Le Livre des Ombres

Chapitre 21 : Survie du plus apte

Chapitre final

Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/01/2010 16:07

« En d'autres termes, vous croyez à l'immortalité de l'âme universelle mais non en la survie de l'individu ?... Vous avez un goût très français des idées, mon ami... »

- André Maurois

 

« Je ne vous mentirai pas sur vos chances de survie mais... Vous avez ma sympathie. »

-                    Ash (Alien, le huitième passager. Prière de ne pas pendre l'auteur pour avoir sorti cette référence.)

 

« Je te jetterai dans le désert, Toi et tous les poissons de tes fleuves. Tu tomberas sur la face des champs, Tu ne seras ni relevé ni ramassé; Aux bêtes de la terre et aux oiseaux du ciel Je te donnerai pour pâture. »

-                    La Bible, Ezechiel, 29,5

 

“And she said 'We are all just prisoners here, of our own device'
And in the master's chambers,
They gathered for the feast
They stab it with their steely knives,
But they just can't kill the Beast...”

-                    The Eagles, Hotel California

 

 

Miles se tenait à ses côtés, remplissant à nouveau un rôle de second. Ce petit était capable et adaptable, sa haine le brûlait si intensément, si complètement, qu'il arrivait à supporter tout le reste. Les mutations qui commençaient tout à peine, son asservissement, sa nouvelle condition de demi-mort, être obligé de se nourrir de façon pas toujours très noble... Il incarnait presque à lui seul la névrose obsessionnelle. Le Surmoi, vous savez, cette instance psychique résultant de la résolution du conflit d'œdipe, censée faire office de superviseur général en accolant des interdits à des choses que vous seriez pourtant bien tentée de faire mais étant barrée par les contraintes de la réalité, avait été amoindri, ou plutôt réadapté après l'Infestation. On  ne pouvait guère garder les interdits d'avant, et il faudrait longtemps avant de pouvoir rehausser les contraintes sociales.

Miles, lui, conservaient de moins en moins d'interdits. Une règle simple subsistait : il fallait obéir à la Déesse, à la Bête qui transcenda son humanité pour créer une nouvelle race adaptée à un nouvel état du monde.  Car elle avait sauvé les malheureux des landes désertiques, leur donnant une nouvelle vie, les initiant à une forme d'existence sans pareil. Elle contrôlait totalement les Acéphales, ceux qui avaient été contaminés par le virus depuis si longtemps qu'ils n'étaient plus que ces pantins de chair qui, pour les mortels, sont les archétypes des zombies en leur totalité.

Miles avait appris qu'il y avait plusieurs distinctions plus ou moins sociales et en tout cas hiérarchiques selon l'état d'avancement de l'infestation des Transcendés. Les Acéphales, bien entendu, n'avaient pas droit à beaucoup plus de considération par eux que de la part des humains normaux. Il n'y avait là aucune forme de réel mépris. Au bout d'un certain délais, les dégâts neuronaux sont irréversibles, et le sujet en cours de zombification perd peu à peu toutes ses fonctions cognitives supérieurs jusqu'à ce que les plus élémentaires soient également annihilées. Seules celles liées à la perception, et encore pas toutes, la motricité restaient opérantes. La Bête elle-même en doutait cependant parfois.

Non pas qu'ils puissent bénéficier d'une conscience réelle, mais peut-être d'une sorte d'énergie collective qui les animaient, un inconscient putride partagé, peut-être ? De toute manière, il n'y avait rien en l'espèce qui ne puisse lui être subordonnée. Les Acéphales servaient leur rôle d'ouvrier, de chasseur de base, de chair à canon. Puisqu'ils ne pouvaient avoir de vraies pensées ni ressentir d'émotions pleines, si jamais des problèmes d'éthique s'étaient posés (éventualité assez peu plausible), on n'aurait pas pu avancer qu'ils étaient exploités. Des androïdes de chair, voilà ce qu'ils étaient, des machines qu'il fallait prendre comme telle. Elle ne pouvait rien pour améliorer leur état, sinon les rendre utile en les prenant sous son service.

Au-dessus des Acéphales, on trouvait les Primitifs, qui eux aussi portaient bien leur nom. Pris individuellement, ils ne possédaient pas une intelligence phénoménale. Ils servaient principalement de relais à ses instructions en infrason et par un autre biais de communication dont elle-même ne comprenait pas tous les tenants et aboutissants. Ce niveau d'organisation encore très frustres servait à élever ses troupes croissantes au-dessus du rang de simple Hordes. Ils dépassaient alors de quelques coudées le statut de tueur sans cervelle, pour traquer plus efficacement la chair fraîche.

On trouvait encore quelques assignations hiérarchiques, telles que les Revenants ou les Corrupteurs, mais rien de très évolué- juste des outils de chairs de plus en plus spécialisés, au-dessus des Acéphales qui formaient le gros des troupes.

Elle portait un intérêt tout autre à ses Ghûls- tous ceux qui avaient reçus ses soins alors qu'ils n'étaient qu'au début de l'infestation de l'agent R. Elle arrêtait alors soigneusement l'évolution du virus ravageur pour l'orienter selon ses désirs, et former les élus de la race supérieur, les Transcendés proprement dits. La biologie ne servait alors plus guère à les distinguer arbitrairement, elle s'occupait personnellement de faire apparaître certains caractères génétique selon les cas.

Non, ses précieuses Ghûls n'étaient pas toutes égales, bien entendu, sauf qu'elle choisissait elle-même leurs attributions en fonction de leurs performances, et de ce qu'elle pouvait détecter aux tréfonds de leurs âmes en cours de corruption.

Elle leur offrait la salvation, un but à atteindre et des forces et dons nouveaux pour ce faire. Ceux qui combattaient trop son assujettissement étaient bien souvent les mêmes dont le corps ne supportait pas la transcendance, et ceux-là régressaient à des stades légèrement inférieurs, cognitivement parlant, à celui d'un humain lambda normal.

Ils formaient une classe à part, et restaient sous son contrôle plein et entier, alors que les Ghûls bénéficiaient de marges de manœuvre très larges. Elle ne voulait pas d'une race de pantins qui n'existerait que par elle. Elle possédait vraiment l'intention de repeupler la terre avec une race assez forte pour y survivre. Il faudrait plusieurs générations d'adaptation...

Pour le reste, elle savait inciter les esprits des transcendés à répondre positivement à ses stimulations. Forts de leur nouvelle résistance, ils vainquaient rapidement les rebuts de leur ancienne condition humain, ce trop-plein de dégoût par rapport aux zombies, par exemple, acceptaient leur condition, et faisaient alors résolument parti des Élus.

Bon, quelque fois, elle avait triché en éveillant de force cette conscience de race élue. Il fallait bien consentir à ce genre de sacrifices mineurs au début de la formation d'une nouvelle civilisation. Le versant civilisationnel, justement, mettrait plus de temps à s'installer. Le chasseur pense à la proie qu'il va traquer pour se nourrir, longtemps avant d'instaurer des rituels de chasse. Tout, comparé à la survie, se teintait de gris dans le registre des importances, devenait accessoire.

Lorsque l'unité viendrait, alors elle aurait le temps de penser à des aspects plus pérennes.

Pour le moment, cette rage furieuse qui habitait son âme allait bientôt s'extérioriser pleinement. Il n'y aurait aucun problème à cela : elle pouvait la dompter à l'envi, ou presque... Elle aurait tout le temps de l'adoucir lorsque serait venu le nouvel âge d'or. Oui, tout le temps. Son corps lui était encore nociceptif dans sa représentation, et pourtant, quel atout ! Sans cela, elle ne serait pas la Chasseresse. Sans cela, elle n'aurait pas survécu et ne serait pas à la tête de son armée, elle, Légion au-dessus des légions macabres. Sans ce corps, jamais elle ne serait parvenu à ce niveau de puissance incroyable.

Son esprit revint à Miles. Quel formidable Ghûl il faisait ! Elle aurait voulu pouvoir le cloner, ou bien "copier" son empreinte psychique pour l'imprimer dans les sujets les plus prometteurs et les plus récalcitrants aussi parfois. D'ailleurs, qu'était devenu son émissaire ? Elle ne pouvait déterminer s'il était encore en vie ou non, ce qui était troublant. Elle devait pouvoir sentir n'importe lequel des Transcendés en se concentrant, où qu'il soit. Et là, plus rien.

Bha, de toute façon, quelle importance ? Elle avait assez joué à torturer cette personne érudite. Et elle avait rempli sa mission. Elle ne profiterait plus de ces conversations passionnantes, de cette entité qu'elle n'avait pas osé détruire malgré sa rébellion interne criante. Un danger- comme si elle avait été plus, beaucoup plus qu'elle avait semblé.

Elle aurait bien l'occasion de vérifier ce qu'il en était pendant l'assaut. Ils n'avaient pas daigné répondre à sa demande et lui livrer Ash Twilight. Ils allaient en payer le prix, et Miles allait l'y aider avec joie. Quoi de plus merveilleux qu'un subordonné qui non seulement fait son travail, mais en plus le fait avec une joie indicible ? Il lui avait appris que Maverick était encore de ce monde, elle le laisserait jouer avec. Si les yeux de Miles étaient des lances-missiles, Camps Darwin ne serait plus qu'un fossé noirâtre sur le carte.

Un seul détail technique avait remis à plus tard l'accomplissement de son courroux. Elle ne disposait d'aucune force alliée à Camp Darwin, et n'avait jamais compté sur son émissaire, trop de facteurs aléatoires. Même si ces idiots avaient sûrement cru la menace écartée avec cette récente sale pluie, ils auraient eu l'idée élémentaire de poster des guetteurs de jour et de ne laisser la porte de leur ridicule forteresse de bois et de métaux composites aussi peu longtemps ouverte que possible. Et si elle pouvait rompre toutes les résistances des Acéphales et les obliger à traverser les douves, ce ne serait pas très productif. Avant que l'eau ne soit saturée d'éléments nécrosés, il faudrait sacrifier un trop grand nombre de ses soldats sans peur.

Alors, elle était partie en expédition avec Miles, plusieurs Ghûls et un petit bataillon de Revenants et de Corrupteurs, pour trouver un campement militaire en activité ou abandonné, une base, un dépôt quelconque. Miles lui avait été d'un grand secours en lui indiquant la ville où ils avaient du abandonner une autre formation de soldats, ce soir où il sut que son frère resterait en arrière, qu'il mourrait, et qu'il avait conçu sa haine pour Maverick.

Quant à ce dernier, il restait toujours aussi virulent, mais il avait évoqué la bataille avec une sérénité impressionnante.

Comme on pouvait s'y attendre, il ne restait aucun humain en vie dans les environs de la ville attaqué par la Hordes des mois et des mois auparavant. Elle offrait le tableau décrépit et classique d'un reliquat de civilisation humaine à l'abandon, de ruines mornes que seule la mort trouvait encore le courage d'hanter mollement. Elle prit le contrôle de tous les zombies du secteur, et finit par dénicher l'accessoire joyeux qui lui manquait : un bazooka. Ho, perdu à l'arrière d'un transport militaire, il n'avait pas fière allure. Une fois débarrassé du bras qui y était restée accroché, n'ayant selon toute apparence pas eu la possibilité de servir, il servirait bien ses desseins. A titre de vérification, elle explosa un Acéphale dont la tête lui rappelait trop Ash, essai tout à fait concluant, on aurait eu grande peine à rassembler tous les morceaux.

Elle réfléchit, et dit qu'il était trop tôt et pas vraiment le moment d'essayer d'apprendre aux Primitifs à tenir des armes.

Elle y répugnait elle-même, voulant opter pour un retour aux potentialités du corps. Un étayage interne très fort pour construire une nouvelle identité raciale. Par contre, cela pourrait être amusant de terroriser encore plus les réfractaires à ses vérités en équipant ses Ghûls d'armes à feu...

De loin, on pourrait les confondre avec des zombies normaux. Un mort-vivant pouvant se servir aussi bien de vous d'un Uzi pour vous ficher un charger dans le ventre, ça devait être encore plus traumatisant. Miles, pour sa part, avait conservé son Browning et elle le laissait faire. Elle comprenait que l'arme n'était pas allé jusqu'au bout de sa fonction et que l'ancien second de Sandrunner devait y attacher une importance symbolique certaine. Qu'il en soit ainsi.

Elle tendit le bras, prenant l'image lointaine de Camp Darwin dans sa paume hybride, puis referma ses griffes impitoyables.

" Voyez, mes enfants, dit-elle sur une fréquence normale. Voyez ce pauvre petit bastion. Ils tentent encore de compenser les limitations de leurs corps en bâtissant toujours plus d'extensions pitoyables de ce dernier. Beaucoup trop, ils font figures d'inadaptés. Mais moi et vous, les Transcendés, nous savons de quelle façon il est bon de mener notre nouvelle vie. Ils auraient pu vivre en harmonie à nos côtés, et nous aurions été, chacun notre chemin, les racines d'un nouvel ordre qui se serait étendu de par le monde. Il suffisait juste de me céder le psychologue maudit. Vous pouvez maintenant voir d'un œil neuf ce genre de comportement dictés par des raisons qui n'ont pas leur place dans ce monde désolé. Ils ne pouvaient consentir au sacrifice d'un pour sauver toute la communauté.

Nous nous montrerons sans clémence. Tuez les faibles, maîtrisez ceux qui luttent le plus ardemment pour leur survie. Les meilleurs des survivants deviendront des Transcendés, vos frères et sœurs. Les autres seront livrés aux corbeaux, et effacés de la mémoire de cette terre, ils ne seront ni relevés, ni ramassés. Une seule exception à tout cela : ne touchez pas aux enfants."

Un grondement d'acceptation vint en retour. Ses commandements seraient respectés, comme il allait de soit. Peut-être chez certains se trouvait la vague  question de savoir pourquoi elle tenait à épargner les enfants, qui n'étaient pas à un niveau de maturation suffisant pour survivre efficacement et posaient des problèmes avec la Transcendance. Le risque de rejet était plus important encore, au contraire de ce que l'on aurait pu penser. Ou bien la croissance s'en trouvait tellement dérangée qu'ils n'étaient pas viables par la suite. La Bête ne se posait pas la question, quelque chose en elle de profondément ancré lui interdisait de faire du mal aux enfants. Les vestiges d'une ancienne tendresse ? Elle ne pouvait ni ne désirait le savoir.

Tous les autres devraient chèrement vendre leur vie pour avoir une chance de voir l'aube se lever une nouvelle fois. Car quand le soleil étendrait les rayons sur Camp Darwin, le symbole de culte humain imbécile qui lui faisait de l'ombre, ils ne seraient pas protégés, et la nuit ne serait pas là pour cacher les atrocités. Il seraient encore plus dénudés face aux feux de sa colère.

Bombant son torse, elle lança le ralliement général sur une longueur d'ondes inaudibles pour les humains normaux.

L'instant d'après, ils dévalaient la plaine en direction de la communauté des survivants, elle en tête, trimbalant le lance-projectile qui réduirait en allumettes la grande porte, les Acéphales transbahutant le pont de fortune en queue de peloton.

Ash Twilight, tu ferais mieux d'être mort ou loin, loin ailleurs.

Je ne me sens pas d'humeur à faire dans la dentelle.

 

" Comme c'est touchant ! fit Lionel, retenant le kriss. Le haut pontife, seigneur des moutons, a fini par sortir de son trou et venir au secours d'une brebis qui était sur le point de s'égarer avant que je ne lui administre ma propre vérité."

Pauline reprit avec peine son souffle en voyant Osmund, tout juste tiré des bras de Morphée, à côté d’elle, levant un bras protecteur quoique plutôt tremblant. L’idée de faire coup double aussi rapidement semblait aviver encore la flamme démente de joie qui brûlait à l’intérieur de l’âme de Lionel.

« Tu t’es enfin décidé à révéler ta vraie nature, Lionel, fit Osmund, très noble malgré sa position nettement défavorable. Je pressentais que tu ne pourrais pas éternellement t’en tenir à tes provocations. Il fallait que tu passes à l’acte… Et toi qui prônait un discours sur la vérité et l’égalité, tu t’apprêtais à poignarder une jeune femme innocente. »

Lionel éclata de rire.

« Innocente ! répéta-t-il en amplifiant le mot de résonances cruelles. Personne n’est innocent, Osmund. Tout le monde à quelque chose à se reprocher. Il y a des nuances, la gravité des péchés varie, la culpabilité n’a pas le même poids chez tout le monde… Mais dans l’absolu, ça ne change absolument rien. Ce soir, je n’ai fait qu’accélérer un processus. J’ai sorti les démons qui se tapissent dans les recoins des âmes des citoyens de Camp Darwin, et je les aient exorcisés. Plus de mensonges ! Plus d’hypocrisie ! Un socle d’harmonie spirituelle pour un réel nouveau commencement. Oh, tu te permets encore d’afficher une figure pleine de mépris ? Ta chère égérie porte-étendard de ton culte inepte, elle cache un bien noir secret. Si noir que même mes pouvoirs ne me permettent pas de le déchiffrer. Je crois… Oui, je crois cependant que c’est elle qui a tué Josh. Si tel est le pouvoir du Très-Haut, je crains pour vous autres.

- Parce que percer les secrets des âmes pour mieux les intimider ou les tuer est un exemple de grandeur, peut-être ? répliqua l’hispanique. Tu empestes le sang à des kilomètres, Lionel. Ta soif de meurtre est tellement puissante qu’on peut la sentir en fermant les yeux. Tu es donc venu détruire le berceau de ceux qui t’ont rejeté ? »

L’hérésiarque secoua complaisamment la tête, le kriss sifflant de frustration entre ses doigts.

« Je suis venu détruire le culte novéliste car il n’est qu’une façade, une mascarade de foi pour mieux couvrir les agissements du colonel tyran. Un outil de manipulation, comme je n’ai cessé de le crier. Je dois avouer que le plaisir de voir ta face placide et mièvre en sang, te regarder mourir avec tes manières doucereuses, jouent également en la faveur de l’élimination de ton petit clergé. Les moutons pourront être sauvés, avec de la chance et mon aide. Pour l’heure, il est temps de marquer à l’encre rouge un nouveau chapitre de l’histoire de Camp Darwin. »

Les prêtres novélistes commençaient à sortir de leurs dortoirs rudimentaires, se plaçant derrière leur chef spirituel, ne sachant quelle attitude adopter. Il n’y avait nulle part où se cacher à l’intérieur, nulle chance de leur échapper, et ils ne pourraient braver cette foule armée jusqu’aux dents. Pauline, comme paralysée par la vue du poignard ensanglanté, restait immobile, spectatrice lointaine du drame qui se déroulait sous ses yeux.

« Il suffit de voir tes yeux pour comprendre que je ne pourrais pas apaiser facilement ta colère. L’avenir que tu désires ne peut rien être de bon. On ne construit pas un futur sur une pile de cadavres, et sur des suivants recrutés par une méthode forcenée.

- Continue à pérorer, tu m’amuses. La critique des perdants est facile. La roue du destin est en marche, et tu ne peux l’arrêter !

- Tu vas conduire Camp Darwin à la ruine, Lionel. Tu veux de la vérité ? Alors, écoute-moi seulement. Tu as raison : nous avons tous nos secrets, plus ou moins pernicieux. Certains restent ainsi pour le bien du plus grand nombre, chose que tu mettras au compte de la manipulation des esprits. Si je te dévoile des choses dont même toi avec tes pouvoirs étranges tu  ne sais rien, est-ce que tu promets d’épargner Pauline et mes prêtres ? »

Lionel ne prit même pas la peine de feindre une réflexion pensive.

« Quel héroïsme ! fit-elle en montrant les dents. Des renseignements et ta tête pour protéger des ‘innocents’. Je sais déjà tout de vos petites manigances, mais puisque je suis beau joueur dans la victoire, magnanime, je vais t’écouter. Si ton repentir semble assez sincère, je penserai éventuellement à ne pas donner ce que tous tes pantins méritent. »

Osmund lui adressa un sourire froid, puis lui raconta tout sur la Ghûl et les dessous de l’histoire avec la Bête. Le faux rituel de purification, les menaces. Il ne fallut pas très longtemps pour que son ennemi ne réalise que son Maître lui avait fait quelques indiscrétions. La meute derrière Lionel écoutait attentivement, toute velléité d’action éteinte pour le moment. Ils ne pouvaient déterminer ce qui était le plus blessant pour la confiance- que celui qui les avait entraînés dans cette croisade nocturne ne possède qu’un don limité, ou bien que la vérité fut aussi dure.

