Indiana Jones et la quête des subsides fantômes

Chapitre 1 : Indiana Jones et la quête des subsides fantômes

Chapitre final

7755 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 22/07/2022 23:32

Indiana Jones et la quête des subsides fantômes


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Le chapeau de cuir avançait dans la savane. Il procurait à son porteur l’ombre inestimable le protégeant de la mortelle brûlure du soleil de plomb d’Ethiopie. Les semelles, épaisses mais abimées, crissaient sur les graviers secs vaguement parsemés d’herbes rugueuses jaunies. Elles marchaient depuis des heures, trop pour pouvoir les compter. Le sifflement menaçant d’un serpent s’éleva en écho près du sol et les chaussures accélérèrent le mouvement, ignorant la fatigue accumulée, il fallait fuir. Le cobra aux écailles noires de jais fila dans la poussière dans la direction opposée, l’aventurier et ses accessoires purent poursuivre leur marche plus lentement.

La visière du chapeau se releva et le visage d’Indiana Jones fit face à l’horizon, il plissa les yeux pour mieux voir. Les lignes du décor étaient courbes, comme un mirage, pourtant il était certain d’avoir atteint son but. Il rehaussa la lanière de son sac sur son épaule et tâtonna sa ceinture dans un réflexe. Le fouet, le flingue et la gourde à moitié vide, tout était là, il pouvait terminer son chemin, il ne restait que quelques centaines de mètres à traverser…

Devant l’archéologue se dressaient deux hautes tours de briques rectangulaires, elles gardaient une porte désormais disparue, il ne restait que les montants de bois. Gravissant une à une les marches de pierres, usées par le vent du désert, Indy pénétra dans le monument. Les murs étaient larges et hauts, toutefois l’édifice ne faisait qu’une trentaine de mètres carrés. En son centre, un escalier menait à une cave. Il n’avait pas besoin de torche pour descendre, la lumière de l’ouverture se reflétait sur tant de dorures qu’elle éblouissait le petit souterrain comme en plein soleil.

Un sourire quasi-béat germa sur les lèvres gercées d’Indiana. Il avait "simplement" suivi l’Enquête d’Hérodote, livre trois, chapitre vingt-trois :

« Le roi conduisit les Ichtyophages à une source où ceux qui s'y baignent en sortent parfumés d'une odeur de violette et plus luisants que s'ils s'étaient frottés d'huile. Les espions racontèrent à leur retour que l’eau de cette source était si légère, que rien n'y pouvait surnager, pas même le bois, ni les choses encore moins pesantes que le bois ; mais que tout ce qu'on y jetait allait an fond. Si cette eau est véritablement telle qu'on le dit, l'usage perpétuel qu'ils en font est peut-être la cause d'une si longue vie… »

La Fontaine de Jouvence. Elle était là, devant lui, avec son eau limpide, presque surréaliste. Il l’avait enfin trouvée, au cœur de l’antique royaume de D'mt. Il avait raison de penser que Ponce de Léon se fourvoyait en cherchant sur l’île de Bimini.

Il comprit rapidement d’où provenait l’odeur florale qui embaumait la crypte et dont parlait Hérodote. Le bassin en or massif était entouré d’un parterre végétal luxuriant peuplé de fleurs blanches. En son centre, la source jaillissait en cascatelle et Indiana s’avança lentement vers elle. Elle brillait plus qu’un millier de cristaux, elle l’hypnotisait.

Les Ethiopiens vendaient de l’or contre du cuivre, ils manquaient de tous les minerais, sauf de l’or. L’or n’était ni rare, ni précieux pour eux, il était la norme, et cette richesse improbable leur permettait d’obtenir tout ce qu’ils souhaitaient de tous les peuples du monde, de la Grèce à l’Égypte, jusqu’aux confins de l’Asie… Mais leur opulence et leur richesse ne les avaient pas protégés de la chute. Leur royaume disparu, il fut emporté par l’amnésie du temps, il ne restait que des rumeurs, des légendes…

Indy retira son chapeau et il tendit sa main libre…


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1952


— Professeur Jones ! On vous parle !

Indiana se redressa brutalement, ses lunettes rondes étaient de travers et sa vision était brisée par la monture. Il s’empressa de les remettre droites et grimaça légèrement quand son deltoïde droit l’élança. À cinquante-trois ans, son corps commençait à lui faire des plaisanteries douteuses dans ce genre, histoire de lui rappeler que sa place à lui aussi serait bientôt dans un musée. Trop de coups de fouet, trop de figures acrobatiques dans les ruines d’Amérique du Sud, trop de coups de feu dans les tranchées en quatorze, trop de folles cavalcades avec les nazis aux trousses et une blondasse sur l’épaule. Il s’était carrément endormi en pleine réunion. Le manque de sommeil il connaissait bien, mais jamais encore il ne s’était affalé sur la table ronde de l’auditorium du département d’archéologie du Marshall College. Il reprit vite contenance, en apparence tout du moins, les regards d’une douzaine de ses collègues étaient rivés sur lui.

— Je vous prie de m’excuser, j’ai passé la nuit à trier les affaires de Marcus…

— Oui, c’est une perte tragique pour nous tous, mais le temps appartient aux vivants Henry. Nous aimerions que vous vous concentriez sur l’ordre du jour, dit le doyen Charles Stanforth d’une voix compatissante mais percée d’une certaine nervosité.

