Le Livre des Ombres

Chapitre 17 : Ultimatum

Catégorie: M

Dernière mise à jour 27/12/2009 16:54

Séquence 16 : Ultimatum

 

« Tout désespoir est un ultimatum à Dieu. »

- Emil Michel Cioran

 

« Les ultimatums ? Une pure perte de temps, si précieux. Si vous êtes trop faibles pour obtenir ce que vous désirez, en votre nom ou au nom d’un ensemble, reconvertissez-vous dans l’horticulture. Si vous êtes juste un peu plus faible, frappez par la ruse. Si vous êtes de force égale, faites jouez la diplomatie avec quelques assassinats discrets et de bon ton. Si vous êtes un peu plus fort, ne demandez pas : exigez, sans conditions. Si vous dominez, prenez ou faites tout ce qui vous intéresse sans vous préoccuper du reste. »

- Zagor

 

Mc Hook ne laissa pas échapper le bâillement qui tentait par tous les moyens possibles de sortir de sa cavité buccale, endroit plus ou moins salubre qui aurait fait trembler d’effroi le dentiste le plus chevronné. Heureusement (ou pas) pour les dentistes qui restaient en vie, les survivants avaient généralement autre chose à penser que leur hygiène bucco-dentaire. Le soldat gravissait sans hâte l’échelle artisanale qui allait le conduire une fois de plus à une des deux tours de guet qui encadraient la grande porte. C’était à Burton normalement de se charger de cette tâche ingrate, mais certaines choses, dans l’Univers, sont totalement immuables. Les impôts, pas exemple.

En fait, profitant de l’allégresse générale qui se répandait depuis le discours du Colonel qui avait bravé la mort et se faisait l’émissaire zélé du Très-Haut, il avait cru pouvoir se permettre de toucher à la réserve personnelle de Royal Salute de Sandrunner, un whisky britannique qui vous emportait loin d’ici pour vous retrouver dans un monde baigné de belles choses. Le Colonel, vigilant comme toujours, ne l’avait pas entendu de cette manière là. Il fallait avouer qu’il l’avait blâmé bien plus amicalement qu’avant, dans les faits, cela ne changeait pas grand-chose.

Aller à la tour de guet ! Les exigences de sécurité devenaient de plus en plus folles. La nouvelle attaque improbable de zombies avait renforcé la légitimité du colonel de prendre les mesures qui s’imposaient. La muraille principale avait été renforcée en de nombreux points et ressemblait presque à une véritable enceinte fortifiée. Chaque nuit, des rondes de deux soldats qui se relevaient par période inspectaient chaque portion de la muraille pour être certain qu’aucune brèche ne serait ouverte. Une nouvelle tour, qui se dressait petit à petit au centre du village sur les ruines d’un bâtiment, allait être bâtie pour avoir une vue générale. On y monterait un vieux mirador, qu’on alimenterait avec l’une des rares dynamos en état de marche, d’ordinaire réservées à des opérations urgentes. Le mirador ne s’allumerait que rarement, et son rôle, selon son supérieur, serait tout aussi symbolique qu’utilitaire. Les citoyens pourraient ainsi sentir la bienveillante surveillance des militaires qui veillaient à leur sécurité à toute heure. Ouais, c’est ça. On y peindrait même le symbole du Nouveau Culte pour frapper l’alliance de la foi et du pouvoir temporel.

Après la conversion de Sandrunner, d’autres fidèles avaient suivi en masse. Bientôt, l’adhésion au Culte deviendrait une norme qui définirait des comportements déviants. Une force d’abord molle qui attirerait les réticents, avant de passer à la force dure une fois que le système serait tout à fait implanté.

La tour de guet ! Quelle bonne blague. Il n’y avait absolument rien à surveiller dans les landes à demi désertifiées qui entouraient Camp Darwin. Les zombies restaient plantés là comme des idiots, ils iraient encore se rassembler à minuit autour des douves, sans pouvoir attaquer les défenses. Plus de brèche, désormais. Si jamais, ainsi que le pensait le Colonel et le professeur, l’hideuse bête qui avait attaqué en plein jour était l’auteure de cette faille, elle serait rapidement repérée et abattue à vue. Mc Hook avait vu Elisabeth la faire saigner (et à ce moment-là il s’était promis de ne plus jamais satisfaire sa libido en épiant des femmes nues faire leurs ablutions dans la rivière qui traversait le village), or, dans son esprit, quand on saigne, c’est qu’on peut clamser comme n’importe qui d’autre : y’a pas de raisons. Bien en sécurité sur les remparts et avec quelques fusils, la chose n’aurait qu’à bien se tenir.

Et si elle ne venait pas, un jour, quand ils seraient devenus assez forts pour sortir en masse, ce serait eux qui viendrait à elle pour la massacrer, au nom du Très-Haut et du futur de l’humanité.

La tour de guet ! Il ne pouvait même pas somnoler tranquillement en affectant de jeter un coup d’œil sporadiquement : le Colonel en personne venait vérifier à intervalles irréguliers s’il faisait bien son office. Qu’allait-il lui raconter ? Que tel zombie donnait bien l’impression de vouloir se tailler un bout de gras sur sa cuisse ?

Pourquoi pas noter dans un registre le nombre de zombies, à la louche, et inviter plusieurs personnes à faire de même pour plus de précision ! Elle était bien bonne, celle-là.

Vigilance constante !

Tu parles, il fallait se détendre. Ils avaient bien les moyens de repousser un assaut. En bientôt un an d’existence, Camp Darwin n’avait jamais craint une quelconque attaque de bandits. La visite d’Elisabeth était tout à fait exceptionnelle. Ils avaient bien recueilli d’autres personnes égarées dans les landes, mais elles n’avaient jamais pris l’initiative de manifester leur présence- trop épuisées, à demi mortes de soif le plus souvent.

Arrivé à la tour pour une nouvelle matinée d’ennui profond, il en profita pour relâcher le bâillement qui tapait avec force contre ses gencives. Par acquis de conscience, il scruta l’horizon. Il devait être vers les huit heures du matin (le Colonel avait été généreux de ce côté-là), et le soleil se faisait déjà chaud. C’était un grand bonheur d’avoir de l’eau à profusion. Pas beaucoup d’averses, mais leur sort était bien plus enviable que beaucoup d’autres rassemblements de survivants.

Il se frotta les yeux, laissant dériver ses pensées. Un truc auquel il avait tout le temps de s’adonner. Elles s’orientèrent tout naturellement vers Natacha. Il paraissait que Burton avait pris quelques conseils élémentaires en séduction auprès du professeur, il devrait faire de même. Ash insistait pour une restauration de la morale, et avec la bénédiction du clergé encore balbutiant, mené par l’archidiacre Osmund S., on tentait d’instiller un peu de vrai amour et pas de simple satisfaction des désirs. Pendant une longue période, les militaires ne s’étaient pas privés pour se ‘servir’ en la matière. Les femmes, heureuses de trouver en Ash Twilight une personne de bon sens doublé d’un féministe, avaient rapidement fait valoir leur droit et exprimé, en substance, qu’elles n’étaient pas des bonnes à tout faire dont l’on pouvait abuser.

Henry Mc Hook espérait n’avoir offensé personne. Il n’avait jamais trop su comment s’y prendre avec les femmes. Heureusement, ces dernières semblaient mieux s’y connaître en la matière, bien que Natacha restait encore réservée à son égard. Il s’autorisa un sourire benêt en symbolisant son image dans son esprit. Très important, le symbole, une des fonctions essentielles du psychisme, même. Ce, dès le début de la vie. Le bébé peut symboliser la présence de la mère pour éprouver moins de chagrin. En grandissant, on trouve pléthore de nouvelles attributions à la fonction symbolique, même si en fait elles convergent principalement vers un unique but : apaiser une tension, retrouver ce qui était bon, calmer un désir. La symbolisation permet, en l’absence de l’objet (au sens large, s’entend), de bénéficier d’un mieux-être. Mieux encore, plus on symbolise, moins on passe à l’acte. Lorsqu’on peut éviter de passer à l’acte (par exemple en frappant l’automobiliste qui n’arrête pas de vous klaxonner depuis plusieurs kilomètres), c’est généralement mieux. L’une des qualités de l’être humain est de pouvoir se satisfaire de substitutifs intangibles au lieu de la chose réelle.

Une voix rauque hameçonna l’esprit de Mc Hook pour le renvoyer à la réalité moins plaisante. Les zombies offraient beaucoup moins de perspectives excitantes que la douce et blonde Natacha.

Il regarda du côté de l’échelle : personne ne l’appelait à vue. Il retourna à l’intérieur, et vit une silhouette drapée dans une sorte de cape à capuchon rapiécée. Le capuchon s’orienta vers lui, et la voix monta à nouveau pour le héler. Elle avait un timbre assez dérangeant : rauque, éraillée, ni masculine ni féminine.

« Qui va là ? dit-il, se rassurant avec cette formule déjà usitée par les soldats romains de l’Antiquité.

- Une pauvre âme égarée, répondit la personne inconnue, qui cherche un refuge. J’ai vu la Lumière émaner de cette communauté, et j’y suis venu. Mais plus important encore, j’ai des informations qui intéresseront votre chef. Des informations capitales. »

Mc Hook réfléchit. Sûrement, il ne pouvait pas laisser quelqu’un à la porte. Il était de leur devoir de porter secours aux gens dans le besoin, c’est ce qu’enseignant le dogme. D’autre part, cette personne encapuchonnée ne lui inspirait pas confiance et le Colonel, sans être paranoïde, restait très à cheval sur la question. Si il ou elle avait des informations capitales…

« Comment savez-vous que nous avons un chef ? tenta-t-il d’atermoyer.

- Comment je le sais ? ricana l’autre, ce qui n’était pas spécialement plaisant à entendre. Allons, ne me prenez pas pour un idiot, une communauté de cette taille a forcément un chef. Et de toute façon, je connais déjà son identité. Il y a eu des survivants éparpillés dans les terres après l’attaque en plein jour, et la nouvelle a circulé rapidement. Je sais ce qui se fait à Camp Darwin.

- Et qui vous en aurait informé ? questionna encore le guetteur, soucieux de mettre en application la méfiance de mise.

- Malcolm Thorndyke, fit le visiteur sans broncher.

- Il avait encore  sa cicatrice à la joue gauche ?

- Non, elle est à la joue droite. », rectifia son interlocuteur sans tomber dans le piège

Mc Hook se détendit un peu, avant qu’une nouvelle pique d’incertitude ne vienne l’assaillir.

« Pourquoi n’est-il pas avec vous, avec les autres survivants, alors  ?

- Trop peur, monsieur. Trop blessé et fatigué également. Il m’a dit de vous envoyer ses salutations, et de ne pas se faire de bile pour lui. Il encourage également le dénommé Mc Hook à tenter sa chance avec une certaine Natacha. »

Le dernier rempart s’effondra, Mc Hook était convaincu que ce personnage avait bien rencontré Malcolm. C’était dommage qu’il ne soit pas là aussi, Henry le comprenait cependant. Même si la plupart de ceux qui habitaient Camp Darwin s’étaient fait à leur nouvelle condition, la chose qui avait fondu sur eux hantait les cauchemars de plusieurs soldats rescapés, aussi bien parmi les hommes d’Elisabeth, qui elle, toujours égale, régentait son petit monde avec une autorité toute naturelle. Elle n’était pas si mauvaise, en fin de compte- il fallait juste la prendre dans le bon sens du poil.

« Bien, annonça Mc Hook. Et quelles sont ces informations capitales ? Je peux pas déranger le Colonel pour un rien, il voudra savoir ce que vous avez à lui raconter.

-  Cela concerne la Bête, révéla l’autre. Je ne peux rien dire de plus. C’est ensuite une affaire entre lui et moi. Il comprendra.

- Je vais voir ça. Attendez ici, je ne vous garantis rien. »

Lorsque le veilleur arriva au bureau de Maverick, il trouva ce dernier en grande discussion avec l’archidiacre, dont la soutane présentait maintenant un aspect qui seyait beaucoup mieux à son rôle. Sandrunner lui fit signe d’entrer. Mc Hook salua militairement, puis religieusement à l’adresse d’Osmund, qui lui rendit son salut avec la phrase rituelle :

« Que le Clair inonde votre âme de ses bienfaits, et repousse l’Obscur qui demeure en chacun d’entre nous.

- Merci, mon père. (Puis se tournant vers son supérieur :) Colonel, nous avons quelqu’un à la porte. Quelqu’un qui désire vous voir pour vous dire des choses sur… La Bête. J’ai vérifié, et c’est quelqu’un qui connaît Malcolm. »

L’annonce frappa de stupeur Maverick. Il avait l’esprit bien occupé à autre chose. Malcolm ? Il aurait donc survécu ? Improbable. Un autre visiteur qui venait toquer à leur porte ? Rien de forcément bon en perspective. Il n’y avait qu’à voir ce qui s’était produit après l’arrivée d’Elisabeth. La situation s’était conclue pour le mieux, et elle-même était fort futile pour organiser la vie au camp. Toutefois, il doutait encore de ses bonnes intentions. Il s’en remettait plus volontiers au psychologue, même s’il y avait un lien entre les deux, le premier ne paraissait pas avoir grand goût à partager la compagnie de la furie sur pattes.

« La Bête… Je suppose qu’il s’agit de la créature aux yeux jaunes ? Oui, je vois. Comment vous a paru autrement ce visiteur ?

- Peux pas dire, Colonel. Totalement caché dans un vêtement noir et mal rabiboché. Drôle de voix.

- Hm… Vigilance constante. Vérifiez, comme la dernière fois, que personne n’est visible à l’horizon. Puis amenez-le ici, sous bonne garde. Refermez la grande porte tout de suite après. Oh, et faites amener Ash en chemin. Je m’en voudrait de le tenir à l’écart de ce nouvel inconnu.

- Il a dit qu’il ne voulait en parler qu’à vous, précisa Mc Hook.

- Ses desiderata seront pris en compte si et seulement s’il a quelque chose de valable à nous communiquer, et que ce n’est pas un nouveau traître. De plus, me parler revient à parler à Ash Twilight. Il est mon homme de confiance. Le Très-Haut nous enseigne tout autant la bonté que la prudence, n’est-ce pas, Archidiacre ?

- Tout à fait, Colonel, agréa Osmund avec un de ses sourires doux qu’il employait souvent. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerai aussi parler avec cet inconnu. Sa présence n’est pas liée au hasard, et en tant que chef spirituel de la communauté, il est de mon devoir d’en savoir le plus possible contre l’Ennemie.

- Bien entendu. Mc Hook, faites donc comme j’ai dit. Personne, en-dehors des soldats qui ouvriront la porte et placeront le pont, ne doivent être au courant de cette entrevue. Bien compris ?

- Bien compris, Colonel, fit l’écossais, qui abandonna à regret l’idée d’être le premier à colporter la nouvelle. Seulement, je sais pas si le professeur sera en état. Deux jours qu’il tient le lit presque toute la journée.

- J’espère qu’il pourra venir, au moins à titre passif. »

Mc Hook hocha la tête, et alla remplir son devoir. Les servants de la porte attitrés pour l’occasion grommelèrent, sans remettre en cause un ordre du Colonel. Le soldat les regarda avec plaisir trimer pendant qu’il supervisait la manœuvre, puis il se rendit au « logement » de Twilight et de Pauline, qui restaient bien modeste alors qu’il avait acquis une position stable et respectée dans la communauté.

