Le Déni

Chapitre 1 : Le Déni

Chapitre final

7101 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 02/04/2020 17:48

Cette fanfiction participe aux Défis d’écriture du forum Fanfictions . fr : Les uns contre les autres (février-mars 2020)


LE DÉNI


5 fois où James s'est dit qu'il n'aimait pas Vesper

et 1 fois où il a compris qu'il avait tort

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« Je n'ai pu aimer que là où la mort mêlait son souffle à celui de la beauté. » (Allan Edgar Poe)

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I - Monténégro, Orient Express

Un serveur lui tend un menu qu'il accepte poliment, comme une distraction bienvenue. Les paysages nocturnes des Balkans peuvent certes avoir leur charme mais passées les premières heures de voyage au son du roulis des wagons, ils finissent par être franchement monotones.

Cette nouvelle mission n'a rien d'une petite opération tranquille. Elle consiste à stopper les agissements d'un certain Le Chiffre, qui cache de l'argent pour le compte de terroristes. En spéculant avec ces sommes importantes qui ne sont pas les siennes, l'homme augmente considérablement ses fonds propres, ni vu ni connu. Et pour éviter tout risque, il fait fluctuer le marché en sa faveur, par délit d'initié. Sa dernière trouvaille consiste à faire s'effondrer le cours des actions d'une compagnie aérienne sortant son nouveau prototype.

Après des jours de traque sportive sur trois continents pour récupérer des indices, James a déjoué l'attentat prévu dans l'aéroport de Miami et sauvé l'avion comme il le fait toujours – en fracassant tout sur son passage. Encore une fois, M s'est montrée plus que mitigée sur ses méthodes.

Placé en très mauvaise posture, Le Chiffre se retrouve avec un trou astronomique dans sa trésorerie, volatilisant de fait l'argent confié par ses clients véreux... Son seul moyen de se renflouer très vite, c'est cette partie de poker internationale réunissant des joueurs de niveau professionnel.

Partie où Bond est justement en train de se rendre. Il sait que le dîner à bord du train sera l'occasion de rencontrer l'officier de liaison du Groupe d'Action Financière, un organisme intergouvernemental de lutte contre le blanchiment d'argent issu du terrorisme. Il se doute que M a dû mettre le paquet pour parvenir à leur faire lâcher les billets, mais l'explosion survenue en Floride fait encore tous les gros titres.

Il ne relève le nez du menu que lorsqu'il réalise qu'on vient de s'asseoir en face de lui. Une jeune femme brune vêtue d'un tailleur pantalon noir balance négligemment son sac à main sur son côté de la banquette. D'un ton désinvolte et sérieux, elle se présente directement :

— Je suis le porte-monnaie. [1]

Une seconde lui suffit à brider sa surprise, une autre pour réaliser qu'elle est bien trop atypique pour être vraiment jolie, une dernière pour décider qu'elle vaut quand même le coup d'œil. En détaillant ses traits encore un peu juvéniles, il voit tout de suite ce qui ne va pas chez elle : de longs sourcils implantés trop bas, des paupières chargées d'un fard trop sombre (faisant ressortir ses iris) et une bouche d'un rouge rosé plutôt soutenu. Ceci, et un tailleur pantalon à peine féminisé. Mais des années passées à circonvenir la gent féminine lui dictent presque automatiquement sa réponse :

— Et jusqu'au moindre centime.

Elle l'ignore avec un sourire poli pour lui tendre sa carte de visite en expliquant d'une voix à la fois grave et précieuse que ses employeurs ont décidé de lui accorder les fonds.

— Vesper, lit-il en jetant un œil pour savoir à qui il a affaire. J'espère que vous l'avez fait payer cher à vos parents.[2]

Avec une amabilité de surface, elle se borne à remarquer que son patron doit avoir le bras long pour qu'on lui confie dix millions, avec une rallonge de cinq si elle l'estime justifiée... De toute évidence, elle n'a rien des beautés aux seuls arguments physiques qu'il croise d'habitude. Il en est d'autant plus certain lorsqu'elle lui demande, le regard hautain et un pli amer à sa jolie bouche :

— Je suppose que vous avez dû réfléchir au fait qu'un échec signifierait que notre gouvernement sera amené à financer le terrorisme ?

Là, il se sent vaguement déçu qu'elle ne soit qu'une pisse-froid moralisatrice, mais après tout, elle est dans son rôle. Pourtant après cette volée de bois vert, comme si de rien n'était, elle consulte le menu en lui demandant s'il y a quelque chose de bon...

Le dîner qui s'ensuit n'est rien d'autre qu'une éclatante passe d'armes conversationnelle, tenue à mi-voix sous la lumière flatteuse des appliques. En vain, il essaie de lui expliquer comment le poker ne fonctionne pas comme elle peut l'imaginer. Bien qu'elle ait l'air suspendue à ses lèvres, elle ne se départit pas de cette causticité légèrement agressive pendant qu'elle retourne le moindre de ses arguments pour en illuminer les failles. Ce n'est pas qu'il soit mauvais à ce jeu, pas du tout même, mais faire face à une partenaire virtuose le stimule toujours.