Henry Walton Jones Jr., ou simplement Henry Walton Jones puisque son paternel n’était plus, refit un petit tour de table des yeux. Tous les visages, tous masculins et pour la plupart ridés, étaient ternes, certains évitaient délibérément de le regarder ou de regarder leurs autres collègues. C’était devenu la norme depuis deux ans, depuis que le sénateur Joseph McCarthy était aux commandes du sous-comité d'enquête permanent.

La peur, la peur rouge, régnait en maître dans les couloirs de l’académie. On soupçonnait son voisin tantôt d’être un espion communiste, tantôt d’être une balance à la solde du gouvernement. Seul un baroudeur comme Indiana Jones arrivait à passer outre de ce genre de délire anxiogène. Les bizarreries de la politique, il en avait vu de toutes sortes, mais étrangement et malgré son cynisme, il arrivait encore à s’en étonner.

— Et bien quoi ?

— Pendant votre absence spirituelle nous avons évoqué la question des restrictions budgétaires.

— Quelles restrictions ?

— Vous n’êtes pas sans savoir que la situation des universités américaines est délicate, la nôtre ne fait pas exception.

— Quoi, parce que la guerre de Corée a mis le pays sur la paille ? Ou c’est ce nouveau projet délirant de conquête de l’espace qui draine tout l’argent ?

— Surveillez vos propos Henry. Les partisans du Maccarthysme nous ont dans leur viseur, nous, les universitaires. J’espère que vous avez revendu toutes vos cravates rouges.

— C’est de la folie Charles, vous ne pouvez pas refuser de financer mon expédition à Yeha pour un motif aussi aberrant !

— Évidemment. Nous le refusons parce que nous n’en avons tout bonnement plus les moyens. Henry, nous sommes au bord de la faillite. Les nouvelles coupes budgétaires mettent en péril le congrès international du mois d’avril…

— Ah bah si le colloque de céramologie est en péril alors là…

— Épargnez-nous vos traits d’esprits professeur Jones ! pesta le collègue à sa droite, blessé dans son orgueil de maître des tessons.

— Nous ne savons pas non plus comment nous allons remplacer les livres placés au pilon… intervint le bibliothécaire de la section "arts et histoire".

— Vous pourriez peut-être prendre sur vos fonds privés, proposa Charles.

— Mon père est décédé l’année derrière, je ne compte pas dilapider son héritage pour compenser votre pingrerie.

— Il vous reste le musée… S’ils ont encore les moyens de vous payer.

Charles Stanforth se força à sourire, d’un sourire penaud, pitoyable et d’une certaine manière blasé. Indiana Jones avait vendu de nombreuses pièces de collections rarissimes au National Museum, à l’époque où Marcus Brody y était conservateur. Par la suite, Marcus avait fait jouer son influence sur le prestigieux musée pour maintenir son ami Henry dans les bonnes grâces des nouveaux gestionnaires, mais ce temps-là était révolu. Marcus n’était plus et si l’Europe semblait en paix, les États-Unis s’empêtraient dans des conflits hasardeux, mortels et couteux en Asie. La purge du Maccarthysme avait vidé un tiers des rayonnages de la bibliothèque universitaire, les travaux de chercheurs de renoms, comme l’anthropologue Gene Weltfish ou l’archéologue Richard Morgan, étaient désormais inaccessibles…


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La mine burinée, tant par le poids des années que par la lourdeur administrative de son académie, Henry Walton Jones quitta la salle du conseil vers treize heures. Il la connaissait depuis des années et dans ses moindres recoins ornementés de boiseries gravées par les ébénistes et sculpteurs européens venus s’expatrier à l’aube du XXe siècle, toutes les réunions importantes des enseignants et chercheurs du Marshall College s’y déroulaient, pourtant ce n’est que ce matin-là qu’il prit conscience de la sensation d’étouffement qui y régnait. L’odeur de renfermé vieillissait malgré eux les gens qui s’y trouvaient, elle prenait à la gorge et finissait d’achever le travail de migraine commencé par les effluves du vernis assombrissant la pièce pour donner au plancher et aux meubles un aspect ciré brillant, telle la dorure pathétique tentant vainement de cacher la misère intellectuelle dans laquelle était plongé le pays depuis le début de la guerre froide.

Dans un effet boule de neige, l’hystérie de la chasse aux sorcières débordait du cadre strictement politique de la lutte contre le communisme soviétique. Sous le prétexte de la chasse aux cocos, la haine touchait également les populations juives, homosexuelles, latino-américaines… Peu en parlaient, trop préoccupés par l’ampleur grandissante des mouvements des droits civiques des noirs et cette terrible peur des rouges. Henry grimaça d’un sourire tordu en repensant à la boutade de Charles sur les cravates. Il avait raison, dans le fond : c’était une époque où tout, finalement, n’était qu’une affaire de couleur.

Sans changer de tenue, toujours boudiné dans sa chemise en coton et son costume en tweed devenus trop serrés autour de sa masse volumineuse de muscles désormais recouverts d’une couche non négligeable de graisse abdominale, mentalement Henry redevint Indiana en tournant à l’angle du couloir le menant à son bureau. L’obstacle était là, comme toujours à cette heure. Point de danger létal, mais l’effort restait nécessaire pour affronter la masse humaine estudiantine. Dans un grommellement fataliste faisant office de soupir, il raidit son pas en attendant le signal de la charge ennemie.

— Professeur Jones ! s’écria un jeune homme plus attentif que les autres en l’apercevant.