Il frappa quelques coups secs en déclinant son identité. Pauline lui ouvrit rapidement, attendant visiblement quelqu’un d’autre.

« Oh… Bonjour, Henry.

- Salut, jolie môme, dit celui-ci avec un entrain qu’il souhaitait communicatif. Est-ce que ton grand patient peut se lever et aller jusqu’au complexe militaire ?

- Il ne va pas beaucoup mieux, fit-elle d’un ton désolé. Il a toujours un peu de fièvre et ne veut pas qu’on s’occupe trop de lui, il préfère rester couché.

- Je lui donnerai mon épaule s’il le faut, mais ce serait bien qu’il puisse quitter le lit. Ordre du Colonel, il a besoin de lui.

- Je ne crois pas que ce sera possible, rétorqua-t-elle d’une voix un peu plus farouche, ne voulant pas qu’on surmène son Ash.

- Je ferai de mon mieux, cependant, annonça le psychologue, faiblement, en posant une main compatissante sur l’épaule de sa protégée.

- Heureux de voir que vous pouvez vous lever. C’est vraiment important, professeur. Je peux rien vous dire ici, maintenant.

- Tu es sûr de vouloir y aller ? Le colonel pourrait bien se passer de toi un peu. Tu en fais tellement pour tout le monde. Tu as bien le droit de te reposer un peu.

- Ne t’inquiète pas, Pauline. Faire quelques pas ne me tuera pas. Va demander à Jill quelque chose de facile à manger, d’accord ? J’espère que ce ne sera pas long. »

Mc Hook ne répondit rien. Tout comme Pauline, il cachait de son mieux le désarroi qu’il avait à la vision du grand blond au teint pâle, c’était un crève- cœur de le voir aussi misérable alors que d’habitude il débordait de vie et d’énergie, tellement que les gens finissaient par y voir à posteriori une bénédiction du Très-Haut en personne. Ash semblait pouvoir donner des inflexions aux Temps, lui permettant de réaliser beaucoup plus de chose qu’une personne en bonne santé puisse faire en une journée.

Toujours empressée de lui rendre service, elle se hâta de préparer ce qu’il voudrait, non sans l’avoir embrassé goulûment sur la joue et lui avoir jeté un dernier regard qui signifiait bien ce qui lui arriverait s’il revenait en un encore plus triste état. Mc Hook escorta Ash jusqu’aux quartiers de Maverick en l’aidant à marcher de temps à autre. Le psychologue n’arrivait pas à dissimuler sa faiblesse, et il s’en voulait. Il n’avait trouvé aucun moyen de dissimuler son mal puisque Pauline n’avait pas attendu pour aller trouver l’infirmière, qui n’avait rien trouvé d’extraordinaire. La jeune femme blonde avait remarqué que si elle se pliait obligeamment à son devoir, elle ne paraissait pas particulièrement zélée pour le soigner. Elle se demandait ce qu’il pouvait bien y avoir entre eux deux, sans vouloir déranger l’homme affaibli pour cela. Dans son sommeil, il marmonnait parfois des choses effrayantes, et elle courait pour le bercer, ce qui l’apaisait presque à coup sûr. Sa fibre maternelle vibrait à pleines harmoniques pour s’assurer qu’il irait mieux, mais elle avait peur de tomber dans l’impuissance, même si cela ne faisait que peu de temps qu’il se tenait alité.

« Ah, professeur. Content que vous puissiez assister à cette petite réunion privée. Mc Hook, vous pouvez disposer. Je vous taille les oreilles en pointe si je vous surprends à épier notre conversation par la porte. Sans méchanceté, bien sûr. »

Le colonel avait dit cela sur le ton de plaisanterie, sauf que l’écossais savait qu’il en serait parfaitement capable, changement ou pas changement. Tout penaud, il salua et ferma la porte derrière lui. Ash s’installa d’office sur la chaise qui faisait face au bureau de Sandrunner, ne pouvant supporter de garder longtemps la station debout. Maverick eut la délicatesse de ne faire aucun commentaire.

« Nous avons un nouveau visiteur, Ash, expliqua Maverick en montrant la silhouette encapuchonnée qui s’était tenue dans un coin de la pièce. Il prétend détenir des informations sur la Bête qui vous a fait cette jolie bosse. Vous vous sentez assez bien pour tenir la conversation ?

- Tant que ma mâchoire et mes oreilles ne se décrochent pas, je pense pouvoir tenir le coup, merci, Maverick. Je ne suis pas encore à l’article de la mort.

- J’espère bien que ce ne sera jamais le cas, fit le chef de Camp Darwin, en laissant percer une infime intonation de doute. Nous avons précieusement besoin de vous ici. J’ai pensé que vous n’auriez pas voulu manquer cet événement.

- Très prévenant de votre part, même si je risque de ne pas être d’une grande utilité. Pourquoi notre invité silencieux reste-il ainsi dissimulé ?

- Vous ne devriez pas voir ce qui se cache sous mon capuchon, je vous l’assure, siffla l’inconnu(e). Vous n’aimeriez pas du tout ça.

- Nous trois, comme la plupart des gens, avons vu assez de vilains visages pour être endurcis, fit Maverick avec bonhomie. Néanmoins, si vous y tenez, vous pouvez rester comme ça pour le moment. Je vois vous dire que je suis assez surpris de votre histoire jusqu’à présent, même si l’Archidiacre trouve très plaisant que vous ayez été attiré par la Lumière de Dieu. Bien que fidèle du culte, rajouta-t-il alors qu’Osmund fronçait les sourcils, je sais rester terre à terre lorsqu’il le faut. Surtout quand quelqu’un débarque de cette manière. La dernière fois que nous avons reçu une visite, cela s’est soldé par quelque chose de… Déplaisant. Vous comprenez que nous n’avons pas l’habitude.

- Je comprends parfaitement, confirma l’homme ou la femme, de sa voix rauque et ravagée. Toutefois, vous avez tout intérêt à m’écouter. Vous déciderez de mon sort ensuite, je pense que c’est raisonnable. Puis-je commencer, maintenant que votre professeur est ici ?

- Je vous en prie. »

Le capuchon remua un peu, comme sous l’effet d’un éternuement silencieux de niveau sept sur l’échelle de Richter.

« A l’attention du nouvel arrivant, il faut savoir que j’ai rencontré des survivants de votre bataille dans les plaines mortes. Je suis moi-même un survivant… D’autre chose. Il faut que vous ouvriez votre esprit, car ce n’est pas forcément facile à accepter. Celle que vous appelez l’Ennemie est bien une femme, ou du moins ce qu’il en reste. Humaine, oui, autrefois… Elle est devenue quelque chose d’autre, je ne sais pas comment. Apparemment, le virus qui cause la transformation des victimes en zombies sans cervelle n’affecte pas les gens tous de la même façon. Certains en meurent tout simplement, sans que leur corps soit soumis au contrôle après mort du virus. Certains survivraient à l’infection, j’ignore comment ou pourquoi. C’est très rare, sûrement. Même parmi ceux-là, la plupart ne doivent pas résister à la folie qui s’empare d’eux quand ils se rendent compte qu’ils font corps avec le virus et qu’ils se transforment en une nouvelle espèce, dégoûtante. Elle n’a pas finie de muter. Au lieu de la réduire à une pauvre chose pantelante, cela l’a renforcée. Bizarrement, elle a une affinité avec les insectes. Cela se ressent dans l’aspect de son corps. Elle n’est plus que la figure de la Mort elle-même, une chasseuse sans comparaison possible. Et elle a développé des pouvoirs, des pouvoirs terrifiants. Elle commande aux Hordes, et à ceux qui sont infectés. Elle est devenue une sorte de déesse des morts-vivants et des endroits sombrent qui reflètent la noirceur.

- Ce que vous dites est ahurissant, déclara Ash. Personne n’est censé pouvoir résister au virus. Comment est-ce que vous avez appris tout cela ? »

Faisant comme s’il n’avait pas été interrompu, l’inconnu se mit à arpenter la pièce de long en large en dressant parfois un de ses bras drapé.

« Une déesse, oui… Elle inspire la terreur à tout ce qui vit. Elle incarne une nouvelle ère, une ère où zombies et humains doivent cohabiter dans un monde détruit.

- Voilà qui serait étonnant, railla Maverick. Les zombies, même sous les ordres de cette chose, ne sont que des machines à tuer. Ils ont tout le temps besoin de manger. Aucune cohabitation n’est possible. Et ils doivent être éliminés avant que toute vie ne disparaisse sur la planète. S’ils le font, ils mourront stupidement de faim, et ce sera la fin de tout pour tout le monde. »

L’autre ria de si horrible façon que le trio ne pu s’empêcher de sursauter, bien que Ash gardait toujours un œil attentif sur ses mouvements.

« Vous ne comprenez pas ! Les zombies ne sont qu’une étape sur l’échelle de la nouvelle évolution, ils ne sont que les rebuts d’un processus mélioratif. Elle ne se contente pas de les avoir en son total contrôle. Elle donne naissance à une nouvelle race, elle est tout autant créatrice que destructrice.

- Une nouvelle race ? s’étonna Osmund en plissant les lèvres de dégoût, un attitude rare chez lui. Quelle race pourrait sortir des entrailles de la pourriture ? Quelle race qui ne serait pas l’ennemie des humains vivants et libres ?

- Vivants et libres ! persifla l’étranger. Vivre, c’est déjà être esclave, et mourir aussi désormais. Pire encore est cet état entre les deux. Mais elle le rend nettement plus doux. Elle fait changer les zombies… Elle les change en quelque chose d’autre. Ces hybrides ne sont pas les ennemis de l’humanité, mais la nouvelle humanité, votre pendant complémentaire. Une espèce plus forte, plus résistante, qui pourra survivre aux rigueurs de la nouvelle existence, naturellement douée pour occuper la Terre telle qu’elle est désormais. Une existence qui sera guidée par Elle. »

Un vrombissement se fit entendre dans la pièce, sans qu’on puisse déceler son origine. Osmund sauta sur l’occasion.

« Le Très-Haut fait entendre son mécontentement, proclama-t-il avec gravité. Vous qui disiez venir ici grâce à la lumière de notre Dieu, pourquoi ces paroles impies sur une déesse ? Elle ne peut pas en être une. Deux fois elle a prouvé que comme les âmes damnées dans ces enveloppes en putrescence, elle est l’ennemie de tout ce qui vit. C’est une abomination rendue folle. Si elle était humaine, elle a perdu son humanité en voulant nous attaquer, nous qui représentons une parcelle de l’avenir de l’humanité.

- L’humilité vous vabien, ‘Archidiacre’. Ne parlez pas ainsi de ce que vous ne connaissez pas. Moi, je suis en possession de la vérité. Et je dois vous avertir que son courroux est aussi grand qu’implacable. Son dessein est mystérieux pour ceux qui ne sont pas capables de pénétrer Ses voies. Ne vous méprenez pas, elle n’est pas malfaisante. Elle est… Au-delà du bien et du mal. La louve qui tue un cerf pour nourrir ses petits n’est pas mauvaise. Elle non plus, et elle est bien plus évoluée. Elle incarne l’avenir alors que vous portez les oripeaux du passé.

- Vous semblez totalement subjugué par cette créature, remarqua Maverick, dédaigneux. Comment un homme sain peut-il parler d’elle dans ces termes ? Ne nous faites pas perdre du temps avec des paroles qui tiennent de la faribole. Dites-nous comment s’en débarrasser, quelles sont ses forces et ses faiblesses, et ce qu’elle veut.

- Avec grand plaisir, fit la silhouette occultée, ne cachant pas l’ironie. Je vois que vous aimez aller au but. Je vais essayer encore une fois de vous faire voir la vérité. Je suis venu moi aussi apporter une lumière. Cessez de la diaboliser. Vous croyez qu’elle chasse les humains pour le plaisir ? Non, non. Elle récupère les pauvres hères du désert et leur donne une seconde chance. Une chance de faire partie d’un tout grandiose. Elle leur offre une vie nouvelle, c’est une rédemptrice. Comment pouvez-vous la considérer comme une ennemie ? Oh, bien sûr, nombreux sont ceux qui morts en essayant de suivre Sa voie… Et il faut en tuer d’autres pour nourrir la Hordes. Les sacrifices sont nécessaires pour avancer, s’ils paraissent cruels maintenant, ils seront risibles une fois vus par les futures générations.

- Quel beau discours, fit Ash, dont l’intérêt éveillé vainquait pour un temps la maladie dont il souffrait. Vous êtes l’un de ces élus, donc ?

- Bien évidemment, agréa l’autre en hochant son capuchon dans sa direction. C’est pourquoi je n’ai pas répondu à votre question, c’était tellement manifeste. Vous avez fait preuve d’intelligence en daignant me recevoir. Quant à vous Colonel, sachez d’elle que Sa force est grande et qu’elle ne comporte pas de faiblesses. C’est une alliée loyale, et une ennemie mortelle. »

Il s’approcha de Maverick, puis se retourna soudainement vers Osmund, qui, saisi de surprise, se cramponnait fortement au sceptre que l’on avait taillé pour mieux symboliser sa fonction spirituelle.

« Vous ! Un vrai homme de religion doit être tolérant, n’est-ce pas ? La cohabitation pacifique ; l’œcoumène. Vous devez accepter que votre dieu n’est pas le dieu unique, et qu’une personne puisse vénérer plusieurs déités. Votre Dieu reste intangible, alors que notre Déesse est ici incarnée, près de nous.

- Celui qui se prétend être au-dessus des hommes est un fou, hérétique et paria, affirma tranquillement Osmund sans montrer la colère qui montait en lui devant ces paroles peu pieuses (enfin, pas dans le bon sens). Elle peut être tuée, damoiselle Elisabeth l’a vu saigner. Si elle est mortelle, ce n’est pas une déesse. Simple évidence.

- Vous ne saisissez pas tout ce qu’elle représente, déplora l’étrange personnage. Vous vous basez sur des logomachies. Mais en fait, c’est normal, vous n’avez pas été transfiguré. Aveuglé par votre foi nouvelle, vous ne pouvez pas voir, ou ne le voulez pas.

- Cette mascarade commence à bien faire, fulmina Sandrunner. Vous n’êtes pas un nouvel adepte en devenir, c’est certain, ni quelqu’un qui va rester ici en toute sympathie. Avec vos délires de nouvelles races, vous devez être bien laid pour vous cacher tout le temps sous ce vieux vêtement miteux. Nos ne sommes pas ici pour vous entendre débiter des odes à une créature qui a semé la terreur à Camp Darwin, et la mort. Dites-nous vraiment pourquoi vous êtes venu.

- Laid ? ricana le visiteur. Laid ! Vous l’êtes bien plus que moi. Vous prouvez que vous êtes aussi bêtes que vos pieds pour ne pas distinguer au-delà des apparences. Qu’importe le physique ! Seule la survie compte, et celle qui décide qui doit vivre ou mourir ! »

Ayant dit, il/elle ramena son capuchon en arrière, dévoilant un visage encore plus repoussant, si c’était possible, que celui de la Bête qui n’était déjà guère plus qu’un masque de mort animé. De toute évidence, la putréfaction l’avait atteint, sans aller jusqu’au bout de son travail- et étant donné son élocution, elle n’avait rien dérangé au niveau cérébral, à moins que la Bête ne puisse le/la contrôler à cette distance.

