La Perle du Kraken
Jim Hawkins était de retour à l’auberge de l’Amiral Benbow pour rendre visite à sa mère ainsi qu’à ses deux amis Gonzo et Rizzo, qui avaient décidé de retourner à une vie plus paisible depuis les événements de l’île au trésor.
L’affaire familiale coulait des jours heureux depuis qu’il était revenu de l’île au trésor, six ans plus tôt. Sa part du butin avait servi à rénover la bâtisse et à l’agrandir, permettant d’installer un deuxième étage ainsi que de nombreuses nouvelles chambres. Depuis, l’affaire familiale fonctionnait à merveille. Les clients affluaient de partout et, la plupart ayant entendu parler des prouesses du capitaine Hawkins, voulait voir la légende de leurs propres yeux. Ainsi, lorsque celui-ci prenait quelques jours de repos mérité, il ne pouvait échapper aux sollicitations de ses admirateurs. Passant ainsi de longues soirées dans la salle commune, il partageait ses aventures et ses histoires avec passion, devant un public captivé.
Gonzo et Rizzo, les muppets, avaient repris leur ancien travail. Pour faire face à la recrudescence de client, Madame Hawkins avait en plus engagé comme femme de chambre Eleanor, fille d’un ami proche. Le visage doux parsemé de taches de rousseur, la demoiselle aux yeux noisette avait toujours un joli sourire à offrir à ses hôtes, ou à son ami d’enfance.
— Attend Jim, laisse-moi t’aider ! disait-elle lorsqu’elle le voyait commencer un travail dans la maison.
— Enfin Lea, tu n’es pas obligé de tout faire toute seule !
Elle tenait déjà dans ses mains un balai et une pile de draps propres.
— Mais si voyons, c’est mon travail ! Le tien, en revanche, c’est de te reposer durant ton séjour ici !
Elle esquissa un sourire chaleureux et ses joues prirent une teinte rosée lorsqu’il le lui rendit, ses yeux vert brillant de tendresse. La patronne n’était jamais loin, observant leurs interactions avec ravissement. Un soir, elle prit son fils à part.
— Alors Jim, tu reviens encore seul de la capitale. Quand comptes-tu présenter une jolie jeune fille à ta mère ?
— Oh, euh… Je ne sais pas, maman… je veux dire, je n’ai pas encore rencontré la bonne personne…
— Vous avez l’air de bien vous entendre avec la petite Eleanor, non ? D’autant plus que vous vous connaissez depuis longtemps ! Elle travaille bien à l’auberge, elle pourrait faire une très bonne épouse !
Il fut un peu gêné devant l’attitude entreprenante de sa mère.
— Je suis désolé, je… je ne me sens pas prêt à m’engager…, balbutia-t-il, le regard fuyant.
— Fais attention, mon garçon ! Tu sais qu’à ton âge, ton père et moi étions déjà mariés ! Bientôt, tous les bons partis seront pris et je tiens à être grand-mère, un jour !
Jim préférait esquiver la conversation, honteux de la situation actuelle. Hélas pour sa mère, si elle apprenait la vérité que lui cachait son fils, la pauvre femme se précipiterait à l’église la plus proche en demandant pardon pour les péchés de sa progéniture. Cela faisait presque six mois qu’il avait revu, en cachette, son vieil ennemi durant les aventures de l’île au trésor : Long John Silver. Leurs retrouvailles avaient été ardentes, succombant une nouvelle fois aux charmes du pirate qui ne s’était pas non plus dérobé à l’invitation charnelle !