— Alors, ce que vous me dites, c'est que ce n'est qu'une question de probabilités et de risques ? Et moi qui m'inquiétais que tout ne soit qu'une affaire de hasard !

— Seulement si on suppose que c'est la meilleure main qui gagne. Vous devriez savoir qu'on ne mise pas sur ses cartes, mais seulement sur le joueur... ou la joueuse en face.

— Ah, alors ça doit être ça que vous appelez bluffer...

Il s'arrête de verser le vin et la considère d'un œil amusé et patient. Croit-elle donc qu'elle a pris l'avantage ? Ce qu'il vient de dire sur « le joueur d'en face » la rend manifestement curieuse : elle lui demande s'il est doué pour deviner les secrets des gens.

— Oui, et c'est d'ailleurs ce qui me permet de détecter quelques traces de sarcasme dans votre ton.

— Ah, maintenant je suis certaine que l'argent est entre de bonnes mains...

Sur son compte, il se doute que sa religion est faite et qu'elle l'a déjà catalogué. A la vérité, il ne sait pas si ce qu'il éprouve à ce moment est une pointe d'amertume à constater combien son charme ne fonctionne pas du tout ou bien autre chose. Suffisamment maîtresse d'elle-même, elle semble continuer leur dispute polie pour le sport et l'amusement.

— Vous n'avez pas l'air d'apprécier beaucoup ce plan... observe-t-il.

Cela n'a rien d'une question. Mais elle répond tout de même avec un faux étonnement virant à l'aigre :

— Ah, parce qu'il y en avait un ? Je m'étais figurée qu'on risquait des millions de dollars et des centaines de vies sur un simple coup de chance. Mais continuez, qu'est-ce que vous pouvez déduire d'autre sur moi, M. Bond ?

Il saisit l'opportunité offerte de la déstabiliser en dressant d'elle son profil psychologique. Sa beauté qui ne la rend pas crédible, la façon dont elle surcompense en portant des vêtements masculins, son attitude générale perçue comme arrogante par ses supérieurs et freinant son avancement, alors que cela ne cache que des insécurités... Il en est pour ses frais. Elle l'écoute débiter son discours sans apparaître le moins du monde impressionnée.

Quand il a terminé, elle lui retourne la politesse. Elle pointe la coupe de son costume révélant qu'il avait fait Oxford « ou quelque chose du même genre », le dédain avec lequel il le porte, plaidant pour à la générosité d'un tiers plutôt qu'une fortune personnelle, sa montre de marque (qu'elle qualifie de superbe, au passage), son statut d'orphelin... Qu'elle puisse deviner ça le pique particulièrement.

Elle lui assène chaque nouveau commentaire d'un ton à la fois acide et velouté qui le fascine. D'un bout à l'autre, elle soutient – magnifiquement – son regard bleu qui fulmine dans ses traits impassibles, pendant qu'elle poursuit sans pitié et sans faillir. Jusqu'au coup de grâce où elle lui jette que « malgré son charisme » il n'est probablement qu'un « bâtard sans cœur, considérant les femmes comme des objets de plaisir jetables ». Et elle énonce tout cela calmement, d'un ton juste un peu voilé suffisamment cinglant pour dénoter un tempérament passionné qui lui donne, hélas, terriblement envie de l'apprécier dans d'autres circonstances...

— ... et pour toutes ces raisons, je vais garder les yeux fermement fixés sur l'argent plutôt que sur votre joli petit cul rebondi.

— Vous l'aviez donc remarqué ?

— Même les comptables ont de l'imagination, M. Bond.

Malgré sa réponse impertinente et glaciale, au bout du compte, il a le sentiment qu'il a été complètement remis à sa place. Et comme si cette longue escarmouche ne venait pas d'avoir lieu, elle lui demande poliment comment était son agneau.

— Simplement passé au grill. Et je comprends totalement ce qu'il a pu ressentir. [3]

Elle lui sourit gracieusement et lui souhaite très formellement bonne nuit avant de le planter là. Et en la regardant s'éloigner, il a la certitude qu'elle n'est absolument pas son type.

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II - Podgorica, Hôtel Splendid – première soirée de poker

Bien sûr, il n'est pas vexé mais seulement piqué. C'est juste une question de principe. Elle est comme le grain de sable crissant dans la mécanique de son charisme rodé et jamais défait au combat. Et c'est plus fort que lui. Quand il rencontre une résistance, il faut qu'il force sa bonne fortune. Il n'aurait pas fait cette carrière s'il avait été homme à reculer.

Dans la voiture les conduisant à l'hôtel, il passe son temps à l'asticoter sur son identité de couverture (Stéphanie Grossain), leur supposé couple, leur chambre… Elle exige des chambres séparées et une porte fermée à double tour. Peut-être est-il finalement un peu agacé de la façon dont elle lui répond du tac au tac, car quand elle lui demande s'il compte lui poser des problèmes sur ce plan, son ton se fait plus coupant pour la rassurer :

— Aucun risque, vous n'êtes pas mon genre.

— Intelligente ?

— Célibataire.

Les minutes passent et leurs échanges, de plus en plus électriques, escaladent de nouveaux sommets : coups de griffes énoncés avec un sourire suave, rebuffades cinglantes et froide muflerie. Bond grille tranquillement sa couverture à la réception et elle trouve ça si leste et si stupide qu'elle refuse de monter dans le même ascenseur que lui.

