Le poids des Apparences

Chapitre 9 : Quand la fièvre l'emporte

2930 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 24/04/2020 18:46

"Garde des forces pour Karanese" lui avait-il dit.


Lilith jeta violemment un de ses nombreux oreillers contre le mur tout en râlant. Bien sûr qu'elle n'avait pas de force physique, quel intérêt aurait-elle eu à s'entraîner à faire des pompes alors même qu'elle possédait des domestiques pour l'assister dans la moindre de ses tâches quotidiennes ? Et encore, il lui arrivait d'aller courir pour évacuer ses tensions, c'était en soi assez rare parmi la noblesse. Ils auraient pu s'extasier d'une telle prouesse au lieu de se moquer du reste aussi ouvertement. Heureusement qu'elle avait amené Ghérart avec elle et non Liam. Au moins, elle avait la certitude que le grand brun emporterait le secret dans sa tombe.


Elle eut ensuite une pensée concernant l'attitude d'Erwin la veille au soir. La catastrophe avait été évitée de peu. Elle se souvint encore du frisson d'angoisse qui lui avait parcouru toute la colonne vertébrale alors qu'il l'avait toisé de cet air froid, impénétrable et irrité. Il savait. En soi il n'y avait jamais rien eu de dramatique, mais son regard glacial avait tout empiré en une fraction de seconde, et la jolie brune avait même cessé de respirer. Elle avait dû tout déployer pour qu'Erwin se radoucisse : un timbre de voix plus doux, sa manière de poser les mot, plus lente qu'à l'accoutumée...une position de proie, le petit regard en coin de la fin... Tout ce à quoi elle avait pu penser à cet instant pour ne plus faire face à cet horrible mur effrayant qui avait remplacé Erwin Smith.


Elle soupira. Elle n'avait pas sa confiance, et ce genre d'expérience lui rappelait qu'elle pouvait tout perdre en un instant. Cela avait été si tendu qu'elle n'avait même pas pris le temps d'apprécier l'aura féroce et écrasante du Commandant. Elle l'avait déjà vu en colère, mais n'avait jamais été de l'autre côté du miroir. Cela ne devait pas être une partie de plaisir pour ses soldats lorsqu'il devait endosser un rôle punitif. Elle se laissa tomber en arrière sur son lit et désira ardemment ne plus jamais se retrouver dans cette situation.


Liam toqua timidement à la porte et entra dans la chambre. Il n'avait toujours pas bonne mine. Lilith lui avait donné sa journée la veille, mais le jeune homme avait refusé, prétextant aller déjà beaucoup mieux. Le docteur qu'elle avait fait venir avait pourtant parlé d'une grippe et d'un repos de plusieurs jours nécessaire.


- Tu as vraiment une sale gueule Liam, viens t'allonger un peu.


Le jeune garde du corps devait vraiment être en état de faiblesse car il ne discuta nullement l'ordre et se contenta d'attendre que Lilith se décale pour s'allonger à ses côtés.


- Je vais mourir. Lui dit-il d'une voix rauque et étouffée.


Lilith passa sa main dans les cheveux de son second pour jauger de la température de son front. Il avait sûrement encore un peu de fièvre, surtout au vu de son attitude. Liam n'aimait pas qu'elle le touche habituellement. Pour une fois, il devait apprécier le contact de sa main froide sur son visage. Lilith esquissa un sourire ; elle avait toujours les mains froides, même en plein été. À croire que son corps trahissait le peu de chaleur humaine dont elle était capable. Elle ordonna à Liam de ne pas bouger et aller chercher une serviette qu'elle imbiba d'eau fraiche. À son retour, le jeune homme s'était endormi. Elle lui appliqua le tissu mouillé tout en dégageant quelques mèches de cheveux de son visage. Il ne se réveilla pas. Ghérart surgit alors à l'embrasure de la porte. Il avait l'air contrarié.


- Vous ne devriez pas le gâter comme ça. Il pourrait s'y habituer. Voulez-vous que je le ramène dans sa chambre ?

- Non. Lui répondit-elle. Laisse-le dormir ici, c'est plus confortable. Tu m'accompagnes au centre ?


