Soleil de Minuit [Livaï x OC]

Chapitre 2 : Le nouveau capitaine

4974 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 27/05/2021 03:42

Assise à la table des lieutenants, Hansi sirotait son thé noir, le regard dans le vide, l’esprit à mille lieues du réfectoire envahi de soldats mal réveillés. D’ailleurs, avec leurs deux visages encore ensommeillés, Mike et Nanaba – qui déjeunaient à la même table – n’étaient pas plus loquaces qu’elle. Quand tout à coup, au milieu de la cantine bondée, comme sortie de nulle part, une petite boule de nerfs fit son apparition.

— Oi ! lança Levi, en enjambant énergiquement le banc pour s’installer en face de Hansi. Dites-moi, qui parmi vous se trouve être le meilleur scribouillard ?

— Pourquoi cette question ? demanda aussitôt Hansi, en portant sa tasse de thé tiède à sa bouche.

— C’est vous qui avez demandé à ce que je sois promu capitaine, répliqua-t-il, avec son éternelle brusquerie. Et les « caps » doivent souvent rédiger des documents officiels, non ?

Dans un premier temps, Hansi ne vit pas vraiment où il voulait en venir. Les compétences rédactionnelles de Levi étaient-elles aussi sommaires qu’il le prétendait ? Sommaire, au point d’entraver la bonne marche de son travail ? Pour elle, cela ne faisait aucun sens. Avoir grandi dans la cité souterraine ne faisait pas de lui un ignare.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu lis et tu écris aussi bien que n’importe lequel d’entre nous. Cependant, si tu n’es pas à l’aise avec l’idée de rédiger des rapports, tu peux toujours confier ce travail à tes futurs lieutenants.

— J’avais oublié que les troufions tout juste sortis de l’école militaire sont bons qu’à se plier à tes quatre volontés, répliqua-t-il d’un air curieusement contrarié.

Hansi leva un sourcil interrogateur. Et voyant qu’elle ne comprenait toujours pas la nature exacte de son problème, Levi poursuivit pour préciser le fond de sa pensée :

— Les soldats sont formés pour travailler en groupe, non ? Comment tu veux que je dirige une escouade si je suis pas foutu de montrer à mes hommes que je peux assurer ma part du travail ?

— Hum, je vois… acquiesça Hansi. En somme, tu souhaiterais simplement améliorer tes compétences à l’écrit, c’est cela ?

— Tu as tout compris.

— Eh bien, on pourra voir ça ensemble si tu veux, proposa-t-elle d’emblée.

Mike et Nanaba échangèrent furtivement un regard complice pour exprimer leur soulagement mutuel. Ils avaient déjà bien à faire avec l’arrivée des nouvelles recrues et la perspective de jouer les précepteurs avec cet énergumène ne les enchantait pas vraiment.

— C’est résolument une mission pour Hansi, disait l’un silencieusement à l’autre.

— Sans l’ombre d’un doute ! approuva l’autre tout aussi silencieusement.

— C’est pas l’excès de camaraderie qui vous épuisera, vous deux ! lâcha tout à coup Levi, en les fixant d’un regard aiguisé comme un poignard. Et encore moins l’excès de discrétion…

Décidément, rien n’échappait à sa clairvoyance. Levant aussitôt les yeux au ciel, Mike et Nanaba feignirent de n’avoir rien entendu.

Après ce bref échange d’amabilités, Erwin fit finalement son entrée dans le réfectoire. Le visage plus rayonnant que jamais, il affichait un sourire radieux qui contrastait singulièrement avec leurs quatre têtes de déterrés.

Il était accompagné de la femme qu’ils avaient aperçue la veille, dans la cour intérieure de la forteresse et qui présentait un sourire au moins aussi éclatant que le sien. À peine avaient-ils passé la grande porte qu’ils se dirigèrent aussitôt vers l’endroit où les quatre comparses étaient attablés.

— Docteur, je vous présente les chefs d’escouades Hansi Zoe et Mike Zacharias, déclara Erwin, en désignant d’un geste ses deux compagnons. Et voici Nanaba qui seconde le lieutenant Zacharias.