— Prenez le prochain, il n'y a pas assez de place pour moi et votre égo !

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Mais pour plaisantes que soient leurs prises de bec qu'il dynamite avec un humour froid, ce soir c'est le grand soir : la partie de poker aux tables de l'hôtel-casino. Toujours prêt à allier travail et plaisir, faute d'avoir le temps de séparer les deux, James se souvient bien de l'entrée étourdissante de Solange Dimitrios à Nassau, le jour où il a gagné la somptueuse Aston de son mari aux cartes… C'est exactement ce qu'il veut pour ce soir. Que tous aient les yeux braqués sur Vesper, tandis que lui, les aura braqués sur eux…

Lorsqu'ils sont en train de se préparer, elle accepte la robe du soir violette qu'il accroche à la patère de sa salle de bains et qu'il veut la voir porter. Du bout des lèvres, elle consent à jouer la comédie du couple amoureux quand il demande si elle peut faire au moins ça pour lui. Le peut-elle ? Certainement. Le veut-elle ? Sûrement pas. Elle le lui fait sentir subtilement en répondant d'un ton de petite fille appliquée :

— J'essaierai de faire de mon mieux...

Elle est si urticante ! Et ça l'impatiente autant que ça l'émoustille… Un problème qui ne s'arrange pas tellement quand il découvre, sur le lit de sa chambre attenante, une housse de costume posée là. C'est à lui de se sentir vexé qu'elle ait pu croire qu'il n'avait pas fait le nécessaire… Incapable de résister, il attrape la housse noire et va protester qu'il en a déjà un.

Interrompant sa mise en beauté, elle montre un plaisir évident à lui faire la leçon :

— Il y a smoking et smoking. Celui que vous tenez à la main est de la seconde catégorie et vous permettra d'être vaguement crédible dans le cercle où vous comptez évoluer.

— Mais comment... Il a été coupé sur mesure !

Elle hausse une épaule en continuant de se poudrer avant d'ajouter sans lui accorder un regard :

— J'ai commencé à vous tailler une veste à la minute où on s'est rencontrés.[4]

Vesper 1, James 0. Il décide qu'il est inutile de contre-argumenter. Elle lui a juste montré ce que l'on ressent à être éliminé du processus de décision. Pourtant, quand elle vient voir de quoi il a l'air quelques instants plus tard, il est surpris à admirer la façon dont le vêtement tombe sur lui. D'un coup d'œil en biais, il comprend qu'elle s'amuse de sa vanité. Qu'elle se moque ! Il s'en fiche car c'est la première fois que son rire est authentique.

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Lorsqu'apprêtée de pied en cap, elle fait une entrée impériale dans la salle de jeu, il en reste captivé pendant six grosses secondes. Elle est parfaite : gracieuse, aristocratique, touchante et fatale à la fois. Il a conscience que le petit baiser tendre qu'elle vient poser à sa tempe pour lui souhaiter bonne chance est surjoué. Pourtant, il n'est pas difficile de faire croire à l'assistance qu'il est subjugué. A cette minute, il regrette qu'elle ne joue pas complètement le jeu et anticipe vraiment d'utiliser son rôle de couverture pour cueillir ces lèvres farouches à la première occasion.

Il y en aura deux.

La première prend tout le monde par surprise, à commencer par elle. Au beau milieu de la partie, il s'excuse et s'en va impulsivement la rejoindre au bar, certain d'être observé (et envié). Comme ce premier baiser chaste et inopiné n'a rien étanché, il tente d'en voler un second… Sur ses gardes, elle esquive en détournant la tête, arguant qu'elle est en train de « mimer la dispute conjugale ». Piètre et frustrante excuse.

La seconde occasion de la soirée a lieu plus tard et il s'y montre plus ardemment opportuniste que ne le requiert un rôle de composition… Il se dit pourtant que cela n'a rien de très personnel, que ce n'est qu'un petit jeu de séduction qui s'avère servir ses intérêts.

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Cette longue nuit ne finira pas vite et sous des auspices moins agréables. Car si jusqu'à présent l'attirance des contraires a joué sur le registre de la fascination, le meurtre bouleversera totalement la donne de leur relation.

Profitant d'une pause bien méritée accordée aux joueurs attablés depuis des heures, Le Chiffre s'éclipse vite vers les étages. Comme James n'a pas la moindre intention de manquer une information importante, il prétexte des ébats amoureux pour la cantonade et le suit en embarquant son escorte indignée. Vesper fait la tête, probablement parce qu'il ne lui a toujours pas demandé son avis, mais aussi parce qu'il la fait apparaître comme une femme qu'il aimerait qu'elle soit : moins coincée.

Elle boude encore quand il parviennent à l'étage où se trouve celui qu'il vient espionner. Les cris terrorisés d'une femme lui indiquent vite quelle est la chambre qu'il cherchait. Certain que les choses vont très probablement se gâter, 007 chasse aussitôt Vesper en direction de l'ascenseur.