Et voilà le cor sinistre. La vague commença à déferler le long des murs couverts de panneaux d’affichages pour l’envelopper et le piéger dans le corridor étroit. Courageusement, l’aventurier universitaire se fraya un chemin à travers la horde d’étudiants qui l’attendait devant son bureau. Il tenta de se protéger en dressant son cartable en cuir râpé devant son visage comme un bouclier.

— Pardon professeur, mais j’ai une question sur la dernière publication de Carl Blegen !

— Une bibliographie fastidieuse si vous voulez mon avis, marmonna Indy.

— Qui doit-on contacter au musée pour avoir accès aux collections désormais ?

— Professeur ! Je vous ai préparé des cookies !

La main fermement resserrée sur la clef de son bureau, il chercha à tâtons l’orifice de la serrure, la vue bouchée par une boîte en fer entrouverte dégageant un parfum grillé de noisettes et de chocolat. Hallelujah ! songea Henry lorsqu’il entendit malgré le brouhaha ambiant le doux cliquetis salvateur et ressentit sous ses phalanges la petite vibration providentielle d’une porte ouverte, la porte de son refuge. Il réfléchit un instant avant de pousser sur la clenche. Il se tourna vers la grande et grosse blonde aux battements de cils semblables à deux ailes de papillons qui lui tendait les biscuits. Il lui adressa un sourire poli fort charmant de vieux dandy en se saisissant de son cadeau avant d’effectuer une habile rotation autour de l’axe de symétrie formé par leurs deux mains cramponnées sur la boîte à gâteaux.

— Merci…

Hypnotisée par cette marque de reconnaissance a priori anodine mais inattendue, la jeune femme se laissa entrainer dans le tour de valse pâtissier. Henry était enfin bien placé pour ouvrir la porte et l’étudiante faisait ainsi barrage de son corps lascif paralysé par la surprise bienheureuse, ses camarades ne pourraient pas suivre.

Indiana se glissa furtivement par l’interstice avec habileté et couardise. Le professeur referma très vite la porte, avec loquet, et s’adossa aussitôt dessus. Le menton relevé, il ferma les yeux et poussa un profond soupir de lassitude. Il était fatigué et cette journée était véritablement maussade… Entre sa nuit blanche passée à vider le bureau de Marcus, l’annonce de Charles à propos de son expédition avortée, la terreur instaurée par le Maccarthysme, les élancements de son corps vieillissant et la mort de son père qui le hantait encore un an plus tard, il sentait sa foi s’ébranler, sa foi dans son métier.

Tous ces risques, toutes ces aventures et pour quoi ? Il n’avait ni femme, ni enfant, ses deux parents avaient rejoint leur créateur, malgré les licenciements et les départs en retraite, il avait désormais plus de collègues que d’amis vivants et ses publications n’étaient lues que par une poignée d’érudits que plus personne n’écoutait... Il ne lui restait qu’une montagne de livres mal rangés et une tribu d’étudiants nombrilistes. Un univers froidement académique, où la vie ne se résumait plus qu’à une fourmilière grouillante. Il étouffait…

— Professeur Jones ?

Henry sursauta brutalement en agrippant sa poitrine et lorsqu’il reprit son souffle il sentit une faible douleur sous le pectoral gauche. Quoi ? Il allait devenir cardiaque en plus ? Ce n’était qu’une jeune femme brune élancée dans la vingtaine en longue jupe à carreaux et chemisier bleu.

— Comment êtes-vous entrée ?

— Par la fenêtre.

— Vous êtes malade ?

— Hem. Pas plus que vous, je sais que vous la laissez ouverte pour filer en douce et nous éviter.

— Nous ?

— Les étudiants.

— Qu’est-ce que vous voulez ? cracha le professeur fatigué.

Il commençait en effet à en avoir ras-le-bol des étudiants pots-de-colle, s’ils s’introduisaient subrepticement dans son bureau désormais, il n’était pas près d’avoir la paix.

— Avez-vous lu mon mémoire ?

— Votre mémoire ? Quel mémoire ? répliqua l’archéologue toujours un peu perturbé.

— Celui que je vous ai rendu avant l’été ! s’écria l’étudiante d’une voix suraiguë.

— Je suis navré, mais le décès de Marcus Brody comme vous le savez surement a bouleversé toute la faculté. Nous croulons tous sous la paperasse et le retard s’est accumulé.

— Ce n’est pas de la paperasse ! C’est un mémoire sur l’influence danubienne des urnes cinéraires villanoviennes ! protesta l’étudiante.

Henry se massa les tempes.

— Ce n’est vraiment pas le moment…

— Professeur, j’ai vraiment besoin de votre appui ! Ils ne me laisseront pas m’inscrire en doctorat si vous ne soutenez pas ma demande !

— Vous voulez faire un doctorat ? releva le professeur sceptique.

— Et ouvrir un chantier de fouilles en Étrurie, oui.

— Si vous souhaitez faire carrière dans l’archéologie, faites comme Agatha Christie : épousez un archéologue. C’est ce qu’il y a de plus simple.

— Indiana Jones et le sexisme en archéologie, un titre intéressant.

— De quoi parlez-vous ?

— Je pensais à voix haute, répondit sèchement la jeune femme. Vous trouvez que j’ai une tête à résoudre des énigmes policières ?

— Peut-être bien ! se railla Henry. Vous voulez un mystère archéologique à résoudre mademoiselle ? En voilà un : les subsides fantômes.

— Les subsides fantômes ? répéta l’étudiante incongrue.