Leur affection mutuelle s’était heurtée à la réalité de leurs natures et de leurs convictions. L’un était un capitaine, offrant régulièrement ses services à la marine royale. L’autre, un flibustier sans foi ni loi, n’hésitant pas à tromper ou trahir pour parvenir à ses fins. Pour éviter que les deux amants n’en viennent un jour à s’affronter dans un combat qui résulterait à la mort, Long John avait alors fomenté un plan aussi fou qu’excitant :
Si un jour les deux amis venaient à se rencontrer lors d’un pillage, une chasse au trésor, ou d’autres aventures, ils combattraient ensemble dans un duel singulier, où le vainqueur aurait le droit de mener à bien sa mission. Bien que complexe au premier abord, le plan avait pour le moment bien fonctionné, leur permettant de se revoir par deux fois.
Ils s’étaient tout d’abord rencontrés au large des côtes africaines. Jim et son équipage transportait alors une précieuse cargaison pour l’Angleterre. Le pirate avait ordonné à ses hommes de ne pas attaquer le navire, profitant de la nuit pour se glisser dans la cabine ennemi. Puis ils avaient tiré l’épée ensemble, durant un combat aussi intense que fiévreux où il avait fini par mettre le capitaine au tapis, repartant ainsi avec le butin. Quelques semaines plus tard, c’était lors du pillage d’un port important qu’ils avaient eu l’occasion de remettre leur talent au combat à profil. Hélas, il avait une nouvelle fois triomphé, quittant ainsi la ville avec sa cale emplie de coffres d’argent.
Silver avait remporté les deux duels, laissant à son élève le goût amer de la frustration face à ses échecs. Quand allait-il enfin prouver à son maître qu’il n’était plus un apprenti ? Il était capitaine, lui aussi, ayant mis au fer un nombre incalculable de malfrats et pillards ! Pourtant, avec plus de vingt ans d’expérience au combat derrière lui, le vieux pirate semblait inarrêtable ! Heureusement pour lui, chacune de leurs rencontres s’était conclue par un moment où, inexorablement attirés l’un par l’autre, ils avaient fini par succomber à leur désir charnel.
Combien de temps ce petit jeu allait durer ? Il n’en savait rien et préférait ne pas y penser, craignant d’entrevoir un futur qui ne lui plairait pas forcément. Après tout, n’était-ce pas son mentor qui lui avait appris à laisser parler son cœur plutôt que son esprit ? Et pour l’instant, il semblait satisfait de ces moments volés avec lui en devenant, le temps de quelques heures, son adversaire et son amant.
En cette fin de printemps où Jim était occupé à aider l’affaire familiale – s’agitant partout dans la salle commune bondée malgré les réprimandes d’Eleanor – un soldat apparut devant l’entrée. Portant l’uniforme rouge royal, celui-ci balaya la salle du regard, puis annonça d’une voix forte.
— Je recherche Sir Jim Hawkins, on m’a informé qu’il séjournait ici ?
Les conversations stoppèrent net. La masse se tourna vers le soldat, puis vers Jim.
— C’est moi, répondit-il en s’approchant de l’entrée, essuyant ses mains mouillées sur le tablier qu’il portait.
Le nouveau venu pénétra dans l’auberge et le toisa de haut en bas, un peu méfiant.
— Vous êtes… le capitaine Hawkins ? questionna-t-il, dévisageant la tignasse blonde négligemment nouée en arrière, le menton imberbe et le tablier couvert de taches.
— Eh bien soldat, on ne vous a pas appris à ne pas vous fier aux apparences ?
— Euh… c’est que…
Irrité par ce jugement hâtif, il ne le laissa pas finir et sortit de sa poche son insigne. Le soldat perdit d’un coup toute sa prestance et s’inclina en tremblotant.
— Toutes mes excuses, Monsieur ! Je viens tout juste d’être nommé sur ce poste ! S’il vous plait, ne dites pas que je vous ai méprisé… !
— Calmez-vous, tout va bien. Pourquoi me recherchiez-vous ?
— Monsieur, navré de vous importuner, j’ai ici une missive royale de la plus haute importance à vous remettre !
La nouvelle recrue lui tendit un rouleau de parchemin d’une main tremblante. Puis il s’inclina de nouveau avant de tourner les talons et disparu, espérant ne plus jamais croiser la route du capitaine Hawkins après cette humiliation.