Il se dégagea de la porte pour laisser sortir Lilith et lança un dernier regard noir à Liam. La jeune Duchesse donna quelques instructions à la gouvernante pour qu'elle ne laisse pas Liam dépérir puis elle regagna le centre à cheval avec Ghérart. Ce jour-là, le ciel était d'un gris morose, et il menaçait de pleuvoir. Intérieurement, Lilith sentit que ce serait une mauvaise journée. Arrivée devant le grand bâtiment des Brigades Spéciales, la Duchesse demanda à son homme de main de se charger de quelques affaires en ville dont notamment la ramasse de courriers auprès de différents nobles.


- Lorsque tu les as, passe payer Reeves aussi, il est en ville cette semaine. Puis reviens ici, je serai là, je ne bouge pas.


Il inclina la tête en guise de réponse et réceptionna l'enveloppe de paiement qu'elle lui tendit. Il soupira en son fort intérieur. Il n'aimait pas Reeves. C'était un commerçant du district de Trost qui ne lui rappelait que trop bien son ancienne vie. Il n'avait jamais eu de bons rapports avec les commerçants influents de son village, qu'ils jugeaient beaucoup trop hypocrites et opportunistes pour être dignes de confiance. Il les avait toujours haï. Lilith n'aimait pas non plus particulièrement Reeves, mais comme elle le disait, il avait au moins le mérite d'avoir décidé de rester à Trost plutôt que d'abandonner le peuple et remonter vers Sina pour de meilleures affaires. Elle l'aidait à garder la tête hors de l'eau, bien que l'homme n'étant nullement altruiste à un tel stade, Ghérart doutait fortement qu'il ne se mette réellement en danger, financièrement parlant. Lilith également devait bien se douter que Reeves exagérait ; après tout, il était connu pour ses réactions et dramatisations dignes d'une école de théâtre. C'était un côté qui amusait la jeune noble. Ghérart se souvint avoir accompagné Thomas un jour, celui qui se chargeait habituellement de payer le commerçant de Trost, un des gardes du corps au service de Lilith. Reeves avait alors arboré un sourire si dégoûtant que le grand brun s'était juré de ne plus jamais assister à cette scène.


- Ne fais pas cette tête Ghérart, tu n'as qu'à lui donner et repartir aussi sec, tu n'es pas obligé de le regarder danser en comptant les billets...

- Bonne idée. Grommela-t-il avant de respectueusement saluer la noble et repartir à cheval.


Lilith marcha rapidement et s'installa à son bureau habituel. Elle alla chercher ses documents qu'on lui avait permis de stocker à proximité afin de lui assurer une certaine sécurité et confidentialité. Il n'y avait encore personne dans le hall, et elle put travailler sans distraction. Lilith aimait prévoir et établir des stratagèmes, mais elle n'avait pas de sensibilité particulière dans les domaines qu'elle dirigeait. La jeune Duchesse s'était donc entourée de spécialistes et avait délégué en masse. Il était difficile pour elle de contrôler le bon fonctionnement de ses affaires et le respect de son autorité, mais cela était plus que nécessaire. Elle n'aurait jamais pu exceller sans s'entourer des meilleurs. Le seul univers qu'elle appréciait vraiment était celui des chevaux. En plus d'être un très bon marché, l'univers équestre l'intéressait. Elle aimait visiter les différentes écuries et élevages et voir les équidés évoluer au fil de leur dressage. Elle avait toujours eu une fascination pour ces animaux, qu'elle trouvait nobles et attachants. Ses chevaux étaient réputés, et la quasi totalité des montures de l'armée provenait de son empire. Et le bel étalon blanc d'Erwin Smith ne faisait pas exception à la règle. Elle l'avait vu naitre, et l'avait de suite reconnu lorsque le Commandant l'avait chevauché en public la première fois. Un large sourire s'était alors dessiné sur son visage, et elle espéra que l'animal survivrait longtemps à l'enfer qui l'attendait, et qu'il deviendrait une aide précieuse pour son illustre cavalier.


Une affreuse migraine lui fit regretter sa proximité avec Liam ces derniers jours. Il était à peine 11h, comment pouvait-elle être déjà fatiguée ? Elle tenta de forcer sa concentration, mais elle finit par voir flou. Elle sursauta en sentant un contact sur son front.


- Lilith, tu n'as pas l'air bien. Tu es malade ?


Erwin se tenait devant elle, une main tendue vers son visage. Elle sourit faiblement, renonçant à lui déclarer que tout allait bien alors même qu'elle devait être fiévreuse.


- Tu peux venir te reposer quelques minutes dans mon bureau si tu le souhaites, j'ai un canapé. J'ai un peu de travail aujourd'hui, je vais rester là.