— Je n’ai pas obtenu de subvention pour mes propres recherches, soupira Henry en défoulant sa frustration sur une liasse de documents qu’il fourrait brutalement dans sa pochette en cuir. Avec ou sans mon appui, n’espérez pas obtenir un cent de l’université. Je peux rédiger une lettre de recommandation, c’est tout ce que je peux faire pour vous.

— Sans connaître mon nom, ni avoir lu mon mémoire ? objecta la jeune femme.

— Vous êtes Cassandra Morgan. La seule étudiante de la faculté à travailler sur les Étrusques, à ma connaissance.

Cassandra relâcha un peu les épaules, elle paraissait étonnée. Le professeur Jones était un bon enseignant, sur le plan théorique, mais il avait la réputation de ne pas s’intéresser aux étudiants, il ne connaissait pas leur nom et il s’abstenait de toute familiarité avec eux. Elle en était presque surprise de le voir répliquer avec autant d’arrogance et d’ironie, c’était fort désagréable mais éloigné de la froideur polie qu’il adoptait en temps normal. Cassandra songea que c’était peut-être sa manière de séduire les étudiantes, elle chassa néanmoins très vite cette pensée farfelue. Elle ne se trouvait pas assez jolie pour intéresser ce vieux coureur de jupons et c’était tant mieux, l’idée la dégoûtait. La perplexité de son élève apaisa quelque peu l’esprit tourmenté du docteur Jones.

— Votre dissertation de l’an dernier sur Francis Drake était brillante.

— Pourtant vous avez refusé de m’emmener sur vos fouilles au Pérou.

— C’était beaucoup trop dangereux mademoiselle Morgan. Je suis navré de ne pas pouvoir vous aider, je vous promets de lire votre mémoire d’ici la fin du mois. Maintenant si vous pouviez quitter mon bureau, j’ai vraiment beaucoup de travail.

Résignée, l’étudiante aux lèvres pincées hocha mollement la tête de haut en bas en signe d’acquiescement. Elle se dirigea lentement vers la porte.

— Euh…

Elle se retourna vers son enseignant bégayeur. Ouvrir la porte du bureau, seul rempart à la légion estudiantine assiégeant le couloir, serait comme soulever le couvercle de l’Arche d’alliance, une seconde fois.

— Hem, passez par la fenêtre plutôt. S’il vous plaît.

Pour toute réponse, la jeune femme lui adressa un rictus affligé.


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Henry Jones évitait la cafeteria principale du campus généralement, il évitait également les diners et autres petits établissements alimentaires du quartier, pour ne pas être alpagué par ses étudiants pendant son repas. Il ne se rendait que rarement dans les restaurants plus huppés et toujours accompagné par un ou plusieurs collègues, contraints par les mondanités ou les rendez-vous professionnels guindés. Il avait surtout l’habitude de manger seul dans son bureau ou, lors de la belle saison, sous l’ombre accueillante d’un arbre, dans un coin reculé du parc. Mais aujourd’hui, il n’avait pas envie de rester cloitré dans son bureau. Il y passait déjà beaucoup trop de temps pour son équilibre mental, encerclé par les souvenirs de son paternel et les projets d’explorations impossibles faute de financement. L’automne pluvieux et plus froid qu’à l’ordinaire lui ôta toute velléité de pique-nique sur la pelouse derrière le collège. La cafeteria restait sa seule option.

Les restrictions budgétaires avaient également touché la cantine universitaire ouverte une dizaine d’année plus tôt, à l’aube de la seconde guerre mondiale, et pour l’instant aucun repreneur privé ne s’était présenté avec une proposition décente de rachat. Une partie des étudiants avait fui les lieux, pour trouver meilleure pitance ailleurs, chez Bacco's ou au Elm’Street Diner, pour ceux qui en avaient les moyens. D’autres se contentaient d’une lunch-box, ne contenant parfois qu’un maigre sandwich au beurre de cacahuètes. Quelques gloussements émoustillés féminins accompagnèrent la parade du professeur Henry Jones Jr. le long des rails du buffet chaud. Il prenait de l’âge, alors il y en avait moins qu’autrefois. Le cuistot renversa une louche d’une mixture maronnasse pâlotte et granuleuse dégageant une forte odeur de lait brûlé dans une assiette qu’il fit glisser sur le plateau de l’enseignant. Une malheureuse tranche fine de champignon rachitique débordait de la gamelle et indiquait la saveur supposée du porridge du jour.

Henry se posa avec son maigre déjeuner sur la plus petite table qu’il put trouver, afin de limiter le risque de voisinage inopportun. Avant de toucher son plat principal, il prit entre ses doigts le gobelet beige rigide fourni par la cafeteria. Après l’âge de pierre, l’âge du bronze, l’âge du fer, voilà que la civilisation occidentale entrait dans l’âge du plastique, pensait l’archéologue. Il était en train d’imaginer le calice du Saint Graal en plastique made in Louisiane quand une ombre humanoïde envahit son plateau repas. L’intruse tira la chaise en aluminium libre en face de lui pour s’y asseoir.

— Encore vous… maugréa Henry en donnant un méchant coup de cuillère à sa bouillie.

Cassandra Morgan regarda le contenu de l’assiette creuse de son professeur avec un certain dégoût.

— Je suis sûre que même en Inde ils mangent mieux que ça.

— Vous êtes loin du compte…

— Écoutez, j’ai repensé à cette histoire de subvention.

— Non, stop. Ça suffit. Je ne prendrai pas de nouveau chantier, ni de nouvel étudiant.