Le parchemin était magnifique, soigneusement roulé et enveloppé d’un ruban rouge qui tenait grâce au sceau royal figé dans la cire. Intrigués, les habitués s’approchèrent pour mieux voir la missive ainsi que son contenu.
— Eh, ouste les curieux !! houspilla Rizzo le rat en balançant ses bras devant les clients. Vous vous appelez pas Zim Hawkins à ce que ze sache !!
Que pouvait bien lui vouloir la capitale ? Légèrement inquiet, il brisa le sceau et déroula le parchemin, lisant rapidement le court texte qui était inscrit.
À l’attention de Sir Jim Hawkins,
Par la présente, Sa Majesté le Roi vous somme de vous rendre sans délai à Londres afin de vous entretenir avec les représentants de la Marine royale sur une affaire d’une importance capitale.
Vous serez placé sous escorte officielle afin d’assurer votre arrivée en toute sécurité. Il vous est ordonné de ne divulguer à quiconque la teneur de cette convocation.
Que votre loyauté envers la Couronne soit inébranlable.
Par ordre de Sa Majesté,
Lord Edgar Montrose, secrétaire du Conseil royal
Il ressentit une pointe de regret en repliant la missive. Ces moments de paix à l'auberge étaient rares et précieux, un répit dans sa vie mouvementée. Mais son devoir l'appelait et il savait qu'il ne pouvait y échapper. Il observa l’assemblée avec tristesse.
— Je suis navré les amis mais je vais devoir écourter mon séjour, la royauté me demande !
Tous poussèrent un soupir de déception. Les histoires d’aventures navales raconté par Jim au coin de la cheminée étaient si captivantes, et pas redondantes comme celles du vieux feu Billy Bones jadis ! Ne voulant pas faire attendre le Roi, le jeune homme décida de partir le lendemain au première lueur du jour. Le soir tombait sur la falaise et, après un dernier repas avec sa famille, il était monté dans sa chambre rassembler ses affaires pour le départ. Il songea à la missive durant les préparatifs. Les convocations royales étaient très rares et souvent synonymes de missions longues ou fastidieuses, s’achevant par des rapports stressants et ennuyeux. Ce genre de courriers étaient surtout réservés à des vétérans, et non à des jeunes capitaines comme lui. Soucieux, des petits coups toqué à la porte le fit soudain revenir à la réalité. Il ouvrit et Eleanor apparut dans l’entrée, tenant dans sa main un panier en osier qui dégageait un arôme appétissant.
— Bonsoir Jim. Je… j’ai pensé que ça te ferait plaisir d’avoir un encas durant ton voyage pour Londres… !
Elle tendit le panier avec un sourire timide et il s’en saisit poliment, regardant à l’intérieur.
— Je te remercie Lea, ça me touche beaucoup. Ça sent drôlement bon… je devine des muffins ?
Elle émit un rire mélodieux en tripotant nerveusement sa longue tresse : — C’est moi qui les ai faits !
Il y eut ensuite un silence suspendu, et elle balaya la pièce du regard.
— Ce… ce sont des objets pour naviguer ? demanda-t-elle d’une petite voix, pointant du doigt les divers instruments posés sur le bureau.
— Exactement ! Laisses-moi t’en montrer quelques-uns !
Il était ravi de pouvoir partager sa passion avec quelqu’un et il l’invita à entrer, lui montrant un engin en forme d’arc de cercle.
— Ceci, c’est un sextant. Il sert à mesurer les distances et permet de se repérer en mer !
Elle l’observa un instant, puis prit dans sa main un gros objet rond ressemblant à une horloge cuivrée.
— Et ça, qu’est-ce que c’est ?
— C’est un astrolabe ! Cela mesure les distances entre, je te laisse deviner… !
— Euh… les bancs de poissons ? répondit la demoiselle, un peu hésitante.
— Non, les astres. C’est pour cela qu’il s’appelle… ce n’est pas important !