Erwin se tourna ensuite vers son subalterne et ajouta dans un même élan :

— Enfin, voici Levi qui devrait bientôt être promu capitaine. Du moins, c’est ce que nous espérons tous.

— Je suis enchantée de faire votre connaissance, dit la dame avec une extrême affabilité.

— Mes amis, annonça solennellement Erwin, je vous présente le docteur Zweig qui exercera la fonction de médecin, à partir de ce jour, au sein du bataillon.

Tous levèrent simultanément les yeux vers cette femme qui leur souriait. Elle était d’une beauté frappante, avec son visage aux traits fins et réguliers, ses longs cheveux blonds ondulant sur ses épaules et son regard d’un bleu limpide. La dissemblance avec leurs figures encore bouffies de sommeil était vertigineuse.

Ils la regardèrent un bon moment, figés, incapables de saluer dignement la noble dame.

Car, soldats depuis leur adolescence, Mike, Hansi et Nanaba avaient contracté avec le temps une sorte de rudesse militaire qui pouvait parfois effaroucher. Quant à Levi… bien qu’il fût un cas à part, les civilités étaient très loin d’être son fort.

Aussi, comme cet embarras collectif commençait à traîner en longueur, Hansi résolut de briser la glace la première en apostrophant la doctoresse. Levant sa main, comme si elle s’adressait à un professeur, elle demanda d’un air faussement innocent :

— Moi, j’aurai une petite question à vous poser, docteur ! Selon vous, quels seraient les effets sur la santé d’une exposition prolongée au salpêtre ?

— Vous avez un problème de salpêtre dans le bâtiment ? s’enquit immédiatement le docteur d’un air concerné.

— Alors là, je te tire mon chapeau, la binoclarde ! ironisa aussitôt Levi, d’une voix qui traduisait sa consternation. Il t’aura fallu une seule et unique réplique pour pousser le nouveau toubib vers la sortie. Impressionnant.

Le docteur Zweig baissa ses yeux vers lui et avec une calme assurance, elle lui dit :

— N’ayez aucune inquiétude, mon brave, je pense pouvoir encaisser le choc de cette révélation.

Le flegme de cette femme commandait un tel respect que Levi – qui généralement n’appréciait guère se faire moucher de la sorte, spécialement par de parfaits inconnus – abandonna aussitôt l’idée de répliquer.

— Et pour répondre à votre question lieutenant, reprit-elle aussi sereinement, en se tournant vers Hansi, le salpêtre est dangereux pour la santé principalement en raison de sa forte teneur en nitrate. Il va sans dire qu’une exposition prolongée peut favoriser l’apparition de nombreuses pathologies, allant de la simple allergie cutanée à des difficultés digestives plus sérieuses.

— Autrement dit, ce n’est pas un problème à prendre à la légère ! s’exclama Hansi, s’adressant à Erwin. Comprends-tu maintenant pourquoi j’ai lourdement insisté sur le besoin urgent de prendre des mesures pour contrer cette prolifération ? Aussi insignifiante qu’elle puisse te paraître, cette affaire de salpêtre sera le premier défi que tu auras à relever en tant que commandant.

Il y eut un bref silence. Puis, avec un sourire empreint d’une étrange satisfaction, Erwin lui rétorqua :

— Tu viens de remporter ton premier arbitrage, Hansi. Je m’incline devant la force d’une telle argumentation et je te charge de mener les investigations comme tu l’entendras, en vue de régler au plus vite ce problème.

— Entendu ! s’exclama Hansi avec exaltation, toute heureuse de sa victoire. Je prends la direction dès aujourd’hui d’un groupe de travail d’au moins une dizaine de personnes ! Et, Levi me secondera !

Elle avait ajouté sa dernière requête en fendant sa face d’un sourire diabolique.

— Tu rêves… maugréa aussitôt Levi, les dents serrées.

— Tu auras tes dix hommes, trancha Erwin. Et Levi te secondera.

Levi se redressa et dévisagea son supérieur d’un air terrible.

— C’est une blague ? s’exclama-t-il avec férocité.