Elle le fixa un court instant, déconfite. Cela faisait des semaines qu'elle rêvait de l'accompagner dans son bureau et il lui demandait aujourd'hui, maintenant, alors même qu'elle n'aurait nullement la force de tenter quoi que ce soit ? C'était cruel. Elle ne pourrait même pas le regarder travailler : elle voyait flou.


- Avec plaisir Erwin, mais je risque de m'endormir...

- Tu seras mieux qu'ici, viens.


Il lui montra le chemin jusqu'à son bureau, mais Lilith savait déjà où il se trouvait. Elle nota sans surprise qu'il n'avait pas décoré la pièce, qui était simple, fonctionnelle et austère. Seul le canapé donnait une touche chaleureuse à la pièce et elle le prit d'assaut.


- Je savais que tu ne serais pas en robe aujourd'hui. Lui dit-il tout en prenant place à son bureau.

- Ah bon... À cause de la pluie ?

- Non, j'ai vu ton cheval dans l'écurie et ce n'était pas une selle amazone.


Elle sourit. C'était la première fois qu'elle entendait Erwin dire quelque chose de profondément futile.


- Il est beau hein ? C'est le meilleur. Lui dit-elle d'une voix mielleuse.

- Je préfère le mien. Déclara-t-il sans hésitation.

- J'aimais beaucoup le tien aussi. C'est de loin un de nos plus vigoureux.


Erwin parut surpris. Peut-être n'avait-il pas réalisé que Lilith était à la tête de la plupart des élevages de chevaux. À sa décharge elle ne parlait jamais de ses activités.


- Tu te souviens de tous les chevaux ?

- Je me doute que ce n'est pas le genre de détail auquel vous faites très attention sur le terrain, mais il est blanc. C'est un des seuls chevaux blanc de ce royaume... La jument porteuse qui avait ce gène est morte après sa troisième mise à bas, et c'était la seule à donner des poulains aussi clairs. Tu es donc l'heureux propriétaire d'un des derniers chevaux blancs du monde !


Erwin ne put réprimer un léger rire.


- J'avais remarqué qu'il était blanc. Enfin rarement à vrai dire, heureusement ce n'est pas moi qui suis chargé de le panser...

- Je sais, c'est pour ça que le mien est noir...Nous en revenons donc au début de cette conversation : mon cheval est le meilleur.


Erwin ne continua pas la conversation et se plongea dans ses papiers. Prise de tournis, Lilith ferma un court instant les yeux avant de s'endormir profondément. Lorsqu'elle se réveilla, la jeune Duchesse esquissa un sourire. Cette odeur, elle l'aurait reconnue d'entre mille : Erwin avait déposé sa veste sur elle. Le Commandant se rendit immédiatement compte de son réveil et la rejoignit sur le canapé. Lilith allait se relever, honteuse de s'être complètement allongée, mais il prit place à ses côtés en lui relevant les jambes pour pouvoir s'asseoir. Une fois assis, il invita Lilith à replacer ses jambes sur lui, mais elle resta en gainage, n'osant pas le toucher. Il ricana.


- Je vais te salir avec mes bottes, Erwin.

- Tes bottes sont parfaitement propres... Lui fit-il remarquer.


Il appuya ensuite sur ses tibias pour la faire céder et la jeune femme finit par laisser ses jambes reposer sur lui, non sans s'assurer que seule la partie haute de ses bottes ne le touche. Ils restèrent ainsi un instant sans échanger de mots, puis Lilith brisa le silence.


- Ou est Alfred dans un moment pareil...?

- Qui est Alfred ? Répondit Erwin qui se demandait dès lors si elle ne divaguait pas.

- Mon majordome depuis je suis enfant. Alfred sait tout, il est intelligent, patient, il sent bon et il s'occupait de moi quand j'étais malade.


Lilith avait parlé à la manière d'une enfant, et Erwin ne sut dire s'il devait éclater de rire ou s'attendrir. Son air fiévreux ne l'aidait pas à la prendre au sérieux.


- Et il faisait quoi ?

- Il restait à mes côtés et me caressait les cheveux. Il faisait ça très bien. Il me parlait aussi.

- Ce sont des choses que je peux faire aussi.


Lilith releva la tête et fixa Erwin avec des yeux ronds, comme si elle venait subitement de reprendre ses esprits. Il ne se laissa pas abattre et continua de soutenir son regard.