« Je ne puis invoquer aucun argument qui pourrait te convaincre de me disculper, concluait le vicaire du Très-Haut. Nous ne voulions pas semer la panique alors que Camp Darwin traversait une grande phase d’instabilité. Quelle que soit la haine qui t’habite, Lionel, tu dois la faire taire pour un temps. Nous ne pouvons pas nous permettre de nous battre entre frères. La Bête peut attaquer n’importe quel jour, peut-être même que ses Hordes impies se préparent à donner l’assaut alors que je suis en train de parler. Et même si ce n’est pas le cas, je sais que tu veux décimer la garnison qui sert Maverick. Si tu laisses aller jusqu’au bout ta colère, tu ne feras que précipiter la chute des survivants. Et tous ces longs mois de survie n’auront eu aucun sens. »

Le serviteur du Maître rouge se laissa fléchir. Ses nouveaux dons ne lui indiquaient aucune trace de mensonge. Et même dans son état, il n’était pas assez emporté pour dire qu’il aurait mieux fallu donner Twilight en pâture à la Bête. Non seulement ça n’aurait rien garanti, mais donner le choix à toute la communauté n’aurait fait que la diviser, et les zombies n’auraient sûrement eu qu’à ronger les restes. Il sentait d’ailleurs que la troupe qu’il avait rassemblé se moins imprégnée par ses séances de vérité, et doutait. Une chose réellement horrible, le doute, Maxime aurait pu en témoigner s’il respirait encore.

Le pire, c’est qu’il doutait lui-même des intentions de son Maître. Assurément, il ne pouvait pas vouloir leur déclin à tous ? Pourquoi ne pas l’avoir averti de cette menace ? Quel intérêt de récolter les fruits de la victoire si c’était pour se les faire dévorer aussitôt après ? Il se prit la tête entre les mains, mugissant sourdement, le kriss tentant de s’échapper de cette poigne qui perdait de sa rage.

Se pouvait-il qu’il s’agisse de quelque sorcellerie d’Osmund ? Lui-même n’avait pu s’abstenir d’arranger un peu la vérité en diminuant le crédit des miracles novélistes. Si près de leur sanctuaire miteux, il y avait une possibilité pour que son jugement se retrouve faussé. Et pourtant, il n’avait pas tellement envie d’y croire. Osmund risquait sa vie à moyen terme avec ses aveux- peu d’intérêt alors d’ajourner sa sentence. Ses propres hommes derrière lui chuchotaient. Oui, d’autres blessés dans leur confiance. Avec les échos de rixes au loin et la fumée qui finissait de se disperser, chacun pouvait percevoir qu’il était bien question de la survie de tous. Alors, les lumières rouges s’allumaient, et, déjà exacerbée chez Lionel, elle pouvait faire table rase de tout le reste.

« Comprends-moi bien, dit-il d’une voix ferme. Je ne pardonne pas toutes vos indiscrétions, toutes vos petites affaires pour continuer à avoir la mainmise sur Camp Darwin, et je ne me vois pas cautionner ton culte, même s’il rassemblait la plupart des citoyens. Tu me prends pour un fol extrémiste, je vais te démontrer le contraire. Cette communauté avait besoin d’un électrochoc. On n’évolue pas en restant piégé dans ses propres mensonges. Puisque tu parles d’or, je dois remettre à plus tard cette confrontation. Et la transformer en lutte au grand jour- pourquoi pas ? Moi et mes fidèles allons coopérer pour détruire la Bête. Nous sommes trop nombreux désormais pour que Maverick puisse se permettre de nous éliminer. Il ne peut de toute façon pas le faire après que tant d’oreilles aient entendu la vérité de ta très sainte bouche.

- Je ne me fais aucune illusion, Lionel, répondit doucement Osmund. Je suis simplement heureux que la raison trouve encore une place dans ton esprit et dans ton cœur. La passion est en toi. J’espère de toute mon âme qu’elle pourra être au service des bonnes gens de Camp Darwin, sans besoin de verser plus de sang.

- Je continuerai à faire ce que je crois juste, Osmund, peu importe si pour cela il est nécessaire d’opérer des choix douloureux, comme c’est le cas ici et maintenant. La Bête est la première priorité. Nous aviserons ensuite. »

Burton était très d’accord avec cette dernière proposition et trouva l’occasion opportune pour leur dire que justement, ce serait bien de tous faire copain-copain immédiatement et de sonner l’appel aux armes, parce que ça allait bientôt se bousculer au portillon et qu’il n’y aurait pas assez de tickets pour tout le monde.

N’empêche, il restait aussi un peu sonné par cette histoire d’avoir reçu un émissaire de la Bête. Plus de doute, elle n’était pas à ajouter dans son carnet mondain, mais il se sentait un peu trahi par le Colonel- s’il voulait cacher la vérité pour le bien de la popu-lasse, pourquoi pas, laisser ça sous les églantines également pour la garnison, ça ne pourrait pas lui valoir de retour positif. Restait toujours qu’étant donné qu’il y avait failli avoir un bain de sang, ce n’était pas plus mal pour l’Archidiacre d’être passé à table (ne serait-ce que parce que cela ferait plus de bras pour lutter contre la Horde).

Le Très-Haut devait y être pour quelque chose, après tout. Lionel s’était calmé remarquablement vite, et ses suivants semblaients connectés en courant continu avec lui, presque hagards, passifs. Pour Burton, renonçait à tuer était tout naturel puisqu’il s’agissait toujours d’ordre, pour un citoyen lambda civil, c’était plus dérangeant.

Haussant les épaules avant de perdre l’opportunité, il cria pour attirer l’attention des personnes présentes.

« C’est bien parlé pour vous deux, Archidiacre et Lionel, sauf qu’il ne faudrait pas attendre ! Il se passe des choses bizarres au camp. Je reviens des remparts, et j’ai vu au loin la Bête accompagné de ses zombies, à pas assez de kilomètres du camp. Ils seront là lorsque le soleil pointera le bout de son nez, ou peut-être même avant. Et nous sommes tous dispersés à cause d’Elisabeth !

- Elisabeth ? fit Osmund en fronçant les sourcils.

- Oui-da, confirma Burton. Nous devions l’arrêter car le Colonel suspectait qu’elle tramait quelque chose de pas très net, et quand on est allés les chercher elle et sa bande, ils avaient déjà quitté le nid en laissant un message qui pas fait grand plaisir au Patron. Puis ça explosé dans le coin et le Colonel m’a demandé à moi et une équipe d’aller voir à la grande porte. Lorsque je suis redescendu, il n’y avait plus personne, je sais pas ce qui se passe. Il faut se grouiller d’arrêter Elisabeth et de rassembler tout le monde avant qu’il ne soit trop tard. Il n’y a plus personne pour diriger la défense de Camp Darwin !

- Je ne polémiquerai pas sur le choix d’avoir conservé la vie de Twilight, intervint Lionel avec un bref retour de flamme dans les yeux. Il s’avère effectivement que vous disiez vrai. Peut-être est une ironie du destin que la Bête attaque à ce moment critique. Ce n’est pas plus mal, tant que nous sommes tous échauffés et prêts à l’action, plutôt que de rester dans une attente mortelle. J’espère que vous avez un stock d’armes dans votre bénitier. Nous… »

Lionel se rendit que quelque chose clochait- en même temps que ses « compagnons » de la Vérité. Il ne restait plus que le kriss avide de sang comme arme- toutes les autres venaient de se volatiliser. Un des prêtres ne s’empêcha pas de dire à voix un peu trop forte qu’il y avait là une manifestation du Très-Haut.

« Vos adeptes n’ont pas la plaisanterie très fine, jugea Lionel tandis que les gens autours de lui se trouvaient à nouveau frappés de stupeur. S’il y a de la divinité là-dessous, elle n’a pas très bon goût à tout le moins.

- Je n’ai aucune explication à cela », bredouilla presque Osmund, pris en défaut dans un domaine dans lequel il était censé être une éminence.

Le détenteur du kriss haussa les épaules. C’était à nouveau une période où les événements étranges s’enchaînaient, trop et trop vite. Il ne s’en étonnait plus ; n’avait-il pas le pouvoir de percer les secrets de toutes les âmes ? Il s’apprêtait à marcher vers les novélistes en signe de réconciliation temporaire, lorsqu’une déflagration déchira l’enveloppe nocturne qui allait décroissante. Derrière lui, un de ses fidèles s’écroula sur le côté. Une rose rouge au pistil de plomb fleurissait sur sa poitrine. Lionel se pencha sur le blessé, recueillant son dernier souffle dans un moment de silence glacial, puis lança son regard à nouveau traversé par la folie vers Osmund, la voix tremblante d’accents fanatiques.

« C’était donc bien de la sorcellerie de votre part, sale petit sacristain pervers. Comment ai-je pu douter ne serait-ce qu’un seul instant ? Elisabeth a juste pris les devants pour prévenir son extermination, et moi, par un heureux hasard, j’opérais la même initiative. Mon Maître ne m’a pas trahi. Vous avez mis la confusion dans mon esprit, et je n’ai plus su mêler la vérité du mensonge. Joli coup d’avoir fait intervenir Burton pour que le sentiment de danger nous fasse oublier notre raison. Tout ça pour servir de diversion en attendant qu’un tireur embusqué nous dégomme un à un. Juste avant de vous égorger, Osmund, j’aimerai savoir pourquoi je n’ai pas été descendu en premier ? Pourquoi il n’y a pas d’autres… »

Une seconde balle fusa, apportant avec elle une nouvelle mort impuissante. La mort de quelqu’un qui se tenait juste à côté de lui. Sans plus hésiter, il bondit de côté, puis fondit sur le groupe de clerc pouilleux, le poignard allègre de se retrouver en harmonie avec cette délicieuse volonté de tuer.

Equipée de ses lunettes de vision nocturne, juchée sur le toit d’un bâtiment voisin, Elisabeth regardait la tuerie qui s’annonçait avec un plaisir ineffable. Ils étaient si bêtes. Il avait suffi de répéter le même numéro que lors du discours rebelle de Lionel, et ils tombaient dedans aussi sûrement qu’une mouche fonce en plein dans la toile de l’araignée. Deux balles, deux petites balles, et elle venait de changer un possible espoir pour Camp Darwin en un massacre inepte. Et Lionel… Il était tellement chou à être aussi stupide.

Elle étira ses muscles tendus par une position d’attente, puis s’employa à descendre discrètement de son perchoir. Tuer deux innocents ne l’avait pas trop excitée, il lui restait encore une proie bien plus intéressante à acculer.

 

A si peu de distance, les hommes de Sandrunner luttaient pour leur vie contre un ennemi invisible. Ils ne pouvaient espérer aucun secours, juste l’angoisse d’une nouvelle balle venant d’un endroit impossible à percevoir. Leurs tentatives de trouver un abri s’étaient toutes soldées par un échec. Il devint rapidement clair qu’il n’y avait pas que des snipers embusqués, mais aussi des petits malins qui vous caressaient l’intérieur du dos d’un coup de couteau de combat avant de repartir dans les ombres mouvantes. Ils avaient cru en tenir un, avant de s’apercevoir en se collant tout près qu’il s’agissait d’un des leurs, plutôt incompréhensif à juste titre pour cette mort malheureuse. A partir de là, le moral des troupes avait encore plus flanché, malgré le discours rassurant de Maverick. Ils se trouvaient tout simplement confrontés à un ennemi qui avait trou prévu et qui les tenaient bien serrés dans une zone mortelle.

Lors qu’ils croyaient enfin avoir trouvé un refuge, le roulement d’une grenade se faisait entendre, et ils n’avaient plus qu’à quitter l’abri pour se retrouver à nouveau à la merci des tireurs invisibles.

Maverick ne pouvait s’empêcher de savourer l’ironie de la situation. Quelqu’un avait finalement réussi à atteindre la tour au mirador, et à l’enclencher pour révéler un de ces salopards planqués. La suite ne s’était pas faite attendre, et l’un d’entre eux n’aurait plus jamais de problèmes de santé, à moins que la zombification n’en provoque. Excepté le fait de marcher comme un somnambule très limité dans tous les domaines et ne désirant rien de plus que de vous arracher le haut du crâne pour se faire une petite salade composée de votre cerveau. Enfin ça, c’est de la pure propagande, parce que si les zombies mangeaient les cerveaux de leurs victimes à tours de bras nécrosés, il n’y aurait justement plus personne pour rejoindre leurs rangs, té. Remarquez, lorsqu’il y en a trois qui sont en train de vous dépiauter vivant, vous ne vous posez généralement pas la question.

C’était très bien… Sauf qu’à ce moment-là, ils s’étaient déjà tous séparés en petits groupes, espérant augmenter leurs chances de survie. Certains s’étaient retrouvés en plein milieu de combats entre citoyens devenus manifestement toqués du carafon, et avaient du faire parler la poudre pour ne pas eux-mêmes subir de dommages. D’autres s’étaient fait impitoyablement décimer, jusqu’au dernier fuyard courant à perdre haleine et fauché en pleine course. La peur, la paranoïa s’étaient aménagés une place si grande dans leurs systèmes psychiques qu’il fut bien trop tard lorsque plusieurs d’entre eux se rendirent compte qu’on n’entendait plus aucun coup de feu venant d’un sniper.

A leur décharge, il fallait dire qu’ils étaient plutôt occupés par la folie collective qui s’en était prise à un bon tiers des citoyens de Camp Darwin. On leur avait distribué des armes- un coup des hommes de main d’Elisabeth ?, et ils vociféraient dans les rues de moins en moins sombres en reprochant des choses difficilement intelligibles à d’autres personnes. Des personnes étrangères au départ, qui s’étaient liées d’amitié au cours de mois de survie solidaire dans un environnement infernal, s’étripaient joyeusement, certains d’entre eux ayant reçu la Vérité, ce qui aidait quelque peu. Quelques-uns étaient des tueurs d’Elisabeth déguisés en civil, allumant de petites braises un peu partout pour entretenir le foyer de la violence abjecte.

Sans y être, Maverick en avait conscience. Cela allait plutôt contre son annonce de rédemption, mais il en avait de plus en plus rien à cirer. De second ordre lorsque seule comptait la survie. Il n’avait pas besoin d’illuminations du Très-Haut pour deviner que les différentes pièces du puzzle s’étaient lentement assemblées, juste pour parvenir à ces quelques heures de destruction extrême. Les sauvetages. La fondation de Camp Darwin. Les temps durs. Les attaques répétées de zombie. L’arrivée d’Ash Twilight. La naissance du culte novéliste. Les miracles. Les changements à l’intérieur de la communauté. La Bête, ses avertissements, son émissaire, les messages avec cet œil bizarre dessus. L’arrivée d’Elisabeth, la trahison de Miles, puis celle de la furie brune… Les hérétiques de Lionel.

Il ne restait que deux inconnues, les plus fondamentales : qui était derrière tout cela, et pour quelle finalité.

Ces questions le hantaient pendant qu’il marchait à grand pas, toujours sur ses gardes et à couvert, vers ce les entrepôts abîmés. Son imagerie mentale lui faisait revoir des dizaines de scènes extraites des derniers mois, insistant sur les dernières semaines. Tout ce qu’il avait accompli ici était en train d’être réduit en cendres, et lui, il fuyait, persuadé d’avoir été le jouet d’une puissance demeurant sans nom. Seule la mort pouvait encore lui être offerte en ces lieux, et il n’avait pas lutté autant pour revoir la Faucheuse si tôt.

Aurait-il du se sentir coupable, vraiment ? Coupable d’être ici, de piller les réserves en prenant tous ces objets si précieusement thésaurisés ?

Non. Réponse monosyllabique, franche et d’une rare concision qui pourrait régler bien des problèmes.

Le credo qui avait servi de nom de baptême au camp n’était plus qu’une suite de mots dépossédée de son sens. Ils avaient tenus têtes aux putrides si longtemps, et maintenant ils implosaient eux-mêmes avec l’aide de quelques étrangers. Il avait assez donné de sa personne pour cet pour se permettre de subtiliser le nécessaire afin de prendre la poudre d’escampette. Oh, il ne s’avouait pas vaincu aussi facilement pour longtemps. Il ne pouvait pas prendre le risque d’avoir quelqu’un à ses côtés- de toute manière, il n’avait plus confiance en personne. Si ce n’était pas sur le plan de la loyauté, c’était sur le plan de la fiabilité.

J’espère que tu ne m’en voudras pas, Très-Haut, pensait-il avec à peine une pincée d’ironie en enfournant une lampe torche échappée miraculeusement des flammes et qui lui servirait bien.

J’ai rempli ma part du marché de ma seconde chance aussi fort que je l’ai pu, pendant le court temps qui m’a été donné. La mort d’Ash Twilight était-il un signe que Tu nous avais abandonnés, ou bien que nous avions affaire à trop forte partie ? Tout cela est tellement incroyable. On dirait qu’un magicien fou a redessiné la Terre et qu’il lui manque quelques cases au cerveau. Mais je trouverai les réponses.

Il vérifia machinalement son pistolet, et repartit après avoir pris ce dont il avait besoin pour sa traversée des plaines en cours de désertification. Sûrement, son dieu ne lui tiendrait pas rigueur de partir en quête des informations qu’il lui manquait. Aussi religieux qu’il puisse être devenu, il ne pouvait pas aller à l’encontre d’un instinct aiguisé par des lustres de combat.

Si Maverick avait reconnu plusieurs défauts pour sa rédemption, il ne pouvait pas ignorer ses qualités dont une, la prévoyance, allait lui sauver la mise maintenant. Dès les premiers travaux pour aménager ce qu’il restait de cette minuscule bourgade autrefois pleine de vie, il avait senti qu’un jour, il serait peut-être obligé de partir la queue entre les jambes. A seconde pensée, la situation était un peu moins déshonorable que dans cette éventualité.

Dans un des bâtiments les plus près du rudiment de muraille qui s’ébauchait, et qu’il avait tenu soigneusement par la suite à laisser désaffecté, il avait fait creuser un tout petit tunnel. Il débouchait presque sur les douves- le dernier pan de terre étant à défoncer au dernier moment. Les trois personnes qui s’étaient occupées de l’ouvrage étaient mortes dans des circonstances tragiques peu après, emportant avec elles ce vilain secret. Cela ne lui avait pas posé de cas de conscience particulier, pas plus à cet instant que présentement. Il n’avait fait qu’imiter les seigneurs des temps anciens qui exécutaient les ouvriers après la construction d’un bâtiment important. Quelle importance, puisqu’il s’agissait d’esclaves/ de prisonniers de guerre le plus souvent ?

Maverick avait été presque miséricordieux, il avait sélectionné trois des individus les plus faibles. Il avait vu trop large comme population de base. Par la suite, cela s’était arrangé…

Il y était presque. Comme l’humain était adaptable et flexible ! Il abandonnait en claquant des doigts tout ce qui lui avait tenu à cœur, tout ce qui lui avait donné de l’importance. En quittant ces murs, il redevenait un simple être humain ou milieu d’un monde devenu plus vaste à cause de l’importance baisse démographique, sans troupes, sans pouvoir, sans autorité. A tout prendre, un avenir aussi pessimiste valait mieux qu’un passé mortel qui n’était pas encore allé dans les trappes temporelles. Une chose surtout continuerait à blesser son orgueil, avoir manqué de clairvoyance en ce qui concernait Elisabeth. Trop heureux d’avoir réchappé au traquenard de Miles, il s’était compté des vagues explications de Twilight sur « l’aide qu’elle avait apporté ». La belle affaire !

Si la vengeance n’est pas une fin en soi, elle peut maintenir un homme en vie sous les pires conditions, et il aurait bien besoin de soi pour affronter le monde extérieur.

Il s’arrêta, presque indécis, devant la porte de son salut, regardant encore une fois derrière lui. Personne ne l’avait suivi, inutile de s’inquiéter pour cela. Il se demanda vaguement ce que le psychologue aurait dit pour l’occasion, s’il l’avait accompagné dans sa fuite pour la vie. Peut-être aurait-il servir son charabia de psychologie clinique, lui parlant de « scotomisation » de ce qui ne lui plaisait pas et de « refoulement » de souvenir qui, laissés à lumière crue et sans ménagements de la conscience, lui aurait fait trop souffrir. Oui, même un vétéran comme lui.

