protecteurs des opprimés et de toutes les niquedouilles qui traînent dans le coin ?
- Tu n’es PAS réel ! réitéra le psychologue en se mettant bien en face du miroir.
- Ah, c’est un peu mieux, ricana celui qui n’était pas lui. On fait des progrès. Reste comme ça, tu ne vas pas te mettre à avoir une crise tout de suite, je te le promets. Bien sûr, tu peux croire que tu es déjà dans ta crise et que j’en suis qu’un produit nuisible et bruyant ! Pas de bol pour toi, il faut que je te mette au parfum : je suis aussi vrai que la peur qui te vient au ventre chaque matin, en pensant si tes petites magouilles vont réussir ou pas. Pas vrai, cap’taine ? Toujours à te demander quand est-ce que le rafiot va finir par couler malgré tout ce que tu calfates, et si tu pourras sauter avant que la quille ne touche le fond.
- Tu n’es pas réel, continua Ash. Il suffit que je ferme les yeux… Tu n’es qu’un électron libre de mon psychisme qui me fait croire à une autre personnalité. Je me parle à moi-même. C’est tout…
- Oh, oui, ça pourrait, ronronna l’image du miroir. Et si c’était le cas, ton âme serait bien moche, permets-moi de te le dire. Dédoublement de personnalité ? Cela t’irait bien, hein ? Pas ton jour de chance, je ne suis pas le minable résidu de tes failles psychiques. Pourquoi trouves-tu cela si dur à accepter ? Tu nages déjà en plein délire avec ce dieu qui intervient, paf ! C’était amusant, la façon dont le gros Lucas s’est tortillé, pauvre ver manchot en sueur, avant de clamser. Ce qui reste du monde se portera mieux sans lui. Hé, tu m’écoutes ? Ouvre donc les yeux, je ne partirai pas. »
Le psychologue en proie à une légère montée de sueurs froides n’en tint pas compte, et la voix partit. Lorsqu’il estima qu’assez de temps avait passé, il ouvrit de nouveau les yeux.

C’était précisément de ces effets corrélatifs à l’amnésie partielle dont il devait se méfiait.
Il était toujours là, attendant patiemment, son menton posé au creux de sa main.

« Ah, enfin ! On peut continuer, maintenant ? C’est assez malpoli de laisser les gens causer dans le vide, tu sais.
- Bien, concéda Ash. Je n’ai pas le choix. Pour le moment, je vais parier que tu existes. Qui es-tu vraiment ?
- Tu le sais déjà ! s’exclama-t-il avec ennui. Ne me pose pas de questions inutiles, ça nous fait perdre du temps à tous les deux.
- Non, je ne le sais pas.
- Alors, tu apprendras pas toi-même, fit l’autre, péremptoire. Je ne vais quand même pas tout te sortir sur un plateau d’argent. Parlons plutôt de ce que tu me dois, et de la façon dont tu vas régler tes dettes. Tu n’as pas encore atteint le quota.
- De quoi est-ce que tu parles ?
- Le numéro de la sainte-nitouche, maintenant ? le railla l’être. Tu es agaçant, à jouer les innocents. Tu ne comprends pas le supplice que tu me fais endurer, à toujours me refouler dans un coin de ton inconscient, et je ne peux jamais remonter qu’à la force des poignets, comme c’est le cas présentement. Révise tes leçons freudiennes, professeur. Allez, allez. C’est quoi la condition sine qua non pour la cure ? La levée du refoulé. Oui, ça doit pas être tous les jours que ce soit le refoulé qui prenne l’initiative ! Et crois-moi, tous ces trucs psychanalytiques, j’en ai ma claque. Je suis un refoulé très spécial, en raison de ma nature. Accepte-moi au lieu de me bouter ! Tu verras, tu te sentiras très libéré, et nous pourrons faire de grandes choses plutôt que cette guéguerre séparée. C’est logique et dans ton intérêt.
- Désolé, je n’ai pas pour habitude de conclure des accords avec des formes dans le miroir qui ne veulent pas décliner leur identité et tiennent des discours farfelus, dit Ash, retrouvant un peu de son self-control.
- Ouh, ouh, tu vas presque me faire rire. Tu te crois fort ? Allez, allez. Ne perdons pas plus de temps en palabres. Tu peux déjà commencer par me donner une chose que nous voulons tous les deux. Ta petite demoiselle est en parfaite disposition pour cela. Je sais que tu en as envie, n’ose pas dire le contraire. Et tu me mettras ainsi dans de meilleures dispositions pour la suite. Je ne demande pas grand-chose, tu vois. Quelques étincelles de désir me suffiraient, pouvoir partager ces moments où les hommes quittent leur froide carcasse de raison pour se laisser aller aux passions de la chair, à l’émotion pure. »

Ash ne dit rien, estomaqué. Il se croyait toujours dans une phase hallucinatoire, et si cette… Chose faisait partie de lui, il avait bien raison de la mettre à l’écart. Un simple refoulement le conduirait à une névrose normale, un déni le mènerait vers la psychose. Il allait sortir du marasme, il n’irait pas se faire arrêter par une si petite peccadille. Il admettrait implicitement que « ça » était en lui. Et il le combattrait.

