Kerbal Space Program
-Trois milliards de personnes vont nous voir sur grand écran...
Remontant son collier de serrage, John Kerman attrapa son casque et le cala sous son coude. Il tourna la tête et aperçut son collègue, les yeux levés vers le ciel, tenant son propre casque de la même manière. John reprit :
- Halala... Toujours dans tes pensées, Bill. On ne peut pas t’en extirper, hein ? Dis-moi, à quoi tu penses cette fois ?
«Je... pense à mon frère. »
-Oh bon sang, mais oui !
Le jeune Kerbal paraissait surpris. John se souvint alors que Bill et Bob Kerman étaient deux êtres inséparables. Malgré leurs dix ans d’écart, Bill avait toujours veillé sur son petit frère. Il était son mentor, son meilleur ami, son conseiller...
Mais depuis quelques jours, Bill refusait d’en parler. Lui qui, autrefois, ne manquait jamais une occasion de s’en vanter, esquivait désormais le sujet.
Ne supportant plus ce silence, John prit son courage à deux mains :
- Bon, il s’est passé quoi entre vous deux ?
« Bob a... été collé la semaine dernière. Il a fracassé la tronche d’un petit merdeux de sa classe. Ce gamin embêtait les autres, alors il a cru bien faire en voulant m’imiter... »
- Waouh...
John envisageait quantité de scénarios dans sa tête, mais certainement pas celui-là : voir ce petit garçon, d’une tête de moins que ses camarades, en coller une à un insolent.
« Ouais, on peut faire mieux comme première impression à la rentrée... » marmonna Bill en enfilant son casque.
-Hey, Bill, voyons ! Ce n’est pas ta faute. Tu ne pouvais pas deviner que ce gamin haut comme trois pommes allait faire justice lui-même ! Au contraire, pense au fait qu’il est capable de se défendre maintenant. Tu n’auras plus besoin de veiller sur lui !
« Ça doit être ça, oui... L’ennui, c’est qu’il ne veut plus me parler. Parce que je n’étais pas là pour le sauver, justement. »
-Roooh ! s’exclama John en levant la tête vers le ciel, un grand sourire aux lèvres. Il a quoi ? Onze ans, c’est ça ? C’est encore un gamin, il a toute sa vie devant lui ! Tu lui as forgé une carapace — celle qui lui a servi aujourd’hui. C’est toujours un choc, la première fois qu’on se défend. Il n’aura aucun remords plus tard, crois-moi ! Et toi non plus !
Pour la colle... écoute, la prochaine fois, tu apprendras à Bob à régler ses soucis en dehors de l’école ! Comme ça, il pourra taper autant qu’il veut !
Le jeune Kerbal éclata de rire à sa propre bêtise. Bill, quant à lui, esquissa un léger sourire, à peine visible sous son casque.
« Ça... doit être ça, oui. J’espère. »
La porte des vestiaires s’ouvrit.
Un troisième Kerbal s’avança derrière eux : le bruit lourd de ses bottes résonna dans la petite pièce assombrie où les deux astronautes patientaient.
John reconnut aussitôt les pas de leur chef le scientifique du Kerbal Space Program.
-Monsieur Gene Kerman ! On ne vous a pas vu de toute la journée ! On commençait à s’impatienter ! dit-il en lui serrant la main.
Bill se retourna pour saluer ce grand Kerbal. Le teint de sa peau verte était plus clair que celui de son collègue, mais sa moustache en brosse trahissait son âge avancé. Plus personne ne portait une moustache pareille depuis près de cinquante ans sur Kerbin.
- Bien, mes enfants, je vais devoir vous lâcher... Deux ans que je vous entraîne jour et nuit pour une mission suborbitale... C’est allé si vite. Je me souviens encore de vous, jeunes Kerbals à l’Académie astronautique... C’est la première fois que je voyais un 100 sur 100 à l’examen final. Et maintenant, vous allez franchir la barrière de l’inconnu. Aller dans l’espace !
-Monsieur Gene Kerman ! Sérieusement ! s’exclama John. Vous voulez nous faire pleurer ou quoi ? Bill a déjà enfilé son casque ! Vous savez comme c’est dur de retirer le collier de serrage !
John éclata de rire.
-Halala... On ne peut pas avoir un peu d’intimité avec toi, John ! Tu n’as pas changé d’un iota, malgré toutes ces interviews à la télévision ! J’en suis ravi.
Il se tourna vers Bill.
-Et toi, Bill ? Comment vas-tu ?
Bill hocha la tête, un léger sourire au coin des lèvres.
-J’aime ça, mon garçon. Je ne vais pas répéter ce que vous a dit le capitaine MacKerman : vous êtes opérationnels. Allez, suivez-moi.
Les trois Kerbals quittèrent le vestiaire et longèrent un couloir avant d’arriver à l’ascenseur.
- Nous sommes sur le pas de tir ! s’exclama Gene Kerman. À plus tard !
- Au pire des cas, on se retrouve dans trois heures, monsieur Gene Kerman !