Sans pouvoir s’empêcher de ressentir une petite pointe au cœur,  il ouvrit la porte et disparut à l’intérieur. Bien lui en prit lorsqu’il entendit peu après une balle traverser la cloison de bois. Sans perdre plus de temps à penser à tous ces problèmes, il emprunta le court tunnel secret qui donnait directement au-dessus des douves.

Lorsque Elisabeth arriva quelques instants plus tard dans le bâtiment délaissé, elle ne découvrit absolument rien. Le petit colonel avait disparu dans la nature, sans laisser de traces, abandonnant ses hommes qui continuaient de périr de morts sans honneurs. Elle n’était toutefois pas sotte, et après s’être assurée qu’il ne l’attendait pas dans un recoin sombre pour lui tomber dessus à l’improviste (ce qui relève d’un Règle Mystérieuse Universelle, comme vous le savez sans doute, érudit que vous êtes en la matière), elle commença à fouiller méthodiquement la pièce.

Elle ne pouvait pas supporter qu’une proie de plus lui échappe. Elle avait pris goût à tuer. Le meurtre déclenchait une poussée d’adrénaline et de dopamine chez elle, telle que jamais aucune autre activité ne pourrait lui apporter un contentement aussi intense. En plus, elle aussi était meurtrie dans son orgueil. Le travail n’avait pas été aussi bien fait qu’elle l’aurait désiré. Elle avait du relancer la machine avec Lionel, et cette petite garce de Pauline avait été sauvée in extremis par cette chose putride qui n’était plus qu’à moitié humaine. Une autre cible qu’elle aurait bien aimé ajouter à son tableau de chasse.

Je tue, donc je suis !

En souriant à ce travestissement de la célèbre formule de Descartes, elle passa juste à côté de la trappe dissimulée, dont la poussière était étrangement répartie. Une vibration à son poignet lui interdit de pousser plus loin dans cette piste, et elle vérifia négligemment sa montre, puis haussa les épaules.

La vie est faite d’une kyrielle de moments dont il faut profiter au maximum, et ce moment-ci et les suivants ne seraient pas consacrés à la traque de Maverick. Il était temps de filer avant qu’elle-même ne se trouve en danger.

A quelques mètres de là, Maverick émergeait des douves en tenant au-dessus sa tête le sac de survie qu’il emportait en guise de legs de la part de Camp Darwin. Cela valait bien tous les parachutes dorés. Il s’ébroua légèrement, et jeta de nouveau un regard pensif à ces murailles qu’il avait contribué à ériger. En prenant du recul, il jugea que cela n’aurait jamais été si formidable- et de toute façon, il eut la confirmation que son instinct ne l’avait pas trompé. La plus grande Horde qu’il avait jamais vue fonçait sur Camp Darwin, et ne rencontrerait qu’une résistance symbolique, si elle ne s’était pas déjà entre-déchirée auparavant.

Sa main se tendit machinalement vers une de ses poches, dont il sortit une courte feuille de papier. Un addendum au testament d’Ash Twilight qu’il s’était bien gardé de diffuser avec le reste de la lettre lors du procès de Josh.

« Si vous lisez ceci, cher Colonel, c’est que tout comme moi, vous avez senti les vibrations de cette pulsation rouge de danger, ou si vous préférez toujours les faits tangibles aux signes à interpréter, que vous avez été soumis vous-même au danger en question. Je ne vous ferai pas le plaisir de répondre aux questions que vous vous posez à mon sujet, pour la simple et bonne raison que je serai déjà content moi-même d’avoir quelques réponses. Mon amnésie partielle défie les lois de la physiologie et de la psychologie. J’espère que vous arrivez maintenant à croire aux phénomènes surnaturels.

Si vous lisez ceci, c’est que je suis mort, et que vous quittez Camp Darwin, avec ou sans votre consentement éclairé.

J’espère plutôt avec pour votre propre bien, même si je ne souhaite pas l’extinction de cette riante communauté. J’ai eu grand plaisir à en faire partie, à y participer et à l’observer. Je ne puis pour autant pas vous faire de conseils infusés de sagesse pure ou des révélations fracassantes. Je sais simplement que tout comme moi vous fûtes curieux de l’O-3 Corporation, et du rôle qu’elle pouvait avoir dans les différents événements survenus les dernières années. Votre seconde vie n’est pas que le fruit d’un heureux hasard, Maverick. Sans parler de destin, chose un peu niaise parfois s’il en est, vous avez votre rôle à jouer dans l’avenir de ces terres. Lequel ? Je vous laisse toute latitude pour le définir, et trouver les réponses qui vous manquent.

N’utilisez pas mon nom comme carte de visite cependant, je crois que cela ne produirait pas un bien grand effet- sauf, possiblement, votre mort prématurée, ce qui serait à éviter préférentiellement. Je ne peux vous livrer que cette liste de mots, que j’ai rassemblée au cours d’éclairs de lucidité :

- Triumvirat, Programme, Moonlight ( ?)

- Rebecca Denwood, Edward Harker, Théodore Rockwell, Pr Neagoe

- Livre des Ombres, injection karmique, Caleb ( ?)

Je sais que c’est autant maigre que ne menant à pas grand-chose. Il y a un centre de recherche à plusieurs kilomètres d’ici, j’ai tracé un croquis selon mon souvenir –confus-. Vous y trouverez peut-être des indices s’il n’a pas été nettoyé entre-temps.

Dans tous les cas, continuez à ma place de découvrir la localisation de Shangrila, et de rassemblement de la lumière. Je n’y ai vu goutte, peut-être que vous ?...

- Posthumement vôtre,

Ash Twilight.

 

Un peu plus consistant que vent, guère plus. Il devrait s’en contenter. A moins que ce ne soit la dernière farce de son collaborateur temporaire ? Une énigme sans queue ni tête pour l’égarer et se venger de lui ? Il ne pouvait être plus sûr de rien. Un bien petit viatique pour tracer sa route.

Très bientôt, ses pas l’amenèrent à l’entrée de la grotte. Elle était située dans un endroit peu exposé, et n’était pas de dimensions très larges. Juste assez grande pour cacher ce qu’il révéla avec soulagement d’un vif mouvement du poignet : une jeep à moitié recouverte d’une bâche ; remplie le plus complètement possible. Un paquetage similaire à celui de Pauline dans le coffre et sur le siège passager, en plus fourni, plus complet, et assez d’essence pour faire plusieurs centaines de kilomètres. Elle toussoterait un peu au démarrage parce qu’il n’avait pas pu prendre le risque de venir l’entretenir régulièrement, pour le reste, cela irait aussi bien que des chenilles de tanks glissant sur les muscles putréfiés de zombies stupides.

Il s’installa sur le siège conducteur et se regarda brièvement dans la glace. Pas de regrets, pas de honte : juste une détermination farouche à continuer l’aventure de son existence dans de nouveaux environnements. La clé tourna sans broncher, et le moteur protesta quelques secondes avant de se mettre à tourner avec une régularité réconfortante.

« C’est étonnant de constater à quel point j’arrive à courir  plus vite en si peu de temps, déclara une voix râpeuse. Et si plaisant de voir que vous êtes resté si conforme à vos habitudes. Vous n’êtes pas monté si haut et survécu si longtemps seulement grâce à vos compétences, mais aussi en sachant quand il fallait se replier. Comme cette nuit où nous avons laissé un bataillon entier de frères d’armes derrière nous, n’est-ce pas ? »

Le regard de Maverick glissa lentement sur la gauche.

Dans le rétroviseur, les lèvres hideuses d’un Miles défiguré lui souriaient avec un appétit féroce.

 

Freud voyait l’être humain habité par deux pulsions fondamentales : la pulsion de vie, et la pulsion de mort. Ce genre de conceptions bilatérales abondent, quelles que soient les domaines, et lorsqu’on parle de deux forces opposées, on espère toujours qu’elles soient en équilibre. L’équilibre. Une belle chose, n’est-ce pas ? Si Ash avait été philosophe, peut-être aurait-il dit un sophisme tel qu’il faut le chercher en toute chose.

Ce qui était certain, c’était que la rupture de l’équilibre était complète à Camp Darwin. La pulsion de mort, destructions, avait le champ libre. Lionel n’avait eu qu’à réchauffer un petit peu ce matériel dans nos psychés pour qu’il ressorte à la surface. Le règne de Maverick, s’il avait comporté ses imperfections comme cela était inévitable, avait au moins forcé la cohabitation. La nouvelle était parvenue selon laquelle la garnison était en déroute à l’intérieur même de la ville par une force inconnue. Les explosions avaient affolé tout le monde, on cherchait de la sécurité, et on trouvait des fous équipés d’armes qui se battaient contre d’autres fous. Il  n’y a pas si longtemps, certains étaient catégorisés comme des amis. Il ne fallait qu’un rien de temps, un clignement de l’œil, pour recatégoriser de manière satisfaisante et tenter d’échapper aux petits meurtres entre amis qui se déroulaient à chaque coin de rue- façon de parler. Camp Darwin s’auto-détruisait dans un maëlstrom d’affects de haine, et l’incompréhension générale pour ceux qui n’avaient pas reçu la Vérité.

La rancœur dans son expression la plus primale. Lorsque quelqu’un tentait de raisonner un groupe, il courait le risque d’être abattu rapidement avant que la querelle sanglante ne reprenne avec de nouvelles explications assaisonnées au plomb. On ne pouvait trouver nulle sécurité auprès des soldats essaimés un peu partout, et on entendait à cadence régulière des coups de feu dominant tous les autres, apportant leur lot de nouvelles morts. Voir une personne s’étant serrée les coudes avec vous autant de mois baigner dans une mare grandissante de son propre sang, juste sous votre nez, les yeux presque morts regardant un ciel indifférent, avait de quoi vous faire perdre un brin votre self-control.

Alors, on se tournait vers ce foyer de sécurité habituel, et du dernier recours : la religion. Et pour ceux qui parvenaient jusqu’à l’église en gardant assez de santé mentale pour ne pas que leurs défenses psychiques s’écroulent et qu’ils se recroquevillent dans un coin en attendant que ça passe, ils ne voyaient plus qu’un espoir brisé.

Des corps meurtris, aux os brisés pour plusieurs d’entre eux, tapissaient l’entrée du sanctuaire novéliste. Des moribonds continuaient de lutter les uns contre les autres dans des positions pathétiques, cherchant à blesser son ennemi par tous les moyens qu’il leur restait, même si leur sang se vidait en petites rigoles paresseuses. Si on leur avait enlevé les mains, les pieds et les dents, l’air aurait été rendu si délétère par leurs regards haineux que cela aurait suffi à en achever plus d’un. Burton n’avait d’ailleurs pas demandé son reste et avait détalé aussi vite que pouvaient ses jambes, en espérant que l’opérateur radio avait reçu un miracle du Très-Haut, parce que ça sentait la fin à plein nez.

A l’intérieur de l’église, il n’y avait plus grand monde qui respirait- ou alors très silencieusement, caché dans un coin d’ombre. Après une bataille âpre et sans pitié particulière, Lionel et Pauline s’étaient retrouvés au clocher. Chacun d’entre eux avait fait une moisson généreuse dans l’autre camp, le pistolet de Pauline emportant l’avantage contre les hérétiques aux armes envolées ; le Kriss surexcité de Lionel ayant obtenu son orgie d’entailles et de sang chaud.

« Et Osmund qui disait que tu étais innocente, lança-t-il en tournant autour d’elle. Comme il se trompait ! La bouche d’un jour du Très-Haut sait aussi très bien cracher les balles.

- Qu’est-ce que tu penses valoir ? répliqua la jeune femme, haletante. Je ne sais pas combien de fusibles ont sauté dans ta tête, mais je me demande comment tu peux prétendre que tu aies fait quoi que ce soit pour le bien de tous. C’était juste un prétexte pour obtenir ta revanche.

- Vraiment ? fit Lionel, doucereux. Lorsque tu as un abcès, tu le fais crever, non ? C’est exactement ce que j’ai voulu faire. Osmund ne m’a laissé aucun choix. Si tu ne vois pas à quel point son culte est faux, c’est que tu es toujours embobinée par ses boniments.

- Et ça justifie de massacrer autant de gens comme du bétail ? »

Le sourire du borgne fleurit soudainement sur son visage, appréciateur et conquérant.

« Oui, tout à fait. Vous êtes des petits moutons bien dociles. Je préfère vous voir morts que réfractaires à la vérité. Laisse-moi me concentrer un peu… Hmm, oui. Tu l’aimais vraiment, ce psychologue. Tu n’as jamais trouvé bizarre que ce genre de personne puisse jouer un rôle parmi nous ? Ce n’était pas par hasard. Il s’est joué de nous, du début à la fin. S’il a fait quelques actions honorables, cela n’efface par son comportement traître au final. Réfléchis juste un petit peu et oublie tes émotions exacerbées de petite adolescente qui grandit dans un monde horrible et qui n’arrive à maturation assez rapidement. Ash Twilight, c’est le responsable du chaos qui nous entoure maintenant. Il a apporté du bon, quelle importance puisque tout est perdu désormais ? C’est à cause de lui que je suis devenu ce monstre, ce monstre que je vois dans le reflet de tes yeux.

- Tu dis n’importe quoi, siffla Pauline. Il m’a sauvé, et il en sauvé beaucoup d’autres. Tôt ou tard, il y aurait des combats ici, parce que Maverick était trop dur avec nous. Tu as détourné le tout pour que ça se transforme en massacre entre nous, pour espérer prendre le contrôle. Tu veux que je te dise ? Tu n’es qu’un gros perdant. Personne n’était d’accord avec toi, alors tu as voulu que les autres pensent comme toi. Tu n’as pas digéré qu’on puisse vouloir un nouveau dieu pour nous protéger, même si les preuves qu’il existait étaient là. Si tout le monde doit s’agenouiller devant ta vérité, pourquoi un de ceux qui devaient être avec toi t’as enlevé un œil ? »

Lionel mugit et attaqua brusquement avec son kriss, frôlant l’épaule de Pauline qui fit un pas de côté. Elle se moqua ouvertement de lui pour ajouter à sa colère.

« Arrête d’accuser les autres pour ce que tu es devenu. C’est toi qui l’a choisi au lieu de rentrer dans les rangs. Peut-être même que tu as participé au meurtre d’Ash comme complice de Josh ?

- Complice de Josh ? cracha Lionel en cherchant une nouvelle opportunité d’attaquer. Je ne fraye pas avec les soldats de Maverick, surtout des ramassis aussi dépourvus de valeur que Josh. Mais… Est-ce la raison pour laquelle tu n’as pas essayé de m’abattre pendant notre petite sauterie dans la nef ? Tu voulais te réserver le luxe d’une mise à mort privée, pensant que j’étais impliqué là-dedans ?

- Je n’ai pas besoin de raisons supplémentaires pour te tuer, Lionel. Tu as assez fait de mal comme ça. Je voulais simplement entendre de ta bouche si tu avais tué Ash. »

Lionel reprit immédiatement de sa superbe, dominant l’espace réduit de sa silhouette souillée de sang.

« Ooooh… Tu n’étais donc pas certaine de toi en assassinant Josh ? Ne feint pas la surprise, je suis au courant de cela. Il y a juste quelque chose en toi que je n’arrive pas à comprendre. Cette aura rouge qui t’entoure. Rouge, et pourtant cela n’a rien à voir avec le Maître que je sers. »

La belle blonde, quoi que peu présentable avec les vêtements émaillés de petites déchirures, les cheveux décoiffés, les yeux injectés de sang et une lèvre fendue, posa une main provocante contre sa hanche.

« Dis-moi ce que je veux entendre, et je te donnerai un indice. Et peut-être même que je te laisserai continuer ta vie minable après ça.

- Tu n’es pas en position de négocier, donzelle. J’ai assez purifié Camp Darwin pour ce soir, même mon couteau a trop bu. Tu dis que je suis le perdant, et pourtant, ce soir, Camp Darwin a reçu ce que j’avais à lui offrir. Et demain, son nouvel avenir débutera. Tu peux encore en faire partie avec un peu de bonne volonté. Je reconnais que malgré tous tes défauts, tu as une jolie pugnacité. Je suis certain que tu te fiches au fond de ces histoires de dieux. Tout ce qui compte pour toi, c’est de trouver Ash. Mon Maître sait tout. Si je te donne toutes les informations que j’ai sur lui, est-ce que tu m’aideras à relever cette communauté avant de partir à sa recherche ? »

Le cœur de Pauline fit un double salto arrière dans sa poitrine avant d’enclencher la démultipliée. Même lui confirmait qu’il pouvait encore être vivant, et il n’allait pas mourir dans l’instant suivant à l’instar de Rat. Elle n’avait pas seulement besoin d’entendre dire qu’il vivait et l’attendait quelque part, elle le désirait. Et c’était bien plus fort que de nombreuses autres choses, car l’être humain fonctionne souvent beaucoup plus à l’affect, à l’émotion, que selon la froide logique brute et implacable.

Toute indécision qui aurait pu naître dans son esprit fut  fauchée en même temps que ses jambes, sa tête produisant un son mat en se cognant.

« Vigilance constante ! dit Lionel. Voilà le bon mot de notre Colonel. Dommage que tu n’aies pas su l’appliquer. Tu ne pourras jamais comprendre tous les tenants et aboutissants de ce qui arrive ici, ma pauvre petite. Je n’ai pas besoin d’une petite fille énamourée qui joue à la tueuse sans merci et vengeresse. »

Il lui bourra les côtes de plusieurs petits coups de pieds mesquins, avec un plaisir inepte et sadique.

Bom, bom, bom.

« Allez, réveille-toi ! Tuer est une cruelle nécessité, tuer une personne évanouie va à l’encontre de mes principes. Tu n’as pas encore accepté la vérité, tu ne peux mourir décemment avant cela. Tu ne veux certainement pas rejoindre l’autre monde sans connaître le destin de Twilight ? Alors, reprends tes esprits, Pauline ! »

Un léger temps de latence. Les doigts remuèrent, puis elle s’exprima d’une voix qui n’était plus vraiment la sienne en rouvrant les yeux. 

« Pauline n’est plus là. »

Il eut juste le temps de froncer les sourcils avant de recevoir un brutal coup de pied dans l’estomac, qui l’envoya bouler de l’autre côté. Une pression effroyable s’exerça presque tout de suite après sur son poignet, et il lâcha le kriss qui laissa entendre un sourd gémissement de déception. C’est peine s’il discerna la changement de couleur des yeux marrons de la jeune femme en rouge béryl, sachant que son visage fut claqué dans les deux sens à répétition, avec une force qu’il n’aurait pas cru possible pour une fille de cet âge, et nourrie mauvaisement.

Il sentait le sang couler à l’intérieur de sa bouche lorsque se furent ses côtes qui se trouvèrent malmenées par des bourrades répétées. Pendant ces instants d’incompréhension, il régressait fortement, passant de la dimension tridimensionnelle normale à une dimension unidimensionnelle où le dedans et le dehors sont confondus, où il n’existe plus que les sensations.

Et la seule qui l’irradiait était une douleur comme il n’en avait jamais connu. Elle le laissait mijoter parfois quelques brèves secondes, le temps que son système puisse redevenir plus sensible à la souffrance, puis elle le frappait à nouveau avec ses poings et ses pieds, n’épargnant aucune partie de son corps, exceptée sa mâchoire. Lors d’éclairs de conscience et lorsqu’il arrivait à garder les yeux ouverts, il voyait son expression sadique qui augmentait à chaque fois que ses maux devenaient plus forts.

Bom, bom, bom.

Puis, aussitôt qu’elle avait commencé, elle le laissa gésir, étendu sur le sol, cherchant désespérément une position qui lui permettrait d’avoir moins mal… Sauf que ce n’était pas possible.

Il releva péniblement la tête, tentant de la distinguer dans la brume de sa peine.

Elle avait récupéré le kriss qui n’avait émis aucune protestation, et elle le lançait en l’air de façon répétée comme s’il s’agissait d’un vulgaire couteau de lancer.