Il n'a même pas le temps de s'approcher davantage que deux Ougandais irascibles sortent précipitamment de la chambre de Le Chiffre avec une machette à la main... James recule aussitôt de plusieurs pas. Les portes de l'ascenseur sont toujours fermées et Vesper est dangereusement à découvert. Il faut la mettre à l'abri et vite.

Allez savoir si c'est bien une mesure raisonnable ou au contraire très impulsive quand James l'attrape par la main pour l'attirer dans un recoin. Quand il plaque ses lèvres sur les siennes avec urgence, il espère bien qu'elle ne viendra pas se plaindre de sa « crédibilité »... En temps normal, les gens sont toujours gênés quand un couple s'embrasse et détournent le regard. Mais ces Africains nerveux de la gâchette font feu sans sommation quand ils réalisent qu'il y a de potentiels témoins... Évitant les tirs, Bond ordonne à sa compagne de fuir par les escaliers de secours et la suit dès qu'il le peut.

Ils y sont aussitôt pris en chasse.

Sans la moindre transition, tout bascule très vite dans une violence inouïe. Instantanément repassé en mode instinctif, James n'a pas le luxe de pouvoir s'adresser à Vesper en y mettant les formes et ses mots économes claquent sèchement. Même choquée, elle n'est pas assez sotte pour s'en plaindre. La seule chose qu'il peut encore, c'est de s'interposer face aux assaillants déterminés à les descendre, pour qu'elle dispose de quelques secondes d'avance. Les vêtements déchirés, la tempe ouverte, couvert d'un sang qui n'est pas forcément le sien, Bond lutte à mort comme un animal, seul contre deux, cognant, arrachant et parant tout ce qui peut l'être. Le combat sauvage n'a aucune règle et la descente dans les escaliers paraît interminable... A chaque palier atteint, il entend la jeune femme batailler en vain avec des sorties de secours verrouillées, et il frappe plus fort.

Tant bien que mal, ils atteignent enfin le rez-de-chaussée. Luttant au sol, James s'efforce d'étouffer au creux de son bras le dernier assaillant qui s'acharne en essayant d'attraper un pistolet à silencieux. Sa vision périphérique perçoit un mouvement rapproché et il est surpris de découvrir que c'est Vesper qui n'a pas décampé. En larmes et criant de terreur, la jeune femme s'est pourtant jetée à genoux. Elle est plus courageuse que prévu. De toutes ses forces, elle frappe le poignet de l'assassin contre le sol pour lui faire lâcher son arme. Quand elle y parvient, l'Africain semble renoncer et suffoque dans un dernier râle. Haletante, la jeune femme se remet debout et recule contre une paroi. Tremblant comme une feuille, elle fixe le mort avec horreur. James, qui en a vu d'autres, est sur pieds en une seconde. Inconscient de sa rudesse, il lui commande d'aller immédiatement chercher Mathis – leur contact si plein de ressources – pour qu'il s'occupe de faire disparaître ces corps. Sans mot dire, Vesper hoche la tête et remonte sans se retourner.

007 n'a pas le temps. La partie va bientôt reprendre. Il faut absolument qu'il y soit en tenue correcte et il a l'air d'être passé sous un camion.

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Au petit matin, en regagnant leur suite, un verre de vin brisé abandonné sur un guéridon le remet sur ses gardes. Le ruissellement ténu de l'eau le guide jusqu'à la salle de bains. Il n'est pas très certain du tableau qui l'attend derrière et il pousse la porte prudemment... Il anticipe plutôt un cadavre mais elle est là et en vie, recroquevillée toute habillée sous la douche. Sa tête est agitée d'un mouvement de dénégation involontaire. Les yeux hantés, elle regarde seulement les gouttes rebondir sans vraiment les voir.

L'hésitation l'épingle net sur le seuil, et peut-être aussi une infime touche d'embarras parce qu'il l'a reléguée au second plan et oubliée pour se concentrer sur sa mission. Combien d'heures est-elle restée ainsi en état de choc ? Il balance encore sur la conduite à tenir, mécontent de cette veule et insidieuse pitié à laquelle il est en train de céder… Tout ça, c'est de sa faute. Alors il s'avance pour se faire une place à côté d'elle sous la cascade fine. Dès qu'il est là, elle s'accroche instinctivement à son bras pendant qu'il retire son nœud papillon. Elle a l'air d'une enfant traumatisée et il l'écoute silencieusement parler du sang indélébile qu'elle a sur les mains. Les mots de réconfort repentants qu'il chuchote lui paraissent bien dérisoires. Il la prend un peu plus sous son aile et tourne le bouton de l'eau chaude parce qu'elle dit avoir froid. Puis il reste ainsi, la maintenant gentiment enveloppée, une main apaisante reposant sur sa tête.

Il ne veut y voir rien d'autre qu'un simple geste d'humanité.

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III - Hôtel Splendid – 2e soirée de poker

Le lendemain quand James perd toute sa mise, il réalise avec assez de surprise que Le Chiffre l'a entièrement manipulé. Il sort prendre un peu l'air pour calmer sa colère et faire le point. Ce tic de bluff qu'il pensait avoir percé à jour au cours d'interminables heures de jeu… s'est avéré factice. Tout l'argent est parti en fumée sur la confiance qu'il avait d'avoir décodé son opposant. Il s'attend bien sûr à ce que Vesper le rejoigne sur le balcon, pour la rallonge de fonds prévue, et le voit comme une simple formalité. Il compte bien sur ces cinq millions promis par le Groupement Financier...