— Non, c’est un ordre, lui précisa aussitôt Erwin.

Sans lui laisser le temps de formuler une quelconque contestation, il pivota sur ses talons et d’un nouveau geste de la main, il invita le docteur Zweig à le suivre. Son formalisme glacial cloua définitivement le pauvre Levi au sol. Deux fois de suite ! Ce n’était vraiment pas son jour…

Et comme il sentait ses deux pupilles se contracter sous l’effet de la colère, il les observa s’éloigner, puis prendre place à la table où déjeunait Shardiz ; lequel les salua de son éternel air bourru, sans leur prêter beaucoup d’attention.

Enfin, la belle dame à la silhouette longiligne enveloppée dans son costume tailleur s’installa à côté d’Erwin. Sa colère avait beau s’estomper peu à peu, Levi ne parvenait pas à les quitter des yeux. Il y avait une sorte de gémellité entre ces deux-là – bien qu’il n’aurait su clairement en identifier la nature exacte –, une gémellité aussi déroutante qu’improbable qui l’interpellait. C’était certainement en raison de leurs mêmes têtes blondes, de leurs ports altiers, de leurs yeux clairs ou de leurs contenances bourgeoises que cette pensée s’était imposée à lui comme une évidence.

Si la nature m’avait fait don d’un visage comme le sien, nul doute que tu aurais réfléchi à deux fois avant de te défiler, sale traître…

Ces paroles, prononcées à mi-voix par Hansi, mirent brusquement fin à son introspection. Levi se tourna vers elle et il réalisa tout à coup que Mike et Nanaba s’étaient déjà éclipsés.

En face de lui, le bras maintenant accoudé sur le bord de la table, le visage reposant sur sa main, Hansi fixait avec insistance la table des officiers. Et même si le reflet du soleil sur les verres de ses lunettes l’empêchait de voir ses yeux, Levi pouvait vivement sentir le puissant sentiment d’amertume que lui inspirait l’image de l’homme qui déjeunait là-bas, dans le plus parfait détachement.


*


La démission de Keith Shardiz produisit un tel embarras dans les hautes sphères du royaume que le pouvoir résolut rapidement d’allouer de nouveaux crédits au bataillon, en vue d’une reprise prochaine des expéditions hors des murs. La première opération depuis la chute du mur Maria fut alors planifiée pour le milieu de l’été, soit quelques mois après le départ détonant du douzième commandant du Bataillon d’exploration.


*


La veille du départ, comme le voulait la tradition, tous les soldats du bataillon étaient attablés sous les voûtes du grand réfectoire pour partager un dernier souper dans le confort et la sécurité de leur quartier général. Et en dépit de la frugalité du repas qui leur avait été servi ce soir-là, tous veillaient à célébrer comme il se devait cet instant de communion.

Parmi ces hommes et ces femmes que l’allégresse faisait chanter, parler avec emportement et s’embrasser fraternellement, Mary Magdalene était partagée entre deux sentiments contradictoires : la jubilation de participer à une si fascinante entreprise humaine le disputait à l’effroi d’envisager le pire pour ces braves soldats dont elle partageait le quotidien depuis presque six mois.


Après trois chopes de bière servies par son magnanime confrère, le bon vieux docteur Bloch (qui exerçait la fonction de chirurgien depuis plusieurs décennies au sein de l’armée), Mary Magdalene résolut finalement de céder… à la jubilation.

Et comme elle débâtait avec le vieux chirurgien des supposés bienfaits du breuvage abject qu’ils sirotaient ensemble depuis déjà plus d’une heure, une voix puissante résonna dans ses oreilles et imposa aussitôt le silence dans toute la salle.

— Mes chers camarades ! déclara tout à coup le commandant Erwin Smith qui se tenait debout au centre de la pièce, élevant son verre à la hauteur de sa tête. Louons ensemble la fin de ces longs mois de réclusion ! Demain est un grand jour ! Aussi, tâchons de nous montrer à la hauteur de l’événement et faisons collectivement de cette date un tournant dans l’histoire de l’humanité ! Au reste, j’aimerais aussi saluer la valeur de l’un de nos camarades…

Il se tourna vers Levi qui était assis près de lui et qui l’écoutait avec la plus grande impassibilité, le regard vissé à son gobelet en grès.