« Un jouet pour des cuistres comme toi qui aiment s’afficher, déclara-t-elle de cette voix transformée avant de jeter le poignard impur. Qu’est-ce que ça peut bien faire à l’intérieur de ta petite boîte crânienne d’avoir tenu du pouvoir, Lionel ? Tu t’es senti quelqu’un d’important parmi cette masse de chairs différenciées plus ou moins douées d’intelligence ? Vous n’avez pas tellement changés depuis tout ce temps. Votre arrogance traverse les époques, les cultures, les communautés. J’espère que tu as bien profité du voyage, moinillon rouge. »

Il chercha à s’échapper, quelque peu ridiculement, lorsqu’elle s’approcha de lui. Mais au lieu de lui asséner le coup de grâce, elle prit doucement son visage entre les mains et toucha d’un doigt sensuel ses joues rougies par les coups.

« Enfin, tu n’as pas si mal fait, au bout du compte. Il était temps que ce petit jeu de marionnettes s’arrête. J’ai bien peur que tu ne récoltes rien de ce que tu avais espéré. Lionel le porteur de vérité ! Quelle stupidité.

- Qui êtes… Vous ? » parvint à articuler l’hérésiarque.

Pauline, ou du moins en apparence, roula les yeux.

« Vous ne pouvez même pas échapper à une bête Règle Universelle Mystérieuse. Je suis cette aura qui te dérange depuis tout à l’heure. Pour le reste, tu n’as rien besoin de savoir. C’est toi qui vas me dire quelque chose, le borgne. Un marché équitable. Si tu réponds honnêtement, la possibilité de te laisser en vie et même de t’aider à survivre va peut-être effleurer mon esprit. Je te donne trois secondes pour réfléchir.

- J’accepte, toussa presque Lionel, horrifié à l’idée de ce qui pouvait avoir pris la place du conscient de celle qu’il désirait tuer.

- J’adore la promptitude, fit l’Autre en présentant un sourire qui n’aurait pas du pouvoir être produit par des lèvres humaines. En fait, c’est surtout pour lui rendre service à elle, rajouta-t-il en se désignant du pouce. Je ne peux pas me permettre qu’elle devienne névrosée ou je ne sais quoi. Il faut qu’elle sache où elle va, pourquoi elle y va, et quelle ne regarde pas derrière elle. Alors tu vas lui répondre. Est-ce que tu sais quoi que ce soit à propos du meurtre d’Ash Twilight ? »

Lionel lui renvoya un sourire, bien plus pauvre.

« Si je vous dis que j’y ai pas participé, vous allez me tuer en son nom. Si je vous racontez autre chose, vous n’allez pas me croire et me tuer avec encore plus douleur parce que vous croirez que j’aurai menti. Si je ne dis rien, vous allez me laisser comme ça sans rien faire. Pourquoi est-ce je vous ferai ce plaisir ? Je n’ai rien à gagner. Votre parole ne vaut rien. »

Les prunelles rouges semblèrent s’allumer durant une toute petite seconde.

« Je trouve ton manque de foi consternant, Lionel. Augmentons les enchères. Si tu ne parles pas, je ferai en sorte que non seulement tu te souviendras de ta mort pour toute ton après-vie, mais aussi que celle-ci te fera regretter de ne plus être à Camp Darwin. Tu crois que je peux le faire, n’est-ce pas ? » rajouta-t-il en lui léchant subrepticement la joue.

Il déglutit péniblement. Il avait le sentiment de pouvoir être frit rien que par le regard de cette… Entité.

« Ce n’est pas Forsythe, j’en suis certain. Elle doit vouloir autant tuer l’assassin de Twilight au moins autant que v… Que Pauline. Je n’ai rien à voir là-dedans non plus. Mon Maître m’avait expressément interdit de toucher au psychologue. Tout ce que je peux dire, c’est que le coupable n’est pas forcément celui qui a été… Massacré, ou parmis ceux que suspectaient le défunt. Pourquoi pas le Colonel ? Il a toujours joué un jeu double avec le psychologue. Achevez-moi maintenant si ça vous chante, je n’ai rien d’autres à dire.

Diem perdidi. »

L’Autre éclata de rire en s’écartant de lui.

« Je pense que ça suffira. Lorsque je la laisserai reprendre le contrôle, elle aura assez d’éléments de vérité pour qu’elle ne doute pas du souvenir que je vais lui concocter. Pour le reste… »

Une énorme explosion retentit pas si loin, inquiétant encore plus Lionel qui était près de raccrocher son tablier et de se laisser aller dans la douce torpeur de l’inconscience. Il ne sentait plus la présence du Maître, rien qu’une impression d’abandon et d’impuissance. Bientôt il reverrait ce qu’il avait accompli avec une perception plus crue, sans ce rouge bienfaisant, et il voulait éviter cela à tout prix.

L’Autre-Pauline se pencha hors du clocher pour voir ce qui venait de sauter aussi sauvagement.

« Djigâsh ! hulula-t-il/elle. Quel parfait sens du timing. Je vais devoir mettre fin un peu brusquement à notre intéressant entretien. Votre grande porte dont vous étiez si fiers vient de s’écrouler comme un château de cartes, avec des débris tout partout. Et les visiteurs n’ont pas l’air de vouloir juste passer vous faire la bise. Tu aurais du ne pas céder à la colère et garder la tête froide au lieu de te lancer dans la bataille sans réfléchir…

Bha, je ne peux pas véritablement blâmer ce que j’aime en vous, vos pulsions. Je vais même te faire un petit cadeau avant de partir. Prend ce pistolet… Elle n’en aura pas besoin de deux, avec moi aux commandes. Je ne sais pas combien il reste de munitions. N’oublie pas d’en garder une pour faire sauter ta cervelle au cas où, Lionel-boy ! C’est toujours mieux que de se faire dépiauter vivant. »

Et, sur ces derniers mots, il fut laissé seul en la compagnie impersonnelle de l’arme qui avait servi à tuer une bonne partie de ses fidèles. Il le saisit avec une main tremblante, et rampa avec des difficultés énormes vers le rebord du clocher.

Et il vit.

Un pont était en train d’être installé au-dessus des douves, par des mains putrescentes, sous la direction attentive de la Bête aux yeux jaunes de prédatrice. Dans quelques minutes, il serait prêt à les laisser passer, déblayer les restes de la grande porte, puis envahir en règle Camp Darwin. En s’allongeant contre le rebord, il ne pouvait ressentir qu’une ironie amère. Il allait mourir ici, dans le lieu qu’il avait voulu abattre, par les mains de ceux qui auraient être bannis de ces terres…

Au moins, je n’aurais pas long à attendre, pensa-t-il alors que la cloche rouillée commençait à émettre son glas à résonance sinistre, sans qu’aucune main matérielle ne soit intervenue.

Plus bas, l’Autre continuait de conduire le corps de Pauline en sécurité. Par jeu plutôt que par réelle compassion, il plaça Omsund, inconscient mais toujours en vie, dans le passage secret. Il ramassa la boîte de la Ghûl, puis quitta le sanctuaire dont les pierres paraissaient retenir pour toujours les cris de ceux qui avaient trouvé la fin de leur ligne de vie ici. Tout cela ne le concernait plus, désormais.

Il fit un rapide détour par le cimetière, et se rendit à l’endroit où la Bête avait pour la première fois infiltré le refuge des survivants. Ainsi qu’il le pensait, la cloison n’avait pas été suffisamment renforcée ici, alors qu’elle était déjà trop peu épaisse à cet endroit au début. Insufflant sa force surnaturelle aux jambes encore fébriles de la jeune femme, il la défonça sans peine, créant une belle vue sur les douves qui n’attraperaient aucun zombie ce soir.

Sans plus attendre, il sauta dedans, nagea, et se retrouva sur la « berge » de l’autre côté. Personne de la Horde ne lui prêtait la moindre attention, ils étaient bien trop occupés à lancer l’assaut, et sûrement à saliver. Enfin, s’ils avaient encore le niveau cognitif d’un chien.

Il marcha assez pour se trouver éloigné du lieu des carnages, et s’assit sur une souche solitaire. Il allait profiter plusieurs minutes supplémentaires des sensations simples et enivrantes d’un corps humain, puis il irait à nouveau se loger dans un recoin de son âme, pour jouer le rôle du bon samaritain de poche. Comme elle ne pourrait s’étayer sur Ash pendant cette crise, elle allait l’investir lui un certain temps. L’ami le plus intime qu’elle ait jamais eue.

Elle finirait peut-être par l’aimer aussi, qui sait ? Cela faisait longtemps qu’il ne s’était pas gavé de sentiments.

Ash ne lui avait donné que quelques miettes, rien de satisfaisant.

Mais je te retrouverai, mon ami. Nous te retrouverons. Et ce jour-là, les vraies choses pourront commencer.

Il ferma les yeux. Rapidement, Pauline allait reprendre conscience, et elle ne saurait que ce qui est nécessaire.

Elle marcherait vers la lumière…

Et il serait là pour la guider.

On n’aurait trouvé personne pour raconter les horreurs qui se déroulèrent ensuite. Ce n’est guère compliqué : soit vous étiez mort et ne risquiez plus de bavasser avec qui que ce soit du monde des vivants (en règle générale), soit vous étiez traumatisés et cherchiez à tout prix à enfouir le souvenir de ce matin sanglant. Et même parmi ceux qui auraient trouvé la volonté de vivre avec ce souvenir, à qui auraient-ils pu s’en confier ?

Les luttes intestines n’avaient préparé personne à cette déferlante de morts ambulants. Non seulement on n’aurait jamais imaginé que Camp Darwin puisse voir ses défenses percées, mais encore moins qu’autant de putrides puissent s’introduire, propageant leurs cris nécrosés. Pas assez rapides pour se ressaisir. Oh, il y avait bien quelques poches de résistances- et dans celles-là, certains étaient désarmés puis épargnés sans qu’on puisse comprendre pourquoi.

Les zombies ne se comportaient pas de la façon habituelle lorsqu’ils avaient une proie humaine à portée. On sentait leur faim vide de sens, et comme quelque chose qui dictait leurs actions. Peut-être ces silhouettes, dont plusieurs étaient familières, qui n’étaient ni totalement putréfiées, ni totalement préservées des effets de l’agent R ?

Personne n’avait le luxe de réfléchir longtemps aux causes. La vérité n’était pas un bouclier suffisant contre cette omission flagrante. La désorganisation était totale, et une chose n’avait pas changé avec cette nouvelle donne : que votre voisin soit un ami de longue date ne changeait rien. Il n’y a plus que le désir de fuir le danger, au mépris de tout le reste. On n’avait pas loisir non plus de penser aux autres. Si le voisin ralentissait, il servait d’appât pour les poursuivants, en espérant s’échapper sous le soleil qui montait sans se presser dans le ciel sans nuage.

Et c’est dans ce ciel qu’apparut, alors qu’à peine une demi-heure s’était écoulée depuis le début de l’attaque des zombies (mais qui aurait tout aussi bien sembler trente heures) plusieurs avions. Une vision irréelle et fascinante pour ceux qui purent en saisir l’image sur leurs rétines.

Et tellement plus merveilleuse lorsque des jets d’eaux en tombèrent, arrosant Camp Darwin de traits liquides. D’aucun tendirent leurs mains, peinant à y croire, alors que des formations entières de putréfiés se dissolvaient près d’eux, formant de petites mares malodorantes. Ce n’était pas assez, mais n’importe quelle amélioration était désirable lorsque vous couriez le risque d’être dévoré sur place à tout instant.

On ne pouvait pas vraiment dire qu’il y avait un espoir particulier pour la Horde- la Chasseresse était sûre d’elle. Elle n’avait pas encore perçu ce léger retournement, toute occupée qu’elle était à demander régulièrement à un citoyen où se trouvait Ash Twilight. Ceux-ci se trouvant généralement trop terrorisés pour formuler une réponse convenable, elle leur tordait le coup d’une pression de la main et passait au suivant au milieu du chaos général.

L’espoir était par contre en train de fleurir dans le système psychique de ceux en état de se déplacer, en voyant maintenant débarquer en parachute des demi-douzaines de soldats en combinaison noire intégrale, qui, sitôt les pieds posés fermement sur le sol, tiraient en direction de la tête tout hostile dans leur champs de vision.

Une escouade très spéciale faisait des ravages particuliers, alors même qu’un seul de ses membres faisait feu de façon régulière. Tout le reste de la soldatesque servait d’escorte et n’utilisait ses armes qu’en cas de force majeure, sauf deux hommes. L'un d'entre eux marchait aux côtés du grand général d'une manière aussi détachée que s'il traversait une rue un peu agitée pour se rendre à son travail. Ses lunettes de soleil empêchait de distinguer tout indice sur ses mouvements oculaires, spectateur au cœur de l'action et en étant à des années-lumières en même temps.

L'autre portait sans faiblir une sorte de console équipée de divers boutons et réglages, avec des bandes magnétiques qui tournaient. L'appareil émettait avec une qualité soignée des airs de musique classique qui induisaient un contraste étrange avec les hurlements de terreur, les gargouillements d'agonie et les cris de désespoir.

Le général, quant à lui, semblait évoluer au rythme des harmoniques, sans ressentir aucune peur. Il effectuait de petits pas de danse, déchargeant avec un tempo régulier son fusil à pompes sur les zombies qui gênaient leur progression, laissant dans leur sillage une quantité de plus en plus grande et impressionnante de corps décapités.

Un pas en avant, bam ! Un petit pas de côté, splash ! Demi-tour gracieux, envolée des bras, tak !

Il composait sa propre symphonie de têtes explosées, d'expectorations volant en tout sens, pris dans un ballet dont lui seul détenait toutes les clés. Les soldats se relayaient pour recharger son arme afin qu'il ne puisse y avoir aucune interruption préjudiciable dans la fantaisie de leur supérieure, qui ne leur inspirait aucun étonnement.

Un temps médusés devant cette symphonie du massacre, les citoyens de Camp Darwin finirent par reconnaître le visage aux yeux rieurs qui organisait la purge, et, groupuscules par groupuscules, on se rassembla derrière lui.

Personne ne comprenait réellement, mais Ash Twilight était revenu aux commandes d'une petite armée pour les libérer au moment le plus critique de l'histoire de Camp Darwin. On cria au ciel des remerciements destinées au Très-Haut, et la nouvelle de l'arrivée de leur sauveur se répandit rapidement dans toutes les poches de résistances.

On l'ovationnait, lui et les autres membres commando, pour leur travail d'extermination impeccable. Bon, bien, sûr, ce n'était pas le cas de ceux dont la gorge était sauvagement déchirée, ou de ceux qui étaient dévorés vivant de façon trop avancée pour être récupérée, et en général de tous ceux qui mouraient quand même alors que la libération était aussi proche. Source d'autres scènes vibrantes d'émotions, très brèves aussi, car malgré les zones de sécurité qui s'installaient, ce n'était pas encore franchement le moment de faire son deuil, même si l'ami en question était en train d'avaler son extrait de naissance sous vos yeux. La bataille continuait à faire rage...

Mais sous la direction musicale du général qui avait l'apparence d'Ash Twilight, la confiance revenait plus vite qu'un ivrogne en période de sevrage vers le bar le plus proche. Cela ne pouvait être un simple hasard, et tout cela était si irréel ! La vue de ces soldats qui se ressemblaient tous avaient eu un effet positif, le danger plus tangible des zombies avait dissipé les crises de folie, ce qui aurait pu être au grand dam de Lionel.

Une série d'aboiements et miaulements signala la fin d'une nouvelle demi-heure de combats intenses. Les lieutenants de la Bête ne la voyait plus nulle part, et ne sentait plus sa présence dans la trame unipathique qui les reliaient tous, depuis les Acéphales jusqu'aux Ghûls les plus capables. Sans cette source de rage infini, ils sentirent leur propre colère fondre dans l'air. Ils perdaient du terrain de minute en minute, devant ces fantassins tout de noir vêtu, impersonnels, qui ne tremblaient nullement lorsqu'ils arrivaient en masse. En dépit du professionnalisme qui devait les habitaients, certains prenaient un plaisir presque perceptible derrière leurs lunettes protectrice à utiliser des pistolets à eau. Des jouets de gamin qui décimaient leurs cohortes, les fauchant aussi sûrement que des myriades de lames acérées. Si eux-mêmes étaient moins sensibles au contact de l'eau, un attouchement trop prolongé avec l'élément base de toute vie leur causerait des blessures que même leur nouvelle constitution ne supporterait pas à long terme.

Ils emportèrent quelques-uns de ces soldats noirs avec eux, maigre compensation devant leurs propres pertes. Ils ne pouvaient guère que se venger sur les citoyens isolés, en lacérer quelques-un, en enlever quelques-autres. Sans l'appui de leur déesse faite chair et muscles, ils avaient du mal à contrôler leurs frères inférieurs. Le point décisif de la bataille fut atteint lorsque plusieurs Ghûls se coordonnèrent pour lancer un assaut furieux contre cet humain insolent qui multipliait les tirs à la tête avec une adresse et un détachement qui aurait presque pu les faire frissonner. Ils pensaient tout naturellement que si cet emblème qui fédérait les clampins survivants de Camp Darwin était abattu et mutilé d'une façon particulièrement horrible, ce nouveau désespoir serait si grand qu'ils n'auraient plus qu'à acculer le reste et prendre un juste revanche. Oui, c'était parfait.

Du moins, en théorie. La garde rapprochée du général n'était pas un problème, le fait qu'il puisse stopper l'avancée des Acéphales et des Primitifs en chantant en italien en était un beaucoup plus gros. Ce n'était pas seulement absurde, une telle méthode pour arrêter en plein chemin une bande de zombies qui ne rêvaient rien de mieux que de vous inviter pour un brunch, c'était... Consternant.

Lorsque le fusil à pompe entonna son propre chant beaucoup plus frustre, les Ghûls ne perdirent pas de temps à tergiverser. La Horde était victime d'une malchance de tous les diables, et s'ils comptaient plus sauver leur propre existence, la Bête ne leur pardonnerait de perdre plus de candidats pour la transcendance et de troupes dans cet engagement qui avait mal tourné d'une façon risible. Sous les rugissements enthousiastes des citoyens qui voyaient là la manifestation la plus éclatante possible des pouvoirs accordés à celui qui avait changé tellement de choses ici-bas, ils ordonnèrent la retraite en infrason.

Pour la seconde fois de leur existence, enfin, pour ce qui restait de la garnison, les soldats assistèrent à un repli stratégique de la part des morts-vivants. Le prix à payer avait été considérablement plus élevé que lors de leur première intrusion en masse par une voie dérobée, et la saveur en était d'autant plus forte. Une saveur de définitif : le Mal était écarté.

Les fuyards furent pourchassés avec ardeur, puis, lorsque les pieds gluants s'éloignèrent suffisamment, on se laissa aller à un peu de repos. Goûter ce moment d'éternité, de victoire, car très vite, la réalité et sa crudité habituelle viendrait leur rappeler que si l'épreuve avait été courte et intense, leur beau futur avait été sérieusement amoché dans la manœuvre. S'il y avait bien quelqu'un pour qui ces préoccupations étaient aussi lointaines qu'Alpha Centauri, c'était pourtant l'homme du jour, vers qui se rassemblaient naturellement les survivants : le général aux cheveux blonds.

 

Peu avant l'arrivée de la flotte aérienne au-dessus de Camp Darwin...

 

" Vous comptez continuer à me fixer de cette manière longtemps, Monseigneur ? J'ai l'impression que vous essayez désespérément de voir un comportement suspect chez moi, le moindre indice qui irait confirmer vos hypothèses alarmistes à mon égard."

Preacher ne bougea pas un seul muscle superflu, ne cilla pas d'un iota.

" Je ne suis pas censé être là pour votre agrément, Moonlight, et je savais avant de m'embarquer que vous ne seriez pas dupe.

-         Vous ne répondez pas à la question, mon ami, fit le géant avec un trémoussement des lèvres. Franchement, cette vieille barbe d'Ifness ne devait pas s'attendre à ce que je croie que vous viendriez ici pour le plaisir de prendre l'air. Le terme de plaisir me semble être assez éloigné de tout ce qui peut vous concerner, en réalité, désolé de vous le dire. Allons, dites-moi le fond de votre pensée.

-         Pourquoi ne pas les lire vous-même ?" suggéra l'ecclésiastique sans aucune ironie.

Moonlight en resta momentanément interdit, avant de laisser entendre un petit rire ravi.