Il manquait de petits pans de peau sur les joues, dévoilant une cavité buccale sombre et squameuse. Le derme, généralement gris, était noir par endroit, ou verdâtre. Il manquait une partie du nez, laissant contempler (mais pas trop longtemps sous peine de vomir) un bout de sinus qui suppuraient une matière dont il ne valait mieux pas connaître la composition, des lèvres décolorées et déchirées encadraient une bouche déformée. Les cheveux qui restaient sur le crâne qui laissait parfois voir l’os ressemblaient à un tas de foin fétide collé au petit bonheur la chance.

Les yeux, étrangement, étaient tout à fait normaux, quoique d’un jaune dérangeant, mais vifs et rusés.

L’être sourit de toutes ses dents noires, et une protubérance s’agita à la base de son cou. Ash, qui, malgré son état, s’était le plus vite remis de sa stupeur, cria à Maverick de s’écarter. Ce dernier, qui avait rapidement regagné la forme et ses réflexes, bondit joliment sur le côté pour éviter un jet de liquide.

Le projectile couleur de slime s’échoua sur le bureau, y causant un gros trou auréolé de vapeurs acides.

Maverick sortit avec une rapidité exemplaire son Mauser pour abattre l’agresseur, au moment même où l’Archidiacre, qu’on n’attendait pas vraiment à intervenir dans une situation de combat, décocha un magistral coup de sceptre au demi-putréfié qui s’écroula par terre avec un gargouillement ignoble.

« Ne tirez pas, Maverick, recommanda Ash en se levant péniblement.

- Mon adhésion au culte n’efface pas certaines actions des plus élémentaires, mon cher ami. Cette créature vient d’essayer de me tuer après avoir déblatéré des insanités.

- Mettez-le simplement en joue, je vous en prie. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre quelqu’un qui a été en contact direct avec celle qui nous menace. »

Le colonel prit sur lui-même, et du avouer que cela ne manquait pas de bon sens. Toujours en ciblant en la tête de l’agresseur, il se rapprocha de lui, alors que le tueur raté se relevait avec une lenteur calculé, les mains dont certains doigts n’étaient plus que des os garnis de tendons mous bien en l’air. Il, ou elle, continuait de sourire effrontément.

« Vous vous débrouillez bien pour quelqu’un qui a échappé de peu aux griffes de la mort. Félicitation. Je vous conseille aussi de suivre l’intimation de votre estimé professeur et de ne pas me tuer. Au moins pas avant que je n’ai délivré mon message.

- Si c’est du même tonneau que votre digression précédente, vous pouvez tout de suite ne plus avoir de tête. Désolé, Archidiacre, mais j’ai le pardon difficile lorsqu’on a tenté de réduire mon torse en bouillie avec une giclée d’acide.

- Nous ne pouvons pas faire grande confiance à cet envoyé de l’Ennemie, pour le moins, en convint Osmund. Laissez-le parler au moins. Nous pourrons peut-être sauver ensuite son âme de la damnation.

- Possible, possible ! pouffa la Ghûl. Si vous décidez de ne pas m’exécuter sommairement, j’aurai à m’occuper dans votre hideux Camp Darwin. La déesse a dit que si je remplissais cette mission, je serai libre…

- La vie sous sa coupe ne semble pas être aussi rose que vous le prétendiez, fit sarcastiquement Sandrunner.

- Non-sens ! Vous êtes décidément obtus. Son pouvoir, son emprise sur les gens… Vous ne pouvez pas imaginer ce que c’est que d’être sous sa férule. Je ne peux en dire aucun mal, et avec cette simple phrase je risque de me compromettre. Elle tolère mal la déloyauté. Ses projets ne se déroulent pas encore de manière optimale. Elle sait que mon esprit est trop fort pour être totalement assujetti à sa volonté, et que je finirai par me retourner contre elle. Je ne peux pas lui désobéir pour autant, c’est pour cela que je vous ai attaqué. Elle espérait bien que vous me tuiez au bout du compte, pour ne pas perdre un autre émissaire, chaque vie… Ou semblant de vie est précieuse pour elle.

- Vous jouerez votre numéro à quelqu’un d’autre, dit Maverick. Il est déjà assez difficile de croire votre histoire, même si votre apparence laisse penser qu’il existe effectivement des gens qui résistent au virus, ou qu’on aide à résister. Déballez votre message.

- Avec grande joie, répondit l’émissaire en s’inclinant légèrement et parodiquement. Je serai ainsi libéré de mon obligation. Ma déesse vous fait savoir qu’en voulant sauver les humains qui s’étaient égarés sur son territoire, vous avez violé par-là même ce dernier qui lui est domaine réservé. Avant d’entendre toute contestation, elle vous prie de vous souvenir d’un vieil adage romain usité par les juristes : nul n’est censé ignorer la loi, même si c’est elle qui l’édite. Ces humains lui étaient réservés pour agrandir le nombre des élus de la nouvelle race, et vous lui avez causé préjudice en l’obligeant à en tuer grand nombre pendant le combat. Mais vous vous êtes battus vaillamment et c’est pour cette raison qu’elle n’a pas décidé de vous exterminer tout de suite jusqu’au dernier. Sa volonté est comme la mer lointaine et fluctue selon les jours et les humeurs des éléments.

La première fois qu’elle a percé les défenses de votre sale petite enclave, elle n’avait d’autre but que de retrouver le professeur Twilight, pour je ne sais quelle raison- affaire de vengeance en tout cas. Il lui a échappé par deux fois et son courroux a augmenté. La déesse admire votre capacité de survie face à ses légions qui n’ont aucune peur et a décidé de vous faire une proposition amiable pour honorer votre aptitude au combat. Elle vous offre le commandement de toutes les forces humaines que vous pourrez fédérer et la promesse de ne jamais être agressé contre un sacrifice dérisoire. Ceci est l’assurance d’une coexistence pacifique pour les générations à venir. »

Le messager ménagea une pause, puis fixa ses yeux jaunes étincelants sur Ash qui sentait que tout cela ne lui disait rien qui vaille.

« La contrepartie est la suivante : la déesse veut qu’on lui remette séance tenante l’humain Ash Twilight, pour qu’elle puisse en disposer à loisir et lui payer de retour ce qu’il lui a fait dans le passé. Dans cette optique, c’est la paix garantie.

- Et dans le cas contraire, je suppose que nous pouvons nous attendre à une attaque massive qui réduira à rien notre communauté ? demanda Ash, tentant tant bien que mal de garder son calme et éprouvant pour ceci l’une des pires difficultés de toute sa vie.

- C’est cela même, dit l’autre en clignant des yeux. Donnant-donnant. »

Un lourd silence gêné s’abattit sur les occupants du bureau de Maverick, ce qui réjouissait au plus haut point l’émissaire décidément bien ambivalent. Le colonel oubliait déjà la tentative de meurtre encore fraîche et explorait les horizons possibles. Vu de cet angle qui avait tout l’air d’un ultimatum, il n’y avait guère de choix. La première attaque, si elle n’avait fait presque aucune victime, les avaient obligés à dépenser beaucoup de munition. Ils n’avaient pu passer aux armes à eau que vers la fin de la bataille. On avait bien installé des défenses annexes- un canon primitif qui expulsait des parpaings, des chaudrons posés sur les remparts pour déverser des cascades sur les assaillants zombies, une mitrailleuse lourde réhabilitée… Mais si jamais l’Ennemie frappait de toute sa puissance, ils risquaient de perdre. A moins qu’en comptant utiliser les explosifs…

Osmund, de son côté, réfléchissait également en jetant de temps à autre des regards inquiets à l’adresse de celui qui l’avait élevé à cette position enviable. Les débuts avaient été tortueux, mais il ne pouvait qu’être reconnaissant au psychologue qui avait chassé certains complexes de son esprit. Il croyait que c’était à lui qu’aurait du revenir le rôle d’Archidiacre. Il ne pouvait tout de go accepter une telle proposition, mais l’échanger la vie d’un contre la survie de tous…

Se posait alors un autre problème qui hantait l’esprit de Twilight : la parole de cette Bête qui disait par truchement l’avoir déjà connu. Il comptait fortement sur le fait qu’ils pensent qu’après avoir fait tant de ravages et ordonné à un de ses séides de tuer le colonel (encore une fois), ils ne mettraient pas leur confiance en une telle proposition malgré l’épée de Damoclès qui se dressait au-dessus de leur tête. Il se sentait désagréablement comme une tête de bétail sur laquelle on s’interrogeait pour savoir s’il fallait la mener toute de suite à l’abattoir ou attendre qu’elle soit un peu plus grasse pour profiter de sa viande. Pire de tout, il ne voyait absolument pas quelqu’un qui aurait pu lui en vouloir autant- quelqu’un du centre qui aurait survécu ? Non, il avait bien fait attention à tirer dans la tête de tous ceux qui le méritaient. Et les autres ? Non, cela ne résolvait rien. Le délai était trop court pour que celle qu’il avait soi-disant bafouée puisse avoir mutée en un tel monstre. Il était totalement dans le brouillard.

Osmund serait de son côté, il en était sûr. Pour ce qui était de Maverick, il avait les pires craintes. Le revirement miraculeux du Colonel ne lui assurait pas de peser assez lourd dans la balance comparé aux risques pris par un refus.

Après un temps qui lui parut durer des siècles glacés, Sandrunner prit la parole.

« C’est une des propositions les plus stupides que j’ai jamais entendue. Si votre pseudo-déesse avait voulu nous tuer jusqu’au dernier, elle aurait pu le faire depuis longtemps. Et rien ne l’empêche de le faire en nous remerciant gentiment de notre coopération par l’extermination de chacun d’entre nous si elle en est vraiment capable.

- Je n’en disconviens pas, dit affablement la Ghûl.

- De quel côté êtes-vous vraiment ? fit Maverick, le Mauser toujours bien an main.

- Je ne suis du côté de personne. Des deux j’ai été trompé et mutilé. Si vous me le demandez, je préfère encore mourir ici libre plutôt que de retourner me faire décapiter là-bas. Je n’ai aucun avenir, nulle part.

- Le Très-Haut peut ouvrir le chemin du futur à toute âme qui accepte la rédemption, affirma Osmund, doutant de ses propres paroles en examinant soigneusement le visage terrifiant de l’émissaire. Toutefois, je suis d’accord avec mon homologue du pouvoir temporel. Nous ne pouvons accorder aucun crédit à la parole de la Bête. Nous avons notre foi pour nous, le courage de nos soldats et la ferveur de nos ouailles.

- Ainsi que des dizaines d’armes bien entretenues et un stock de munition suffisant, rajouta le Colonel en brisant quelque peu la force verbale de l’assertion précédente.

- La foi disparaît bien vite quand les griffes vous lacèrent la gorge, le courage fond comme cartilages à l’eau lorsqu’un frère d’armes se fait éventrer et aussitôt dévorer vivant sous vos yeux, la ferveur n’est d’aucune utilité contre un ennemi qui ne ressent aucune émotion, aucune peur, aucune douleur.

- Vous n’êtes pas très encourageant. Notre point de vue ne change pas pour autant. Inutile d’alerter la communauté au risque de créer des tensions inutiles aboutissant à des situations fâcheuses. Je crois que votre opinion à ce sujet est déjà arrêtée, Ash ? »

Celui-ci grimaça. Maverick prononçait son nom d’une telle manière que ce n’était pas tellement plus plaisant que de s’être tout le temps fait appeler par son nom de famille.

« En dépit de toute ma bonne volonté pour aider Camp Darwin, je tient assez à la vie pour ne pas la jeter aux orties de cette manière et servir de jouet à vivant à une abomination génétique fêlée du bocal. Je vous encourage à continuer de penser ainsi.

- Est-ce que vous ne pourriez pas quand même nous éclairer un peu sur ce point, Ash ? minauda Sandrunner avec un rictus. Vous êtes mon homme de confiance, mais cette nouvelle énigme attise ma curiosité. Je me sentirai trahi en sachant que vous êtes resté à Camp Darwin qui vous a accueilli les bras ouverts alors que vous pouviez vous douter qu’une telle chose irait vous courir après pour régler ses comptes avec vous.

- Je suis tout autant perplexe que vous, répondit sincèrement Ash en accentuant sa fatigue. Je ne me rappelle pas avoir de créature humanoïde contrôleuse de zombie et aussi charmante qu’un couteau de boucher dans mes relations mondaines. La chose n’est pas si difficile à admettre, je ne me souviens pas de la moindre chose à propos d’Elisabeth, et j’en suis fort contrit car cela la met de mauvaise humeur, ce qui n’est bon pour personne. »

Le colonel sourit légèrement.

« Sur ce point, je peux comprendre. Cela me fait repenser à ce badge à votre nom et marqué 0-3 Corporation. Je me demandais, en toute innocence bien sûr, s’il n’y avait pas un lien entre les deux. »

Le ton presque insidieux de la remarque ne trompa personne. La Ghûl jubilait maintenant en voyant celui qu’elle aurait du conduire à la mort être mis sur la sellette. Ash, pour sa part, voyait que leur alliance pouvait devenir bien fragile. Il rassembla toutes ses forces et mentit avec aplomb- il en avait acquis l’habitude.

« Si jamais quelque chose par rapport à ce badge avait le bon goût de se rappeler à mon bon souvenir, soyez sûr que vous serez le premier informé… Colonel. Malheureusement, je ne peux pas vous en dire plus. Je n’ai aucun indice sur l’identité de ce qui reste de cette femme. Pas plus que de la raison pour laquelle elle voudrait me soumettre à des traitements qui seraient certainement très jouissifs pour moi mais assez indélicats en mon endroit. »

Sandrunner le fixa longuement d’un œil, l’autre surveillant toujours avec froideur l’émissaire hilare silencieusement.

« Je vous crois… Professeur. Après tout, j’avais juré de ne pas me montrer curieux puisque depuis tout ce temps, vous avez été de mon côté. Je n’aime pas laisser des choses dans l’ombre alors que nous sommes plongés dans un tel dilemme, vous comprendrez.

- C’est tout naturel, fit Ash en crissant légèrement des dents.

- Quoi qu’il en soit, il est hors de question de vous livrer à cette Bête. Elle a déjà commis assez de crimes comme ça, et je ne voudrai pas vous perdre, vous mon homme de confiance, et la figure emblématique de ce qu’est devenu Camp Darwin ».

Ash avait bien repéré l’accentuation des mots : la seconde proposition était celle qui avait le plus de poids. Pouvait-il s’expliquer la rudesse de Maverick par une simple résurgence de son côté prudent et rancunier, ou bien sa transformation n’était-elle qu’un masque de comédie qui s’effritait ici sous ses yeux ? Il n’oserait pas donner de soupçons à Osmund, pour autant.

« Et pour ça vous aurez ma gratitude éternelle, Maverick, assura-t-il. »

Le sourire sur le visage du militaire s’élargit.

« Je saurai me souvenir de ces mots. Nous sommes liés par une double dette de vie.

- Sans vouloir écorcher ces échanges de banalités, intervint le messager dont les bras commençaient à le lanciner, dois-je donc transmettre un non catégorique ? Avez-vous bien pesé tous les tenants et les aboutissants ? Vous pourriez payer ce choix de votre vie, ou pire encore, bien pire.

- La lumière du nouveau Dieu chassera l’abomination, déclara le religieux avec ferveur. Nous n’avons pas peur de votre soi-disante déesse. Cependant, et le Colonel sera d’accord avec moi, je ne crois pas qu’il serait raisonnable de vous laisser sortir pour votre réponse.