— Mon ami, poursuivit-il, d’une voix tonnante, si tonnante qu’elle en faisait vibrer le sol sous leurs pieds, si quelqu’un parmi nous méritait cet honneur, ce ne pouvait être que toi. Toi qui es la force et le courage incarné. Toi qui es la loyauté faite homme. Toi qui, après tant d’années de dévouement, n’as jamais réclamé aucune reconnaissance de quelque nature que ce soit. Ta modestie n’a d’égale que ta force d’âme ! À toi donc, capitaine, je bois à ta santé !

Et tous applaudirent à l’éloge d’Erwin, acclamant unanimement le nouveau capitaine. Pour la première fois, le cri de : Au capitaine Levi ! éclata sous le plafond voûté, puis éclata encore et encore, jusqu’à ce que ledit capitaine levât brièvement sa main, comme pour signifier sa gratitude et, de la même manière, couper court à l’effusion de joie.

En l’observant de loin, Mary Magdalene était frappée par son détachement et sa réserve au milieu de toute cette exaltation dont il était l’objet. Au centre de cette foule de soldats qui le célébraient avec un tel enthousiasme qu’il en aurait fait pâlir de jalousie le roi en personne, il semblait à la fois minuscule et pourtant, on ne voyait que lui tant il dégageait de force et de grandeur. Tout son être était une contradiction. À la fois petit et grand. À la fois discret et extrêmement voyant.

— Voilà un garçon à la physionomie épatante, marmonna dans sa chope le docteur Bloch. Tout bonnement épatante !

Mary lui lança un regard interrogateur pour l’inviter à préciser son propos.

— Un jour, peut-être, vous aurez l’occasion de vous occuper de son cas, poursuivit-il à mi-voix, pour ne pas être entendu par leurs voisins de table. Et vous constaterez par vous-même ses prodigieuses dispositions physiques. Écoutez bien : bâtard et orphelin – d’où l’absence de patronyme, vous l’aurez compris –, le garçon a passé la première partie de sa vie à végéter dans l’obscurité des souterrains de Mitras. Le rachitisme carentiel n’aura entraîné qu’un léger retard de croissance et peut-être aussi une certaine fragilité au niveau des articulations… quoi que cela reste à prouver, si vous voulez mon avis.

Comme elle l’écoutait avec beaucoup d’attention, il rajusta ses petites lunettes rondes et continua :

— Si vous le voyez se mouvoir avec son dispositif de manœuvre tridimensionnelle, vous n’en reviendrez pas, ma chère ! Un véritable virtuose !

— Ah oui… ? dit-elle d’une voix blanche, presque éteinte, alors que ses yeux ne parvenaient pas à se détacher de l’image de celui dont on faisait l’éloge à son oreille.

L’alcool commençait certainement à troubler son esprit.

— Si je vous le dis ! s’exclama Bloch avec une volubilité à peine contenue en raison de l’ivresse. Venez donc avec moi, demain, au sommet du mur ! Peut-être qu’avec un peu de chance, vous le verrez à l’œuvre. D’ailleurs, avez-vous eu un jour l’occasion de monter tout là-haut, ma chère ?

— Non, rétorqua-t-elle, avant de prendre une nouvelle gorgée de son affreux breuvage.

— N’avez-vous donc jamais vu de titans ? s’enquit-il, d’un air presque consterné.

— Jamais, avoua-t-elle en riant, amusée par l’humeur effervescente de son confrère.

— Ça alors, il faut absolument remédier à cela ! décréta-t-il aussitôt, en levant son verre. À la bonne heure ! Avant l’ouverture de la Grande Porte, nous emprunterons les ascenseurs de la Garnison pour nous hisser au sommet du mur Rose, de sorte d’avoir une vue imprenable sur le départ de nos troupes. Le mur est l’endroit idéal pour observer nos courageux soldats s’élancer vaillamment vers l’aventure. Et si nous sommes chanceux, nous verrons au loin notre valeureux capitaine Levi trancher l’échine d’une de ces surprenantes créatures.