— Pourquoi ? Mon projet n’est pas assez judéo-chrétien c’est ça ?

— Faites attention à ce que vous dites, la chasse aux rouges n’est pas terminée et vous avez la langue trop bien pendue, mademoiselle Morgan.

— Un défaut hérité de mon géniteur, mais justement, puisque vous en parlez…

Elle baissa brusquement d’un ton, sa tentative de discrétion était plus suspecte qu’autre chose. Sa voix basse était à peine audible, mais quiconque aurait voulu l’écouter après l’avoir vu se vouter et prendre un regard conspirationniste.

— Il y a des rumeurs qui courent sur le doyen… Comme quoi il serait… Vous savez…

— Charles ? Un coco ? Ça c’est une blague digne des meilleurs cabarets, rigola le professeur. Vous pourriez envisager une carrière de clown, vous feriez fureur.

— Pas un communiste, non. Non un…

La jeune femme était très agacée par la réaction de son enseignant, mais elle semblait surtout très embarrassée. Des mots honteux lui brulaient les lèvres, certes elle avait appris le jargon ordurier des chantiers auprès de quelques étudiants masculins, mais la pucelle qu’elle était avait encore du mal à parler de sexualité, alors évoquer le "contre-nature" lui demandait beaucoup d’effort.

— Un pédéraste, murmura-t-elle en rougissant terriblement.

Le professeur Jones cessa brutalement de rire, il se demandait où elle voulait en venir, il avait peur de deviner. L’homosexualité était considérée comme une maladie mentale aux États-Unis et dans la logique névrotique du Sénat américain, un fou pouvait facilement être retourné par le régime de Staline. Depuis plusieurs années, tous les « gars de la lavande » étaient évincés des postes de fonctionnaires. L’étudiante saisit l’opportunité de ce silence consterné pour capter enfin l’attention du professeur d’archéologie.

— Si vous cherchez un moyen de pression, celui-là pourrait vous être utile. Il suffirait d’obtenir une preuve et…

— Je refuse de recourir à un moyen aussi abject ! intervint brutalement son enseignant.

— Pourquoi pas ? L’administration se moque de vous, vous pouvez bien la retourner contre elle.

— Vous parlez d’un être humain ! Oui le doyen peut parfois se comporter en bureaucrate borné, mais il ne mérite pas que nous ruinions sa vie pour récupérer une poignée de dollars ! C’est un homme d’honneur !

— Un homme d’honneur ? rigola nerveusement l’étudiante. On n’arrive jamais à un poste aussi élevé en restant un homme d’honneur !

— Vous n’êtes qu’une petite vipère ambitieuse… Être brillante ne vous autorise pas à écraser les autres pour votre propre gloire personnelle.

— Vous avez un sacré culot, après m’avoir envoyée sur les roses et me demandant d’épouser un archéologue. En tant que femme, dans votre esprit, mon diplôme ne sera qu’une décoration à accrocher au-dessus de la cheminée de mon pavillon de banlieue. Et pendant que je serai dans la cuisine à préparer un bon petit repas pour toute ma famille, mon mari plaisantera avec condescendance sur ce bout de papier ridicule, satisfait d’avoir une femme intelligente dans son lit comme s’il s’agissait d’une pièce de collection. Vous me vouez à un destin pathétique et je devrais avoir de l’empathie pour les hommes qui aiment d’autres hommes ? Ce monde est une jungle, même ici c’est la loi du plus fort qui règne et la fin justifie les moyens. Comme le disais Francis Drake : si je ne peux être chevalier, je serais corsaire. Ouvrez les yeux professeur : la civilisation américaine est un mythe.

Elle se leva sur ces derniers mots et quitta le restaurant universitaire d’un pas rigide, mais décidé. Henry la regarda partir et lorsqu’elle fut hors de portée de son champ de vision, il baissa les yeux sur son reste de porridge sans saveur. Il pensa à Marion Ravenwood. Elle aurait dû être sa femme, mais il l’avait planté devant l’autel ou presque. Il avait eu peur de s’engager, ça oui, mais sa réaction n’était pas complètement égoïste. Il ne voulait pas condamner Marion à cette vie de femme au foyer, aux antipodes de ce qu’elle était réellement, il ne voulait pas être responsable de ce destin pathétique, pour reprendre la formule de son étudiante. Il ne pouvait nier la misogynie de son caractère, pourtant il avait toujours aimé les femmes fortes, avec de la personnalité et de la répartie, alors pourquoi avait-il lâché cette plaisanterie malvenue sur Agatha Christie ? La noirceur du monde avait-elle fini par déteindre sur lui de manière indélébile ?

Henry se massa encore les tempes, cette journée-ci, aussi, s’annonçait impitoyablement longue.


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La nuit était tombée sur l’Université de Bedford, Connecticut, et Henry terminait de vider le bureau de Brody. Son esprit était toujours aussi ombrageux et faire une nocturne au milieu des souvenirs de son ami et collègue l’apaisait quelques peu. Tome après tome, l’archéologue vidait la dernière étagère de la bibliothèque personnelle de Marcus. Il attrapa par la tranche un livre intitulé : Dreams of Valhalla, il s’agissait d’un ouvrage collectif rédigé par plusieurs chercheurs de la Midwestern University et dédié à feu Elizabeth Brody. Une enveloppe ouverte glissa au sol, elle devait être coincée entre ses pages. La lettre qu’elle contenait ressortait partiellement. En la ramassant, Henry reconnut facilement l’écriture de Charles Stanforth. Il l’extirpa complètement de son emballage de papier et commença à la parcourir des yeux, au cas où elle contiendrait quelques informations scientifiques importantes. Il écarquilla les yeux : il s’agissait d’une lettre d’amour… Une lettre d’amour écrite de la main du doyen et destinée à Marcus. Henry enfila ses doigts sous ses binocles pour se masser les paupières, il devait être en train de rêver, comme pour cette expédition fantasmée à la Fontaine de Jouvence. Hélas non, le papier était toujours là, dans sa main, et les mots restaient les mêmes.