Gene serra brièvement ses deux élèves dans ses bras, puis les laissa monter dans l’ascenseur.
- Prêt à marquer l’histoire, Bill ?
« Ou... oui. »
-T'aimerais que Bob nous regarde à la télé c'est ça ?
« Ouais... »
- Il t’aime, Bill. Plus que quiconque sur cette planète. Allez, viens, l’ascenseur est là.
Les portes s’ouvrirent comme un sas.
Une rampe de vingt-cinq mètres constituait la dernière étape avant de franchir la frontière spatiale.
Bill profita de ces quelques instants pour contempler le Kerbal Space Center, fierté de la République : vingt-cinq milliards de kerbards engloutis en seulement deux ans, et plus de quatre cent mille employés travaillant jour et nuit pour le faire exister.
Bill et John ne doutaient pas des véritables intentions du KSP : rattraper le retard de la République sur l’Union. Pas en matière purement scientifique, mais militaire. Après tout, les fusées ne sont que de gros missiles — et prouver que l’on pouvait frapper Moskor sans déplacer un seul soldat était le but inavoué de ce projet titanesque.
Bill baissa les yeux. Du haut des cent dix mètres de la fusée, il observa la foule rassemblée à quelques kilomètres du pas de tir. Il eut une dernière pensée pour ces Kerbals, insouciants des véritables enjeux ayant poussé à la création du programme.
Comme il le répétait souvent à son frère :
« Nous allons dans l’espace comme si nous découvrions un nouveau continent... un autre monde ! »
Lorsqu’il atteignit la porte d’entrée de la KS-ONE, Bill repensa à son père, disparu sans laisser de traces quelques heures avant la naissance de Bob. En s’asseyant dans la capsule, il eut soudain une pensée pour sa mère, morte l’année précédente d’un cancer du pancréas...
Lui qui n’avait jamais connu ses grands-parents vivait entouré de jeunes - la Grande Guerre ayant presque éradiqué une génération entière.
Bill prit soudain conscience de l’importance de sa mission :
montrer que sa génération, celle des jeunes de vingt et un ans, allait bâtir un avenir où toute frontière serait brisée — qu’il s’agisse du mur séparant Berklin, ou de la frontière de l’espace.
Un monde où la peur de l’anéantissement mutuel ne serait plus qu’un lointain souvenir.
Il nous faut croire en la paix éternelle pour qu’elle se réalise..
- Allez, Bill, j’active la stabilisation automatique... On va se manger la grande pression.
« J’ai connu bien pire... Rappelle-toi qu’après, c’est le vide. On sera tranquille. »
-Oui, oui... Et qu’est-ce qu’on va découvrir, une fois là-haut ? Peut-être qu’on va perdre notre couleur, qui sait !
Les deux hommes échangèrent un sourire, lorsque la voix familière de leur cher Gene Kerman retentit dans les haut-parleurs :
- Bien, les enfants ! Comme je vous retrouve ! Ici le Launch Kontrol Center... Dans approximativement trente secondes, nous allons faire décoller la KS-ONE ! Accrochez-vous bien.
Le sang des deux astronautes ne fit qu’un tour.
La mission Kerbollo 1 allait enfin décoller.
La République tout entière retenait son souffle devant les téléviseurs.
Le décompte commença.
Bill et John Kerman échangèrent un dernier regard - un regard d’amitié, de compassion, et d’histoire partagée.
Quand vinrent les dix dernières secondes, Bill inspira profondément.
Il transpirait à grosses gouttes.
Bien qu’il n’ait jamais été spirituel, il ressentit soudain une vague de chaleur dans sa combinaison... puis une sorte d’onde, émanant de l’extérieur du vaisseau, comme si quelque chose - ou quelqu’un - cherchait à communiquer avec lui.
Il ferma les yeux et tourna légèrement la tête, son corps tremblant de plus en plus.
En une fraction de seconde, il vit son frère.
Bob était assis dans sa chambre, face à son téléviseur.
Il regardait, en direct, le décollage de la KS-ONE.
Des larmes lourdes roulèrent sur les joues de l’astronaute.
Sa plus grande peur - celle de perdre son lien avec son frère - venait de s’évaporer.
Il savait, à cet instant précis, que Bob était là, quelque part sur Kerbin, dans ce modeste appartement, les yeux rivés sur lui.
Fier. Ému.
Son héros, son modèle.
Sa seule famille.
Un grand sourire se dessina sur le visage de Bill.
Toutes ses peurs, toutes ses angoisses s’étaient envolées.
Le bourdonnement dans ses oreilles, le mal de tête qui le hantait depuis six mois à cause du stress... tout cela était terminé.
Plus aucun bruit n’atteignit son âme.
Ce furent ses dernières pensées.
La fumée de l’incendie qui venait de se déclarer dans la fusée l’avait fait perdre connaissance.
Et avant même que le centre spatial n’ait pu réagir, la KS-ONE se transforma en une immense boule de feu, illuminant le ciel nocturne avant d’exploser.
Trois milliards de personnes la virent en direct, sur grand écran.