- Une absence de réponse équivaudra à une réponse négative, enchérit Ash, obtenant la confirmation gestuelle de la Ghûl. Cela pose encore le problème des renforcements de nos défenses. Nous ne pouvons rien laisser filtrer de cette entrevue à qui que ce soit, sous peine de provoquer une panique bien mal venue.

- Je saurai me débrouiller de ce problème, le rassura Sandrunner. Osmund pourra très certainement apaiser la populace avec ses belles paroles. De toute manière, nous étions en train de construire plus de défenses et d’entraîner les volontaires. Il s’est écoulé peu de temps depuis qu’ils affluent pour apprendre à se défendre, mais lorsque la Bête arrivera si elle n’est pas trop lâche, ses Hordes n’auront pas affaire à une petite garnison d’élite mais aussi à une forte milice. »

L’émissaire renifla, amusé, éjectant par la même occasion plusieurs gouttes d’un mucus franchement dégoûtant.

« Vos raisonnement sont si simples que je peux déchiffrer le fil de vos pensées. Vous alliez me faire un discours sur votre supériorité, hmm ? Que nous ne pouvions que perdre parce que nous ne nous reproduisons pas… Mais c’est faux. La déesse a trouvé un procédé pour augmenter nos rangs sans avoir besoin de convertir des humains Entiers à notre cause, physiquement et mentalement. Vous vous disiez probablement que si vous gagniez la bataille qui s’annonce, Elle subirait une telle défaite qu’elle n’oserait plus jamais s’opposer à votre petite coterie de survivants faméliques.

Oh, on dirait que j’ai touché juste. Au fait, je n’ai pas besoin de sortir pour transmettre mon message. Si vous aviez la bonté de ne pas me ficher une balle dans la gorge quand je vais faire le geste, je vais m’exécuter.

- De quelle diablerie s’agit-il encore donc ? questionna Osmund, qui trouvait la promiscuité prolongée avec cette créature impie de plus en plus pénible.

- C’est très simple, fit Ash. Ce que je pensais depuis quelques temps. Vous ne m’aviez pas cru, Maverick, lorsque je vous en ai parlé. Il a fallu se rendre à l’évidence : la Bête contrôle les Hordes, aussi improbable que cela puisse paraître. De façon limitée puisque la plupart du temps, ils sont laissés à leur schème primitif qui ne tient aucun compte des spécificités de leur environnement : attaquer chaque jour à minuit pour se nourrir. C’est comme s’ils redécouvraient à chaque fois les douves, barrières mortelles…

Vous vous souvenez peut-être que tous les chats et chiens de Camp Darwin avaient aboyés peu avant l’attaque surprise. Le chien, dans les plaines, a fait de même avant qu’ils ne déferlent sur nous en plein jour. Avec les révélations de notre ami, tout devient clair. Peu importe comment, la Bête a introduit un changement dans l’action du virus- encore un autre. Les zombies ‘simples’ ont une ouïe capable de percevoir le spectre sonore bas, jusqu’aux infrasons. Ceux-là sont inaudibles pour nous, douloureux pour certains animaux. Une partie de ce qui demeure de leur encéphale été modifiée pour pouvoir obéir à des instructions simples dans ce langage qui nous est silencieux. Notre invité doit avoir la même capacité, sans force de persuasion sûrement, mais quand même capable de transmettre une information au zombie le plus proche, avec consigne de le relayer jusqu’à leur… Déesse. Ils n’en comprendront rien, le restitueront quand même de manière automatique.

- En voilà là qui a quelque chose dans la cervelle, gloussa la Ghûl. C’est un peu près ça. Vous pouvez constater que nous ne sommes pas aussi primitifs et abjects que vous le pensez. Vous restez ancré dans vos traditions pour définir une nouvelle voie, alors que nous, nous suivons simplement un chemin d’évolution différent. Peut-être préférez-vous que je ne dise rien ? Cessez d’avoir ces mines étonnées, c’est presque dégoûtant de voir à quel point vous avez du mal à saisir des concepts nouveaux.

- Encore une pique de ce genre, et je ne réponds plus de rien, grogna Maverick, excédé par l’attitude de vif-argent de celui/celle qui avait essayé de l’assassiner.

- Vous pouvez tirer, dit sereinement l’autre. Je ne désire pas la mort, mais si vous me la donnez, je l’accepterai sans rechigner. »

Déconcerté par une personne qui pouvait renoncer si facilement à ce qu’il y avait, maintenant plus que jamais, de plus précieux en ce monde, Maverick baissa la fermeté de sa prise sur son pistolet ancien. Il se tourna vers le psychologue.

« Cette avalanche d’information est préoccupante. Nous devons éliminer cette Bête, c’est clair. Si elle vient à nous, aveuglée par la colère, nous pourrons l’emporter. Si nous pouvons l’abattre dès le début de la bataille, avec sacrifice si nécessaire, le reste de la Horde sera désordonné, si je comprends bien. Et si je comprends toujours, nous n’avons aucun moyen de contrôler ce que ce demi-humain va pouvoir raconter à sa maîtresse. Qu’en pensez-vous ? Nous le laissons faire ?

- Sa fureur sera grande de votre refus, glissa la Ghûl, et elle atteindra ses sommets les plus féroces si elle ne reçoit aucune réponse. Elle considérera cela comme une insulte supplémentaire, alors qu’elle veut faire preuve de courtoisie en m’envoyant à vous.

-  Autant de courtoisie qu’en s’arrogeant la vie de nos frères et de nos sœurs pour en faire ses démons serviles ? fit Osmund, presque révulsé d’horreur. Nous montrerons la même courtoisie à son égard, en ce cas. Telle est la volonté du Nouveau Dieu : la loi du Talion est de mise. Coopération avec autrui si possible, tendre la main, faire du bien si l’on nous fait du bien, répondre avec la même force si l’on nous offense, puis pardonner. Seulement, cette Bête est au-delà de tout pardon.

- Belle philosophie, commenta la Ghûl. Elle n’est pas prête de vous pardonner non plus, de toute façon.

- Nous aurions pu temporiser en demandant d’y réfléchir, mais je crois bien que l’émissaire pas si zélé a une réponse tout prête en pareil cas.

- C’est le propre d’un ultimatum, professeur. Si vous aviez le temps de conférer librement autour d’une tasse de thé et de chanter kumbaya autour d’un feu de camp en attendant de prendre une décision ou pour mieux fomenter une riposte, l’intérêt serait bien moindre. Si je ne transmets aucune réponse avant que minuit ne tombe, elle interprétera ceci comme un refus.

- Autant lui répondre, dans ce cas, jugea Twilight, qui, la frayeur de servir de mouton du sacrifice passée, voyait ses capacités réveillées par la dangerosité de la chose. Je ne vois guère ce qui pourrait en résulter de pire pour nous, contrairement à ce qu’il prétend. Il ? Ou elle, d’ailleurs ?

- J’aurai pensé, fit la Ghûl, puisque vous étiez un peu plus intelligent que vos comparses, que vous auriez su que cela n’avait guère plus d’importance dans ma condition. Les distinctions sexuelles deviennent sans fondement une fois que nous sommes transformés en hybride.

- Je croyais que vous pouviez vous reproduire ? attaqua de nouveau le Colonel, peiné par cette aura d’indécision.

- Si fait, dit l’autre sans se démonter. Le procédé, toutefois, n’est sujet à aucun plaisir particulier, comme vous pouvez l’imaginer. Il remplit son simple rôle originel : la procréation. Homme ou femme par le passé, peu importe maintenant. Notre importance est la même, et je n’ai aucun complexe. On se débarrasse de tellement de choses en changeant de peau.

- Je préfère garder la mienne, à ce tarif-là, dit Maverick en faisant la moue. Si Osmund est d’accord, vous allez pouvoir informer votre matriarche de notre refus catégorique. Profitez-en aussi pour lui transmettre nos bons sentiments, et lui souhaiter un prompt rétablissement pour la blessure causée par Elisabeth.

- Ajouter aussi de prendre bien garder à son âme, car il n’y a pas non plus de rédemption pour ceux qui veulent jouer à Dieu, alors que nous ne sommes que de simples créature mortelles.

- Concluez en disant que je refuse son invitation cordiale à me faire dépecer et qu’elle aurait besoin de trouver dans le désert des pastilles à la menthe. »

Sans broncher, l’être au sexe indéterminé ferma les yeux et ouvrit la bouche, formulant des signifiants dans un langage inconnu et imperceptible pour eux. Les chats et les chiens se mirent à aboyer et miauler follement, causant quelque agitation. Plusieurs citoyens n’avaient pas oublié que la dernière fois qu’un tel événement s’était produit, ils avaient droit à une invasion en règle et une histoire qui s’était terminée par un mystère douloureux. Osmund espéra que ses prêtres fraîchement émoulus auraient la présence d’esprit de calmer ceux qui iraient se faire trop de bile pour cela.

Sa transe terminée, l’émissaire rouvrit les yeux.

« C’est fait. Si vous pouviez baisser cette arme, colonel Sandrunner, cela détendrait l’atmosphère. Il n’y avait absolument rien de personnel dans ma tentative de meurtre, et mon jabot à acide est vide pour le moment. Je suis sûr que vous êtes sur le point d’avoir une crampe aussi.

- Vraiment merveilleux de faire partie de votre race élue, ironisa Maverick. Je me sentirai plus tranquille si vous ne disposiez plus de cet appendice repoussant et dangereux pour ma sécurité.

- S’il n’y a que ça que pour vous faire plaisir… »

Sous le regard ébahi d’un Maverick qui n’avait lancé cette phrase que par simple moquerie, il s’arracha fort proprement l’excroissance du jabot et se dirigea vers la fenêtre pour l’évacuer. Juste avant de l’ouvrir, ils purent tous voir une silhouette s’enfuir à toute jambe. Ash remarqua un petit trou percé sous la fenêtre, bien utile pour mieux entendre.

Sandrunner se rua vers l’ouverture et cria à plein poumon à tout soldat dans le coin de ratisser immédiatement le secteur pour appréhender quelqu’un en fuite habillé d’un vêtement tâché et plein de poussière. Il savait pertinemment que l’entreprise était vaine, mais il ne pouvait rien faire de plus.

« Si quelqu’un vous épiait et a tout entendu, c’est plutôt mauvais pour vous, fit remarquer la Ghûl en dévoilant ses dents noires.

- Le problème plus urgent est de décider de votre sort, trancha Maverick en se retournant vers lui/elle.

- J’ai une idée déjà préparée, lança Ash, qui sentait l’énergie influer en lui de nouveau, sans raison particulière. Notre émissaire sans nom nous a dit qu’il voulait être libre, et qu’il ne craignait pas la mort. Je propose que l’Archidiacre fasse préparer l’église et l’autel pour le premier rite de purification. Le Très-Haut jugera s’il est bon ou non de sauver son âme, et de prouver que de la laideur apparente peur surgir la beauté intérieure. Dans les deux cas, ce sera une scène très forte. Qu’en dites-vous ?

- Pourquoi pas ? fit l’autre en haussant les épaules, alors qu’Osmund voulait faire comprendre par signes au psychologue qu’aucun rituel de purification n’avait encore été inventé dans la liturgie.

- L’idée me paraît excellente, agréa Maverick en renonçant à mettre plus longtemps la créature sous la menace dissuasive de son pistolet. Cela me laissera le temps d’enquêter sur celui qui nous espionnait, et de modifier l’histoire pour justifier sa présence ici.

- Je m’aperçois que vous êtes passés maître dans l’art de maquiller la vérité, ricana la Ghûl. Vous avez déjà du déballer de belles salades pour maintenir votre bétail sous contrôle.

- Mon père, je vous serai aussi gré de faire en sorte que la purification rime avec mort. Celui-là est bien trop ricaneur pour faire un bon converti.

- Seule la main du Très-Haut guidera mes gestes, se roidit Osmund.

- Bien évidemment. »

Et l’entretien se conclut ainsi. Maverick fit rappeler Mc Hook pour mettre en sécurité leur invité très particulier, Osmund s’en alla à l’église en réfléchissant en quoi pourrait constituer le rituel, et Ash rentra à la maisonnette très réduite qu’il partageait Pauline. Il était déjà en rechute, et il ne s’agissait pas d’une de ses crises habituelles. Il espérait que Pauline n’avait pas remarqué le renflement léger à l’endroit de son cœur, sous sa chemise. Elle fut plutôt contente de le revoir, car il avait légèrement meilleure mine que quelques minutes plus tôt. Il prétexta la fatigue pour éluder sa relation de ce qui s’était passé pour qu’on puisse avoir besoin de sa présence, et il se recoucha avec bonheur, les rôles inversés entre eux deux tant qu’il était malade.

Il l’était encore plus qu’on ne pouvait le voir en surface- de devoir lui mentir à elle. Mais il n’avait pas le choix, et il fallait accepter la réalité lorsqu’on ne pouvait pas la changer selon ses désirs, au risque d’aller encore plus mal.

 

Elle le réveilla lorsqu’un soldat frappa à la porte pour signaler que la cérémonie était prête. En prenant appui sur elle alors qu’il n’en avait plus tellement besoin, ils se rendirent ensemble au lieu de culte. La congrégation rassemblée fut un long moment épouvantée par l’aspect de la Ghûl, certains demandèrent avec insistance de monter un bûcher pour se débarrasser de l’abomination. Il fallut toute la douce autorité spirituelle d’Osmund pour les convaincre de rester en place et qu’on allait procéder au sauvetage de l’âme du malheureux. Maverick leur donna une version très éloignée de la vérité pour expliquer la présence de la créature ni tout à fait zombie, ni tout à fait humaine, à Camp Darwin. Il la présenta comme un martyr, et, mentant comme un arracheur de dents, réussit presque à en dresser un tableau élogieux.

Les apitoiements ne furent pas si nombreux pour autant, car la Ghûl était moyennement coopérative et ne faisait rien dans ses gestes et sa posture corporelle pour atténuer la peur qu’elle instillait. Après une homélie de rigueur, Osmund la fit placer sur l’autel, les bras croisés sur son torse, sans avoir l’impudence de la déshabiller alors que c’est ce qu’il aurait fait dans l’optique d’une purification. Il avait même pensé à la faire immerger totalement dans l’eau, mais ç’aurait été tricher : s’inspirant des observations communes et en toute logique, il croyait que la créature aurait perdu la moitié de ses tissus dans l’opération puisqu’elle était semi-putréfiée. Quoique d’une putréfaction propre, en un sens, la nécrose ayant eu des dommages limités. Il craignait qu’elle ne fusse capable d’une grande force comme les zombies normaux, et elle avait manifesté une résistance à la douleur inhumaine en s’arrachant son appendice cracheur d’acide. Aussi était-il entouré de ses acolytes les plus musclés, et un soldat de la garde personnelle de Maverick veillait dans un coin du lieu sacré, prêt à abattre le futur purifié- d’une balle préalablement bénite, cela allait de soi.

Le rituel se passa avec la solennité requise, Osmund déclamant quelques mots en latin pour faire bonne impression et traçant des arabesques autour de la Ghûl en versant à petites doses des jets d’eau bénite, sortie d’un pot (béni) par ses délicates mains (bénies), le tout avec un professionnalisme qu’il n’aurait pas été incorrect de qualifier de béni. La victime, hm, le bénéficiaire du rituel poussait de légers gémissements tandis que l’Archidiacre incitait le Très-Haut à leur accorder Sa divine attention et de juger cette âme malheureuse qui, bien malgré elle, s’était égarée sur les sentiers de la perdition. Il ne donna pas de preuve de Sa présence, mais l’ancien messager de la Bête paraissait avoir un regard plus paisible, moins narquois, et demeurait sans agitation sur l’autel de pierre grise et froide. Puis il ferma les yeux, comme endormi. Après quelques minutes de silence, Osmund décréta qu’il fallait attendre que le jugement divin se manifeste et laisser le purifié en paix pour ne pas interférer avec les ondes cosmiques.