— Mais, pensez-vous que la Garnison m’autorise à monter, docteur ?

— Avec votre brassard brodé du blason du bataillon, votre joli minois et deux bouteilles de vin, la Garnison n’y trouvera rien à redire, la rassura-t-il immédiatement. Faites-moi confiance ! J’apporterai ma longue vue pour ne rien rater du spectacle. C’est pour cela que nous œuvrons tous, après tout…

— Comment cela ?

— Admirer ces braves gaillards galoper vers l’horizon, voilà à quoi se résument nos aspirations, n’est-ce pas ?


D’un léger hochement de tête, elle acquiesça à sa question. C’était effectivement pour cela qu’elle œuvrait en ces lieux lugubres et froids depuis déjà près de six mois, en dépit de l’odeur de boue qui empoisonnait l’air, du solde dérisoire, de la frugalité des repas et du goût terreux du vin qui y était servi. Et c’était aussi, peut-être plus égoïstement, pour donner un sens à sa vie et se convaincre qu’une lumière d’espoir subsistait encore dans les ténèbres de ce monde.


Comme la nuit était tombée, le réfectoire s’était doucement vidé. Désireuse de ne pas veiller trop tard, Mary se hâta de regagner sa chambre. Car, le lendemain, il lui fallait se lever de bonne heure pour retrouver son confrère au pied du mur Rose avant le départ des troupes.

En remontant les escaliers qui la conduisaient à sa petite chambre, elle croisa deux soldats qui descendaient les marches dans le sens opposé. Elle reconnut immédiatement les visages familiers des deux lieutenants Mike Zacharias et Hansi Zoe et comme à son habitude, cette dernière ne manqua pas de la saluer chaleureusement :

— Eh, salut docteur ! Tu montes déjà te coucher ? Viens donc boire un dernier verre avec nous !

— Je crains de devoir décliner ton invitation, lui rétorqua poliment Mary. J’avais dans l’idée d’aller me coucher tôt.

La chambre de Hansi était mitoyenne avec la sienne, si bien qu’avec le temps, toutes deux avaient pris l’habitude de se parler avec cette aimable familiarité. D’un naturel bienveillant et affable, Hansi était résolument une digne représentante du Bataillon d’Exploration. Aussi, Mary Magdalene n’avait pas tardé à sympathiser avec bon nombre de soldats et n’avait pas rencontré de difficulté particulière à trouver sa place parmi eux.

— Dans ce cas, je te souhaite la plus belle nuit possible ! conclut Hansi avec son éternel entrain. Ne te lève pas trop tard si tu ne veux pas rater notre départ. Celui-ci est prévu pour le milieu de la matinée.

— J’ai justement envisagé de monter au sommet du mur avec le docteur Bloch pour ne rien rater de votre sortie, lui révéla aussitôt Mary.

Comme elle gravit une marche, elle se retrouva brusquement nez à nez avec Levi qui était caché, depuis le début de leur échange, dans l’ombre du grand Mike. Dans la semi-pénombre de l’étroite cage d’escalier, elle n’avait pas le moins du monde remarqué sa présence. Sans un mot, il se décala contre un mur pour lui laisser la place de passer et elle le remercia d’un sourire avant d’ajouter :

— Toutes mes félicitations pour ton nouveau grade de capitaine !

Il exprima sobrement sa gratitude en opinant de la tête, visiblement désireux de clôturer rapidement l’échange de politesse. Mais le rire de Hansi résonna soudain dans la cage d’escalier.

— Eh, Levi ! s’exclama-t-elle avec une allégresse railleuse. Dis-nous ô combien le petit discours d’Erwin et les hourras t’ont ému !

— C’était le plus beau moment de toute mon existence… maugréa-t-il, d’une voix artificiellement morne pour exprimer l’ironie. Après la fois où tu m’as pratiquement vomi dessus, bien entendu. Le doc doit certainement s’en souvenir, ajouta-t-il, en levant ses yeux vers Mary.