Il abrégea devant le regard sceptique de son amie, pensant qu’elle devait avoir de meilleures préoccupations que ses lubies de navigateur !
Eleanor le regarda un instant, fascinée par le savoir qu’avait emmagasiné son ami d’enfance durant toutes ses années. Elle observa ensuite la carte du monde, soigneusement épinglée au mur de la chambre. Ses doigts suivirent les lignes dessinées, s'arrêtant sur un continent inconnu avec une moue légèrement inquiète.
— C’est… c’est incroyable que tu aies déjà vu tant d’endroits sur cette carte, Jim. Et très courageux. Je ne sais pas si j’aurais un jour le courage de quitter notre village, même pour aller aussi loin que Londres…
Il esquissa un sourire en coin, étonné par sa déclaration.
— Pourtant, l’aventure est pleine de surprises ! Il suffit de se dire que chaque voyage est une chance d’apprendre quelque chose de nouveau.
Elle frissonna légèrement en pensant aux récits de pirates et de tempêtes qu’il lui avait déjà racontés.
— J’aurais trop peur de ce qui pourrait m’arriver là-bas ! Je crois que je suis plus faite pour une vie calme et paisible… avec un mari aimant à mes côtés !
Gênée de sa remarque, elle détourna la tête en étouffant un gloussement. Jim acquiesça simplement, ne sachant pas quoi répondre. Il fut un peu déçu de constater qu’elle et lui ne semblait pas partager la même vision du monde. Poursuivant sa visite, elle aperçut alors la boussole récemment lustrée, posée sur le bureau. Le dernier souvenir de Nathan Hawkins, offert par celui-ci quelque temps avant de mourir.
— C’est… elle était à mon père…, dit-il avec douceur. Je l’emporte partout avec moi.
— Oh, oui, Monsieur Hawkins. Paix à son âme.
Elle lui lança alors un regard emplit de tendresse avant d’ajouter d’une voix douce :
— Tu sais, chaque fois que je vais à l’église, j’ai toujours une prière pour ton père.
Il sentit tout à coup l’air de la pièce s’épaissir, comme si les murs s’étaient rapprochés d’un pas.
— Ah… C’est gentil mais, tu n’es pas obligé. C’était il y a longtemps, tu sais.
— Oui bien sûr. Mais quelque part, je me dis que mes prières les atteignent et que ton père doit surement les entendre de là-haut…
Il savait que son amie était couverte de bonnes intentions en lui avouant cela, mais il se raidit malgré tout, pris à contre-pied par la tournure de la conversation. Depuis qu’il avait renoncé à la religion, quelques années auparavant, il voyait chaque prière comme une ancre qui retenait les esprits au lieu de les laisser voguer librement. Comment les autres pouvaient continuer de s’y soumettre docilement, sans remettre en cause leur foi un seul instant ?
— Je… je suis désolée…, marmonna Eleanor en remarquant son visage anxieux, je n’aurais pas dû lancer le sujet…
Constatant le changement d’atmosphère, il essaya de reprendre un visage décontracté.
— Non, ne t’inquiète pas, je vais bien ! Je suis juste un peu attristé par mon départ précipité… En tout cas, je te remercie sincèrement pour les pâtisseries, c’est une délicate attention.
— C’était un plaisir de les faire pour toi…
Un autre silence s’en suivit dans la petite chambre. Jim croisa le regard fuyant de la demoiselle, qui tripotait nerveusement ses doigts, et ressentit à nouveau l’atmosphère s’alourdir. Son amie semblait attendre quelque chose de plus. Il repensa aux mots de sa mère et son cœur se contracta sous la soudaine pression qu’il ressentait. Mais tandis que les secondes passaient entre eux, son esprit bloqua subitement sur le visage de Silver, et il ne trouva rien à dire. Ce qu’il ressentait pour elle, aussi sincère que cela puisse être, ne trouvait pas d’écho face à l’émotion troublante et indéfinissable qui l’animait lorsqu’il pensait à lui. Alors qu’il cherchait ses mots pour mettre fin à cette situation embarrassante ce fut elle qui, finalement, acheva :
— Bon… je ne vais pas te déranger plus longtemps, tu dois encore avoir des choses à faire… !