La salle se vida lentement. Maverick remarqua que Ash restait en arrière, néanmoins,  il s’abstint de tout commentaire. Twilight rabroua Pauline et assura qu’il se sentait beaucoup mieux, ce qui n’était pas totalement faux. Il désirait rester seul avec lui ou elle, pour des raisons qu’il lui expliquerait plus tard. Vexée de se faire éjecter ainsi comme une enfant, elle ne pouvait pas lui refuser quoi que ce soit pour autant et lui fit promettre de rentrer vite. Il lui donna sa promesse, et il se trouva en tête à tête à demi morte.

La Ghûl sentit sa présence et rouvrit les yeux en souriant.

« Je savais que vous seriez là. Les autres se sont contentés de mon histoire et de votre révélation, mais vous avez envie d’aller plus loin. De voir au-delà du miroir.

- Drôle d’expression, fit Ash, songeur, espérant que l’Autre n’allait pas se manifester à l’évocation du nom de l’objet de vanité. Simple curiosité scientifique, sinon.

- Menteur, pouffa l’hybride. Vous en savez plus que vous ne voulez bien l’admettre. Ne vous inquiétez pas, il n’y a personne d’autre pour nous entendre. Je peux sentir la présence des humains. Nous autres, les Ghûls, avons les avantages des zombies sans leur encombrant défaut. Il faut juste payer le prix.

- Vous êtes un bien curieux personnage, Ghûl.

- N’est curieux que celui qui perçoit ainsi.

- Verbiage… Vous en savez également plus que vous ne voulez bien le dire. Vous savez qui est la Bête. Vous n’êtes pas que le simple pion que vous vous dites êtres.

- Qui sait ? lança la Ghûl en levant les yeux au plafond glacé et sans âme. Parfois, moi-même, je ne sais plus qui je suis. Ma volonté a surnagé au milieu des rêves de transformation. Je suis plus qu’un humain, et tellement moins qu’une déité. Je suis un maître et un serviteur, qui poursuit un faux but en rallongeant sa vie misérablement. Un point dans l’Univers… Comme tout le monde. Je me suis plié à votre bouffonnerie en croyant que cela m’apporterait quelque chose, mais je n’ai rien ressenti. Et la mort que l’on me réserve n’a rien de plaisant.

- Si vous désirez rallonger votre existence, je peux arranger ça.

- Et qu’en ferai-je donc, petit professeur ? Vous n’avez pas vécu ce que j’ai enduré. Mon esprit a été essoré, sa vision s’est autant allongée que réduite. Je puis parler plus librement maintenant… Vous n’avez pas d’avenir, à Camp Darwin. Je me suis gaussé, mais vous avez une chance de résister à la fureur infinie des Hordes commandée par la Déesse. Cela n’aboutira nulle part, pourtant.

- Alors, racontez-moi votre histoire, pour que je puisse comprendre. Je suis loin d’être un idiot. »

La Ghûl considéra le grand blond, méditatif. Sans qu’il lui demande la permission, elle lui prit la main et inspira lentement. Ash ne chercha pas à se dérober au contact qui finit rapidement.

« Oui… A vous, je pourrai le dire. Je sens quelque chose d’étrange en vous. Dites-moi d’abord comment vous comptez me sortir de là. Je ne me faisais aucune illusion, votre précieux petit colonel ne comptait me laisser en vie depuis le moment où il a vu mon visage.

- L’astuce est toute simple. Je vous le révèle puisque vous ne risquez pas de me compromettre… Je gardais une zombie dans une pièce secrète placée sous l’église, à fin d’étude. Je vous ouvre le passage, vous la tuez, et je pars l’amener au cimetière après l’avoir arrosé d’assez d’eau pour qu’on puisse vous confondre. Vous prenez sa place dans la pièce cachée, et je vous fournirai de quoi subsister. Vous pourrez sortir la nuit, presque sans craintes. Je n’ai rien de mieux à vous offrir.

- Vous étudiez un zombie en captivité ? J’espère que vous ne comptez pas me prendre comme prochain sujet d’étude.

- Marché conclu ? » insista Twilight.

La Ghûl s’assit sur l’autel en détendant des épaules en partie nécrosées.

« Dans ces conditions, je ne peux pas rêver mieux. Mais il n’y a pas que mon histoire personnelle qui vous intéresse, n’est-ce pas ?

- Vous connaissez qui était la Bête. J’en suis convaincu.

- Non, je n’ai pas menti sur ce point. Par contre, j’aurai plus à vous apprendre sur ma race, si vous êtes prêt à l’accepter, et je crois volontiers que vous le soyez. Le futur vient de prendre un nouveau tournant. Toutefois, vous devez être sûr de ce que vous allez faire, Ash Twilight. Ma ligne de vie devait s’arrêter ici, et en intervenant, vous allez modifier la trame du futur, avec des retentissements que ni vous, ni moi, ne pouvons imaginer. Cela sera peut-être en votre faveur, et en la défaveur de beaucoup d’autres…

- Je prends le pari, annonça le psychologue. Je ne suis pas d’énergie à philosopher maintenant. Venez. Nous avons à faire rapidement pour ne pas éveiller les soupçons. »

La Ghûl sans nom lança un regard énigmatique à cet homme qui acceptait sans rechigner de sauver un ancien agent de la créature qui cherchait à les exterminer, juste pour assouvir sa soif de connaissances, et ils se dirigèrent vers la statue du pèlerin. L’humain affaibli ne semblait pas avoir peur, et la Ghûl se demanda s’il lui faudrait honorer cette confiance.

 

Une heure plus tard, on annonça que le purifié ou la purifiée n’avait pas survécu au rituel. Le corps était méconnaissable et entré en putréfaction totale, ce qui était le signe de rejet du Très-Haut. La dernière volonté de la victime du jugement avait été d’être enterrée rapidement, ce qui fut fait dans une petite tombe beaucoup moins soignée que celle des fidèles défunts. On procéda à un baptême post-mortem, et la plupart de ceux qui avaient été à l’église plus tôt oublièrent rapidement l’événement, soulagé de ne pas avoir parmi eux quelqu’un qui était souillé par l’infection impie. Osmund ne trouvait rien à redire à cette issue qui pour lui était en totale adéquation avec son prêche, comme il le fit savoir dans sa brève oraison funèbre. Maverick, lui, tiquait un peu. Mais plus il réfléchissait, moins il voyait pourquoi son homme de confiance aurait truqué de quelque façon que ce soit le déroulement du rituel. La Ghûl était belle et bien morte, ainsi qu’elle ne l’avait pas refusé, et l’affaire était close. Déjà, le professeur retournait à son logement, essayant de faire belle figure devant les gens mais ne pouvant dissimuler la fatigue qui se peignait sur ses traits. On lui offrit des vœux de prompt rétablissement, et le colonel retourna à ses quartiers.

Il devait préparer la confrontation finale avec la Bête.

 

Loin de là…

 

« Ces précautions multiples sont autant agaçantes qu’inutile, jugea une voix érudite.

- Mon cher Ifness, nous ne pouvons nous permettre aucun écart, aucun faux pas, alors que nous approchons de plus en plus vite à la consécration ultime du Programme.

- Nous sommes dans votre bureau personnel, gardé par votre petite chienne de garde. Devons nous perdre encore du temps à nous cacher ?

- Je vous ferai remarquer que c’est vous qui avez demandé cet entretien, vieille barbe. Nous sommes tous les trois très occupés, et je suis obligé de prendre du temps pour éviter que cette discussion ne soit entendue par qui que ce soit.

- Je partage l’opinion de Moonlight, décréta Preacher. Puisqu’il faut bien utiliser nos noms de scène ?

- Bien entendu. Si vous êtes si pressés, tous les deux, allez droit au but. Je sais très bien que vous me tournez autour depuis quelques temps, comme deux vautours qui cherchent absolument quelque chose à becqueter.

- Les insultes ne sont pas de mise entre nous, répondit froidement le vieil homme. Je déteste toujours autant vos sobriquets trop familiers.

- Cela ne m’étonne pas, on dirait que vous avez été racorni dès la naissance. Alors, le motif de votre visite ?

- Cela vous concerne directement, dit Preacher en s’asseyant et posant son éternelle mallette noire. Plutôt que de risquer l’effondrement du Programme, nous avons décidé la confrontation directe. Nous aimerions revenir sur votre accession au poste de chef de votre famille… »

Moonlight rumina en se servant un verre de brandy. La discussion n’allait rien avoir d’amusant, et il perdrait, lui, réellement son temps.

« Vous désirez encore remuer de vieux souvenirs ? Cela va faire bientôt sept ans que mon pauvre père est dans une tombe qui ne connaît pas les affres de l’agent R, et je n’aime pas repenser à cela.

- Ce que vous aimez ou non n’a aucune espèce d’importance, fit toujours aussi glacialement Ifness. Ne nous jouez pas la comédie. Des larmes de crocodile que vous avez versé à son enterrement.

- Mon père et moi n’avons guère eu le temps de nous connaître, répondit tranquillement le descendant des Vikings. Je n’ai pas eu le temps d’apprécier l’homme dans sa pleine mesure en quelques mois.

- Ne nous resservez pas votre histoire extravagante du fils perdu puis retrouvé…

- Heureux de ne pas avoir à le faire. J’ai horreur de répéter les choses. Quelle est l’agitation qui fait trembler vos vénérables circonvolutions, Ifness ? Vous me croyez plongé dans une sordide affaire ?

- On pourrait très bien conclure que vous avez tué votre père pour obtenir sa place, intervint Preacher, la voix neutre comme à son habitude.

- Et dans quel intérêt, je vous prie ? demanda Moonlight, affable.

- Pour conduire vos propres affaires au Triumvirat, bien entendu. Imposer vos vues et orienter le Programme selon vos désirs, aussi subtilement que possible.

- Soyez clairs, messieurs. Si vous avez un reproche à m’adresser par rapport à ma façon de mener nos actions, c’est un peu tard pour le faire. Je n’ai aucune ambition qui dépasse les limites dans notre projet qui va révolutionner la nouvelle humanité, et vous n’avez jamais semblé mécontent des pierres que j’ai apportées à l’œuvre.

- A vrai dire, nous étions époustouflés par toutes inventions que vous aviez dans votre besace, dit Ifness. C’était proprement mirobolant. Sans vous, c’est vrai, nous n’aurions pas pu apporter des changement décisifs à la souche de l’agent R que nous avons trouvé dans le temple autrefois découvert par nos aïeuls. Des progrès en génétique effarant, les schémas de douzaines de machines innovantes, de nouvelles théories en mathématique, en physique, de nouveaux concepts pour des armes et moyens de transport, de nouvelles formules de matériaux de synthèse, de lourds téléphones mobiles, et plus que tout, une percée ahurissante dans le domaine de l’informatique qui nous a permis un bon en avant formidable et permis d’installer des systèmes de surveillance et de sécurité performants…

Sauf qu’il y a un détail gênant dans toute cette mine d’Ali Baba… Moonlight, puisque vous tenez à vous faire appeler ainsi. Vous n’êtes pas un génie. Votre passé est du plus obscur. Malgré toute la puissance de nos réseaux d’informations, je n’ai rien trouvé sur votre compte. Rien depuis votre mystérieuse disparition. Et voilà que vous revenez, frais comme un gardon, les bras chargés de merveilles technologiques ! Vous ne pouvez plus tromper personne, Moonlight. Vous n’avez pas conçu ou théorisé toutes ces choses. Et il serait sidérant de penser qu’une autre entité que notre corporation qui a toujours été à la pointe du progrès depuis sa fondation il y a des siècles puisse avoir fait autant de découvertes sans que nous ne puissions en avoir eu vent.

- Pourquoi m’harasser de la sorte avec des détails ? pesta le colosse blond. Vous faut-il encore chipoter alors que j’ai donné tant de choses qui ont permis l’avancement du Programme bien plus tôt que prévu, et qui ont grandement facilité les choses ?

- C’est trop douteux pour être honnête, enchérit Preacher. Nous nous sommes tenus cois durant tout ce temps, mais nous tenons maintenant à que tout soit éclairci pour éviter des… incidents… Ultérieurs. Il serait dommage de briser l’association scellée entre nos trois puissantes familles depuis si longtemps pour un malentendu qui peut être facilement écarté. Et ce n’est qu’un des voiles d’ombre qui vous recouvre.

- Oh ? fit l’inculpé. Je serai heureux d’entendre le prochain chef d’accusation. Sans vous faire remarquer l’inanité de vouloir réactualiser ce genre de choses alors que ma loyauté à notre cause ne peut pas être démentie.

- Nous n’avons aucune preuve du contraire, dit Ifness, sur un ton qui indiquait bien qu’il regrettait cet état de fait. Ce qui ne veut pas dire que vous soyez blanc. Répondez d’abord à cette question, sans chercher à vous esquiver.

- Désolé de vous décevoir, contesta Moonlight, qui perdait de sa bonhomie habituelle. Vous n’avez aucune légitimité à me demander cela, à moi, votre pair. Pourquoi ne pas se contenter de ce que vous avez ? C’est vous qui venez mettre un grain dans les mécanismes alors que tout est en bon ordre. Je ne suis responsable de rien. Pourquoi vous méfier de moi ? Ne suis-je pas, après tout, celui qui est attendu, selon les fragments de texte du Livre que vous avez vous-même exhumé, Ifness ? A l’accoutumée, vous être si accroché à ce genre de choses, prétendant même que le Livre en entier retracerait la destinée de l’O-3 Corporation jusqu’à la Nouvelle Aube.

- Je ferai une exception sur ce point. Si vous nous parliez alors de cet homme qui vous ressemble totalement, et que vous avez inclus dans le Programme ? »

Moonlight soupira. Aucun de ses deux pairs n’avaient la moindre intention de lâcher le morceau, et il ne pouvait en aucun cas leur dire la vérité. Ils n’étaient pas prêts à l’entendre. Même pour lui, elle était dérangeante.

« Nous en avons déjà parlé. Peut-être est-il mon frère jumeau caché, qu’en sais-je ? Il y a aussi une infime chance, mais réelle, qu’il soit mon sosie parfait. Ces détails n’ont rien à voir avec ce qui nous occupe. Il remplit parfaitement le rôle qui lui a été assigné, il est passé de la théorie à la pratique. Il est la clé dont nous avions besoin pour déclencher le point Apocalypse, et il donne toute satisfaction. Qu’allez-vous imaginer encore ?