— Nom de Di… Humf, pardon père. Cassandra Morgan avait raison…

L’archéologue s’assit lourdement devant son bureau, sa main resserrée autour de la prose de Charles pendait dans le vide au coin du meuble. Il savait que Marcus ne s’était jamais remis de la perte de sa femme, Elizabeth, décédée d’une pneumonie au début de la Première Guerre Mondiale. Il avait renoncé à se remarier et avait consacré sa vie à sa carrière et à l’Histoire, avec un grand H. Cette vie de chercheur ascète l’avait peu à peu transformé en vieux garçon maniéré et lunatique. Jamais Henry n’aurait imaginé qu’il puisse entretenir une quelconque liaison, même platonique, encore moins avec un homme, mais sans doute que, face à son célibat persistant, Charles s’était imaginé des choses… Qu’avait bien pu répondre Marcus à cette déclaration enflammée ?

Il s’écoula de longues minutes, presque des heures, avant qu’Henry Jones toujours pensif ne se décide à se lever du bureau de Marcus pour se rendre jusqu’au bureau voisin et composer le numéro de la résidence des Stanforth.

— Allo Deirdre ? C’est Henry. Oui tout va bien ne vous inquiétez pas. Est-ce que cela vous dérange si je passe ce soir ? Je sais qu’il est tard mais j’ai des documents à remettre à Charles.

Quelques secondes s’écoulèrent, le visage blême et fermé posé près du clavier du téléphone, Henry écoutait la réponse de Deirdre Stanforth. Il s’efforça de prendre une voix douce et apaisante, décontractée, bien que son expression demeura grave.

— Merci Deirdre. Je serais là d’ici une heure, prévenez Charles je vous prie. Bonne soirée.


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Le taxi du professeur Jones ralentit tout doucement en arrivant au niveau du 208 Crystal Road. La Checker jaune déboita légèrement sur la droite pour se garer le long du trottoir, en face du grand pavillon blanc cassé de style traditionnel de la famille Stanforth.

— Attendez-moi ici, je n’en ai pas pour très longtemps.

— J’laisse tourner le compteur, lâcha simplement le chauffeur d’une voix écourtée, teintée d’une fatigue bien perceptible.

Les mains dans les poches, Henry fit le tour du véhicule stationné pour admirer un instant la longue façade aux carreaux découpés de la maison de Charles. Une lumière jaune et chaleureuse rayonnait à travers la moitié des fenêtres. Perdu dans ses pensées, il prit une profonde inspiration avant de se décider à traverser la rue déserte, éclairée par les lueurs tamisées des réverbères. Un aboiement de chien dans le lointain accompagna sa marche brève.

Henry saisit la hanse du heurtoir en fer sans fioriture et cogna par trois fois. Charles ouvrit la porte, Deirde, son épouse, aux cheveux courts et blonds, encore maquillée avec distinction à cette heure tardive, se tenait derrière lui, prête à accueillir le collègue de son époux en digne maîtresse de maison.

— Bienvenue Henry, cela faisait longtemps que vous n’étiez pas venu nous rendre visite !

— Oui c’est vrai, répondit humblement le docteur Jones en arborant malgré tout son sourire le plus charmant. Encore une fois, je vous prie de m’excuser de vous déranger aussi tard.

— Souhaitez-vous que je vous prépare un thé ou un café ?

— Non je vous remercie, je ne vais pas vous déranger très longtemps.

Sur un petit meuble à tiroirs, près de la porte d’entrée, trônaient les photos de Don and Maggie, les deux enfants de Charles, dans leurs robes de cérémonie pour la remise des diplômes. Vue l’âge des jeunes gens sur les clichés, il s’agissait probablement de leur high school graduation.

Henry était tendu, de toutes les aventures rocambolesques qu’il avait vécues, celles qui touchaient aux relations humaines lui paraissaient les plus difficiles. Il espérait que Charles ait capté l’inquiétude sur son visage. Visiblement oui, puisqu’il l’invita à le rejoindre dans son bureau à l’étage sans plus de protocole ou de tergiversation.

— J’espère qu’il n’y a rien de grave Henry, s’enquit Charles aussitôt la porte refermée.

— C’est à vous de juger je crois… répondit son collègue.

Il ouvrit son veston de tweed pour se saisir de la lettre qu’il avait dissimulée dans la poche de sa doublure. Il la tendit à son auteur dans un geste plus bourru qu’il ne l’aurait souhaité.

— Il me semble que ceci est à vous.

Après que le doyen lui ait pris le document des mains, Henry les renfonça profondément dans ses poches de pantalon avant de se justifier au mieux, il se sentait fautif.

— Je l’ai trouvée dans le bureau de Marcus.

— J’ignorais qu’il l’avait gardée… Je n’osais y penser lorsque vous m’avez dit que vous vidiez son bureau.