Elle les lui refuse tout net ! Exaspérée, elle lui jette à la figure la légèreté avec laquelle il a parié et perdu, l'arrogance qu'il a de considérer que ce n'est rien et qu'il suffit de redemander alors que ces millions vont servir à de nouveaux trafics immondes… En un sens, il trouve son indignation rafraîchissante. Pourtant, il sait pertinemment que les ombres noires de ce regard déçu et furieux ne doivent pas tout au fard charbonneux qu'elle porte. Il sait que c'est de sa faute s'il ne peut plus l'amadouer après ce qu'elle a enduré la veille. Lui refuser l'argent, c'est pour elle comme refuser ce qui lui est arrivé. Quelque amende honorable qu'il promette de faire, c'est là une autre partie qu'il a perdue.

Avec humeur, il se dit alors qu'il n'aime vraiment pas son idéalisme, son manichéisme rigide, si peu en phase avec les nuances grisâtres des eaux où il navigue quotidiennement. Et s'il ne se sentait pas complètement responsable de cette inflexibilité, il la détesterait bien de lui faire faux bond juste à ce moment.

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Tel qu'il voit les choses, James se figure que la situation est perdue. La fébrilité et le désespoir ne sont pas son genre mais il se dit que s'il n'a pas d'autre moyen de le battre Le Chiffre au poker, il devra se contenter de méthodes plus conventionnelles pour l'empêcher de nuire... Il dérobe un couteau sur le buffet garni et se lance à la suite de l'homme à abattre. Le double zéro de son code d'identification lui confère le permis de tuer. Ce ne sera pas propre, mais ce sera efficace…

Il est décidé à le faire quand un homme inconnu l'intercepte juste à temps. A mots couverts, il se présente comme un confrère de la CIA, envoyé très exactement pour accomplir la même mission : arrêter le banquier des terroristes. Après avoir dévoilé son identité, Félix Leiter lui propose un autre marché. Parce qu'il n'est qu'un piètre joueur, il est disposé à lui remettre la somme qui lui reste encore, si Le Chiffre est extradé vers les États-Unis qui récupéreront le prestige de cette capture. Et si Bond gagne, Leiter lui laissera l'argent. Sans tergiverser, leur transaction est conclue et James retourne illico à la table de jeu.

Cette fois, Le Chiffre est las de ces agaçants contretemps et il passe à la vitesse supérieure. James s'en rend vite compte quand son cocktail favori se retrouve empoisonné sans autre forme de procès. Les effets sont immédiats et 007 les reconnait pour ce qu'il sont : transpiration, vision floue, confusion, emballement cardiaque… du bon vieux cyanure.

Il sait qu'il peut se gagner une minute ou deux en se forçant à vomir aux toilettes. Ce n'est pas suffisant mais il a une chance. Titubant comme un ivrogne, il se précipite au dehors jusqu'à sa voiture dont il fouille fiévreusement la boîte à gants. Il s'y trouve un défibrillateur portatif avec lequel il espère enrayer une attaque cardiaque imminente... Bond est au plus mal. En Angleterre, ses collèges du MI6, alarmés par les constantes très critiques transmises par le traceur électronique qu'il a sous la peau, le guident fébrilement à distance. James fait de son mieux pour suivre les consignes et brancher l'appareil. Il est à peine conscient et, après plusieurs appuis infructueux sur le bouton censé déclencher une décharge, rien ne se passe et il s'effondre.

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Lorsqu'il rouvre les yeux, désorienté et peinant à réaliser ce qui se passait, c'est pour voir penché juste au-dessus de lui, le front plissé terriblement inquiet de Vesper. Étonné de la voir là, il suppose automatiquement qu'il a pu y avoir un autre problème qui explique sa présence :

— Tout va bien ? lui demande-t-il.

Moi ? répond-elle avec un hoquet d'incrédulité.

Il peut comprendre sa réaction mais ne sait pas trop pourquoi elle l'a suivi au dehors. Il lui adresse tout de même un bref merci – que ses collègues prennent pour eux – et se redresse assis... Ce n'est pas qu'il joue les durs en retirant hâtivement les patchs adhésifs de sa poitrine ni en essayant de se refermer sa chemise ouverte. Il est dur.

— Mais… vous n'allez pas y retourner dans votre état ?! proteste-t-elle, estomaquée de le voir se lever.

Oh que si, il va y aller. Il y a trop en jeu, et pas le temps de se faire dorloter. Et il peut encore moins laisser gagner Le Chiffre pour avoir essayé de l'éliminer de cette façon… Là encore, c'est une question de principe. On ne laisse pas en vie quelqu'un qui veut votre peau.