- Rien, et c’est bien ce qui est déroutant. De ne pas avoir la moindre petite idée sur cette ressemblance singulière. Nous avons eu des rapports. Il est aussi puissant que vous, Moonlight. C’est un danger potentiel. Si jamais il trouvait Shangrila…

- Vous voulez rebrousser chemin à ce stade ? s’emporta le membre du Triumvirat en se levant d’un seul mouvement en posant ses mains. Ecoutez-moi bien, c’est le pire moment pour choisir d’être en dissension. Une dissolution de notre alliance, même partielle, nous serait fatale. Vous savez que ce que je fais est la bonne méthode. C’est grâce à moi que nous avons acquis des pouvoirs qui, dormant encore, transcenderont bientôt notre nature humaine. C’est moi qui ai fait avancer le Programme à pas de géants. Je me suis investi à fond dedans, et vous seriez bien malhonnête d’affirmer le contraire ou de dire que j’ai l’habitude de tirer la couverture à moi en toute occasion. Nous avons tous notre rôle à jouer dans ce maître-plan, et je ne vous ai jamais critiqué sur votre manière de mener le jeu. Maintenant, si vous tenez à créer une querelle entre nous trois qui sommes censés mener la parcelle d’humanité dont nous avons la charge vers une nouvelle ère plus grande…

- Il y a des tas d’autres petits détails qui nous ont fait tiquer. Puisque vous n’ignorez pas que nous avons enquêté sur vous, vous devez être au courant. Plusieurs bizarreries qui… »

Mais Preacher n’eut pas le temps d’énoncer la liste qui les dérangeaient : le téléphone venait d’émettre sa sonnerie grave. Moonlight, toujours bouillant, se rassit sèchement et décrocha.

« Oui ? Qu’est-ce que vous dites ? Je croyais que je pouvais vous faire confiance pour une courte absence de ma part, Dousselin. Il n’y a eu aucun dégât dans la chambre d’insertion ? Non ? C’est déjà un point en votre faveur. Qu’est-ce qui a provoqué une réaction pareille ? Vous dites avoir assisté à l’émergence de phénomènes totalement imprévu ? Oui, deux gardes tués en quelques secondes sans avoir été touchés physiquement, on peut considérer ça comme une preuve. Une chance, vraiment, que vous soyez restée entière. Cela m’évitera les tracasseries d’avoir à nommer quelqu’un d’autre à votre poste, mais cela pourrait s’arranger s’il n’est pas retrouvé rapidement. Peu m’importe qu’il se soit dirigé dans les Bas-Fonds. Retrouvez-le, à n’importe quel prix. Employez les forces spéciales s’il le faut. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre un spécimen qui fait une telle réaction. J’arrive immédiatement. »

Il reposa le combiné avec une expression mi-figue, mi-raisin.

« Messieurs, je peux me permettre un ‘je vous l’avais bien dit’. Vous m’avez obligé en insistant lourdement à quitter une expérience d’insertion, fort délicate. Vous avez entendu le résultat. Nous avons un nouveau prototype de soldat qui offre des perspectives de létalité tout à fait alléchantes. A moins que vous ne vouliez encore me retenir ici pour pinailler, je vais mener moi-même la traque pour mettre la main sur l’évadé. Même nos hommes modifiés auront peur d’un autre qui peut les tuer sans les toucher. Bien que je crois que vous soyez en train de développer ce talent, Preacher ?

- Le hasard vous offre un faux-fuyant fort bien venu, grinça Ifness en accentuant la pression de sa paupière sur sur son monocle antique. J’en viendrai presque à croire que vous avez inventé cette histoire, ou préparé l’évasion de ce spécimen pour pouvoir remettre à plus tard votre mise sur la sellette.

- Votre méfiance exacerbée est une lame qui se retournera toute seule contre vous, Ifness. Si vous vous mettez à voir des traîtres ou des personnes qui ne font finalement pas digne de totale confiance un peu partout, le délire paranoïde va s’installer sous votre crâne vénérable.

- Peut-être. Peut-être pas. Allez donc retrouver votre nouveau jouet humain. Nous reprendrons cette conversation dès que possible, et nous la mènerons à terme.

- Splendide ! »fit Moonlight en exhibant un sourire radieux.

Sans autre commentaire, il fit signe à une silhouette encapuchonnée qui attendait dans un coin de le suivre, sans jeter un autre regard à ses compagnons du Triumvirat. Ils attendirent quelques instants, puis se levèrent à leur tour.

« Il n’a pas tout à fait tort, lâcha Preacher. Et c’en est encore plus exaspérant. Nous savons parfaitement qu’il nous dissimule des choses, et nous savons tout aussi bien qu’il n’a cessé d’œuvrer pour le Programme. Son zèle est même parfois inquiétant.

- Vous vous oubliez, mon ami, à faire montre d’autant d’émotion…

- Je ne suis pas le tueur sans âme que vous croyez, Flamel. Il est toutefois inutile d’extérioriser trop.

- Sans âme ! pouffa le vieillard encore vif. Vous êtes presque amusant, parfois. Pour ce qui est du fils miraculeusement retrouvé, je ne transigerai pas. Il y’ a quelque chose d’autre qu’il nous dissimule, et ce, depuis fort longtemps, j’en ai la conviction. S’il nous laisse quelques révélations, ce ne sera que des os à ronger. Il y a une autre vérité cachée derrière la première occultée. Et si nous ne la trouvons pas…

- Si nous ne la trouvons pas ? reprit en écho Preacher.

- De tragiques accidents peuvent arriver en ces périodes encore incertaines, fit Ifness, songeur. Il a lui-même dit que nous ne pouvions nous permettre aucun faux pas. S’il en fait un, nous devrons nous montrer intraitables. Ne faites pas cette mine. Vous doutez autant que moi sur la légitimité qu’il a à avoir succédé à son père, qui lui était un véritable homme de qualité. Cet homme me fait parfois penser à un bouffon intelligent aux manches remplies de poignards. Observez-le attentivement, monseigneur de Montpéril. Vous noterez qu’il a parfois des lueurs de folie douce… Et nous ne pouvons tolérer des comportements déviants de ce que nous attendons. »

Preacher acquiesça silencieusement, et ils sortirent de la pièce. L’issue du Programme lui semblait de plus en plus douteuse.

 

A quelque distance de là, confortablement installé dans ses quartiers privés qu’il avait mérité après avoir démontré son zèle à la cause (un zèle plein et entier, celui qui avait le plus de valeur pour les dirigeants du Programme qui ne tenaient guère en estime que la simple obéissance aveugle et opportuniste à ceux qui avaient le plus de chance de passer le cap survie), Gordon rangea méticuleusement son appareillage d’écoute, qu’il devait ironiquement aux performances technologiques rendues possibles par les apports de Moonlight, dont la vraie identité restait secrète. Le vieux croulant s’appelait donc Flamel, comme l’alchimiste de légende qui voulait créer la pierre philosophale. Amusant. L’autre avait un titre haut placé dans l’épiscopat, ce qui ne revenait plus à grand-chose désormais.

Gordon voyait mal ce de Montpéril être un homme de dieu, sauf à envoyer son prochain vers Lui- à compter qu’il soit encore quelque part là-haut dans le ciel, secouant Sa divine et auguste tête devant les énormités dont étaient capables l’humanité supposée être Sa création. Pourtant, il avait déjà épié plusieurs conversations qui relataient une telle inspiration divine par rapport à ce qu’ils nommaient le « Livre ». Gordon ignorait encore de quoi il s’agissait.

Il devait procéder avec une extrême prudence pour en apprendre le plus possible et utiliser ces nouvelles connaissances à son profit. Cette courte conversation avait été éclairante. Même en faisant beaucoup pour ceux qui se posaient en guides du futur de l’humanité, il n’avait pas été mis dans nombre de confidences. Toujours ces histoires d’expérience ésotérico-scientifiques sur l’âme, faire muter l’agent R pour le rendre inoffensif (hé, les mecs, c’est un peu tard ! Déjà 75% des hommes et des femmes qui sont morts-morts ou à l’état de mange-viande sans cervelle selon vos propres estimations), l’éducation des enfants… Brr. Il était bien content d’être adulte à cette période charnière de l’Histoire.

On faisait entrer de drôles de choses dans le crâne des gosses. Bien qu’il soit un adjuvant sans concessions du Programme, enfin, de ce qu’il en connaissait, il n’était pas dupe. Cette 0-3 Corporation avait prévu le coup d’une façon ou d’une autre. Depuis le début des années soixante, quelques années avant l’Infestation, ils s’étaient retirés en masse des affaires, très progressivement, ne conservant que les noyaux de leurs activités les plus anciennes et ceux de leurs activités actuelles. Ils achetaient à se ruiner les plus belles œuvres d’art, recrutaient de plus en plus de personnes de qualité, faisaient construire des places souterraines fortifiées sur tout le globe dans des coins perdus… De quoi résister à toutes les catastrophes. Tout cela, il l’avait appris en fouinant dans les archives du niveau souterrain 14. Il n’y remettrait plus les pieds : trop dangereux.

Comme s’ils avaient misé sur la fin du monde. Il doutait pourtant qu’ils puissent en être à l’origine. Les mégalomanes qui veulent détruire le monde pour le reconstruire à leur image, ça n’existe que dans les romans, or, il était en pleine réalité. Affreuse réalité, mais bien moins pour lui que pour tant d’autres. La situation n’était sous le contrôle de personne. Pas plus le leur que ce qui restait des communistes, des pays slaves… Ou autre.

En tout cas, ça chauffait pour Moonlight. Il se demandait encore comment il pourrait se servir de cette information en sortant de sa chambre pour aller contenter un besoin pressant auprès d’une dame de qualité, lorsqu’une ombre se plaça devant lui, dardant une très petite lame métal soudée sur un objet qui tenait à un de ses doigts.

« Un geste et je vous tranche la carotide. », souffla la femme cachée par d’amples vêtements noirs.

La lame était si près de son larynx qu’il n’osa répondre, de peur de voir sa gorge saignée à blanc.

« Allons, Mystie… Tu vas lui faire peur. Excusez les manières rudes de ma compagne, monsieur Gordon. A propos, comment allez-vous ? Vos appartements vous apportent pleine satisfaction ?

- Oui-oui, murmura un Gordon saisi d’épouvante.

- Je crois même que vous avez eu le bon goût d’y faire aménager un système d’écoute performant. Vous confirmez ? »

Gordon roula des yeux. S’il se taisait, il n’avait plus de carotide, s’il avouait (comment avait-il pu savoir ?), même résultat. Heureusement, Moonlight, un sourire éclatant affiché sur ses lèvres, comprit fort bien son dilemme.

« Vous pouvez parler en toute honnêteté, monsieur Gordon. Mystie s’emporte parfois mais elle ne vous tuera qui si je lui en donne l’ordre. Et je suis sûr que vous allez me donner toutes les raisons du monde de ne pas le faire. »

La dénommée Mystie recula son arme d’assassin de quelques centimètres, prête à frapper si nécessité.

« Je peux vous assurer que… »

Le sourire du chef du Triumvirat s’affadit.

«  Pas de ça entre nous, monsieur Gordon. C’est une pure question de rhétorique, qui plus est, mais entendre des aveux est toujours une douce mélodie à mes oreilles. Vous aimez Mozart ?

- Je, euh, c'est-à-dire que… tenta Gordon, de plus en plus dérouté par les événements.

- Partout où il a été, Mozart a fait des merveilles, continua paisiblement Moonlight en se rapprochant. C’est l’un des plus grands hommes de tous les temps, et savez-vous comment l’on a rendu hommage à son génie ? On le jetant dans une fosse commune. Les gens brillants peuvent connaître des destinées d’une tristesse absolue, monsieur Gordon. Vous ne tenez pas à ce que cela vous arrive.

- Pas vraiment, se reprit l’incriminé avec un tantinet plus d’assurance.

- C’était également mon opinion. Alors, vous avouez être une fouine depuis plusieurs mois, et avoir poussé l’audace ce jusqu’à installer un micro dans mon propre bureau ?

- Oui, c’est vrai, admit Gordon, qui ne voyait pas d’autre réponse possible dans ces conditions.

- C’est tellement plus facile de dire la vérité, n’est-ce pas ? fit le Viking en ouvrant largement les bras et faisant des moulinets avec ses mains, comme s’il était chef d’orchestre du Don Giovanni de Mozart. J’ai suivi votre ascension avec beaucoup d’intérêt, monsieur Gordon. Beaucoup. Vous n’êtes pas comme les autres, à se contenter de ce qu’on leur donne et ne pas vouloir voir plus loin que les oeillères que nous leur accolons. J’ai été amusé de voir vos premières tentatives maladroites. Vous avez rapidement gagné en finesse, mais vous avez fait encore quelques erreurs. J’aurai pu, depuis longtemps, vous signaler et vous seriez hors-jeu. Mais je ne suis pas ce genre d’homme. Je récompense la témérité et la preuve d’un esprit qui ne se laisse pas enfermer. Vous vouliez voir au-delà du voile qui entoure nos activités, ici, dans le berceau d’une nouvelle civilisation. Je crois que cela peut être possible… Vous avez écouté notre conversation, n’est-ce pas ? »

L’espion  découvert hocha la tête. Il avait toujours jugé cet homme inquiétant parfois, et son attitude présente ne le rassurait pas du tout. Pas plus que de savoir qu’il aurait pu être tué depuis plusieurs mois. Son honneur en pâtissait lourdement.

« Vous n’ignorez rien alors des quelques frictions qu’il y a au Triumvirat. Rien d’important, évidemment. Toutefois, comme ils semblent moins me faire confiance, j’aurai besoin de quelqu’un sur qui compter. Quelqu’un qui a des yeux et des oreilles performants comme les vôtres.

- Vous voulez faire de moi une taupe dans votre propre organisation alors que j’essayais d’en savoir plus sur vos activités ? dit l’autre, qui trouvait l’idée séduisante mais dérangeante.

- Pourquoi pas ? Peu importe ce que vous avez fait. Vous ne nous avez causé aucun tort, contrairement à l’amateur qui envoyait des informations à Rockwell. Quel dommage qu’il soit porté disparu. Contrairement à ce que vous pouvez penser, vous êtes celui à qui je pourrai le faire le plus confiance. Je sais que vous ne vous laisserez pas avoir par Preacher ou Ifness, ou que vous alliez compromettre nos petits secrets auprès de mes subordonnés. Votre esprit est avide de réponses à vos questions, monsieur Gordon. Puis-je vous appeler Richard ?

- Comme il vous plaira, accorda ledit Richard, rasséréné par le nouveau cours de la conversation.

- Bien, Richard, alors. Vous êtes un élément brillant, et j’ai besoin de quelqu’un pour ce que je vous ai dit, et aussi pour effectuer diverses tâches demandant la plus grande discrétion. Ne soyez pas honteux d’avoir été grillé, c’est juste que je vous avait repéré depuis le début. Vous ne m’avez pas déçu. Je n’ai que peu de temps à vous accorder pour le moment, je suis censé retrouver un sujet d’expérimentation en fuite. Si vous étiez assez urbain pour me suivre dans mon bureau ? Je prendrai la liberté de retirer votre micro si bien caché. »

Gordon le suivit à distance respectueuse, anxieux que cette Mystie reste derrière lui, le doigt fatal prêt à plonger au moindre écart de conduite. Il comprit immédiatement qu’elle serait toujours prête à le faire. Après seulement avoir fait quelques pas, Moonlight se retourna vers lui, un doigt pensif sur les lèvres.

« Finalement, non. Je ne peux pas courir le risque qu’ils sentent un coup monté. Nous allons faire cela ici et maintenant. Le reste de ce que je dois vous apprendre pour que vous puissiez devenir mon œil de Moscou doit attendre une formalité bénigne et préliminaire.

- Qui est ? demanda anxieusement Gordon.