Après un dernier petit sourire, elle quitta la chambre. D’abord soulagé que cet étrange échange soit terminé, Jim ressentit subitement de la honte. La jeune femme avait voulu lui faire plaisir, et il se sentait presque coupable d’avoir réagi avec aussi peu de bienveillance à son égard ! On toqua une deuxième fois à la porte et il s’avança avec espoir, pensant qu’elle était de retour. Mais il découvrit dans l’encadrement ses deux amis muppets.
— Ça sent bon là-dedans ! Ze parie que c’est Eleanor qui t’a cuisiné quelque chose ! devina Rizzo, cherchant la provenance de cette délicieuse odeur.
— Elle vient de partir, répondit-il pendant que le rat plongeait son museau dans le panier à muffins.
— Et alors… questionna Gonzo avec un clin d’œil, vos adieux ont été… chargés d’émotions ?
Devant le sous-entendu, le capitaine sentit la chaleur envahir son visage.
— Quoi ? Non ! Mais qu’est-ce que vous avez tous avec ça ?
— Ben quoi Jim, tu es un homme maintenant ! On attend tous le jour où tu reviendras avec une mignonne demoiselle à ton bras !
— Vous risquez d’attendre longtemps ! Et puis, je pourrais en dire autant de vous deux !
— Moi, ze peux avoir toutes les muppets dont z’ai envie ! se défendit Rizzo. Seulement, ze suis trop occupé, voilà tout… !
— Occuper à ingurgiter toute la nourriture que ton ventre peut supporter par exemple ? railla le muppet bleu en le regardant engloutir un autre muffin.
— Et toi, Gonzo ? Tu n’as toujours pas rencontré la muppet de tes rêves ? lui demanda le jeune homme avec un sourire.
— Hélas, non… On voit très peu d’autres muppets, par ici. Je me dis que mon âme sœur se trouve peut-être ailleurs, de l’autre côté de la mer. Peut-être attend-elle patiemment ma venue, guettant par la fenêtre de sa chambre ? Ou bien, est-elle prisonnière d’un affreux gang de pirate, attendant patiemment qu’un brave muppet vienne l’arracher des griffes de ses tortionnaires ? Et le brave muppet, ça serait moi… !
Son nez courbé frémissant doucement, il lança un regard rêveur vers la fenêtre et plongea dans de quelques romantiques pensées. Jim était perplexe. Ce n’était pas la première fois, depuis son arrivée à l’auberge, que son ami se perdait dans des rêves idéalistes et romanesques. Mais depuis quand était-il devenu si sentimental ? Un ange passa, puis il sembla reprendre ses esprits :
— Ce qui me fait penser à pourquoi je suis venu te voir, je veux repartir à l’aventure avec toi !
Jim écarquilla les yeux à cette déclaration.
— Gonzo, mais… je croyais que l’aventure à bord de l’Hispaniola t’avait guéri du voyage ?
— Oui, mais en fait non… J’aime beaucoup la vie ici, mais je me dis qu’il y a plein d’autres choses à découvrir dans le monde. C’est vrai que notre aventure avec Long John Silver et ses pirates m’a un peu chamboulé, et depuis que ce filou s’est échappé de l’Hispaniola, je n’arrête pas de penser à lui…
« Tu n’es pas le seul… » pensa Jim, tandis que son amant venait une nouvelle fois taquiner ses pensées.
— … je me dis qu’il pourrait surgir de n’importe où pour se venger et nous faire la peau ! acheva le muppet avec drame.