Et tu perdras. Car on ne peut vaincre, sans aider extérieure, un ennemi qui est à l’intérieur de soi-même.
Il s’avança lourdement vers le miroir, le visage fermé. L’autre ne montra aucun signe de peur.
« Tu jongles avec les émotions comme une maîtresse change de lit. On a droit au gros dur, hein ? Quoi, tu veux casser le miroir qui lui fait tellement plaisir ? Ce n’est pas très galant. Ne bouge plus. Ne bouge plus ! reprit-il avec une pointe d’angoisse.
- Supériorité de l’esprit sur la matière, mon drôle d’ami. D’où que tu sortes, tu vas y retourner et y rester sous clés. Ce n’est pas tantôt que je vais me laisser régir par une apparition hallucinatoire.
- Tu ne parles pas sérieusement… Hey, hey, non ! Bas les pattes ! Nous n’avons pas même commencé à discuter sérieusement ! Je peux t’apporter énormément, et j’ai beaucoup de choses que tu désires connaître. Tout ce que tu as oublié… Je le sais ! »
Ash s’arrêta, juste avant de saisir le cadre de l’objet de vanité. L’apparition sourit de toute ses dents : gagné. Il ne fallait plus qu’enfoncer un peu plus l’hameçon, et ferrer. Il aimait ces moments de frisson- si près du danger.
« C’est moi qui laisse arriver au compte-gouttes des bribes de souvenir… Ce que tu as besoin de savoir. Et si je conserve le reste, c’est pour ton bien, Ash. D’ailleurs, je ne veux que cela par notre alliance ouverte : ton bien. Et le mien par la même occasion, bien sûr. Ôte tes paluches du miroir, et mettons au point notre accord. »
Il sembla réfléchir à la proposition, puis saisit tout de même le miroir.
« Tu veux avoir la dragée haute pour les négociations, c’est ça ? espéra le reflet mensonger, perdant de sa morgue.
- On peut dire ça comme ça. Freud avait voulu prouver que l’humain n’est pas son propre maître, mais, toi, tu as affaire à forte partie. Je débusquerai les réponses moi-même sans me compromettre sur une pente qui pourrait me mener à une réelle psychose. J’ignore ce que tu es vraiment… Je suis plus fort que toi, cependant.
- Tu crois ça ? brailla-t-il. Brise ce miroir sans avoir conclu un pacte avec moi, et tu le regretteras. En même temps, tu auras la preuve de la tangibilité de mon existence, car je te réserve une pas mûre. Si c’est ce que tu veux…
-
Bye bye, buddy. »

Il projeta avec force le miroir, qui se brisa en plusieurs morceaux. L’un d’entre eux suivit une trajectoire qui semblait physiquement impossible, et le gratifia d’une taillade à la joue, d’où se mit à couler un mince filet de sang chaud et onctueux. Il écarta le cadre d’un mouvement de pied, et de chaque morceau brisé de verre, il crut voir une bouche riant silencieusement, multipliée des dizaines des fois, toutes se moquant de lui.
Une chape glacée et électrique s’abattit sur lui. Que ? Qu’est-ce qui arrivait à sa vision ? Il tourna sur lui-même, la tête entre ses mains tendues. Il se mit à genou devant le lit, sur lequel dormait toujours aussi tranquillement Pauline, et son regard prit une résolution nouvelle. Ses bras quittèrent sa tête pour se diriger vers le cou de la jeune femme. Ils le frôlèrent, elle émit un petit bruit.
Ils enveloppèrent le cou… Puis perdirent toute force.
Un glapissement de dépit retentit au loin en même temps qu’au près.
Pauline se réveilla deux heures plus tard. La nuit n’allait pas tarder à tomber, il restait juste assez de clarté pour qu’elle puisse bien voire Ash, qui s’était endormi à force de la veiller. Sa tête était posée contre son ventre, et elle trouva ça adorable. En bougeant la sienne, elle aperçut le miroir qui avait été placé contre son « oreiller », et elle devina un message tracé sur le verre à son attention, en anglais : «
Get well, sweetheart. »
Elle sourit, et caressa les cheveux d’Ash. Elle se sentait bien comme ça, et aussi un peu lasse. Elle ne gardait pas de souvenir précis de la scène de l’église, et fatiguée, se rendormit bien vite, rassurée.
Un croassement de corbeau à l’accent moqueur berça son sommeil.

[blanc]

Il marchait, seul. C’était le lieu le plus étrange qu’il lui ait jamais été donné de voir. On ne pouvait distinguer le plafond du plancher, dans toutes les directions, des escaliers serpentaient entre les différents étages. La structure ne semblait avoir aucun ordre précis et s’étendait dans tous les sens, plongeant à l’infini ses ramifications de pierre de différentes couleurs.

Il ne s’était jamais senti aussi perdu. Il ne faisait ni froid, ni chaud. Et il était seul. Désespérément seul. Il emprunta un passage par un pont qui restait rectiligne. La porte au bout le ramena à son point de départ. Il essaya de monter l’étage supérieur, et se retrouva sous l’étage inférieur, la tête en bas, les pieds bien arrimés à la pierre. Il bougea à droite, et son corps partit sur la gauche. Tout ceci était singulièrement ennuyeux, et il commençait à perdre patience.

Un rire sonore envahit ses tympans, venant de partout et de nulle part à la fois.

Une porte, plus grande et plus imposante que les autres, chatoyait à son regard. Il se replia sur lui-même, puis saute d’un bond impossible. Ses pieds et ses jambes battirent dans les airs silencieux, puis il retomba devant cette porte en acier trempée, ornée d’un immense œil oudjat.  L’œil se mu et le toisa froidement. Il savait que quelque chose d’important résidait derrière cette barrière. Il essaya d’ouvrir les battants : un petit démon ricanant surgit hors du métal, se colla sur son visage en disant qu’il n’avait pas conclu de pacte, puis le fit tomber en arrière.

Les ténèbres l’engloutirent, et il tomba, il tomba…

[blanc]

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