En dépit de son étonnement d’être ainsi sollicitée, le doc (comme il la surnommait depuis quelque temps) acquiesça timidement, tandis que le souvenir de cette fameuse nuit ressurgit soudain des profondeurs de sa mémoire.


L’incident était survenu quelques jours après le début de sa prise de fonctions, au beau milieu de la nuit. Alors que Mary était plongée dans la lecture de son roman, de longs gémissements plaintifs provenant du couloir avaient attiré son attention et l’avaient poussé à se lever pour aller jeter un coup d’œil à l’extérieur de sa chambre.

Et c’est ainsi qu’elle avait trouvé le futur capitaine Levi conduisant la grande carcasse chancelante du lieutenant Hansi à l’entrée de ses appartements. Lui, parfaitement sobre, tenant fermement sa camarade par la taille pour la faire avancer. Elle, visiblement ivre au dernier degré, tentant vainement d’essuyer le long filet de bave qui lui coulait sur le menton. Le tableau pathétique des deux soldats titubant dans le couloir avait rapidement convaincu Mary de prendre en main la situation.

Elle avait alors aidé Levi à coucher Hansi dans son lit. Après quoi, elle était restée une petite heure au chevet de celle-ci pour s’assurer qu’elle ne se noyât pas dans ses propres régurgitations. Pas de quoi bousculer une charrette, en somme. Le médecin qu’elle était en avait vu d’autres.

Cependant, elle avait gardé un souvenir très net de la gentillesse et de la délicatesse dont cet homme avait fait preuve, ce soir-là, à l’égard de sa camarade. Mary voyait encore sa petite mine anxieuse quand, une fois Hansi étendue sur le lit, elle avait sollicité son aide pour la tourner sur le côté afin de prévenir tous risques d’étouffement. Après l’avoir délesté de ses bottes, il s’était posté à l’écart, les bras croisés, dans un coin de la pièce, pour observer Mary rafraîchir le visage de son amie avec un linge humide.

Devinant son désarroi, elle avait essayé de le rassurer, en le priant ne pas s’inquiéter, lui promettant que l’état de sa camarade s’améliorerait après une bonne nuit de sommeil. Enfin, avec une docilité inattendue, il s’était retiré dans ses quartiers.

Sa réserve et sa résolution de la laisser agir à sa guise, sans remettre en question son expertise, avaient quelque peu étonné Mary. De sorte que celle-ci en avait facilement déduit que le tempérament tempétueux de cet homme, à la sauvagerie parfois glaçante, masquait peut-être une tournure d’esprit beaucoup plus fine qu’elle n’y paraissait de prime abord. L’observation lui avait paru intéressante.


Dès leur toute première rencontre, Mary avait entrevu la singularité du caractère de ce soldat qui ne s’exprimait que très succinctement – souvent en ayant recours à de sobres répliques sardoniques – et qui s’adonnait volontiers à la distribution de surnoms plus ou moins bienveillants.

Elle avait aussi rapidement compris qu’en dépit de son insociabilité apparente, il était admiré et respecté de tous, et plus encore de ses supérieurs, pour ses talents de combattant, certes, mais aussi pour son discernement et son extrême dévouement à la cause du bataillon.

En outre, Mary avait eu vent, par l’une des infirmières travaillant à son service, des pressions exercées par les vétérans du bataillon auprès de la commanderie pour lui faire obtenir un grade de capitaine. Grade qu’il n’avait jamais cherché à recevoir, par ailleurs, mais qu’il avait résolu finalement d’accepter au bout d’une longue et tumultueuse négociation dont Erwin avait été le principal acteur. À ce propos, l’on disait que c’était bien ce dernier qui avait eu le plus à cœur de voir son subalterne obtenir cette distinction. Son projet était visiblement de lui faire diriger sa propre escouade de soldats aguerris au combat et de lui laisser une liberté totale d’initiative quant à la manière de former ses hommes, bousculant résolument les conventions d’un corps militaire vieillissant et dépassé par les problématiques actuelles.