- Une bagatelle. Sur le coup, vous allez trouver cela arbitraire. Mais je ne peux pas vous permettre d’échouer par la suite, alors autant vous donner toutes les cartes pour réussir. Le reste de votre formation attendra. Pour bien me servir, il faut commencer par mourir. Mystie… »

Gordon n’eut pas le temps de se poser beaucoup de questions sur ce nouveau revirement totalement incompréhensible. Il sentit un contact ferme contre son cœur, puis un étau invisible le serrer, le pressurer, l’empêcher de remplir son rôle de pompe sanguine. Il gesticula vainement pour tenter de se dégager de cette prise fatale, puis retomba bientôt sur le sol, inerte.

« Je ne connaissais pas cette technique-là… Du beau travail. Tu as vu tout de suite comment le rendre mort sans lui causer de grands dommages physiques. Il s’en remettra rapidement. Emmène-le à l’étage souterrain 22, et place-le dans la machine. Si elle n’est pas remplie, je te fais confiance pour le faire toi-même. Après avoir couru après le spécimen en fuite, nous pourrons profiter d’un moment privilégié, tous les deux… »

Mystie parut ronronner de plaisir. Avec une force surprenante pour sa taille, elle traîna le corps de Gordon. Il lui faisait toute confiance pour gérer la situation et s’accommoder de ceux qui poseraient des questions gênantes. Puisque Gordon allait être radié des rôles pour conviction d’espionnage, on le soupçonnerait légèrement moins de continuer son activité à son profit et sous une autre apparence.

Mais c’était tout de même dommage, se dit-il en partant diriger son équipe des forces spéciales. Ce pauvre Gordon ne semblait, en définitive, n’avoir aucun goût pour le talent mirifique de Mozart. Peut-être Bach ? Il faudrait aussi lui inculquer les vraies valeurs de la vie.

 

A Camp Darwin, la nuit tombait. Les zombies se rassemblaient une fois de plus. Mc Hook, qui était encore de garde mais ignorant tout de l’ultimatum avorté de la Bête, regardait, somnolent, les vagues putréfiées se coaguler en un amas informe. On aurait dit qu’ils avaient envie de se serrer les uns les autres, cette nuit. Plutôt louche, comme truc. Il en parlerait au professeur, qui avait passé plusieurs heures à les observer du haut des remparts, au fil des jours. Il se demandait bien ce qu’il pouvait y voir de plus que des tas de bidoches avariées…

Pour l’heure, le professeur n’observait rien du tout, sinon un sommeil strict. Pauline avait rendu le lit le plus confortable possible, et hésitait à se servir de lui en tant qu’oreiller vivant comme elle l’avait fait avec plaisir depuis des semaines. Il y avait ce bizarre renflement sous sa chemise… Elle n’osait pas lui en toucher mot. Ses mains s’agitaient parfois nerveusement, et il marmonnait sporadiquement des phrases incompréhensibles. L’enterrement de la chose à peine humaine l’avait finalement vidé de ses forces, et il s’était excusé auprès d’elle pour ne rien avoir pu lui dire à propos de ce qui s’était passé avant, ainsi qu’il l’avait promis. Elle lui pardonnait presque étant donné son état de faiblesse, presque.

En soupirant, elle alla jusqu’au meuble contenant un vase garni de quelques fleurs qui ne fanaient pas, immergées dans de l’eau qui avait coulé depuis la statue du pèlerin. Pauline croyait avec ferveur au Dieu Nouveau, et avait prié pour qu’il se rétablisse vite. La vie était devenue plus agréable depuis que de plus en plus de gens se laissaient baigner par cette douce aura religieuse qui reliait les esprits et les âmes. Il y avait bien moins de violence : on gagnait plus à se comporter courtoisement, et les crimes seraient bientôt tant militairement puni que considérés comme un péché.

Le Très-Haut ne se manifestait pas pour le moment, songeait-elle en regardant le carnet posé sur le meuble. Elle n’avait pas osé l’ouvrir, bien que la curiosité la dévorait. Il avait noté plein de choses dedans depuis son arrivée. Peut-être parlait-il d’elle ? Elle aurait tellement aimé savoir ce qu’il pensait vraiment d’elle. Il se montrait aussi gentil que le plus attentionné des grands frères, en dépit de tout ce qu’il avait à faire, et il ne s’était pas laissé tourné la tête par cette pimbêche d’Elisabeth, qui continuait à tramer des choses pas très cathol… Pas très novelistes un peu partout.

Enfin, elle-même n’était pas trop sûr de ce qu’elle ressentait pour lui… Sauf que sans lui, tout son univers s’écroulerait. Il était devenu sa nouvelle famille et avait recollé les morceaux.

Ffffft…

Le carnet s’ouvrit en grand, les pages voletant follement jusqu’à s’arrêter à un endroit précis. Du coin de l’œil, elle vit une inscription en caractères rouges y apparaître. Le cœur battant, elle hésita. Se pinçant, elle constata qu’elle ne rêvait pas. Une hallucination ? Elle se couvrit les yeux une bonne minute, puis regarda de nouveau le carnet, qui attendait toujours d’être lu. La bataille intrapsychique entre le désir de voir de quoi il retournait et l’interdit de violer l’intimité de son protecteur tourna court. La page disait cela :

« Salut, belle demoiselle. J’espérais pouvoir te parler depuis longtemps déjà.

- A moi ? » s’étonna à voix haute la jeune femme.

L’encre tourna en spirale, puis disparut au creux de la page sans laisser de traces. De nouvelles lignes surgissaient du néant :

« Mais oui, à toi. J’ai déjà parlé à Ash, il me connaît bien désormais. Par contre, toi, tu me restais inaccessible, alors que j’ai des choses à te dire. Des choses très importantes.

- Je ne vois pas ce qu’un carnet aurait d’important à me dire. », répondit machinalement et un peu bêtement Pauline.

Avec un petit chuintement, le carnet changea encore de message.

« Nous avons souvent bien plus de choses à dire que les gens ne peuvent se l’imaginer, sais-tu.

- C’est un signe du Très-Haut ?

- En quelque sorte, mentionna la page nouvellement écrite. Ecoute, je n’ai que peu de temps. Cela concerne Ash. Tu sais qu’il va mal. Très mal. Il se peut qu’il ne passe pas la nuit, et il y a même du danger pour toi. Je sais comment soulager ses maux.

- Et qu’est-ce qui me dit que je pourrai vous faire confiance ? fit Pauline, sur la défensive.

- Absolument rien, répondit silencieusement le carnet avec des lettres rigolardes. Et je ne peux pas te convaincre par écrit. Seulement, tu sais très bien qu’il est en danger de mort. Et tu n’as peur du phénomène inhabituel que je suis. Je suis intimement lié à Ash. Pour que tu comprennes, il faut que tu sortes le miroir qu’il a mit dans le meuble. Qu’est-ce que tu risques ? »

Pas grand-chose, se dit Pauline. Elle ne pouvait pas laisser de côté quelque chose qui disait connaître un moyen de faire aller mieux Ash. Avec précaution, elle sortit le miroir et la posa contre le vase. Sans qu’elle le remarque, une des fleurs devint noire et se recroquevilla aussitôt, tandis que l’eau du récipient bouillit une brève seconde. Le miroir clignota, et l’Autre apparut, impérial. Pauline en eut le souffle coupé.

« Mais vous… Vous lui ressemblez tellement ! Et pourtant, ce n’est pas lui…

- Je sais, je sais, fit l’Autre en roulant des yeux, lassé de cette rengaine.

- Qui êtes-vous donc ?

- Pas un pour rattraper l’autre, grommela l’hôte du miroir. (Puis, à voix intelligible :) Appelle-moi le Voyageur, s’il faut user de ce genre de commodité. T’expliquer ce que je suis précisément prendrait encore trop de temps. Il faut intervenir immédiatement pour le sauver.

- De quoi souffre-t-il ?

- Une maladie génétique, affirma la copie non conforme d’Ash Twilight. Ce genre de saletés qui couvent depuis la naissance pour ne s’exprimer que bien des années plus tard. Rare, mortel, sans solution médicale. De toute manière, ce n’est pas avec votre équipement de boy-scout que vous auriez pu faire grand-chose pour lui. Je ne crois pas qu’il sache qu’il s’agit de cela, et dans le cas contraire, il ne te l’a pas dit pour te protéger, le brave homme. Et quelque chose a aggravé son état. Heureusement, j’ai la solution. »

Pauline buvait ses paroles. Elle avait énormément d’affection pour Ash, et cet homme qui lui ressemblait tellement dégageait un magnétisme certain. Mortifiée par ce qu’elle venait d’apprendre, elle jura de tout faire pour lui.

« C’est parfait. Même pas eu le temps de le demander que tu le concèdes déjà. J’aime la rapidité de décision, cela dénote de gens qui savent ce qu’ils veulent, et qui y tiennent vraiment. Il suffit de regarder tes yeux quand je parle de lui pour voir que tes sentiments pour lui sont les plus fort du monde… »

Elle rosit. Il la comprenait parfaitement, elle pourrait lui faire confiance.

«  Ecoute-moi attentivement. Tu te souviens que l’on a dit que le Dieu a parlé par ta bouche, ordonnant de ne pas toucher à celui qui avait l’âme violette ? Je suis ce qui rend l’âme de ce grand dadais violette. Sans qu’il en ait conscience, il est le serviteur préféré du Très-Haut. Le Dieu Nouveau n’a d’yeux que pour lui. Il ne peut pas mourir… Et pourtant il trépassera, car il me refuse, moi qui suis un don du dieu, qui, grâce à moi, lui confère le moyen de braver des épreuves sans nombre. Tu ne t’étais jamais demandé comment il trouvait autant d’énergie ? Il les puisait en moi. Mais Ash souffre du péché de vanité, et son orgueil me refusait un rôle de premier plan. C’est pourquoi je suis cantonné à donner de la voix pas un miroir.

- Que faut-il faire, alors ?

- Ash a les moyens de sa propre guérison, toutefois, il s’est laissé tomber dans une telle condition qu’il ne peut plus les utiliser. Et ce serai autant terrible qu’idiot qui de le laisser rejoindre le ciel comme ça. Il faut lui donner ces moyens… Et pour cela, j’ai besoin de toi. Touche le miroir. Je vais te transmettre un peu de ma force, que tu lui donneras à ton tour. Seulement un peu, car tu n’es pas censée l’héberger, et que son âme ferait un rejet si nous en lui offrions trop. »

Pauline hocha la tête, approchant sa main de la surface de l’objet ornemental, sans distinguer le regard avide de l’Autre.

Au dernier moment, elle recula son appendice didactyle, avec une moue incertaine.

« Cela paraît si bizarre… Je ne sais pas si je peux le faire… »

Le ton de l’Autre perdit de sa chaleur pour se faire plus incisif et sec.

« Tu veux le laisser mourir sous tes yeux, dépérissant de plus en plus alors que tous tes meilleurs soins ne pourront rien changer ?

- Non, bien sûr, bredouilla-t-elle. C’est juste que…

- Rien du, l’interrompit l’être avec une note de gaieté renouvelée. Je ne te demande rien en échange, car ce que tu vas faire est bon pour moi aussi. Tends la main. »

Plus ou moins rassurée, même si elle ne savait pas en quoi cela serait bon pour l’apparition, elle s’exécuta. Le miroir était étrangement chaud, et des picotements de frisson lui parcoururent le corps entier, jusqu’aux endroits les plus intimes. Lorsqu’elle retira sa main, l’Autre cessa son expression de concentration, et elle se sentait… Bien.

« Merveilleux, apprécia-t-il. Tu ne peux pas deviner à quel point tu as pris la bonne décision. Ce qu’il ne pouvait accomplir, tu vas le réparer, toi, celle qu’il aime… Mais oui, ne fais pas cette tête. La suite va te plaire. Embrasse-le sans ambages, et il guérira. Je sais que ça ressemble un peu à une méthode de conte de fée, mais crois-moi, c’en est très éloigné. Je sais aussi que je te force un peu la main, je t’assure que c’est ainsi qu’il faut procéder. Si cela te met mieux à l’aise, je peux fermer les yeux. »

Il donna l’exemple, se servant de ses mains comme œillères. Pauline gloussa légèrement. Ce contact l’avait grisé d’une manière qu’elle n’aurait su expliquer. Tout devenait évident pour elle. Cet homme prisonnier du miroir était un ami de longue date qu’elle ignorait. Il suffisait de lui obéir pour que tout aille pour le mieux. Comme ivre, elle se dandina jusqu’au lit et s’écroula à genoux, caressant les cheveux blonds avec tendresse. Peu lui importait toute la bizarrerie de la scène. Cela passerait, et ils seraient heureux tous les deux. Peut-être qu’il accepterait même de tuer Elisabeth pour elle ? Elle était sûre que c’était lui qui avait rectifié Josh. Il pourrait lui rendre aussi ce service pour sceller leur union.

Elle détailla son visage, amoureusement. Il y avait encore une petite, minuscule sonnerie d’alarme qui retentissait de toutes ses forces dans un coin de son esprit. Que tout ceci débordait bien trop du cadre de la réalité pour être sain. Que ce n’était pas très chaste de l’embrasser ainsi alors qu’il n’était pas conscient, et peut-être pas consentant. Qu’on ne peut pas créditer les paroles d’une image dans un miroir aussi facilement…

Sans même avoir à réfléchir, ces objections étaient rejetées sur un plan subconscient.

Il y a déjà eu des miracles en villes, pourquoi s’en faire pour un de plus ?

Qui se préoccupe de chasteté alors qu’on peut très bien tous manger les pissenlits par la racine le lendemain ?

Pourquoi ne pas croire ce bel éphèbe, juste parce qu’il est enfermé dans un miroir ?

Il n’y avait plus que les lèvres du psychologue souffrant qui restaient dans son champ de vision. Juste un désir pas si enfoui qui voyait la plus parfait occasion de se trouver apaisé. En plus, c’était pour la bonne cause.

Juste à côté, le Voyageur se retint de lui adresser une incitation sonore à passer à l’acte. La victoire avait été simple et aisée, mais pas rapide. Lui, qui aimait le chaos, n’avait un tempérament patient que lorsque cela servait ses desseins, et qui s’effritait très vite lorsque ceux-ci se voyaient en passe d’être réalisés. Avec un sentiment poignant de triomphe, il bénit le couple par la pensée alors que la jeune blonde l’embrassait enfin. Il fit alors les gestes qu’il savait, rentrant en contact par une porte dérobée dans celui qui faisait partie de lui, et réciproquement. C’était un peu comme cambrioler sa propre maison- généralement, ça ne pose pas trop de problèmes. Il lui laissa un temps de plaisir acceptable, puis rompit le scellement de leurs lèvres dès que affaire fut faite.

Ash eut un soubresaut, et Pauline fut sous le coup d’un électrochoc. Elle se dégagea de celui qu’elle aimait d’un bond frénétique, loucha, puis retomba sur lui. De sa bouche et de celui qu’elle avait embrassé s’échappaient de fines volutes rouges, intangibles, qui dégageaient, aussi étonnant cela soit-il, une odeur de lilas frais.

Alors que l’Autre se mettait en phase et goûtait sa réussite sans modération, la vitre minable se brisa, cassée par une pierre, ma foi, d’un fort beau gabarit. Les traits du Voyageur se plissèrent d’inquiétude. Il ne pouvait rien lui arriver d’affreux juste là, non ? Pas juste au moment où il allait accomplir ce qu’il attendait depuis trop longtemps ?