" Ah, mon bon seigneur ! J'aurai du m'en douter. Rien n'échappe à vos yeux, depuis que le point Apocalypse a été atteint. Je me suis une fois dit que nous ressemblions aux trois singes du compte, chacun n'ayant plus qu'une seule modalité de communication. Moi, l'ouïe, vous, la vision, Ifness, la parole... Bien entendu, nous conservons également les autres. Nous avons désormais chacun notre petite spécialité, ce qui rend notre Triumvirat plus complémentaire que jamais. Oui, j'entends des choses inaccessibles autres hommes. Heureusement, cela ne me permet pas d'aller jusqu'à fureter dans les pensées de n'importe qui sur une simple inflexion de ma volonté. D'ailleurs, ce ne serait pas très correct.

-         Depuis quand vous souciez-vous d'éthique ? répliqua Preacher.

-         Oh, je vous en prie, soupira Moonlight. Ne soyez pas toujours braqué ainsi. Lorsque le travail ne nous occupera plus autant, il faudra que je vous donne quelques leçons pour mieux apprécier les joies de l'existence. Oui, rien qu'à vous regarder froncer les sourcils, je vois que je ne suis pas au bout de ma peine. Qu'importe ! J'arrive presque à entendre votre curiosité. Depuis que les croyances résiduelles ont commencé à être rassemblé, nous avons franchi un nouveau stade du Programme. Les dons dont avaient rêvés nos trois familles depuis plusieurs siècles sont enfin stabilisés, et nous ne devrons plus nous en remettre aux caprices de je ne sais quelle entité pour en profiter. Tout dépend de l'âme, comme vous le savez. La mienne est toute imprégnée du génie humain en matière de composition musicale, et il est tout naturel que cela influe sur mes capacités. Je peux "entendre" les âmes des autres, Preacher. Lorsqu’elles sont parcourues d'émotions intenses, je peux les déterminer, les sentir. Je ne peux pas prévoir les petites fluctuations, mais des choses comme l'intention de tuer sont aussi claires pour moi que si pour vous on collait une pancarte "attention assassin sur le point de passer à l'acter" sur la personne en question. Je peux deviner grossièrement seulement les intentions d'une personne, ressentir à un certain degré ses émotions. Et sur un plan beaucoup plus prosaïque, je possède une meilleure audition. Je pense pouvoir développer plus avant ces magnifiques petites habiletés. Quant à vous, vôtre âme... Elle est difficile à sonder. Comme si je m'attaquais à tout un iceberg équipé d'un petit pic à glace. Elle ne résonne pas en extrêmes, seulement un flux monocorde, assez harmonieux, quoi qu'un peu creux au fond. Satisfait ?

-         C'est ce que je supposais en partie, répondit l'autre, conservant ce ton neutre si horripilant à la longue. Pour votre don, je veux dire, bien entendu. Vous auriez certainement apaisé les appréhensions d'Ifness en nous faisant part de cette découverte.

-         Vous croyez vraiment ? minauda le sosie d'Ash Twilight en fronçant comiquement un sourcil. Ce n'est pas ce que j'ai entendu en ouvrant mes oreilles à son âme. Elle aussi est coriace. Je pense que vous ne m'en voudrez pas si j'ai essayé par cette méthode de voir plus clair dans votre jeu. Et ce qui a ondulé jusqu'à ma cochlée, ce sont quelques vilaines choses. Puisque nous sommes en train de parler de l'ancêtre acariâtre, j'ai ici quelques documents le concernant qui pourraient vous intéresser. Et peut-être vous faire voir qu'il n'est pas aussi blanc qu'il voudrait le faire croire. J'avais songé à vous les donner dès le début du vol, mais puisque vous étiez d'une humeur si gaie..."

Il se tu et tendit à Preacher un fin dossier marron sans aucune inscription. L'homme aux lunettes noires eut la très nette impression de revivre la scène avec le Pape, lorsqu'il avait désiré le sensibiliser aux avancées stupéfiantes de la Corporation dans un domaine hybride et prometteur. Circonspect, il consulta en silence les informations, attentif à ne rien laisser transparaître des émotions qui pouvaient en ressortir. Même en focalisant son attention sur lui, Moonlight ne perçut aucune fausse note dans son refrain habituel. Et il était pourtant si monotone qu'avec lui, il aurait senti une petite altération.

Son pair posa finalement le dossier à côté de lui, alors que le colosse blond, ayant abandonné la partie, vérifiait dans le miroir si son apparence était assez soignée pour le court acte qui allait suivre- le dernier acte avant la tombée de rideaux pour Camp Darwin.

" Général Doe, hmm ?

-         Je reconnais sans ambages que ce n'était pas de la plus grande originalité. Inutile de soigner jusqu'à ce détail un si court rôle. De toute manière, je crois bien que l'opérateur radio a été victime d'une attaque peu après. Cela renforcera les affects pour notre arrivée triomphale. Que pensez-vous de cette liste d'éléments curieux que j'ai rassemblés ?

-         Je prendrai ces données en considération à un moment plus adéquat.

-         Je serai blessé d'apprendre que vous pensiez que je souhaite distraire votre attention avec un autre os à ronger. Je saisissais juste l'occasion au vol.

-         Dites-moi plutôt ce que signifie tout ce manège. Vous ne m'avez fourni aucun explication précise depuis notre embarquement."

Moonlight hocha la tête avec résignation. Il s'était toujours attendu à des difficultés avec cette vieille bique de Flamel, en voilà un qui était encore pire que St Thomas d'Aquin sur certains sujets alors qu'il vous balançait à qui mieux mieux des histoires de destinée de leur trois familles, de devoir ancestral, et se faisait le gardien de traditions ésotériques. Pendant que lui était sous la surveillance de Preacher, Gordon s'occuperait convenablement de garder un œil ouvert alors qu'il n'y avait plus qu'Ifness pour garder la boutique. Et si jamais il échouait dans cette petite mission, il se contenterait de reprendre ce qu'il lui avait pris. Sa petite eurasienne aux yeux mauves s'en occuperait elle-même.

Elle aurait été d'une meilleure compagnie que le froid Preacher... Qui restait lui aussi trop méfiant. Rien ne le détournait de son objectif, celui-là, et ce n'était pourtant pas la foi divine qui lui donnait autant de zèle.

S'ils veulent continuer à me pressurer autant, je ferai en sorte qu'ils se cassent les dent sans passer par la case dentiste après. le sens de la hiérarchie, c'est important, non ? Je ne suis pas prêt d'abandonner ma baguette de chef d'orchestre.

" Vous ne m'aviez tout bonnement rien demandé,  fit-il remarquer en se retournant, posant une casquette martiale sur sa tête. Allons, est-ce que vous ne pouvez pas aller plus loin dans vos postulats ? J'entends les âmes, et sur de grandes distances lorsqu'elles font résonner des émotions vraiment puissantes. Il y a quelques temps, j'ai entendu une tonalité rouge fracassante, sans aucune harmonie, seulement des accords brutaux et cassants. Un chant de guerre sans fin, si vous voulez, une rage qui ne possède pas de limites.

-         Légions ? tenta son interlocuteur.

-         Le nom que nous lui avons donné avant. Tout à fait impropre maintenant que nous avons quelqu'un qui répond bien mieux à cette appellation, dans cette même carlingue volante. Elle s'est faite déifier en quelque sorte et se fait appeler la Chasseresse, sans ressembler de près ou de loin à Diane. Et elle a eu un pic de colère. A partir de là, il n'était pas très difficile de deviner où allait ce diriger cette colère. Une excellente occasion de faire le point sur la situation à Camp Darwin.

-         Peut-être celle également de nous parler de ce fameux "sosie parfait".

-         J'ai bien peur que non, le contredit Moonlight en regardant sa montre. Un de nos agents sur place m'a informé qu'il avait disparu il y a peu. Nous allons arriver juste à temps pour la fin de l'expérience."

Preacher croisa ses mains, tentant de décrypter plus loin que l'expression faciale du leader du Triumvirat. Il pressentait que c'était là que se tenait tout le nœud du problème.

" Une expérience qui va bien entendu entièrement dans le sens du Programme ?" questionna-t-il.

Le mélomane feignit l'offense.

" Vous l'auriez su en lisant mieux les rapports. Ils n'étaient pas nombreux- c'était un coup d'essai de ma part. J'ai bon espoir que les résultats soient à la hauteur de nos espérances. Si je ne vous ai pas fourni tous les détails, c'était justement par crainte que vous ne le fassiez remonter à Ifness, et qu'il ne bloque le tout sans prendre la peine d'examiner à fond la chose. Nous connaissons tous deux son caractère. Une fois arrivés, vous n'aurez qu'à juger si ce que j'ai fait relève du crime de haute trahison. Mais aurais-je été assez idiot pour opérer à l'encontre de nos principes en sachant pertinemment que je vous aurai communiqué les conclusions, ou qu'elles seraient tombées dans le creux de vos oreilles ?

Vous êtes un personnage difficilement prévisible, avec plusieurs zones d'ombres, Moonlight. C'est pour ça que nous désirions nous assurer que tout était en ordre."

Le faux général haussa les épaules, l'air de dire que c'était là encore bien la preuve d'une paranoïa excessive.

" C'est la démonstration que nous avons deux styles de vie si différents. Je n'ai jamais apprécié de rentrer dans les cases, être accolé d'une étiquette permanente, être là où l'on a prévu que je sois. C'est d'un ennui mortel. Vous savez très bien que je vous trouve trop sérieux, camarade d'au-delà du réel. Je respecte votre droiture, votre efficacité, seulement, qui a jamais dit que nous devions conduire un entreprise aussi importante dans une atmosphère glaciale du début à la fin ? Oser, innover. Nous avons besoin de créativité et de changement pour la nouvelle aube de l'humanité.

-         Il y a des règles que nous nous devons de respecter, et..."

La main de Moonlight l'interrompit en plein élan oratoire, paume ouverte, inflexible.

" Voilà ce que vous ne cessez de rabâcher ! Les règles, les principes, les recommandations... Faites-moi penser à vous inscrire dans le premier centre de thalassothérapie qui ouvrira, Preacher. De quoi ai-je l'air dans cet uniforme ?

-         Vous faites un général fantoche tout à fait fait convenable."

Vexé, le général Doe croisa les bras et se rencogna plus profondément dans son siège.

 

" Si c'était votre idée de faire votre travail tout en vous amusant... avança Preacher en contemplant le champ de bataille encore chaud.

-         J'étais certain que ma symphonie en boum majeur n'allait pas être totalement à votre goût. Pourtant, n'était-ce pas magnifique, cette alliance de l'extermination avec le grâce des génies de la musique de l'époque de nos ancêtres ? Ils attendaient du spectacle, ils en ont eu à satiété.

-         Je pense que nous ne tomberons jamais d'accord sur le bienfondé de vos excentricités. Qu'est-ce que vous allez faire quand ils se rendront compte que vous n'êtes pas celui qu'ils croyaient ?

-         Chaque chose en son temps, fit Moonlight avec un geste apaisant de la main. Johanson !"

Un des soldats s'arrêta brusquement au milieu de se tâche, et se tourna pour dévisager son supérieur.

" Comment est-ce que vous avez fait pour me reconnaître, Primarque ?

-         Votre âme émet des harmoniques inimitables. Un panaché de force, de volonté et de préoccupation pour les autres. Sans vous avoir vu, j'ai entendu que vous vous êtes très bien débrouillé pour cette petite sauterie, Johanson. Je pense qu'une promotion s'impose pour récompenser vos qualités et vos initiatives. Jusqu'à cet heureux événement, puis-je compter sur vous pour organiser les choses ici ?"

Johanson ne se le fit pas dire deux fois, et, bombant le torse, répondit pas une vibrante affirmative. L'œil  gauche de Moonlight saisit le léger pli méprisant des lèvres de Preacher, et n'en tint pas compte.

" Parfait. Alors vous allez me rassembler tous les survivants ici, en bon ordre, et amener les blessés récupérables au dispensaire improvisé. Vous en profiterez pour ordonner à nos experts d'utiliser les senseurs afin d'évaluer le potentiel de la population restante, en prenant toutes les précautions nécessaires pour ne pas causer de questions angoissées, cela va de soi. Veillez à ce qu'ils se tiennent tranquilles et que tout soit prêt pour leur transfert dans les transports aériens. Je ne désire aucune fausse note. Nous ne désirons pas rester trop longtemps à la campagne, n'est-ce pas, Preacher ?"

Celui-ci ne répondant rien, Johanson jugea qu'il avait reçu ses instructions complètes, salua, et partit se mettre au travail.

" Vous savez, bien entendu, qu'il n'y aura pas assez de places pour embarquer chacune de ces personnes ? dit de Montpéril.

-         Bien entendu, confirma Moonlight en passant rapidement sa langue sur ses lèvres. Nos soignants se montreront très sélectifs et ne feront preuve d'aucun acharnement thérapeutique. Regardez, ils commencent déjà à s'occuper de ces pauvres gens. Le temps qu'ils soient tous rassurés et qu'ils soient prient en charge avant que je ne leur fasse ma petite annonce, le soleil sera haut dans le ciel. Que diriez-vous de m'accompagner pour une petite promenade dans les rues pittoresques de Camp Darwin ?"

L'expression des muscles faciaux de Preacher lui indiqua sans aucun besoin d'accompagnement verbal ce que valait pour lui cette proposition. Moonlight lui fit 'au-revoir' de la main droite et s'en alla seul explorer ces rues, pour la plupart souillées de résidus corporels dans un état plus ou moins avancé de dégradation ou de liquéfaction. Il arpentait rues et chemins de traverse en essayant de se faire une image d'ensemble de l'environnement dans lequel avait évolué Ash Twilight. C'était quelque chose d'avoir des rapports bourrés de statistiques, voir la réelle chose vous imprégnait bien plus que d'en parler bien tranquillement au fin fond d'un complexe hautement protégé. Oh, non pas qu'il aurait poussé l'investigation jusqu'à expérimenter cette sorte de vie. Les rassemblements analogues à Camp Darwin devraient disparaître à court terme. Le bourgeon d'une bouture doit quand même être coupé si son développement laisse présager qu'il ne pourra pas parvenir à une bonne maturité. En ces temps sombres, il en allait souvent de même pour les êtres humains- ne pas être mature assez rapidement face aux Hordes était une preuve d'inadaptation.

Il lui fallait reconnaître que cette communauté aurait pu accomplir un bien plus long chemin avec un peu plus de chance. Tant pis ! La reconstruction des civilisations ne pouvait pas être confiée à des rassemblements épars. L'O-3 Corporation était la plus compétence en ce domaine. Bien sûr, il faudrait aussi compter sur la volonté sensiblement différente des restes du bloc communiste, des ruines de la plus ancienne démocratie du monde en Amérique (quoi que celle-là serait assez facilement sous contrôle), des Ligues Africaines, des fragments surnageant de l'Europe.

Du côté Asie, là où l'agent R avait frappé en premier, il n'y avait pas trop de soucis à se faire. Peut-être le Japon pourrait-il montrer encore un peu de résistance...

Et il ne voyait pas grande menace de la part des Canadiens, et encore moins des Inuits.

Quel dommage d'avoir du gâcher tout ce potentiel, pensa-t-il en effleurant une portion de la muraille faite maison. L'organisation avait été remarquable. Un grand merci à la rivière qui coulait au milieu de l'ancien village, évidemment, mais tout de même. Son double physique avait du y être pour quelque chose dans les dernières semaines de vie de Camp Darwin. Et voilà qu'il manquait à l'appel, le bougre. Il n'avait pas encore terminé la tâche qui lui avait été assignée, ça non. Réduire à l'état de bouchées à la reine le personnel d'un de leur centre de recherche (secret, c'est toujours mieux quand on manipule des éléments biologiques qui ont eu les résultats que vous connaissez) n'était pas une clause de rupture de contrat. Selon Rat, Twilight était souffrant les derniers jours. S'il était mort, cela n'aurait pas pu leur échapper, et pourtant, il n'arrivait pas à tracer son âme. Elle avait connu un essoufflement puis pfuit, plus rien.

Comme le lui avait indiqué l'enseigne, il ne restait rien de l'habitation du psychologue qui puisse le renseigner en quelque matière que ce soit. Rien non plus dans les garnisons, sérieusement amochées par de multiples petites explosions. Le contenu du bureau de Sandrunner était particulièrement décevant, des registres, des listes...

Il trouva cependant la lettre qui avait servi à jouer le mélodrame du procès posthume, dont le colonel avait été le metteur en scène. Où se trouvait-il donc, celui-là ? Et Rat ? Il aurait du venir au rapport juste après la fin de leur intervention.

Frustré, il quitta le quartier militaire pour aller visiter l'église, un point focal de cette expérience. Le point le plus important, en fait. Si Ifness avait connu tous les détails, nul doute que son bouc vénérable se serait entortillé trois fois sur lui-même tellement il aurait été outré. Franchement, c’était avec des gens de cette trempe que la corporation avait mené son jeu depuis autant d’années ?

De temps à autre, il croisait des zombies ou des humains presque morts qui avaient échappés au conflit, ou qui étaient en tout cas oublié des forces spéciales qui ratissaient la zone selon ses instructions. Rien de particulièrement méchant, sauf qu’une fois il faillit tâcher son uniforme impeccable avec la cervelle d’un moribond pathétique. Il fallait bien mouiller un peu la chemise lorsqu’on donnait des ordres, d’autant plus que c’était tâche gratifiante. En tuant ces malheureux ignorés, il alimentait le processus, même si ce n’était qu’avec quelques petites gouttes.

Hé bien, ça ne paye pas de mine. Finalement, je commence à douter de l’efficacité de la manœuvre…

Tel était son ressenti en voyant la façade de l’église novéliste. Les corps amassés devant son parvis ne le choquait pas autant que les maigres efforts déployés pour rendre leur grâce aux ornements muraux, et toutes ces fissures déplacées un peu partout… Quelle indélicatesse ! Sous le coup d’un mauvais préjugé, il entra à l’intérieur, faisant bien attention à enjamber les parties des cadavres qui risquaient de déparer ses chaussures toutes neuves.

Il vit que les vitraux accusaient tout autant un manque de réfection, et que l’état général du bâtiment était assez brouillon. Bon, peut-être que les cadavres pêle-mêle dans tous les coins ajoutaient un peu à rendre l’ensemble peu présentable. Mais tout de même, un peu de tenue. Il n’y avait pas assez de chaleur en ce lieu. Il entendait presque encore les fracas des affrontements hystériques qui s’étaient déroulés ici il y a quelques heures à peine. De petits tintements désagréables, une mélopée macabre et sans aucun goût, sans aucune finesse. Bha, que pouvait-il espérer de cette sorte de gens dirigés par un petit militaire autocratique ? Ils n’avaient pas pu dénicher un ministre du culte à l’entendement extrême. Une manipulation des croyances de seconde main, en quelque sorte.

En dépit de cela, le bureau d’Osmund lui livra quelques indices intéressants- dont une nouvelle lettre, qu’on avait manifestement tenté de détruire par le feu en toute hâte. Il n’y avait pas beaucoup plus qu’un morceau qui restait lisible :

« surtout, en plus de toutes ces recommandations d’outre-tombe, veillez à ce qu’il n’arrive rien à Pauline. Ce n’est pas seulement l’affection qui me fait parler, ou le contre-transfert d’un analyste, mais le sentiment impérieux qu’elle doit jouer un rôle important par la suite. Elle a été choisie par le Très-Haut, c’est certain. Elle est marquée d’une manière mystique, et elle deviendra la cible de tous ceux qui voudront s’opposer au novélisme. De plus, malgré les événements, elle a su garder au fond d’elle une large part d’innocence, une denrée d’une valeur inestimable.

Il faut aussi conserver cette pureté. Pour le reste, je »

« Je » finissait dans un trace noirâtre. Moonlight chiffonna le document. Pauline, hé ? Il saurait retenir ce prénom. Peut-être cela lui servirait-il plus tard.

Pensif, il consulta sa montre. La dernière phase de l’opération avant le rapatriement devait bientôt finir.

Soucieux de voir si c’était bien la cloche qui avait produit cette musique sinistre et belle, il monta jusqu’au clocher. La cloche continuait de se balancer sans l’aide d’aucun mouvement humain, tout en n’émettant plus le moindre son. Etrange. Tout autant que ces traînées de sang et ces traces de balles. Et cette chevelure rousse… Une chevelure rousse ?

« Ash ? » chuchota l’infirmière en piteux état, partagée entre espoir et terreur.

Son visiteur hocha négativement la tête, l’air désolé.