— Tu t’inquiètes trop. Cela fait déjà plus de cinq ans qu’il s’est échappé. Ce forban est loin et ne reviendra plus…
— Tu as raison, et c’est pour ça que je veux t’accompagner ! J’en ai assez de vivre dans la peur, je veux la vaincre et retrouver ma passion pour le voyage et l’aventure ! J’en ai déjà parlé à ta mère et elle est d’accord pour me laisser partir.
— Si ça vous déranze pas, ze passe mon tour ! marmonna Rizzo, la bouche remplit de muffin. Z’aime trop le confort de l’auberze pour retourner me casser le dos sur un bateau !
Il avait à peine avalé sa bouchée qu’il repartit à l’assaut d’un autre gâteau. Jim reporta son attention sur Gonzo.
— Ça ne me dérange pas que tu m’accompagnes, mais je ne connais pas encore l’objectif de ma mission. Elle risque de ne pas être aussi palpitante notre aventure sur l’île au trésor !
— C’est pas grave, ça me permettra de me remettre dans le bain en douceur !
— En parlant de bain… ! lança la mère Hawkins qui fit irruption dans la pièce, faisant sursauter tout le monde. Cela fait un moment que vous n’en avez pas pris, vous deux ! Ouste, dans le bac !
— Oui, Madame !
Sans se le faire répéter deux fois, les muppets quittèrent précipitamment les lieux, ne laissant à Jim qu’un pauvre muffin à moitié mangé.
— Je suis désolé de partir comme un voleur… confia-t-il avec embarras en terminant la pâtisserie.
— Ce n’est pas grave mon garçon, j’ai l’habitude à présent de tes départs précipités… Prenez soin de vous deux, et je suis sûr que tout se passera bien ! Et qui sait, l’un de vous reviendra peut-être avec une jolie créature à son bras, hum ?
Il croisa son regard, et les mots lui brulèrent les lèvres. Sa mère avait l’air de souhaiter si ardemment qu’il se trouve une femme qu’il eut un mal fou à se retenir de lui avouer la vérité. Mais il pensa soudain à toutes les terribles répercussions que cette annonce pourrait avoir et il ravala son secret, l’enfouissant au plus profond de son cœur.
— Oui maman, peut-être bien…
Sans se douter un seul instant du conflit que vivait son fils, sa mère disparut en lui souhaitant bonne nuit. Dans son lit, il eut tout le loisir de ressasser la visite du soldat, l’étrange intimité avec Eleanor, ainsi que la volonté de sa mère. Et cette fois son esprit s’imposa, lui infligeant une bouillie de problèmes sans solutions et de questions sans réponses.
Que ressentait-il pour Long John ? Était-ce un sentiment sincère, ou une simple passion vouée à s’éteindre ? Et si cela durait, que ferait-il ? Que dirait sa mère ? Que diraient les gens ?
Ces pensées lui firent très peur. Dans ce pays, où les relations entre hommes étaient interdites, comment pouvait-il justifier un si long célibat ?
Et si, au contraire, il s’agissait d’un simple caprice, une attirance passagère ? Si un jour, l’attraction qu’il ressentait pour son mentor finissait par s’essouffler ?
Oui, après tout, il était encore jeune. Tout pouvait changer, il suffisait peut-être d’un peu de temps et de volonté. Peut-être que, dans un futur proche, épouser Lea serait une sage solution. Elle était douce, attentionnée, et une vie à ses côtés serait simple et paisible. Ils auraient un hameau, des enfants, et sa mère serait heureuse de voir son fils enfin posé.
Mais tandis qu’il songeait à une future vie de famille, son cœur se contracta dans sa poitrine. Pourquoi l'idée d'abandonner ses rêves d'aventure ainsi que sa relation, ambiguë mais néanmoins intense, avec Silver était-elle si douloureuse ? Pourquoi, alors même qu’il essayait de mettre de l’ordre dans son esprit, son regard empreint de chaleur et son sourire enjôleur persistaient-ils ?
Comme si cela ne suffisait pas, il rêva de John toute la nuit.