- Tu ferais ça ? Demanda-t-elle. Non, tu te moques de moi. Déduit-elle. Ce n'est pas gentil Erwin.

- Non je suis sérieux viens. Lui dit-il.


Alors qu'il s'était fait une raison, Erwin manqua un battement lorsque Lilith se tourna pour déposer sa tête sur sa cuisse. Il sourit de nouveau. Elle avait vite accepté...


- Je crois en toi. Peut-être que ça ne sera pas aussi bien qu'Alfred mais ça sera bien quand même... Chuchota-t-elle.


La jolie brune ferma les yeux alors qu'Erwin lui passa la main dans ses cheveux. Elle devait bien admettre que même si le militaire n'avait fait que poser sa main sur sa tête, elle se serait largement contenté de ce geste. Elle s'en voulut de ne pouvoir davantage en profiter, mais le sommeil la gagna rapidement et elle ne put rien faire pour y résister.

Lorsqu'elle se réveilla de nouveau, Erwin était en train de lire, toujours une main posée sur sa tête.


- Erwin. L'appela-t-elle.

Il baissa les yeux vers elle sans pour autant lâcher son livre.

- Est-ce que tu veux rentrer avec moi ce soir ?


Il resta silencieux. Elle trouva le temps très long. Le militaire allait enfin répondre quelque chose mais on toqua vigoureusement à la porte. D'un geste franc et précis, Erwin se dégagea de Lilith et reprit place à son bureau avant de faire rentrer l'intrus. C'était Ghérart. On devinait à sa tête qu'il avait dû s'inquiéter et demander à plusieurs personnes où était Lilith. Il salua respectueusement le Commandant et vint s'agenouiller auprès de la noble en remarquant son état.


- Je savais qu'on aurait dû l'abattre. Il a osé vous contaminer.

- Ne parle pas de Liam comme ça. Le reprit-elle, bien qu'amusée. Ramène-moi à la maison...Intima-t-elle d'une voix infantine.


Elle tendit alors les bras vers Ghérart qui l'attrapa délicatement puis la souleva sans trop d'efforts. La brune tourna la tête pour s'adresser au Commandant avant de prendre congé.


- Merci Erwin, c'était très bien. À retenter quand je ne serai plus fiévreuse.

- C'est noté. Répondit-il d'une voix très professionnelle.


Ghérart ne passa pas inaperçu dans le hall alors qu'il portait Lilith telle une princesse mourante, mais personne ne fit la moindre réflexion. Arrivé devant les chevaux, le grand brun se demanda comment la Duchesse allait faire pour monter à cheval. Mais avant même qu'il ai pu formuler son inquiétude, Lilith lui échappa des bras et s'avança d'un pas sûr vers son cheval.


- Je vais bien Ghérart, j'ai dormi tout l'après-midi et ce n'est pas loin.


Liam aurait sûrement protesté en remettant en cause le fait d'avoir dû la porter, mais Ghérart n'était pas ce genre de personne. Il ne fit aucune remarque. Il la raccompagna en silence jusqu'au Château, puis lui remit la liasse de courriers à son nom. Il confirma à Lilith que Reeves avait bien reçu l'argent, dégagea Liam du lit de la Duchesse, ordonna qu'on change les draps et laissa la jeune femme se reposer dans ses appartements. Lilith lui précisa alors qu'elle souhaitait être seule et s'écroula sur son lit.


Cela faisait bien longtemps qu'elle n'était pas tombée malade. Par soucis de l'immuniser contre le maximum de poisons, Lilith avait passé la plupart de son enfance à renforcer son système immunitaire et développer des anti-corps contre telle ou telle substance toxique. Passée cette horrible période, elle n'avait quasiment plus été malade.


Elle recouvrit sa tête d'un oreiller. Mais que lui était-il passé par la tête pour lui demander une chose pareille ? Elle ne savait déjà guère si Erwin avait ce genre de désir lorsqu'elle était fraîche et en bonne santé, alors fiévreuse et incohérente c'était peine perdue.

Absolument aucune émotion ne l'avait trahi. Erwin n'avait pas cillé. Elle aurait tué pour connaitre la réponse qu'il allait lui formuler avant que Ghérart n'essaie de défoncer la porte de son bureau.


Elle regarda la pluie s'écraser contre la vitre de sa chambre. Elle l'avait prédit, ce serait une mauvaise journée.


Laisser un commentaire ?