Henry était gêné, profondément gêné, plus encore que son doyen au regard fuyant, tamponnant son front avec un mouchoir brodé de ses initiales. Il n’aimait pas se mêler de l’intimité des autres, cette pudeur qu’il avait héritée de son père était tout autant une belle qualité qu’un handicap parfois. Le silence se fit pesant entre les deux universitaires, Henry fixait une latte du plancher foncé quelque part dans le dos de Charles, qui lui-même fixait nerveusement cette feuille de papier vieille de dix ans.

— Deirdre ne doit pas l’apprendre… finit-il par marmonner dans la confusion

— Je… Hem. Charles, vous avez ma parole, je n’ébruiterai rien. Mais votre épouse ne doit pas être votre seule préoccupation. Le gouvernement…

— Oui, comme beaucoup d’autres je vis avec une épée de Damoclès au-dessus de ma tête et pourtant je reste Républicain.

— Je suis sincèrement désolé.

— Vous êtes un homme loyal Henry, Marcus avait énormément d’estime pour vous.

— Il était le meilleur d’entre nous.

Un nouveau silence, plus endeuillé, s’installa tandis que Charles Stanforth se dirigeait vers le foyer allumé de la cheminée. Il posa une dernière fois les yeux sur sa lettre d’amour avant de la jeter dans les flammes de l’oubli. Il regarda le papier noircir puis se consumer pendant quelques secondes avant de s’adresser de nouveau au professeur Jones.

— Il me semble inutile de vous préciser que Marcus n’était pas…

— Oui, je le sais.

— Je ne voudrais en aucun cas souiller sa mémoire.

— Charles, j’aurais aimé m’entretenir avec vous d’un autre problème, cela concerne une étudiante : Cassandra Morgan.

— Je vous écoute Henry, répondit Charles en essayant de dissimuler son trouble généré par la combustion d’un vieux souvenir.

— Elle est au courant de votre… Hem. Je ne sais pas comment elle l’a appris, mais elle envisageait de vous faire du chantage. Je tenais à vous avertir.

— Pourquoi du chantage et ne pas simplement me dénoncer ?

— Elle n’est pas contaminée par la peur violette Charles, elle veut de l’argent pour ses fouilles.

Charles avait les larmes aux yeux, mais il éclata de rire, un rire nerveux et épuisé. Indiana se demandait à quoi il pouvait bien penser, peut-être à la même chose que lui : leur pays était en train de devenir fou. Charles finit par se calmer en s’appuyant sur le dossier d’un fauteuil de lecture en cuir.

— Eh bien je pense que nous pouvons vider tous nos bas de laine et renoncer au congrès de céramologie.

— Ce ne sera jamais suffisant pour l’envoyer en Europe.

— Certes non, mais Evelyn Namba recherche des étudiants pour un projet sur Henry Every. Nous pouvons bricoler une bourse doctorale avec l’Université de Boston. J’aurais préféré l’expédier sur la côte ouest, mais faute de mieux…

— Je suis désolé Charles, se répéta le docteur Jones face au pâle sourire de Charles Stanforth.

— Pourquoi vous excusez vous Henry ? Tout cela nous dépasse tous…


ooOoo


Accoudé au bar, dans le pub de Brendan O’Neal qu’il fréquentait depuis des décennies, Indiana Jones lorgnait d’un œil sombre le fond de son verre de bourbon vide. Il avait retrouvé sa tenue de chantier brune et beige, il se sentait mieux dans ces frusques rustaudes d’aventurier que dans son costume cintré d’universitaire, il avait toujours eu l’impression de ressembler à un croque-mort dans cette tenue, ou pire, à un banquier. Il poussa deux soupirs, le premier avant de laper les quelques gouttes égarées au fond du récipient au cul épais, le second après avoir réclamé une nouvelle dose d’alcool au barman dans un geste dépité. Il pensait toujours à Charles Stanforth et Cassandra Morgan, l’étudiante aux dents longues avait obtenu ce qu’elle voulait – les miettes de leur budget quasi-inexistant – et lui était toujours coincé dans le Connecticut, au milieu des reliques du passé des Jones, des tabous universitaires et de cette peur sourde, oppressant l’âme de tous ses concitoyens.

—  Je ne reconnais plus ce pays Mac…

—  Rah, c’est la vie Indy !

Une large main fraternelle aux doigts potelés s’abattit sur son épaule. Georges McHale, "Mac", ancien agent du MI6, frère d’arme d’Indiana Jones durant la seconde guerre mondiale, était venu l’accompagné dans sa soirée de beuverie mélancolique. À imbibition égale, Mac était toujours plus guilleret qu’Henry, comme si la bonhommie de sa face joufflue était véritablement représentative de son état d’esprit. Les mots de Mac ne firent que renforcer l’amertume d’Indiana. En lorgnant sur l’alignement des bouteilles dans le dos du barman, son esprit vagabond le ramena vers Marion, encore une fois.

—  Je ne plaisante pas Mac. J’en viens à penser que mes expéditions ne sont qu’un moyen de fuir la réalité.

—  Bon sang Indy ! Tu ne m’as pas habitué à ce genre de discours de philo de comptoir !

—  Ça tombe bien, on y est, au comptoir.

Mac éclata encore d’un rire gras, puis il descendit d’un cul sec son propre verre avant de le claquer bruyamment sur le bois de chêne laqué du bar.

—  Bon écoute : si ça te branche, j’ai un contact à Mexico qui veut rouvrir son ancien chantier. Il peut financer sa fouille sur ses fonds privés, il ne faudra pas être trop regardant sur la provenance du pognon par contre, hein Indy ? Il est persuadé d’avoir repéré un temple aztèque sur une de ses parcelles.