Le mur Maria venait effectivement de céder et toute leur réalité s’en était trouvée bouleversée. À présent, l’humanité était littéralement au bord de l’extinction et cette situation de crise nécessitait des mesures draconiennes et un changement radical de paradigme. Le commandant Erwin Smith, le capitaine Levi, Hansi Zoé, Mike Zacharias ; tous ces gens étaient des êtres d’exception, assurément capables de modifier le cours funeste des événements. Pour le moins, entre ces murs, c’était en cela que l’on croyait fort.


Le petit groupe de soldats poursuivit leur descente et Mary se hâta de regagner sa chambre. Dans l’enceinte de la forteresse qui s’endormait peu à peu, il régnait une exaltation presque surnaturelle. Pas un esprit n’était épargné. Et même retranchée dans sa chambre, il lui était difficile de faire abstraction de cette excitation qui lui nouait douloureusement le ventre.

La nuit promettait d’être courte pour elle, et bien plus encore pour ces hommes et ces femmes qui s’apprêtaient à sortir de leur prison de pierres et à s’élancer vers les territoires perdus, au risque de leur vie, pour l’unique salut de leurs semblables.


À suivre…



Notes : Mes anciens lecteurs reconnaîtront dans ce chapitre mes vieilles obsessions.

Des personnages n'ayant pas les mêmes origines sociales, mais encore et toujours cette même attraction des âmes.


Le personnage de Levi me touche particulièrement parce que je me retrouve énormément en lui. C’est certainement le personnage de fiction de qui je me sens le plus proche. Et pour faire son éloge, je devais forcément emprunter le chemin de ma précédente fanfiction « Prince et Princesse ». Voilà pourquoi j’ai été forcée de créer un personnage original sur mesure, comme je l’avais fait pour ce précédent travail.


Car, très curieusement (ou pas), dans ce manga, le personnage de Levi est affecté par une stérilité sentimentale assez redoutable. On le voit susciter l’admiration, l’engouement, mais ça s’arrête là.

Effectivement, il y a bien ce doute (beaucoup exploité dans l’anime) quant à la nature de sa relation avec la douce Pétra. Il est vrai, j’aurai pu partir dans cette direction. Mais je n’avais pas envie de raconter ce genre de romance. Plus précisément, je n’avais pas envie de m’y attarder longuement (j’ai bien parlé de Hansi et de Shardiz, mais juste le temps d’un chapitre, pour évoquer la fin de leur histoire et signifier au lecteur que nous ne nous attarderons pas sur ce genre de relation).


Pour pouvoir parler d’un Levi tombant amoureux, je dois donc pratiquer l’infiltration du canon, comme j'ai l'habitude de faire. Le « love interest » de Levi sera donc un personnage de ma création. Et celui-ci devra être reconnu à peu près comme son égal. Pour cela, je dois éviter de créer trop de disparités entre eux sur la question de l’âge, du statut social, et éviter de mettre en place un quelconque rapport de subordination (le docteur étant une civile, elle n’est pas soumise au respect la chaîne de commandement comme le serait un militaire).

C’était très plaisant d’imaginer un personnage de femme respectée, compétente, évoluant dans une société qui ne peut pas se passer de son action, sans pour autant la doter d’attributs surnaturels (force surhumaine ou intelligence hors du commun). Elle est juste un médecin et c’est déjà pas mal, dans un tel monde, où la misère côtoie une violence absurde. Je parlerai une autre fois des raisons pour lesquelles je l’ai baptisé ainsi, du pourquoi je la décris de cette façon, etc.


Je tiens à vous prévenir que ce début de chapitre est une retranscription d’une nouvelle Smartpass AU de Shingeki no kyojin (série de nouvelles publiées au Japon sur une application mobile). Le titre de ce Smartpass est : La signature de Levi. C’est l’une de mes nouvelles préférées car elle aborde le personnage de Levi sous un angle quasi sociologique. J’essayerai d’incorporer d’autres nouvelles Smartpass dans cette fanfiction, car en plus d’être toutes « canon », elles sont remarquablement bien élaborées et très peu connues du grand public.


Merci pour votre lecture. Comme toujours, n’hésitez pas à me laisser un petit mot à la fin de celle-ci. À bientôt !


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