Dire que sa réapparition miraculeuse suscite stupéfaction et colère est un euphémisme... Avec un imperceptible sourire matois et des éclairs dans les pupilles qui ne présagent rien de bon, James, de nouveau présentable, s'excuse pour son léger retard :

— Je suis désolé, cette dernière manche m'a presque laissé sur le carreau. [5]

Et quand le miraculé écrase son vis-à-vis avec une main supérieure sous les murmures admiratifs de tous, la tête que fait Le Chiffre vaut également le détour. Cent vingt millions viennent de lui passer sous le nez et il en frémit de fureur. Bond exulte en sourdine. Sa belle banquière n'a sans doute pas tort quand elle dénonce son monumental égo.

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Après cela, les invités s'éparpillent pour retourner vaquer selon leur bon plaisir. Vesper lui adresse des félicitations avec le sourire et il se sent partiellement pardonné. Elle vient de lui sauver la peau deux fois en moins de quarante-huit heures, d'abord empêchant qu'il ne soit abattu au pied d'un misérable escalier de service, ensuite en rebranchant correctement son défibrillateur. Si c'était arrivé avec n'importe qui d'autre, il se serait vexé.

Au lieu de cela, il se croit obligé de se montrer reconnaissant : il l'invite à dîner. Et il espère que ce sera l'occasion de prouver qu'il possède bien ce très mince vernis d'éducation dont elle a ouvertement douté l'avant-veille…

Ce dîner dans une salle privatisée (n'en a-t-il pas amplement les moyens maintenant ?) est beaucoup plus détendu que celui de leur rencontre. Elle semble se décrisper enfin, plaisante assez spirituellement. Du coup, il répugne un peu à jeter une note discordante dans cette ambiance agréable. Autour de son cou, un objet coule son éclat métallique jusqu'à la naissance de ses seins… Comment va-t-il pouvoir amener dans la conversation ce qu'il sait sur la signification de ce collier dont elle ne se sépare jamais ?

James sent pourtant qu'il doit essayer d'aborder le sujet, pendant qu'elle est d'humeur plus pacifique. Mais parce que la subtilité n'est pas expressément son fort, il déclare qu'il s'agit d'un nœud d'amour algérien. Les yeux de la belle se troublent aussitôt et il n'est pas dupe de son mensonge lorsqu'elle dit qu'elle pensait que c'était juste un joli bijou.

— Non, ce n'est pas un de ces bijoux qu'on s'achète, mais l'un de ceux qu'on se voit offrir.

Elle baisse les paupières très vite et il ajoute, beau joueur :

— L'homme qui l'a fait a beaucoup de chance.

N'est-ce pas quelque chose de tout à fait charmant à dire ? Sans doute pas avec cet éclair de regret au fond de prunelles brillantes. Sans doute pas alors qu'il a soutenu la veille préférer les femmes mariées…

Elle ne sourit plus. Une ride soucieuse marque son front à mesure que les messages insistants tombent les uns après les autres sur son téléphone. Soudainement plus froide et plus distante, elle saisit la première occasion de s'échapper, en prétextant que Mathis a besoin de la voir. Il pense d'abord que son irrépressible côté fouineur l'a plus indisposée que flattée.

Mais en se repassant le fil des événements de façon plus rationnelle, le nom de Mathis sème le doute. Pourquoi veut-il la voir seule ? Taraudé par un mauvais pressentiment, il se précipite à sa suite. Il est devant l'entrée de l'hôtel une minute trop tard, juste le temps de la voir embarquée dans une voiture noire qui démarre aussitôt et il comprend que leur contact local au Monténégro ne peut être que complice de cet enlèvement.

Courir à toutes jambes pour sauter dans son luxueux bolide et les poursuivre pied au plancher, cela n'a rien à voir avec de l'inquiétude ou de quelconques sentiments. Par contre, se faire doubler et manquer de mourir deux fois dans la même soirée, à ce stade, ce n'est plus de l'inattention, c'est de la bêtise.

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IV - Docks près du fleuve, au plus noir de la nuit

Il ne peut que confirmer ce point quand il envoie sa voiture faire six tonneaux dans le décor pour éviter la forme féminine ligotée sur la route alors qu'il roule à pleine vitesse...

Extirpé sans ménagement de la carcasse, nauséeux, il ouvre un œil effaré pendant qu'on le traîne dans l'herbe. Il est assez conscient pour se maudire en comprenant que Vesper n'était qu'un appât pour le capturer lui-même. Il sent qu'on lui ôte l'implant qui permet au MI6 de le tracer. Au-dessus de lui, la voix de Le Chiffre déclare d'un ton triomphant :

— Je crains fort que votre bon ami Mathis ne soit avant tout mon bon ami Mathis...

Soulevé et jeté sans ménagement sur la banquette arrière d'un autre véhicule où se trouve déjà Vesper ligotée, il n'a pas même pas conscience du trajet ni de sa durée.

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Des claques sur la figure l'aident à reprendre conscience. Il revient à lui dans une pièce rouillée, puante et mal éclairée. Et bizarrement, l'un des porte-flingues présents croit bon de le déshabiller intégralement avant de l'asseoir sur une chaise dépourvue d'assise.

Le plan est si simple.

Le Chiffre le torture pour obtenir le mot de passe permettant de récupérer les millions dont il a un besoin crucial. Et quelle que soit la douleur, James – déjà très mal en point entre l'attaque cardiaque et l'accident de voiture – ne cède pourtant pas.