« Je sais que lui et moi partageons un physique en tout point semblable. Enfin, presque. Si votre cœur revenait à une mélodie plus douce, vous seriez assez calme pour constater que j’ai meilleure mine et quelques kilos en plus par rapport à lui. Puis-je m’enquérir de votre prénom, mademoiselle ?... »

La femme rousse accepta timidement la main tendue, ne sachant pas encore s’il y avait un endroit stable dans le champ de ses émotions pour souffler un peu.

« Eléonore. Eléonore Kushta.

- Enchanté, fit-il en lui offrant un baisement des plus raffinés, ce qui continua de la déconcerter. Je sens un affreux chaos dans votre âme… Vous étiez sur le point de craquer, n’est-ce pas ? N’ayez plus peur. Je ne peux pas vous révéler mon nom (Règle Universelle Mystérieuse oblige), mais écoutez-moi bien. Le cauchemar est terminé. Les zombies ont été obligés de battre en retraite. Tous ceux qui ont pu vous conduire dans cet état sont morts ou sous contrôle. Vous êtes en sécurité. »

En temps normal, le simple fait de lui dire de telles choses, bien qu’accompagnées d’une pression amicale de la main sur l’épaule, n’aurait pas vraiment suffit à la rassurer. Mais cette voix… C’était la même que celle de Ash, et pourtant, si différent en même temps. Elle allait au-delà de la simple audition, elle dédaignait les perceptions frustres de l’encéphales pour venir faire vibrer les cordes de votre âme. Elle ne savait pas comment cela pouvait être possible- seulement que cette voix lui procurait un sentiment de paix infiniment réconfortant. Il lui tendit ensuite le bras, qu’elle accepta également, moins timorée.

« Permettez-moi de vous conduire en-dehors de ce lieu de prière perverti et souillé. Puisque vous allez de toute manière finir par me poser la question, je suis venu ici à cause d’un appel de détresse d’un de vos soldats. Ma flotte passait par ce secteur, et nous en avons profité pour vous porter secours. Nous sommes justement en train de préparer l’évacuation. Je pense que, si vous êtes en état, vous pourriez rendre service en vous joignant à notre équipe médicale.

- Comment est-ce que vous savez que ?...

- Vous êtes une soignante ? compléta Moonlight avec un sourire si éclatant que le cœur d’Eléonore en fondit de nostalgie. Il suffit d’écouter votre âme, belle Eléonore. Au-delà de la peur qui la noircissait il y a peu, j’ai senti la compassion et l’empathie s’exprimer avec puissance.

- Vous entendez les âmes ? C’est un don du Très-Haut ? »

Le chef du Triumvirat ne lui fit pas relever qu’il était un peu présomptueux de penser que leur petit culte avait conduit à une illumination générale. Même sous l’effet de ses modulations lénifiantes, elle devait encore être un peu confuse.

« En quelque sorte, éluda-t-il alors qu’ils quittaient l’église. Mais je me conduis comme un ruffian en vous proposant immédiatement de continuer à travailler. Préféreriez-vous que je vous emmène dans un endroit pour vous reposer ? Je n’ose imaginer quelles épreuves vous avez du traverser. »

Eléonore produisit une petite frimousse adorable.

« Non… J’aimerai mieux rester encore avec vous, si cela ne vous dérange pas. »

Moonlight sourit psychiquement. Quel gentil polisson tu fais, Ash Twilight ! Voilà quelque chose dont Rat n’a pas jugé bon de parler. Cette délicieuse jeune femme a le béguin pour notre psychologue national.

Il jugea bon de la ferrer avec cet appât. Les autres se passeraient bien de lui encore quelques minutes- et même ce conformiste de Preacher ne pouvait l’arracher à une si galante compagnie sans utiliser ses dons.

« Avec grand plaisir, Eléonore. Vous permettez, n’est-ce pas ? C’est très aimable de votre part. Malgré votre état de choc, vous m’avez immédiatement reconnu comme étant Ash… Quelqu’un qui semblait très populaire ici, à Camp Darwin, d’après ce que j’ai pu entendre de la bouche des survivants.

- Oh oui… Oui. »

Elle commença à lui parler de détails qui n’entraient pas dans le cadre de la relation personnelle qu’elle avait pu avoir avec lui. Il se montra patient, ne rompant jamais le contact oculaire lorsqu’il se présentait, émettant des commentaires aux endroits adéquats de sa relation, jusqu’à ce qu’il saisisse la bonne opportunité.

« Une personne merveilleuse, en vérité. Est-ce que je m’avancerai par trop en affirmant que vous le connaissiez mieux que la plupart des gens ? »

Kushta rougit, ce qui la rendit encore plus séduisante, si l’on scotomisait l’état de ses vêtements.

« J’aurai peut-être du commencer par-là. C’est moi qui me suis occupée de lui lorsqu’on l’a ramené à demi-mort des environs de notre communauté. Il était tellement différent des autres ! Je-

- A terre », commanda fermement Moonlight en accompagnant le geste avec la parole. L’infirmière sentit nébuleusement un courant d’air passer au-dessus d’elle. Lorsqu’elle se retrouva en position assise sur une portion relativement sèche de la rue, elle découvrit avec une horreur qui surpassait l’effet calmant de la voix du Primarque, que la Bête était à une distance déraisonnablement proche d’elle-même.

« Dirigez-vous vers la grande place, mademoiselle, continua le faux général, sur un ton bien moins agréable. Dès que vous croiserez un soldat en combinaison noire, dites-lui que vous avez été envoyée de ma part. Vous serez bien traitée. Je vais m’occuper de cela, seul.

- Impossible ! cria-t-elle malgré elle. On dit que cette créature est capable de…

- Si vous voulez continuer à vivre, articula lentement Moonlight, décampez immédiatement. »

Eléonore eut encore un regard incertain pour cet étranger aux manières si sophistiquées, surtout en contraste avec la situation et l’environnement, puis courut loin de cette scène. Elle parviendrait peut-être, un jour, à se remettre de tout ce qu’elle avait vécu ces dernières vingt-quatre heures et trouver des réponses aux mystères.

« Tu veux te racheter une conscience en jouant aux héros, Twilight ? grogna la Chasseresse.

- Il y a erreur sur la personne, miss Diane. Cela commence à devenir agaçant… Enfin, je ne peux rien y faire. Regardez-moi attentivement. »

Les yeux jaunes le scrutèrent avec une attention méticuleuse. Seul le self-control hérité de la branche britannique de ses aïeuls lui permit de garder toute sa bonhomie face à cette inspection visuelle.

« A part ton joli uniforme, je ne vois aucune différence. Tu es devenu un monstre. Je ne sais pas comment tu as fait pour rameuter cette force armée de nulle part, ni pourquoi tu es si en forme. Un miracle de ton Dieu nouveau ? Il serait le temps de le prier. Je pensais être presque gentille avec toi, en mémoire du passé. J’ai changé d’avis… Je vais te transformer en homme-tronc, et je ta maintiendrai en vie jusqu’à ce que tu aies fini de payer au décuple toute la souffrance qui m’est arrivée à cause de toi.

- C’est programme tout à fait réjouissant, cependant, je… »

Son mouvement d’esquive n’empêcha pas les griffes meurtrières de lui labourer la poitrine sans aucun respect pour le tissu de ses vêtements. Elle lui porta d’autres coups au torse pour l’affaiblir, avant de se rendre compte que quelque chose n’allait pas. N’allait sérieusement pas. Son habit était de plus en plus en lambeaux, alors que la chair en-dessous, qui aurait du rester sanguinolente des précédentes blessures, était insolemment vierge de toute trace.

Perplexe, elle stoppa son assaut. Moonlight en profita pour tousser et cracher une sorte bile bleue légère.

« Je crois que nous sommes partis sur de mauvaises bases, mademoiselle Chasseresse. Vous n’avez aucune raison de m’en vouloir aussi méchamment. Je ne suis pas Ash Twilight. Il ne serait pas capable de tels prodiges, n’est-ce pas ? »

En guise de réponse, la Bête l’attrapa au cou, comme elle l’avait fait pour le vrai Twilight. Obligé de perdre un peu de sa morgue en pareille circonstance, Moonlight moulina un peu des bras, fixant le « regard » de sa chevalière sur celle qui l’agressait. Très progressivement et totalement à l’encontre de sa volonté, elle desserra sa prise, puis relâcha sa proie. Moonlight se massa la gorge de sa main libre, tout en continuant de projeter le rayon intangible de sa bague sur la créature rageuse, la faisant se recroqueviller de manière intolérable. Lorsqu’il relâcha enfin la pression in compréhensible de son bijou, elle se sentit creuse. Le réservoir inépuisable de courroux qui était en elle venait de lui être ôté en quelques secondes. Haletant légèrement, Moonlight la toisait narquoisement.

« La violence m’est tellement désagréable. On n’avance pas, avec elle, on ne fait que régresser.

- Qu’est-ce que tu m’as fait ? rugit-elle, faisant ciller à demi l’humain.

- Une simple petite démonstration pour remettre les choses à leur place. Si je peux contrôler celle qui se prétend être une déesse, est-ce que je peux au moins ambitionner d’être au-dessus d’une déité ? Oh, je vous en prie, inutile de vouloir continuer à porter atteinte à mon intégrité physique. C’est tout simple, à la Corporation. Nous faisons en sorte que nos employés ne trouvent pas de raison de se rebeller contre notre organisation- et lorsque c’est le cas, nous avons toujours des contre-mesures dans nos besaces.

- C’était donc vrai, toute cette partie insensée de la recherche ? Tous ces boniments obscurs…

- A moins que vous ne puissiez croire à ce que mon pouvoir m’a permis de vous faire subir, vous serez obligée de reconnaître que ce ne sont pas que des boniments. Nous avons réussi, comme cela devait être. En ce qui vous concerne, on ne peut pas dire la même chose. »

La Bête ricana avec des accents grotesques.

« Vous vouliez que je vous jure fidélité pour vous remercier de ce corps ?

- Je croyais que c’était Twilight qui devait porter le poids de toutes les responsabilités ? fit Moonlight en arquant un sourcil.

- Si vous le laissez entre mes griffes, ne vous inquiétez pas pour ce que je vais lui faire.

- Alors nous avons un objectif commun, dit-il en croisant les mains derrière son dos. Je désire également mettre la main sur le professeur, même s’il ne mérite pas ce titre. Il n’a rempli toutes ses obligations envers la Corporation. Une fois que nous en aurons terminé avec lui, vous pourrez en faire ce que vous voulez, ou dans l’ordre inverse tant que vous le laissez dans un état biologique acceptable, vivant de préférence. Je comprends parfaitement que vous ne soyez pas exactement dans les meilleures dispositions pour nous rendre ce service. Je ne suis pas celui qui a dirigé le projet vous concernant. Je ne cherche pas à m’innocenter, je n’ai rien fait pour empêcher les expérimentations. Cela m’aurait été impossible. Toutefois, je peux faire en sorte que si vous nous aidez à localiser Twilight et à la ramener, nous vous ramenions à votre état antérieur, si vous le désirez. Vous savez déjà que je peux supprimer cette nimbe rouge qui vous enveloppe. Je crois également pouvoir me débrouiller pour faire libérer Edward.

- Menteur ! mugit-elle en serrant ses doigts griffus. Vous l’avez emporté, et vous l’avez tué. Vous l’avez tué ! »

Moonlight essuya soigneusement un postillon indélicat qui était venu se nicher à la base de son cou.

« Il était très clairement inscrit dans votre contrat à tous que vous vous engagiez corps et âme, et que l’on ne tolérerait pas des dissidences quant au Programme. Qu’il soit mort aurait été un désagrément notable il y a encore peu de temps. Désormais, c’est un impedimenta presque négligeable. Nous avons déchiré le Voile. Je peux le ramener, Rebecca. »

A l’énonciation de son vrai nom, Rebecca sentit une vague de souffrance et colère l’envahir à nouveau, et elle le fit bien sentir à Moonlight en l’expédiant à terre d’un coup de pied d’une force grandiose.

« Ne prononce plus jamais ce nom, qui que tu sois pour la Corporation, quelles que soient les explications à ta ressemblance avec Twilight. Tes trucs de magiciens ne sont pas encore si au point puisque tu essayes de marchander avec moi au lieu de me contrôler. Chuuut. »

Elle posa son pied sur sa gorge pour l’empêcher d’émettre toute parole qui pourrait l’énerver encore plus, le dominant de toute sa force et toute sa hauteur. Tout en prenant soin de lui retirer sa chevalière horripilante.

« Il n’y aura jamais de marché entre nous. Si Twilight n’est pas ici, je perds mon temps. Ton attaque surprise m’a apprit que je devais mieux former mes troupes. Ce n’est pas terminé, pas ici, pas maintenant. Pour le moment, je vais repartir en chasse. Mais un jour, toi et tous ceux qui ont conçus le Programme regretteront d’avoir ouvert la Boîte de Pandore, et de m’avoir crée telle que je suis. Laisse-moi réfléchir… Pourquoi attendre ? Pour toi, autant voir si tu peux encore faire le malin avec la tête arrachée. »

Une assertion qui aurait certainement été vérifiée sans l’intervention tombant à point nommé de Preacher, qui pointa et tira très professionnellement sur la Bête. Cette dernière, hurlant de mécontentement, finit par abandonner la partie lorsqu’une balle atteignit malencontreusement l’une des parties faibles de sa cuirasse corporelle. La rage revenait de plus en plus rapidement. Cet homme aux lunettes noires arrivait à l’impressionner par son calme Olympien en sa présence, et utilisait son pistolet avec beaucoup trop de dextérité pour être honnête. Flanquant un dernier coup de pied à la carcasse de Moonlight, elle leur adressa un dernier regard haineux et déguerpit en bondissant, laissant tomber la chevalière au passage. Tout en se relevant le plus dignement possible, Moonlight la ramassa et la nettoya avant de la repasser à son doigt.

« J’ose espérer que votre visite a été enrichissante, déclara paisiblement Preacher en rengainant son arme.

- Vraiment, il est déplorable de voir comment les nouvelles générations manquent du savoir-vivre le plus élémentaire. Vouloir me tuer, passer encore, mais s’en prendre à mes vêtements et me cracher dessus, quel manque de délicatesse ! Heureusement que vous possédez le sens des convenances, mon ami.

- Vous l’avez dit vous-même, chacun de nous trois a développé de nouvelles capacités. Vous pouvez entendre les âmes, je peux les voir. J’ai rapidement repéré celle de cette « Bête » et a vôtre, qui est d’un violet instable. La conjonction des deux m’a fait intervenir.

- Et je vous en remercie. Avoir la tête arrachée reste un de mes points faibles, ce me semble.

- Vous auriez du ordonner son exécution depuis longtemps, Moonlight. Avant qu’elle ne prenne le contrôle de toute cette armée disparate. La Corporation n’a pas d’utilité pour les produits défectueux.

 - Je crois que je ne me lasserai jamais de votre manière de présenter les choses, Preacher. Si délicieusement impersonnel et détaché. Ce n’est pas parce qu’elle a massacré l’équipe de Hunk qu’elle est défectueuse. Enfin ! Sans le vouloir, elle nous aidera peut-être à récupérer notre prodige enfui.

- S’il est encore en vie.

- Cela va de soi. »

Bien sûr, qu’il l’est, pauvre banane endimanchée.

« Nous avons terminé le rassemblement, poursuivit de Montpéril. Tout se déroule normalement. Venez pour vous afficher une dernière fois, et rentrons. J’ai déjà envoyé la nouvelle version de Légions en mission.

- Puisque vous êtes si pressé… Juste une dernière chose.

- De quoi s’agit-il ? demanda son pair avec, cette fois-ci, une pointe de lassitude.

- Faites-moi amener un costume de rechange. S’il vous plaît. »

 

Lorsque tous les citoyens de Camp Darwin se trouvaient unis sur la place, cela avait toujours été pour des moments forts, et de plus en plus tragiques. Cette dernière occasion ne faisait pas exception à la règle. Après l’euphorie d’avoir échappé à un destin peu enviable, on se laissait aller à un peu de peine pour ceux qui n’avaient pas eu cette chance, et on cherchait à en savoir plus sur cette compagnie équipée de pied en cap pour le combat. Ils étaient traités avec beaucoup de ménagement et une courtoisie qui était devenue inhabituelle, et leurs questions subissaient le même sort, gentiment reléguées ailleurs avec avis de réponse ultérieure. Ils accueillirent donc l’arrivée du général avec une curiosité vive.

Le soufflet sur les deux joues fut d’accepter la vérité, aussi étonnant pouvait-elle paraître : il ne s’agissait pas de Ash Twilight. Il avait son corps, en y faisant plus attention, il ne parlait ni n’avait les mêmes refrains gestuels que lui. Et puis, comme il l’avait fait remarquer lui-même, il était un peu trop bien portant- et même le Très-Haut ne pouvait créer ex nihilo une petite compagnie de soldats entraînés à un niveau des plus honorables. Moonlight n’eut pas à s’inquiéter longtemps de cette agitation dans la foule loqueteuse qui s’étendait devant lui : ils voyaient dans cette ressemblance frappante un signe que leur dieu ne les avaient pas abandonnés.

Braves petits croyants.

Il ne pouvait pas le nier, c’était très grisant de se retrouver sous les projecteurs de ces centaines d’yeux qui le considéraient avec une intensité proche de la dévotion. Leurs âmes émettaient un concerto de confiance que lui seul était capable de percevoir. Il n’eut même pas besoin de beaucoup moduler sa voix avec son talent pour continuer son petit discours.

« Mais pendant les quelques heures que j’ai passé ici, j’ai entendu sur lui tout le bien que peut recevoir un homme au cours de sa vie. J’aurai été heureux de connaître une telle personne. Les circonstances en ont voulu autrement. Toutefois, il ne s’agit pas ici que d’un simple concours dû au hasard. J’entends presque vos cœurs, après le soulagement d’être encore en vie, être marri par cette conclusion qui est venue trouver Camp Darwin.

D’après les récits qui me sont revenus aux oreilles, un vent de folie s’est abattu sur ces lieux en très peu de temps. Tellement de personnes nous ont parlé d’Elisabeth Forsythe et de Lionel Memetteau que nous avons quadrillé la zone pour les arrêter, sans succès. Je sais que c’est une chose difficile à accepter, car ce village, même au milieu des zombies, a été une seconde maison pour vous, un havre de paix relatif, et que laisser courir les instigateurs de sa perte est intolérable. Cependant, il y a une chance pour qu’ils aient déjà reçu leur châtiment, étant donné que nombre de cadavres sont difficilement identifiables.

Je dois aussi, et je le regrette, porter manquant le Colonel Sandrunner qui avait pris en charge la direction de votre communauté. »

Incompréhension dans la foule. Les soldats qui formaient les restes de la garnison avaient bien dit que, obligés de se séparer, ils avaient perdu de vue Maverick, mais qu’il ait prit la fille de l’air n’était généralement pas désiré de la part d’un chef militaire. Ou bien avait-il péri aussi, ad majorem Novo Dei gloriam ?

« Il m’est impossible d’avoir plus de précisions le concernant. Ne l’ayant pas connu, je me garderai bien d’orienter votre croyance dans telle ou telle direction. Le fait est qu’après cette véritable ordalie, Camp Darwin n’est plus que l’ombre de ce qu’il était. Vos défenses ont été percées, beaucoup de vies humaines ont été perdues, le clergé a été décimé, votre garnison est fortement réduite. Et c’est parce que je ne prends pas à la légère tout cela que je vais vous faire une proposition.

La Bête, ainsi que vous l’appelez, a été repoussée- pour le moment. Nous ne pouvons offrir aucune garantie qu’elle ne reviendra pas vous attaquer de nouveau. Et, si vous surmontez l’émotion qui vous habite, vous penserez également que vous ne pourrez pas vous offrir cette garantie par vous-mêmes. Je le déplore aussi, en l’état actuel, les événements qui vous ont frappé cette nuit resteront certainement des mystères.

La seule chose qu’il m’est encore possible de faire pour vous, c’est vous tendre la main, pour vous emmener vers un nouvel avenir. Pas le même avenir qui aurait pu vous être proposé ici.