— Je ne suis pas spécialiste de Tenochtitlán, mais au point où j’en suis…

—  Ouais ! Faut pas se laisser abattre mon vieux ! déclara Mac en redonnant une grosse tape amicale entre les omoplates de l’archéologue.


ooOooOoo


1957


Le chapeau de cuir trimballait son porteur le long des tranchées de sondages exploratoires dans le crépuscule doré du nord de Mexico. Beaucoup de poussière, de cailloux, de sueur étouffée dans la chaleur harassante et de tessons de terre cuite jaunasses ou noirâtres, faits pour plaire à son collègue céramologue rancunier. Indiana Jones jeta un coup d’œil aux maudits trous de poteau qu’il avait sous ses yeux. L’archéologie des reliefs négatifs, un vrai casse-tête pour beaucoup. Avec son expérience, lui savait gérer, mais la tâche n’en restait pas moins ingrate et rébarbative. C’était le prix à payer pour chercher les traces fugaces de l’occupation chichimèque qu’il avait repéré sous les vestiges aztèques. Les peuples chichimèques n’étaient pas censés être descendus aussi bas pendant la période précolombienne. Ses petits creusements pitoyables, à peine visibles entre les murs de pierre colossaux des monuments de l’empire aztèque, constituaient une donnée scientifique plus précieuse que n’importe quelle statuette en or massif, cependant ils n’étaient pas monnayables.

Indy ne savait pas ce qu’il pourrait ramener au musée national, rien ne serait suffisant pour financer son expédition africaine. Il n’avait pas renoncé à la fontaine de jouvence, à cette légende improbable qui les faisait tant rêver Marcus, Henry Jones senior et lui-même autrefois. Ponce de Léon pensait qu’elle pourrait être en Floride ou à Porto Rico, Indy accordait peu de crédit à cette théorie, mais il serait plus facile d’aller vérifier ces lieux que de retraverser l’Atlantique pour rejoindre Yeha.

Un bruit de moteur détourna son attention des ruines sous ses semelles, tous les ouvriers étaient déjà rentrés dans leurs pénates, il ne restait plus que Mac, en train de rassembler les outils, et lui-même faisant le tour du chantier pour récolter les ultimes informations de la journée. A l’oreille, il n’y avait pas qu’un seul véhicule.

Indiana plissa les yeux en voyant la triade de voitures estampillées aux couleurs de l’armée américaine débouler sans ménagement sur le terrain et freiner au dernier moment pour éviter aux calandres de se retrouver dans un fossé bordier. Il sentait poindre les ennuis à l’horizon. Il n’était même pas aux États-Unis, il était en plein cœur du Mexique, mais le gouvernement de la bannière étoilée avait visiblement jugé bon d’envoyer ses émissaires en grandes pompes jusqu’à la capitale mexicaine. Cette vision réveillait en lui de bien mauvais souvenirs, entre autre cette excursion secrète encagoulée jusqu’à un mystérieux coffre magnétique quelques années plus tôt, sans parler de Mac qui avait la sale manie d'être de tous les coups fumeux depuis la fin de la guerre. Indy s’attendait au pire et même le pire restait plus agréable que ce qui allait suivre.

— Professeur Dzhons ?

Indy avait ouvert la bouche pour parler, il cherchait une réplique cinglante à balancer pour établir directement la relation de domination dans la joute verbale avec son interlocuteur, il était décidé à ne pas se laisser malmener une fois de plus par les agents de son gouvernement. Cependant, l’accent inhabituel pour un lieutenant-colonel de l’armée américaine lui cloua le bec. Mac fut obligé d’intervenir, si Indy était perplexe, Mac lui était clairement nerveux.

— Euh… Qu’est-ce qu’on peut faire pour euh… Des compatriotes, mon colonel ?

— Mac, il venait d’où l’argent de Morales déjà ? marmonna Indiana entre ses dents serrées.

— Vous allez nous suivre professeur.

— Открывай сундук, готовь снаряжение!

— Du russe ? s’exclama Mac juste avant de se prendre un violent coup de crosse de fusil dans les flancs.

Il tomba à genoux, le souffle coupé par la douleur. Indiana déploya sa main, son esprit était parti au quart de tour : devait-il dégainer et se battre ou lever les bras pour se rendre et attendre une meilleure occasion pour s’enfuir ? Il était clair que ce n’était pas des soldats américains, il devait obtenir des informations fiables avant de tenter quoi que ce soit de violent. Qui étaient ces hommes ? Des espions de Staline ? Des électrons libres ou des mercenaires à la solde d’un pays d’Amérique latine ? Cuba peut-être ou le Nicaragua ? Que lui voulaient-ils ? Comment avaient-ils réussi à s’emparer du matériel officiel de l’armée américaine ?

Toutes ces questions se bousculant dans sa tête s’interrompirent brutalement. Le cri d’effroi de Mac hurlant son nom fut le dernier souvenir clair de cette soirée. Indiana n’était qu’à demi-conscient quand les faux G.I. le traînèrent jusqu’au coffre de la Ford Custom verdâtre immatriculée W-682. Mac, contraint par un revolver sur la tempe, fut enfermé avec lui. Le claquement métallique sourd de la portière ornée d’une étoile et de l’inscription "U.S. Army 1B7731 For official use only" résonna sous son crâne douloureux, et lorsque le moteur démarra, il perdit connaissance.


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