Angoissé comme l’avait été Miles de voir sa vengeance anéantie, il resta aux aguets. Un autre bruit suivit, celui d’un petit objet qu’on décroche d’un mouvement sec. Toute joie le quitta et il envisagea le pire. Une seconde plus tard, une jolie grenade faisait un vol plané impeccable pour atterrir entre lui et les deux humains. Avant même la fin de sa chute, il hurlait pour réveiller l’un ou l’autre, sachant que le délai serait trop court.

Une seconde. Il pensait que le destin ne prenait pas de gants avec lui et lui mettait même une paire de baffes monumentales. A quoi bon répandre le chaos si c’était pour se faire sauter la bobine par un tueur fou ?

Deux secondes. La panique, sentiment dont il est peu coutumier, s’empare de lui. Il a beau crier à pleins poumons, ils ne se réveilleront pas. Il se permet d’émettre quelques jurons supplémentaires.

Trois secondes. C’est fou la manière dont certaines périodes de temps infiniment brèves peuvent se décomposer en lambeaux d’éternité. La grenade fait un tour gracieux sur elle-même.

Quatre secondes. Il allait devoir faire un geste tellement fruste, tellement au-dessous de sa condition. Le transfert n’était pas achevé, et il n’avait pas l’esprit de sacrifice. Rassemblant toute sa volonté, il fit tressauter le miroir, qui effectua un bond improbable vers la grenade, et à

Cinq secondes. Il avait l’impression d’être un complet imbécile tombant devant une bombe à retardement dont le compteur affichait ’00 : 01’. Le chef corrompu de la brigade anti-stupéfiant ouvrant le gilet de Léon pour se rendre compte qu’il y avait plein de grenades et qu’il venait de prendre l’anneau d’une d’entre elles n’avait pas eu une pensée différente.

 

Elisabeth Forsythe s’apprêtait à regagner le logis qu’elle avait acquit de droit. Et elle n’aurait laissé personne contester ce fait. Quand elle y repensait, c’était trop drôle… Ce pouilleux de Miles qui tentait un coup d’Etat miniature. Comme s’il en avait la carrure ! Elle n’aimait pas beaucoup plus Maverick, surtout depuis sa transformation miraculeuse en petite père des peuples, mais là n’était pas la question. Ce brave Ash avait fini de le convaincre qu’elle avait toujours eu l’intention d’organiser ce guet-apens uniquement pour mettre à jour les traîtres et pouvoir s’installer avec les remerciements de la princesse à Camp Darwin. Cette version était excellente, et elle n’avait pas dénié. Dommage qu’il lui restât aussi peu d’hommes après l’assaut non désiré de la Bête, heureusement, ceux-là, ainsi que la plupart des mâles, étaient facilement remplaçables. On lui taperait juste un peu sur les doigts pour avoir eu autant de pertes, lorsqu’elle serait de retour au rassemblement de la lumière. Le contraste était saisissant…

Comme elle avait pu retrouver Ash, cela en valait le coup, bien qu’elle fut très frustrée qu’il ne la reconnaisse pas. Elle savait et faisait savoir aux autres qu’elle avait une forte personnalité et n’appréciait pas de pouvoir être retirée de la mémoire de quelqu’un aussi complètement, amnésie ou pas. En plus, il se dérobait à toutes ses invitations et continuait de frayer avec sa petite garce blonde qui la suivait partout, brave petite caniche. Au moins elle s’occupait bien de lui… Pas aussi bien qu’elle aurait pu le faire, cela allait de soi. Elle se faisait un peu de mouron pour lui, comme il ne quittait que peu le lit depuis hier. Eléonore s’était montrée très froide, indiquant que le sieur Twilight avait refusé un examen approfondi. Elle avait tout de l’amoureuse éconduite, et Elisabeth la méprisait, elle et sa chevelure rousse de Vamp.

Elle récoltait autant d’informations que possible, mais sans la confiance de Ash, elle n’irait pas loin. Il s’était taillé une jolie place au soleil, le bougre, et ne voulait pas la lui faire partager. Peu d’espoir du côté de ce grand nigaud d’Archidiacre (tu parles d’un titre pompeux !) qui ne lui accordait aucune faveur tant qu’elle ne se serait pas convertie au Culte du Très-Haut. Le culte ‘noveliste’, qui n’avait de nouveau que les apparences. La liturgie était un joyeux mélange d’autres confessions, arrangées à sa sauce. Elle jugeait particulièrement stupides les habitants de Camp Darwin pour s’être laissés berner en masse aussi rapidement. Certes, elle n’avait vu aucun de ces prétendus miracles. Tant que ce que Très-Haut ne viendrait pas taille une bavette avec elle pour qu’elle puisse constater qu’il existait bien et n’était pas que le produit de l’imagination de froussards pour se réconforter face à la ‘dure réalité’, elle n’y croirait pas. Et Osmund n’était pas assez sot pour se laisser prendre à une conversion juste opportuniste. Lui et le Colonel avaient conféré récemment de quelque chose dont elle ignorait totalement la teneur, ce qui ne manquait pas de la mettre dans une rogne noire. Elle aurait juré que c’était capital, et ce pauvre Mc Hook n’avait pas été fichu de lui dire quelque chose de plus sur ce débris d’humain qui n’avait fait qu’un avec le ‘purifié’ vite enterré. Quelle surprise, il n’avait pas survécu !

Par contre, il était venu pour autre chose… Il y avait anguille sous roche. Les militaires redoublaient d’activité aux chantiers. Elle finirait bien par croiser quelqu’un qui savait. Ash en faisait partie, seulement, sa précieuse Pauline ne lui aurait pas laissé franchir un centimètre après le seuil de leur porte avant de lui avoir crevé un œil. Elle cachait fort mal son hostilité, ce qui l’amusait. Cette pauvre petite n’avait aucune idée des règles du jeu, et elle finirait toute seule par perdre. Pendant ce temps, elle ne chômait pas et multipliait les contacts utiles dans la population. Elle avait toujours excellé à obtenir ce qu’elle désirait, et si Ash devait être mis dans le panier, il y serait, plus lentement peut-être. Ce n’était pas une jouvencelle encore tourmentée par les affres de la puberté qui allait l’en empêcher.

« Bonsoir, ma fille. » fit une voix veloutée.

Elisabeth en fut saisie de stupeur un instant. A côté du chambranle de ses quartiers se tenait en effet un de ses géniteurs, sa génitrice, pour être précis. Une bonne femme ingrate, dont elle se vantait de ne presque rien avoir hérité, sinon ses yeux de jade. Le reste, elle le devait à son père, qu’elle avait aimé profondément avant qu’elle le rejette, elle et sa mère, pour partir avec une autre femme. Elle ne lui avait jamais pardonné. L’instabilité générée par l’Infestation qui avait commencé en Chine, puis le conflit grandissait, avait causé d’énormes dégâts, non pas par les armes, mais en créant une telle atmosphère mentale que l’humanité courait déjà à sa perte avant même que le menace des zombies ne soit absolue. Elisabeth se souvenait de la frénésie qui s’était emparé des gens. Certains appelaient à l’entraide, à l’amour entre frères et sœurs spirituels ou non. Certains raisonnables, ceux qui ne pouvaient fuir nulle part, qui n’avaient pas de relations avec les gens de la haute ou les militaires, se contentaient de dépenser tout leur argent, d’avouer tout ce qu’ils avaient sur le cœur, de révéler leurs plus intimes secrets pour partir l’âme en paix au cas où…

La plupart s’étaient jeté dans les orgies gastronomiques, sexuelles, violant et pillant tout sur leur passage, commettant tous les actes punis par la loi et même plusieurs qui n’étaient pas prévus. Au début, l’agent R se répandait rapidement pas voie aérienne et tuait sa victime avant de la zombifier en quelques jours. Depuis, il avait muté pour atteindre l’état qu’on lui connaissait. Mais à ses débuts, lorsque la troisième guerre mondiale battait son plein entre nations rejetant mutuellement la responsabilité du désastre sur d’autres, dès qu’un foyer d’infection se déclarait dans une ville, une telle décadence se mettait en marche. Les efforts des autorités ne servaient de rien contre toute une population qui voulait profiter de la mort et l’horreur qui frappaient à leur porte pour briser tous les interdits. Dieu leur pardonnerait : c’était l’Apocalypse. On était plus à un péché près. Et parmi ceux-là, le meurtre tenait une bonne place. Nombre de conflits parfois séculaires trouvèrent leur résolution à cette période- quand ce n’étaient pas tous ceux impliqués dans le conflit qui ne pouvaient plus rêver que de dépiauter le prochain humain du coin. Les vengeances familiales explosaient aussi.

C’est là qu’elle avait appris à bien jouer du poignard. Les hommes aiment tellement mieux se servir de pistolets et de fusils, autant de prolongations symboliques de ce qui pend entre leurs jambes. Impression de puissance… Mais une bonne lame surprenait tout le monde. On ne s’attendait pas  à ce que du bon acier vienne vous chatouiller les côtes alors que vous aviez un sympathique .45 en main. Surtout pas de la part d’une jolie jeune femme effarouchée comme elle.

Ils comprenaient trop tard qu’elle n’avait rien de timide- généralement lorsque leur cœur était percé ou leur gorge tranchée.

Elle avait surpris son cher père en train d’abuser de sa nouvelle femme, qui ne semblait plus très consentante au bout du compte. Elle avait volontairement ralenti ses gestes pour qu’il sache bien qui le tuait. Un coup à la cuisse pour commencer, un autre dans le mollet, puis des estafilades sur les bras, on raccourcit le nez, on entaille les lèvres, on coupe les tétons, on perce le bas-ventre, puis l’estomac… Tout ce qui avait suivit n’était que du pur acharnement. Par un drôle d’hasard, sa mère qui n’avait eu de cesse de la mépriser et de la rabaisser toute sa vie était là aussi. Elle n’avait rien trouvé à redire et s’était contenté d’exploser la tête de la marâtre. Elles auraient presque pu se réconcilier dans le sang et les entrailles des traîtres à ce moment-là. Presque est le mot clé : Elisabeth avait préféré lui crever les yeux, pour qu’il ne reste plus qu’elle à en avoir d’aussi beaux et pouvoir détester complètement sa mère pour ce qu’elle était. Elle l’avait laissé en l’état, n’écoutant rien de ses suppliques. Si elle avait survécu après, elle ne pouvait se tenir là devant elle : cette apparition avait des yeux valides. Habillée d’une robe de petite fille jaune canari qu’elle détestait, elle sentait une odeur épouvantable : de la violette concentrée. Ses doigts ressemblaient aux pattes d’une araignée, l’être vivant qui la dégoûtait le plus après les livreurs de pizzas boutonneux, et son nez avait tout de celui du professeur de mathématiques qui la brimait sans raison- déjà qu’elle détestait cette matière égocentrique.

«  Alors, petite traînée, on a fait son chemin, hein, et on oublie les bonnes manières ? On oublie de saluer sa mère ?

- Je ne me drogue pas, je n’ai pas bu, je ne suis pas folle… Ce serait une drôle de farce. Salut, mère. Je ne pensais pas que j’aurai le plaisir de te mener à la mort une deuxième fois ! »

Vive comme un serpent, elle sortit son poignard et frappa plusieurs fois, avec précision et hargne. Sa mère s’écroula dans des flots de sang. Elisabeth essuyait l’arme contre la robe affreuse, lorsqu’elle se mit en mouvement. Sa mère la toisait de haut avec un dédain souverain qui avait fait monter cette haine brûlante en elle au cours des années.

« Amour sur la terre ! ricana-t-elle d’une voix qui n’était pas la sienne. J’aurai du me douter que vous seriez du genre expéditif. Ce n’est pas la peine de me larder de coups une seconde fois. Je ne suis pas né pour mourir. Je suis né pour tourmenter les autres.

- C’est drôle, répondit Elisabeth sans s’émotionner plus que ça, je ne crois qu’un une seule chose : on finis tous par crever un jour.

- Vous, les mortels, peut-être, chantonna la créature qui n’était définitivement pas la mienne. Je vais me changer. Vous devriez me reconnaître après ça. »

La chose qui revêtait l’apparence de sa mère sembla se tordre sur elle-même, se tasser, puis se regonfla avec un son trivial pour prendre l’apparence d’un jeune homme aux cheveux noirs de nuit, d’une grande joliesse. Il avait un petit bouc démoniaque, des yeux rouge de braise, et une queue qui finissait en fourche écailleuse se tortillait paresseusement, partant de son coccyx.

« Dois-je exhiber une carte de visite qui sent le souffre ou suis-je reconnaissable ainsi ?

- Je ne crois pas non plus au diable, précisa Elisabeth, qui était décidée à ne pas se laisser impressionner.

- Et pourtant beaucoup, eux, croient en moi, et j’existe, et je suis là devant vous car je vous ai observé assez longtemps, petite catin. Sans le savoir et sans le vouloir, tu me rends un culte par ta seule existence.

- On se tutoie maintenant ?

- Allons, pas de chichis entre nous, fit le Diable avec un sourire méphistophélique. Je te connais mieux que pouvait le faire ta mère, et toi, tu connais de moi ce que tu veux bien croire. Cela te dirait de travailler pour moi ?

- Je ne travaille pour personne, répliqua-t-elle avec froideur. J’ai sommeil. Diable ou pas diable, si vous n’avez rien d’intéressant à dire, retournez dans votre enfer et laissez-moi dormir. Le monde est déjà assez pénible sans que vous y mettiez vos sales pattes.

- Menteuse ! pouffa le Diable en attrapant sa queue pour la faire tournoyer. Mais c’est normal, et j’aime ça. Le monde est encore trop en ordre pour toi, ma petite Elisabeth. L’arrivée des zombies a été une bénédiction selon ton point de vue. Tu as prouvé que tu étais plus forte que les autres, éliminant ces mêmes autres s’ils menaçaient ta survie. Quel talent ! Tu ne reculais devant aucune bassesse, Machiavel est un enfant de chœur à côté de toi. L’Infestation a servi de révélateur pour mettre au jour tout ce qu’il y avait de plus fort en toi. Le goût du sang, la luxure qui était déjà là, la colère, la jalousie, la vanité, la gourmandise… Pas de paresse, certes non ! Tu es un pot pourri des péchés capitaux, ma chère, en retirant ce qu’il y a de plus délectable.

- Que vaut un compliment du Diable, sinon un pet de lapin ?

- Quelle grossièreté ! s’indigna faussement Satan. Je suis sincère.

- C’est bien pour ça que vous êtes appelé le Prince des Menteurs ?

- Une réputation est si facilement surfaite ! rejeta l’autre en riant. Allez, tu sais que tout ce que je dis est vrai. Pourquoi ne pas être partenaires pour mettre un peu d’animation dans cette communauté de benêts abêtis par une fausse religion ? Je vois au fond de ton âme l’envie que ce soit le cas. Autant s’amuser avant que tu ne doives partir !

- Ame que tu réclamerais une fois que tu aurais assez profité du spectacle ? »

Il plissa les lèvres dans une moue comique, encore plus amusé.

« Ton âme, Elisabeth ? Du plomb véreux. Tu peux te la garder. Moi, j’ai quelque chose qui t’intéresse. Tu veux récupérer Ash Twilight, et si tu coopères avec moi, il sera de nouveau tient… »

BOUM !

Le Diable renifla la lointaine odeur résultant de l’explosion, et se lécha les lèvres.

« Hmm… Peut-être trop tard, en fait. »

Elisabeth sentit un étau se former autour de son cœur.


 

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