Vous n’étiez pas seuls à continuer la lutte. De par le monde, il reste encore de nombreux noyaux de résistance, mieux équipés, mieux armés, plus en sécurité. Mon unité est au service d’un de ces noyaux qui œuvre pour rebâtir l’humanité. J’ai compris que telle était votre volonté également. Alors, je vous invite à nous rejoindre, et rejoindre le rassemblement de la lumière contre le chaos qui a envahi notre monde. Nous avons besoin de toutes les bonnes volontés, et, franchement, vous serez plus à l’abri parmi nous. Notre mission est de rassembler les survivants.

Mais je n’obligerai aucun d’entre vous à partir, car ce départ doit être de votre volonté, et il est imminent.

Il n’y aura pas de retour en arrière.

A vous, courageux citoyens de Camp Darwin, de choisir votre destinée. »

Et, sans attendre les réactions de ces derniers, il s’éclipsa, prétextant au passage à l’adresse de Preacher qu’il avait une dernière chose à voir au sein de ce bastion déchu. Le descendant d’une longue lignée de seigneurs de l’église ne s’attarda par sur cette nouvelle preuve de manque de conduite orthodoxe, et prit sur lui de superviser l’évacuation.

Personne de sensé ne choisirait de rester dans ce lieu qui ressemblait plus que jamais à un bidonville de première classe. On leur donnerait le temps de se regrouper selon leurs affinités, de rassembler les quelques effets personnels qu’ils pouvaient posséder, et en avion Simone. Preacher, outre l’importance accordée à Twilight, ne voyait pas l’intérêt de ramener tous ces sous-produits de l’Infestation. Le Programme ne manquait pas de ressources, et il aurait été cruel de la part de Moonlight de leur faire miroiter de faux espoirs pour abattre la guillotine ensuite.

Même de Montpéril, dont l’éthique était moins regardante lorsqu’il s’agissait de sacrifices effectués pour le bien du travail, considérait la chose d’un mauvais œil. Enfin, façon de parler.

Le « général Doe » aurait intérêt à se montrer très convaincant auprès de Preacher pour faire passer la pilule.

 

Moonlight trouva ce qu’il était venu chercher, au cimetière. Il y avait bien une tombe factice dédiée à la mémoire de Ash Twilight. Un simple point de détail qu’il avait tenu à vérifier, pour finir son inspection de Camp Darwin. C’était logique d’instaurer de nouveau les hommages aux morts, les religions étant censées s’occuper de l’après-vie. Si celle-ci consistait à devenir un mangeur de chair fraîche ambulant, il n’y aurait pas eu grand intérêt à croire au culte novéliste. Celui-ci survivrait dans les âmes des fidèles, les clercs étant pour la plupart définitivement hors-service.

Le Viking s’agenouilla pour prendre l’objet qui avait déposé sur la stèle presque assez bien dégrossie. Une charmante petite boîte en bois de rose, d’une grande finesse. Il l’ouvrit, et se laissa enivrer par la musique qu’elle produisit, et qu’elle n’aurait pas du pouvoir produire.

http://www.youtube.com/watch?v=ZQ7MPwnPq74&feature=PlayList&p=4CDEABF8861C1EF5

Tout à fait plaisant également. Qui avait pu déposer ce présent ? Eléonore ? Pauline ? Une autre victime de son doublon disparu ? Ah, quelle importance. Il ne désirait rien de plus que savourer ce moment de douce solitude ; les morts, eux aux moins, avaient la délicatesse de ne pas bousculer le fil de vos pensées. En cela, ils valaient mieux que certaines personnes vivantes.

Il pouvait bien se comporter comme il le désirait, l’atmosphère à O-3 Corporation était parfois un peu trop oppressante. Et il ne parlait pas que de ses deux compagnons du Triumvirat. Arriveraient-ils à saisir enfin ce qui clochait avant qu’il ne soit trop tard ? Il en doutait sérieusement.

Il repensa vaguement à tout le chemin qu’il avait fait pour arriver jusqu’ici. A tous points de vue, il disposait d’un destin exceptionnel. Il en disposait, oui, et pas le contraire. Une nuance que ce monde comprendrait si tout se passait comme il l’entendait.

Et toi, Ash, je ne te laisserai pas reposer dans une telle tombe tant que tu n’auras pas accompli ce qui est prévu pour toi. Si tu peux être trouvé, alors Légions te tombera sur le râble. Et un jour, nous finirons bien par nous rencontrer, et tu penseras avoir fait ton propre parcours dans la vie par ta seule volonté. Et lorsque tu comprendras ton erreur, j’aurai gagné.

Sur cette certitude rassérénante, il faillit quitter le petit champ de tombes, lorsqu’un autre détail sur celle de Twilight attira son attention. Rien de plus qu’un morceau de papier jaunâtre, qu’il ramassa quand même.

« Tic, tac, boum, plus de chaînes pour me retenir. N’oublie pas ce que tu me dois, parce que moi, j’engramme tout, et que je reviendrai chercher mon prix. Vaudrait mieux pour toi que soit prêt le moment venu. »

Et, en dessous du message, un symbole perturbant : un œil stylisé orné de sept pointes lui étant séparées de quelques millimètres, quatre en bas, trois en haut. Dès qu’il le vit, Moonlight sentit sa chevalière le brûler, et il se tint la main en grimaçant.

« Je t’attendrai, Caleb, ou quel que soit ton vrai nom. Je t’attendrai. »

En soufflant sur son doigt, il quitta le lieu de « repos » des défunts, ses pensées vagabondant immédiatement vers des sujets plus réconfortant, telle que cette jeune et belle infirmière rousse, avant que ses interdits ne viennent le titiller en lui rappelant que sa petite protégée eurasienne n’aurait pas vraiment apprécié.

 

 

Credits

 

Congratulations ! Vous avez survécu à la lecture du premier Cycle du Livre des Ombres. Ce n’était que le préambule…

Ash’s scenario cleared, rank : A

Come back for more !

Le comité des survivants de Camp Darwin vous invite à écouter la musique de votre choix pendant la diffusion des crédits. Présélection personnelle de l’auteur :

- http://www.youtube.com/watch?v=qbzh7kvYk8s&feature=PlayList&p=4CDEABF8861C1EF5

- http://www.youtube.com/watch?v=3rfG-G8wSu4&feature=PlayList&p=4CDEABF8861C1EF5

- http://www.youtube.com/watch?v=q_kf9NsueII&feature=PlayList&p=4CDEABF8861C1EF5

 

Par souci d’honnêteté intellectuelle, et comme on pourra souvent vous dire qu’en matière d’écriture, il est difficile de piocher une idée totalement originale et que le travail est dans la nuance, le choix des thèmes et l’impact du style ; petite liste de mes sources d’inspiration.

- Hordes, bien entendu, pour le cadre général. Je précise à nouveau que le Livre des Ombres n’est que mon idée de la genèse de cet univers, et que je n’ai aucune prétention à ce qu’il soit un BG de référence ultime de la mort fatale.

- La série Resident Evil, God bless Capcom. Je n’ai jamais été fichu de jouer au remake du premier sur Gamecube à cause de la maniabilité, mais j’ai regardé les Let’s Play de Kikoskia et Necroscope86 sur les premiers opus, tandis que je n’ai joué qu’au quatre. Le personnage d’Osmund est un clin d’œil à Saddler, Burton renvoyant explicitement à ce bon vieux Barry. La mécanique des virus s’y retrouve de façon manifeste également. Hunk fait référence au personnage éponyme, qu’on peut jouer dans un scénario bonus de RE2, notamment.

- Par contre, je dénie tout lien de près ou de loin avec la série Charmed, dont j’ignorais l’existence avant qu’on me fasse la remarque à propos du titre. Nanmého.

- Eternal Darkness : Sanity’s requiem, pour certaines citations et l’esprit ésotérique de la Corporation (en partie). Un excellent film interactif plus qu’un vrai jeu, si vous avez une gamecube ou une wii et que vous aimez les ambiances lovecraftiennes, je vous conseille de l’acheter.

- Pour l’O-3 Corporation, je ne revendique aucune originalité particulière, et aucune source d’inspiration réelle dans le même temps. La Compagnie (qui a dit Heroes ?), la Boîte, l’Entreprise, l’Organisation, la Hiérarchie, le Cartel, le Consortium, la liste est longue et désigne globalement la même chose : un groupe super bien équipé qui travaille dans l’ombre, à l’insu d’une proportion plus ou moins grande de l’humanité, pour des motifs souvent éloignés de la moral et des bonnes mœurs.

- L’appellation ‘Triumvirat’, inspirée de celui qu’on retrouve au Centre (tient, une autre Organisation) dans la série Le Caméléon.

- Très bref clin d’œil à Guunm (le professeur nova).

- Mes cours de psychologie. J’en profite pour préciser (je m’en voudrai de renforcer vos préjugés possibles) que les psychologues ne passent pas leur temps à analyser tout ce qui bouge et à attribuer une cause psychique au moindre de vos mouvements. Non plus qu’on ne nous forme à décrypter les autres comme s’ils étaient des livres à interpréter : on ne peut pas prévoir toujours facilement les actions de quelqu’un. C’est une autocritique sur le personnage de Ash Twilight, venant possiblement d’une volonté inconsciente de revaloriser les compétences de psychologue. Je vous rassure, j’arrête immédiatement l’analyse ici. J’espère, par contre, que certains des contenus de savoir émaillant cet ouvrage vous auront intéressé.

- Les Ghûls. Si je ne m’abuse, c’est l’orthographe ‘égyptienne’ pour ces charmantes créatures, j’ai du la lire dans Le sang du Temps, de Maxime Chattam. Un lien aussi avec les Ghouls de Fallout 3, en quelque sorte.

- Yaugzébul est, comme vous vous en rappelez certainement, un big evil, puisqu’il a fusionné avec une planète, tout de même. Les connaisseurs de Magic : The Gathering auront repéré le clin d’œil.

 

 

[Interférence]

 

« La gratitude est une émotion généralement adaptée lorsqu’elle est projetée envers la personne qui vos a sauvé d’un sort funeste, le saviez-vous ? »

L’homme répondit par un grognement sourd qui pouvait signifier un peu près tout ce qu’on voulait, qu’on se place aussi bien dans le champ du positif que dans le champ du négatif.

« Une argumentation un peu faible. Si vous bougez encore, je ne garantis pas l’intégrité de votre abdomen.

- Je n’ai pas envie de me retrouver infecté par votre pourriture ! »

Les yeux bleus se positionnèrent au niveau du visage du blessé.

« Ne me rendez pas la tâche plus difficile qu’elle ne l’est. Si vous continuez à vitupérer de cette manière, vous allez finir par effrayer pour de bon les enfants. Ils ont déjà eu du mal à m’accepter, et la vue de votre corps détérioré et avec un œil manquant fait naître des angoisses dans leurs jeunes esprits.

- Pourquoi ne pas m’avoir laissé entre les bras des zombies, dans ce cas-là ? railla Lionel, souffrant le martyr.

- Pourquoi, en effet ? reprit la Ghûl. Est-ce que votre vie en valait plus que d’autres, alors que vous avez soufflé la flamme de tellement d’autres en si peu de temps ? Je ne crois pas. Le destin de certaines choses est écrit des siècles à l’avance, sans que cela veuille signifier que ces choses se dérouleront telles qu’elles ont été prédites. Vouloir changer le cours des événements en vue d’empêcher l’un d’entre d’arriver peut conduire bien plus souvent à sa réalisation par un chemin que l’on n’aurait jamais imaginé. Votre chemin, Lionel, ne devait pas s’arrêter ici.

- Le destin est un bien mauvais farceur, dans ce cas, contesta le borgne. Tout ce que j’aurai pu gagner a été balayé en quelques heures. Vous qui deviez être enterré six pieds sous terre, vous me prenez, vous me soigner, et maintenant vous être en train d’envahir mon crâne de paroles mystiques… »

La Ghûl pouffa joyeusement.

« Des paroles mystiques ? Aucune certitude à ce que vous soyez en position de parler. Le monde est bien plus gris, non ? Il n’y a plus cette faim de gagner en vous. Elle est partie, tout comme cette force qui vous habitait et vous a mené à cette stupide croisade de la vérité. Exactement le même effet que si vous étiez resté dans un méchant rêve en continue, sous l’action de quelque drogue. Vous vous réveillez, et plus rien n’est tel que vous le souhaitiez. Tout est vide. Même cette colère que vous aviez, soyez honnête. Vous désiriez plus que tout rejoindre le culte novéliste, mais les bonnes places étaient prises, et vous aviez pris un mauvais départ en critiquant le professeur Twilight. Vous n’étiez plus dans la course. Alors, inspiré par ce Maître rouge dont vous avez parlé dans votre court délire, vous avez voulu détruire ce que vous ne pouviez posséder, pour le rebâtir selon vos désirs. Ce nouveau statut biologique apporte vraiment une capacité de recul étonnante. On analyse bien mieux, sans parti pris. Les humains régressent si facilement. Vous n’étiez qu’un enfant frustré de ne pas avoir ce qu’il voulait.

- Taisez- vous ! »

L’ordre, ponctué par une toux sèche, perdait quelque peu de son effet. La Ghûl continua d’arranger ses blessures avec ce qui restait sauf du matériel de l’infirmerie, autant dire pas grand-chose.

« Je n’ai pas d’appétence pour les lieux communs en général, et pourtant je reconnais que la vérité est bien la chose qui blesse le plus au monde. Les mensonges sont là pour vous protéger, pour vous réconforter, vous manipuler… Vous maintenir dans l’illusion. Lorsque la vérité éclate, tout s’effondre.

- J’ai du mal à croire que vous ayez pu être un agent de la Bête.

- Oh, oui, bien qu’une même vérité ne devrait pas pouvoir se décliner, il y en a toujours plusieurs. Ce qui est froid pou l’un est tiède pour l’autre, une couleur est chatoyante pour celui-ci et terne pour celui-là. Votre perception façonne le monde, et le plus souvent de la manière qui vous sied le plus. Il en va de même pour la vérité, les être humains sont généralement portés à croire celle qu’ils préfèrent. Même pour quelque chose d’indubitable qui les concernent personnellement, ils trouveront toujours un angle pour qu’elle apparaisse sous un jour plus supportable voire même à leur avantage. Et donc, en voyant mon aspect, mon rôle de bête sacrificielle, vous n’auriez jamais pensé que je puisse être capable de raisonnement, d’intelligence. Pour que les rapports soient immédiatement clairs, Lionel, je ne suis pas un monstre de foire à qui on aurait enseigné des tours savants. J’ai été comme vous autrefois, j’ai subi une évolution.

Mes facultés intellectuelles sont restées intactes, au contraire de celles de la Chasseresse.

- Vous avez la langue bien pendue, en tout cas, dit-il en gémissant suite à une opération de soin approchant une zone particulièrement sensible. Mettons que c’est Twilight qui vous a maintenu en vie… Cela ne m’explique toujours pas pourquoi vous avez besoin de moi.

- J’obéis à une forme de pensée qui vous dépasserait certainement sur beaucoup de points, cher hérésiarque. Ne vous sentez pas rabaissé pour autant. Il se trouve simplement que je suis en possession de beaucoup plus d’informations que vous. De ce qui s’est joué à Camp Darwin, vous n’avez que quelques pièces, et ce ne sont que des fragments d’une trame bien plus grande. Vous avez un certain potentiel, Lionel, et je savais que je pourrai vous rendre utile plus que d’autres. Et je sais très bien que vous ne refuserez pas ce que j’ai à vous apporter, ce qui aurait pu être le cas pour beaucoup d’autres personnes. Disons, pour faire simple, que vous sortiez du panier. De toute manière, je ne risque plus de trouver qui que ce soit pour m’aider dehors. »

Le visage de Lionel exprima très clairement son incompréhension.

« Cela fait plusieurs heures que le dernier avion est parti avec les survivants de votre communauté.

- Pourquoi ne pas avoir laissé les enfants partir avec eux, dans de cas ? Je peux arriver à comprendre, encore que cela semble bizarre d’une créature telle que vous, que vous ayez voulu protéger les enfants en les tenant à l’écart dans l’école, mais…

- Mais vous parlez sans savoir une nouvelle fois, compléta l’autre en finissant un bandage d’une qualité plus qu’honorable. Ce sont les adultes, avec leurs prétentions absurdes, qui ont mené ce monde à sa perte. Je préfère encore miser sur l’inconséquence de la jeunesse que sur la soi disante sagesse des aînés. Pour beaucoup, être adultes sert à réaliser ses rêves d’enfant. Au moins pour ces rescapés que nous avons ici, je veux faire en sorte qu’ils n’aient jamais en tête d’idées aussi ridicules que de vouloir jouer à Dieu. Leur innocence a déjà été atteinte, c’est inévitable, il reste cependant de l’espoir. C’est là que se trouve le véritable avenir, dans les connaissances et les valeurs transmises à la nouvelle génération, et pas ailleurs. Ash Twilight l’avait compris en partie. J’ai déjà payé ma dette envers lui pour son action physique, je vais continuer sur le plan de l’idéal. Et vous allez m’y aider, Lionel.

- Je crois que vous avez sauvé la mauvaise âme, grimaça l’homme. Puisque j’ai du autant parler pendant mon délire, vous devez savoir que je comptais commencer ma purge en tuant Pauline.

- Et c’est elle qui vous a eu. J’espère que votre virilité n’en a pas trop été affectée. Je ne me fais aucune illusion, le vrai démon qui dormait n’a pas été inoculé par votre Maître. Il était déjà en vous. Le réservoir de vos pulsions. La thérapie que j’ai pour vous- je vais d’abord l’imposer, nécessité oblige. Cela deviendra un contrainte, puis une habitude, et vous finirez pas l’apprécier. Et si le processus fonctionne bien, vous finirez même pas vous trouver des plus naturelles cette conversion ! Car vous n’aurez plus que ça au monde, Lionel. Si j’ai gardé les enfants, c’est également pour les protéger de la Corporation. »

Dans les yeux fatigués du gourou dépossédé s’allumèrent des lueurs.

« Vous savez quelque chose à ce propos ?

- Moins que tout et plus que rien, répondit la Ghûl en terminant de traiter ses blessures. Incapable de discerner la Vérité sur tout le monde, hmm ? La tempête s’en est allée présentement. Elle reviendra, mais nous irons au-devant d’elle. Les rouages s’agitent et la machine se remet en marche. En attendant, il nous faudra trouver un havre de paix.

- Pour les enfants ?

- Pour les enfants. L’atteindre fera partie de votre renaissance. Vous devez faire table rase de ce qui s’est passé à Camp Darwin. Vous et moi avons notre rôle à jouer. Je vous offrirai mes vérités pour vous y aider. Maintenant, tâchez de vous rétablir avec célérité. Si j’ai choisi de ne pas vous laisser dévorer par les Acéphales, ce n’est pas par bonté de cœur. Les enfants auront besoin d’une figure humaine pour qu’ils puissent avoir un étayage suffisant. »

Et il/elle le laissa dans la petite pièce, repartant s’occuper des jeunes humains. Il fallait leur mentir, pour leur bien, à propos de l’ancien contestataire. Il/elle se chargerait ensuite de le façonner, lui, pour qu’il ressemble à ce qui était souhaitable.

Lionel, comme on pouvait s’y attendre, ne pouvait se faire à autant de changements d’un seul coup. Il décida de recourir au bienheureux sommeil, qui le ramènerait peut-être sous un jour plus accueillant, lorsqu’un bruit de grattement retint son attention.

Etincelant dans le rai de lumière qui passait à travers la fenêtre, le kriss se tenait fermement devant lui, juché sur sa garde. En se trémoussant, il se mit à rédiger à même le plancher un message.

« J’ai bu assez de sang et tranché assez d’âmes pour acquérir ma propre personnalité. Plus besoin d’être le jouet de ton maître. Qu’est-ce que tu dirais d’être partenaires particuliers ? On pourrait continuer à s’apporter mutuellement… »

L’arme peu orthodoxe courba sa lame à la fin de son tracé pointilleux, comme pour accentuer sa proposition. Lionel aurait haussé les épaules si elles n’étaient pas si douloureuses, dans sa situation, c’était aussi raisonnable que n’importe quoi d’autre. Selon ce que lui apporteraient ces songes, cette lame entreprenante pourrait lui servir à extraire la Vérité du corps de la Ghûl, ou protéger cette colonie de vacances colchique dans les plaines pleines de zombies. Toute chose qui lui permettrait de prolonger son existence.