Le Chiffre le menace de l'émasculer. Et James se fout de sa tronche en lui servant un peu de psychologie inversée. Il ne dira rien et mourra en ayant la certitude de le retrouver très vite en enfer, car ses clients bafoués se chargeront de le découper vivant.

Le Chiffre cherche un autre levier en menaçant de s'en prendre à Vesper dont les cris de terreur – ou de souffrance – résonnent dans l'autre pièce du cargo désaffecté. Plus incertain, James s'assombrit. Il n'a aucune illusion. Même maintes fois repoussée par une témérité confinant à l'inconscience, il sait que sa fin est imminente. Epuisé, commotionné, vrillé par une douleur insoutenable qui n'a même pas de nom, qu'aurait-il bien pu faire pour éviter qu'on ne la noie dans un seau ?

Objectivement ? Rien du tout dans son état ! C'est bien avant qu'il aurait dû prendre des mesures, avant de l'entraîner dans cette course effrénée vers la mort... Il est déçu de lui-même car il a très mal fait son boulot. Son seul réconfort est de penser que M ne viendra plus jamais le sermonner sur ses manquements et ses méthodes.

Il ferme les yeux. C'est un soulagement de savoir que visage de Vesper ne restera pas longtemps imprimé sous ses paupières closes.

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V - Italie, Lac de Côme et Venise

Aucune assertion n'aurait pu être plus fausse. Car quand il les rouvre dans le brouillard laiteux d'une chambre blanche inconnue où il est soigné, une forme floue et indistincte porte le même parfum.

Il passe sa convalescence dans les jardins verts de la somptueuse Villa Balbianello avec vue sur le lac. Et durant tout ce temps, elle est là, près de la silhouette inquiétante du traître qui les a vendus. Sur le cargo, quelque chose s'est passé après qu'il a renoncé à lutter. On lui a dit que Le Chiffre a été tué d'une balle au front. Mais tué par qui ?

Il ne se pose plus guère la question parce que Vesper, ses cheveux bruns tressés en couronne, est si resplendissante devant lui et si manifestement heureuse qu'il soit en vie. Il n'a besoin d'aucune science des comportements pour comprendre, à ses murmures audacieux et à ses yeux qui le dévorent, qu'il l'a enfin conquise, et qu'elle se donne à lui, comme il le voudra, pour autant de temps qu'il le voudra – idéalement pour toujours.

Comment peut-il résister à ce regard embué de larmes de dénégation confuse, lorsqu'il lui révèle que le mot de passe pour les millions gagnés à la table de jeu, est simplement VESPER ? Son habituel badinage bardé de sous-entendus salaces n'a plus beaucoup de sens ici. La vérité, c'est qu'il déborde de reconnaissance, au point de lui dire qu'elle l'a dépouillé de son armure et qu'il remettait ce qui reste à sauver de son âme entre ses mains. Être en vie est tellement inespéré. Comment oublier les multiples sauvetages qu'il lui doit ?

007 a quand même jeté le nom de Mathis en pâture à M. Et il n'envie pas sa situation car elle est fort irrévérencieusement surnommée "le bouledogue" dans les couloirs du MI6.

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C'est si facile de tout oublier à Venise. De rêver d'avenir. De jouer les touristes dans un décor maritime idyllique, éclaboussé de splendeur déchue et de soleil. Si facile de s'étourdir entre ses bras avec passion. De goûter à volonté cette bouche qui l'a tant fait rêver au moment le moins opportun, avec transport et gratitude.

En bateau, dans leur chambre d'hôtel, à la plage… il n'a pas d'autre programme que de se laisser vivre enfin.[6] Dans la quiétude d'un bain de soleil sur une anse de plage déserte, Vesper alanguie, la tête contre son torse, le questionne pensivement sur la trahison de Mathis.

— Est-ce que tout le monde a donc une faille ?

— Oui, tout le monde a une faille. Excepté toi. Et c'est pour ça que je t'aime.

— Tu m'aimes ?

Elle se montre si incrédule et si troublée de l'entendre. Comprend-elle seulement qu'elle représente une chance de raccrocher, pendant qu'il est encore temps ? Il a remarqué qu'elle a cessé de porter le collier et le perçoit comme une confirmation qu'elle renonçait à l'autre homme chanceux et à son passé, quel qu'il soit.

Il compte en faire autant et envoyer sa démission.

C'est pourquoi entendre M l'informer au téléphone que l'argent n'a pas été transféré sur son compte comme prévu, le fait brutalement redescendre, réveillant aussitôt sa suspicion et son acuité naturelle. Un coup de fil plus tard au commissaire suisse qui a sécurisé la transaction, il comprend qui est en train de vider cette somme en ce moment même. Celle qui connait le mot de passe, celle qui est partie cinq minutes plus tôt « à la banque ». L'acidité de sa colère balaye en un instant les faibles protestations qu'il peut encore élever.

Une nouvelle fois, il s'en va courir après elle mais pas pour les mêmes raisons. Dans le dédale des ruelles de Venise et de ses petits ponts arqués, il suit sa robe rouge. Cette robe qu'elle vient de passer en hâte sur son corps nu, quelques minutes plus tôt, tandis qu'elle roucoulait contre lui en le couvrant de baisers et de serments.