Fébrile, il prit le kriss par le manche, le posa contre son flanc, et s’endormit.

 

- Voilà ce à quoi je peux penser concernant ce sujet. Si jamais vous repérez quelque chose venant manifestant d’un œuvre connue, n’hésitez pas à me le signaler. Dans ce domaine, on intègre parfois des connaissances sans se souvenir qu’elles ne viennent pas de nous.


[Interférence]

 

Au sein des Lymbes, Nekroïous finissait de regarder le petit drame qui venait de s’achever. Il éteignit le nécroscope en finissant d’engloutir le dernier cookie au beurre de cacahuète qu’il ait pu se faire fournir. Tout cela avait été assez divertissant- ce qui n’était pas très difficile vu le peu d’activité qui régnait d’ordinaire ici. Certes, il avait compté prendre quelques vacances (méritées), mais s’il n’absolument aucun rapport d’activité à présenter à son retour sur Aznhurolys, il se ferait remonter le masque par Thanalys qui l’obligerait à ne plus prendre de travail outremondain avant plusieurs faisceaux d’années. Ou contrairement à ce que l’on pouvait s’imaginer, être doté d’une vie censément éternelle n’adoucit pas le fil des années. Surtout lorsqu’on était le Régisseur des Lymbes, chargé de faire passer les âmes depuis des dizaines de faisceaux d’années et étant certainement bon pour le faire pour un période sept fois plus importante. Du moins, ce n’était pas dit : Aznhurolys se trouvait en danger de destruction en moyenne une fois tous les ans. Un jour, il finirait bien par y avoir le clash final. Il aurait le plus long cycle de sa vie, irait brasser les âmes de tous les mortels, des partiellement mortels, des immortels et des autres, et il irait prendre une retraite méritée ailleurs.

Peut-être même s’incarner à nouveau. Tellement longtemps qu’il avait oublié ce que c’était qu’avoir des sensations humaines !

En ce qui concernait ce monde, beaucoup de questions restaient en suspens. Il était certain que cette O-3 Corporation avait quelque chose à voir avec cette perturbation du flux métempsychotique, tout le ‘quoi’ restant en suspens. Lorsqu’il voulait orienter la vision du nécroscope au siège de cette mystérieuse organisation, il n’y avait que de la friture et l’équivalent de la ‘neige’ pour vos téléviseurs. Et s’il prenait quelques libertés pour cette escale en-dehors de son district, il ne pouvait pas se promener dans le monde des vivants pour la simple envie de batifoler et mener une enquête par pure curiosité. Cela aurait été comme si la Faucheuse se baladait dans les champs pour prendre un peu de bon temps et respirer de l’air pur pour changer.

Il ne pouvait compter ni sur le Diable, ni sur Fanny pour satisfaire sa curiosité par leurs truchements. Le premier, frustré de la conclusion qui s’était abattue sur Camp Darwin et la perte de son pantin, déversait sa colère sur un des suivants de Lionel qui avait échoué ici sans respecter la moindre logique. La seconde, vite passée la joie d’avoir précipité la chute de la communauté des survivants, se morfondait hargneusement. Il lui avait finalement dit qu’il y avait une autre personne ayant participé à son assassinat, et elle s’était aussitôt désintéressée d’Arthur, réfléchissant à qui cela pouvait bien être.

Inutile même de mentionner Myrraïgt et Myrleft- les coquins auraient jurés sur leurs grand dieux qu’ils accompliraient leur mission avec tout le zèle et la ferveur requise, et dès qu’ils auraient eu l’impression de ne plus être sous surveillance, auraient cherché à refaire leur vie sur cette terre délabrée, cherchant un moyen de rentrer vers leur patrie lointaine.

Une des autres énigmes, c’était le cahier de mort qu’il tenait entre ses mains gantées. Celui d’Ash Twilight. Celui-ci, selon toute vraisemblance, aurait du mourir comme il était écrit sur les feuilles jaunies. Le hic, c’est que son âme n’était jamais arrivée ici, et qu’il n’était jamais parvenu à retrouver sa trace pour déterminer s’il était encore vivant.

Et depuis lors, toutes les pages avaient été effacées, et plus rien ne s’inscrivait dessus. Lorsqu’il avait essayé d’y inscrire quelque chose, puisqu’il pouvait changer à loisir le destin des gens, tant que cela conduisait finalement à la mort, la papier buvait l’encre instantanément. Utiliser un couteau ou tout autre moyen d’impression n’y faisait rien, sauf le troubler encore plus et arriver à lui faire subir une certaine exaspération, car il ne pouvait satisfaire l’intérêt qui en découlait, condamné qu’il était à demeurer ici.

Si ces curieux événements continuaient à se produire, cela allait dépasser ses simples désirs personnels- en tant que gardien de la mort, il ne pouvait autoriser des modifications durables et illicites des flux métempsychotique.

« Seigneur Nekroïous ! hurla presque Mirraïgt dans son esprit. Prenez garde ! Un quidam de fort mauvaise allure, bien vivant, s’approche du bâtiment, et nous pourrons rien faire pour l’arrêter ! »

Le Régisseur s’interrogeait encore sur la manière de punir cette nouvelle lubie des deus heurtoirs animés lorsque la grande porte noire s’ouvrit avec fracas, laissant entrer une haute silhouette aux airs menaçant. Sa cape violette, d’une facture admirable, flottait derrière lui au rythme de ses pas impériaux, voletant autour d’un ensemble de vêtements qui dénotaient un souci extravagant pour le paraître. Visage triangulaire et blafard, yeux glacés, bouc noir maléfique, mains aux doigts interminables, et cette impression que la terre elle-même devait se courber à son passage : Nekroïous catégorisa rapidement l’arrivant comme étant l’Archinécromant Zagor, dont l’ego aurait demandé une échelle spéciale pour être quantifié.

 

Zagor fit mine d’examiner rapidement l’agencement et la décoration des lieux, puis se posta directement devant le Régisseur.

« Mon entendement supérieur ne m’avait pas trompé, vous étiez bien absent des Lymbes.

- La nouvelle n’aurait donc pas été diffusée dans Journal Officiel des changements para-divins temporaires ? demanda innocemment l’avatar.

- Chose fort étonnante puisque vous en êtes un des rédacteurs. Ainsi, vous êtes venu passer une petite villégiature dans ce monde perdu ?

- Sans vouloir vous offenser, Zagor, je ne pense que vous avez fait un voyage par le biais d’un sort de transdélocalisation interdimensionnel à matrice de convergence fractale pour le simple plaisir d’échanger des banalités avec moi ?

- En réalité, je ne suis même pas venu pour vous, fit le maître de Zephyross en agitant une main dédaigneuse. Il se trouve simplement que vous vous trouvez une nouvelle fois au même endroit que celui que je recherche. »

Le masque du Régisseur laissa échapper un soupir qui ne craignait absolument pas d’être audible.

« Je croyais que vous aviez appris quelque chose après l’Aube Noire sur le monde la guerre.

- Gardez votre ton condescendant pour les âmes de gueux que vous êtes tenus de renvoyer sur le gril, serviteur de Thanalys.

- Alors sachez votre place, mortel, répondit le gardien des cahiers de mort en dégradant un peu plus la cordialité de sa voix. Vous jouissez certainement d’une position enviable, plein de ces choses futiles du pouvoir qui vous fascinent tant, sur le monde de la surface. Ici, vous n’êtes qu’un être humain parmi d’autres. Ceci est mon domaine et vous n’y avez pas droit de cité quelles que soient vos affinités avec les puissances de la Mort. Aucune prérogative, aucun privilège. Et un visiteur sans autorisation, qui plus est. »

Zagor bouillonnait de rage froide. Personne n’aurait du pouvoir, posséder la simple disposition à dire de telles choses. La liste de celles qui en étaient capables n’existait que parce qu’il ne pouvait vraiment rien y faire : les Dieux, et le Gardien de la Planète parce qu’il n’avait pas réussi à le tuer après des décades de luttes sporadiques. Nekroïous remuait le couteau dans la plaie en lui rappelant son énième échec en ce sens, et il devait malheureusement être inclut, en marge, sur cette liste exécrable. Il avait signé un CDI des plus juteux et ne craignait pas la mort.

Et s’il y avait bien quelque chose qui rendait malade Zagor, c’était les entités qu’il ne pouvait tuer alors qu’il avait acquis dans cet art une puissance consommée. Nekroïous, de toute évidence, se délectait de le mettre dans une position qui lui était peu connue et qui était en totale contradiction avec son moi.

« Sommez-nous revenus à de meilleures disposition ? minauda l’être a-mortel.

- Profitez donc de cet instant de plaisir, Nekroïous, dit Zagor, phalanges blanchies par la contraction due à la colère. Je ne vais certainement pas me mettre à vous traiter comme un supérieur uniquement parce que je n’ai pas de moyens de pressions sur vous.

- Mais j’en ai sur vous, répliqua l’autre, cassant. Et il serait tout à légal de modifier votre cahier de mort si vous continuez à défier mon autorité. Cela ferait trembler votre vieille carcasse bouffie d’orgueil, n’est-ce pas ?

- Je suppose que ça doit être jouissif de tenir le fil des destins de tant de personne et de pouvoir le modifier, fit Zagor, la mine renfrognée. Passons donc sur cette entrée en matière déplorable. Je ne pense pas contrevenir à une quelconque de vos règles en venant ici.

- La règle de politesse aurait été de ne pas ouvrir la porte d’entrée comme s’il s’agissait d’une boîte de conserve, mais passons, en effet. Si vous êtes venu pour le Gardien, vous pouvez repartir immédiatement en toute sérénité d’esprit : il n’est pas ici. (Levant une main pour couper court à toute contestation :) Oui, je suis certain de ce que j’avance. Je n’ai aucune partialité dans le destin des mortels, et même s’il bénéficie d’un statut spécial, il n’y pas d’ingérence de ma part pour le protéger.

- Vous avez pourtant eu maille à partir avec lui lors de notre dernière rencontre, rappela froidement la némésis du Roi Déchu.

- Mon action fut des plus minimes. Le monde de la guerre avait besoin d’un Régisseur tel que moi au vu de ce qui s’était produit, j’ai rempli ma fonction. Zagor, je n’ai pas à vous aider dans votre chasse sans fin. Poursuivez donc votre vendetta sans altérer plus la trame d’autres mondes. Je crois me souvenir que Dma’llum n’avait pas été très satisfait de votre performance précédente. »

Le nécromant lui renvoya un sourire si intense de haine qu’un air frais et sans vitalité s’installa légèrement dans le centre de gestion des flux métempsychotiques. Lui faire remémorer ses rares échecs entrait en bonne position du hit-parade des choses qu’il haïssait.

« Cette remarque – intervenir dans le destin d’autres mondes- pourrait aussi bien valoir pour ce factotum à double face que les dieux tolèrent pour mieux s’amuser avec.

- Vous n’aurez ici affaire qu’à des ombres de votre ennemi, dit Nekroïous avec sérénité. Rien qui ne puisse vous intéresser à moins que votre pulsion obsessionnelle de le tuer ne vous commande de vous en prendre à n’importe quel être qui puisse se rapprocher de sa nature.

- Si c’était le cas, grommela le sorcier noir, je n’aurai qu’à fabriquer des homoncules à son image et les désintégrer pour me détendre. Bref, si je passe outre mes émotions qui tempêtent, je dois bien avouer que vous n’avez jamais cherché à l’aider particulièrement. Quelle sensation cela fait-il d’être au milieu de l’action en étant intouchable, et toujours rester debout alors que tout s’écroule autour de vous ?

- Il faut bien des contreparties pour les devoirs qui sont miens. Maintenant, si vous êtes convaincu que le but de votre visite se révèle bel et bien inexistant, je vous invite à retourner vous occuper de votre Imperium.

- Minute, trancha Zagor en tapotant de l’index sur le comptoir d’ébène. Mettons que vous disiez la vérité, je n’en ai pas fini pour autant. Pendant que vous coulez des jours macabrement heureux ici, Aznhurolys a subi quelques changements. De grandes choses se préparent, et j’ai besoin d’augmenter mes effectifs. Il paraît qu’il y a une multitude de zombies ici sans maîtres ?

- Ces zombies-là paraissent avoir des maîtres pour certains, au contraire. Ce ne sont pas ceux dont vous avez l’habitude, ils ne sont chargés d’aucune magie.

- Ne plissez pas votre masque d’une manière aussi condescendante, mon séjour sur le monde la guerre m’a au moins permis de me sensibiliser à de nouvelles branches de connaissances. Si ce n’est de la magie, cela doit être quelque agent microscopique qui infeste le sang, n’est-il pas ? »

Nekroïous applaudit en imprimant un sourire narquois sur son masque-visage.

« Bonne déduction. Mais d’une part, ils ne sont pas ma propriété, d’autre part, de l’eau en quantité suffit à les détruire.

- Une bagatelle que je pourrais corriger en un tournemain, fit négligemment Zagor. Je suppose que quelques milliers de plus ou de moins ne changeront pas grand-chose à l’état de cette planète ? »

Le Régisseur réfléchit brièvement.

« Hmm… Je suppose que non. Vous comprenez, bien entendu, que je ne peux vous permettre de faire votre marché aussi facilement. Toutefois, en l’absence de toute autre autorité interplanaire, je représente de facto la seule qui puisse émettre des documents officiels en la matière. Sous réserve de n’affecter en aucun autre point la trame de la réalité de ce monde, je peux vous fournir un permis de séjour vous autorisant à ‘recruter’ un nombre raisonnable de zombies. Je vous surveillerai. Pour votre bien, sachez que le système a déjà reçu des perturbations- si vous en rajoutiez d’autres, vous pourriez provoquer des conséquences effroyables. Voyant, comme ceci ? »

Il claqua des doigts, et un parchemin esseulé apparut sur le comptoir. Il se saisit de son stylo en os, et rédigea à une vitesse stupéfiante un laisser-passer. Un brin circonspect, Zagor le lut attentivement avant d’y apposer sa signature, dont la taille sur le papier était proportionnelle à son ego. Peste de toutes ces restrictions, il arriverait bien à s’amuser un peu pendant qu’Hegwalz allait rattraper tout le capharnaüm qui s’était installé depuis la disparition inexplicable de Mévirack.

« Parfait, parfait. Juste une dernière formalité. Il faut vous acquitter d’une taxe afin que notre accord soit conclu en bonne et due forme. »

Zagor allait lui narrer sa façon de pensée à ce sujet, lorsqu’avec un craquement sonore, une pluie de cahiers noirs s’abattit sur le Régisseur, l’enterrant bien vite sous une pile d’instruments prédictifs poussiéreux. Peu après, une multitude d’âmes se présentèrent aux Lymbes, avec une particularité : chacune arborait une sorte de minuscule soleil noir flottant au milieu de leur être éthéré. Zagor haussa les épaules, ce problème ne le concernait pas. Ce pantouflard de Nekroïous allait enfin avoir un peu de travail.

Il fouilla dans sa bourse, et déposa un carré d’or sur le meuble en échange du document officiel. Un marché bien plus satisfaisant de cette manière, à tous égards. Le serviteur de Thanalys, qui faisait une vaine tentative pour sortir bras au-dehors de la colline de cellulose, n’allait pas lui dire le contraire.

En ajustant sa cape, Zagor quitta le complexe lugubre, adressant au passage ironique à Mirraïgt et Myrleft qui le suppliait de leur accorder audience. Pas le temps pour les minables.

Quant à ce monde…

Bien sûr que non, il n’allait pas agir de telle façon qu’il allait bouleverser les choses.

Bien sûr que non

 

(Interférence)

 

Dans une dimension aussi lointaine que proche de cette Terre, le Très-Haut siégeait. Au fil de la lecture du Livre, il n’avait cessé d’intégrer de nouveaux concepts, de créer des nœuds interrelationnels, de stocker des connaissances et de les réutiliser. Sa personnalité restait dans une expression assez simple et il faisait toujours montre d’une grande naïveté. Il se laissait aller sans réserve à ses désirs, et s’était bâti un Plan personnel qui reflétait de façon déformée ce qui se trouvait dans le monde des mortels, du moins, l’aperçu qu’il avait pu en avoir.

Mais le Livre s’était soudainement refermé, et il n’arrivait pas à l’ouvrir de nouveau. Il connaissait les frustrations primitives d’un enfant en bas âge qui est soudain confronté à la preuve sans appel que tout n’est pas gouverné par sa toute-puissance, et qu’il ne pouvait pas modifier la réalité à son gré. Sauf qu’au contraire d’un enfant physique, il aurait du conserver cette capacité merveilleuse. Sa soif d’apprendre n’était jamais étanchée. Et ces gens comptaient sur lui, même s’il ne comprenait pas encore tout à fait bien pourquoi. Il avait tenté de les aider en désarmant les suivants de Lionel, cela n’avait pas été suffisant. Il ne maîtrisait pas ses pouvoirs. La gentille infirmière, qui avait un lien d’une sorte encore un peu mystérieuse avec Ash, au moins elle, avait été sauvée.

Il aurait voulu douter, mais lorsqu’il s’endormait, il entendait cette voix amicale qui le réconfortait, lui disait que tout allait bien, et que tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il devait être patient. Ce n’était pas sa faute s’ils n’avaient pas pu tous les sauver. Ils accepteraient cela, ils comprendraient.

Mais sans le Livre… Il se sentait vide. Il ne voulait pas dormir tout le temps pour écouter la voix, il ne voulait pas retourner à cet état de sommeil alors qu’il avait découvert tellement de choses merveilleuses. Pourquoi est-ce que cela s’était arrêté si soudainement ? L’histoire ne devait pas se terminer ainsi ! Il voulait être leur dieu, il voulait se rendre utile, ne pas rester seul ici dans cette place qui n’était peut-être qu’une extension de sa propre entité.

En l’occurrence, elle se présentait sous un jour qui ôtait tout sentiment ‘positif’, tel qu’il avait appris à les distinguer des négatifs, cette frustration en étant un exemple.

Il siégeait sur un trône qui ressemblait fortement à celui du malchanceux roi Merenas.

Et devant lui s’étendait un chemin pavé de statues inertes. Toutes les déités des temps anciens s’affichaient sous son regard, sans énergie, privées de croyance. Guère plus que des ombres sur lesquelles on pouvait encore apposer un nom. Ses prédécesseurs ? Cela ne signifiait rien pour lui. Pas plus que cette alcôve emplie de vacuité, qui se tenait en retrait. Trois noms y étaient inscrits, et leurs occupant, ou son occupant unique qui vivait sous une triple identité, avait manifestement mis les voiles. Seul un halo pâle y brillait de temps à autres.

Et il ne restait plus que lui, le Très-Haut. Pourquoi ? Comment ? Il désira savoir, et une nouvelle fois, son désir ne fut pas exaucé. Il désira être débarrassé de ces fantômes, et l’endroit redevint tel qu’il était lorsqu’il l’avait découvert pour la première fois. Cela le rasséréna un peu, mais ne lui enleva pas son angoisse. On avait cassé la continuité de son univers, et ce n’était pas la voix de ses rêves qui suffirait à l’apaiser. Il devait bien y avoir quelque chose qu’il puisse faire, plutôt que de rester là à regarder les choses de loin sans pouvoir les toucher directement.

Alors, persévérant, il fit un nouveau souhait. Il voulait connaître ce-qui-venait-après, l’à-venir, pour ne plus que des gens qui croyaient en lui se fassent tuer sans qu’il puisse y changer quelque chose.

Et cette fois-ci, il obtint gain de cause. Des visions envahirent son esprit, traversèrent son être qui prenait de plus en plus une forme humanoïde. Des tas de visions qu’il ne pouvait interpréter, de la mort dans beaucoup d’elles, des traces d’espoir dispersées ici et là. Beaucoup de personnes qui se dirigeaient vers une lumière noire. Des gouttes bleues qui s’envolaient dans tous les sens. Une cité étincelante au milieu du désert, des cavernes obscures… Tout cela passait trop vite pour qu’il puisse en retirer quelque sens. Une seule persista plus longtemps dans sa ‘tête’ : la scène de deux individus identiques, blessés de toute part, reposant sur une pierre grise et rugueuse, près de sculptures étranges. Et entre les deux, une jeune femme frappée de l’indécision la plus insoutenable qui soit.

Oh, et il y avait un élément commun à toutes ces images, qu’on pouvait discerner en filigranes : un drôle d’œil entouré de sept pointes…

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