Il n'est rien d'autre qu'un imbécile. A chaque instant, elle a été un piège et un appât. Ses regards ambigus, ses sourires troublants… Tout était faux.

Et cette fois, James se dit qu'il la déteste férocement pour l'avoir à ce point floué.

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VI - Italie, Venise, palais abandonné sur le Grand Canal

Après une traque discrète, ses plus lourds soupçons se confirment en la voyant remettre un attaché-case chromé à deux hommes qu'il identifie mal. Quand il se fait repérer malgré ses précautions, il ne cherche plus qu'à récupérer l'argent que M lui réclame. Ces idiots ont pris Vesper en otage et s'en servent comme bouclier humain. Pensent-ils donc naïvement que cela va l'arrêter ?

Ils se retranchent au cœur d'un palais en ruine, à peine étayé par des poutres moisies, et les échanges de coups de feu retentissent bientôt sans discontinuer. Quand les chargeurs sont vides, d'étage en étage, les combats au corps à corps ne désignent pas de vainqueur car leur détermination est égale. Pour les empêcher de fuir, James tire sur les flotteurs qui maintiennent le bâtiment au-dessus de l'eau et le liquide amer commence à jaillir à gros bouillons.

Manifestement, ces hommes de main inconnus n'ont pas voulu s'embarrasser de Vesper. Elle est prisonnière d'un ascenseur à barreaux qui fait une excellente cage. Il entend ses cris d'angoisse à mesure que la lutte acharnée qu'il livre aux autres détruit un peu plus la bâtisse en cours d'effondrement dans le Canal.

Au bout du compte, James réussit à en finir avec ses deux assaillants, l'un électrocuté et l'autre arrêté par une machine à clous bien utilisée. Et malgré tout, il se précipite vers l'ascenseur. Toutes ses tentatives pour la libérer sont vaines. Le bâtiment coule toujours, inexorablement. Elle sait ce qui l'attend et le regarde d'un air brave et désolé, en lui demandant pardon.

L'ascenseur s'enfonce profondément dans l'eau froide. Plonger à sa suite ne sert à rien, mais il y va. S'acharner encore sur le métal inflexible des portes pliantes ne sert à rien, mais il le fait. Impuissant, il ne peut que la regarder lui embrasser les mains au travers des barreaux. Après un bref cri et un regard terrifié, elle est obligée d'inspirer et l'eau remplit ses poumons.

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Lui-même en limite d'air, il continue comme un forcené à batailler contre l'élément liquide qui ralentit la force de ses coups, et à défoncer cette prison de fer à coups de pieds rageurs. L'extrayant par une mince meurtrière, il la remonte à la surface. Il nage jusqu'au premier espace plat et stable où il peut la déposer, tout entier absorbé par la pensée de pratiquer un massage cardiaque. Trois pressions et un souffle. Trois pressions et un souffle. Trois pressions et un souffle. Elle reste immobile.

Sa dernière insufflation inutile se transforme malgré lui en ultime baiser. Hagard et la poitrine broyée dans un étau, il se redresse à genoux, contemplant avec douleur le gâchis dont il est responsable, ce corps plein de vie qu'il étreignait encore une heure plus tôt... Impulsivement, il la redresse assise pour la prendre une dernière fois dans ses bras et enfouir la tête dans son cou délicat.

C'est alors que James comprend enfin qu'il s'est lourdement trompé... et qu'il aimait Vesper Lynd.

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La rage lui permet de tenir et de finir cette mission. M oublie sa lettre de démission. Malgré les explications qu'elle lui donne sur le chantage qu'endurait la jeune femme, il l'écoute à peine – même lorsqu'elle spécule que Mlle Lynd a probablement donné l'argent contre la promesse qu'on le laisse en vie, et en sachant qu'elle-même ne survivrait pas.

Après le déni vient toujours la colère.

D'autres missions s'enchaînent ensuite. D'autres femmes sans importance aussi. Après cette leçon, Bond garde constamment son armure bien en place. Et malgré tout, jamais il ne renonce à cet improbable cocktail de martini-vodka qu'il a baptisé "Vesper" pour tenter de la séduire un peu. Par autodérision, elle avait demandé si c'était pour son arrière-goût amer. Dieu qu'elle avait raison !

Et même si les années passent, son souvenir lui continue à lui fouailler les tripes, à chaque fois qu'on lui demande ce qu'il veut boire et qu'il en commande un.

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FIN

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Notes de l'auteur

[1] Toutes les répliques sont tirées du film, parfois retraduites par mes soins.

[2] Tout leur dialogue dans le film est anthologique. Trois minutes et demi d'échange de balles à fond de court.

[3] En anglais : « embroché » (càd rôti à la broche).

[4] L'expression identique à « tailler un costard » ou « rhabiller pour l'hiver » : nuire à ou dire du mal de. En anglais elle dit « I sized you up » : jauger/prendre la mesure, mais qui joue du double sens car size signifie également la taille d'un vêtement.

[5] En anglais : cette dernière main a bien failli me tuer.

[6] Euh, "vivre… et laisser mourir" (Live and let die)

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