La Perle du Kraken
Chapitre 3 : Je recherche un pirate...
4283 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 26/01/2025 14:24
Comme prévu, Jim partit aux premières lueurs du jour après avoir fait ses adieux à sa famille, en promettant à sa mère de revenir bientôt. C’est le cœur un peu lourd qu’il regarda cette dernière à travers la vitre de la diligence, tandis qu’ils s’éloignaient de l’auberge. Ces réflexions de la nuit dernière n’avaient rien donné de plus que des interrogations et des incertitudes quant à son futur. Et également une forte envie de revoir John, accentuée par les rêves sensuels qui l’avaient poursuivi toute la nuit. Accompagné de Gonzo, le voyage fut bref mais riche en plaisanteries et ils arrivèrent rapidement dans la capitale grouillante de vie et d’animation.
— Ah, Londres ! Ville somptueuse et chargée de promesses ! clama le muppet avec entrain en regardant à travers la diligence les vitrines des magasins, et les rues animées par une foule élégante et modestement vêtu, preuve que les beaux jours arrivaient.
— Méfie-toi, il n’y a pas que de belles promesses dans la capitale… répliqua son ami avec gravité. On peut aussi y trouver de nombreuses choses pas très belles à voir…
— Comme des chapeaux à plumes ?
Il pointait du doigt une vitrine arborant de nombreux chapeaux extravagants, une expression de dégout sur le visage.
— Comme truc pas très beau à voir y a pas pire ! Ça date du siècle dernier, c’est complètement dépassé !
Ils arrivèrent enfin au palais royal. Deux soldats en uniforme les prirent en charge pour les escorter jusqu’à la salle de réunion, où attendaient ceux qui leur dévoileraient enfin l’affaire si importante. Ils traversèrent en silence les vastes couloirs, leurs bottes résonnant sur le marbre immaculé, croisant çà et là quelques nobles et soldats qui les saluaient d’un geste digne. Des causeuses en bois massif, recouvertes de velours, étaient disposées tout le long, rehaussées de tables d’appoint et de candélabres d’argent. Aux murs, de riches tapisseries et des tableaux finement peints complétaient le décor. Gonzo suivait le groupe, les yeux grands ouverts, ne pouvant s’empêcher d’admirer chaque recoin du somptueux bâtiment et de lancer des remarques émerveillées à tout bout de champ.
— Oh, regarde ça, Jim ! Un lustre avec des cristaux ! On a pas ça, à l’auberge !
— Oui, oui, des cristaux. Tiens-toi tranquille, s’il te plait, nous sommes dans le palais royal… ! souffla-t-il, se mordillant les lèvres nerveusement à mesure qu’ils approchaient.
— C’est difficile quand on voit toutes ces merveilles !
Puis ils arrivèrent devant une grande porte en bois massif que les gardes ouvrirent solennellement, et Jim prit une profonde inspiration. Ils allaient enfin connaitre le motif de leur visite. Il s’avança, Gonzo sur ses talons, mais celui-ci fut soudain bloqué par les hallebardes des deux soldats.
— Seule la présence de Sir Hawkins est autorisée ! ordonna l’un deux promptement.
— Oh… dans ce cas je t’attends là, mon ami ! Je vais… papoter pour passer le temps !
La porte se referma et il se retrouva seul, face aux deux soldats qui n’avaient pas du tout l’air de vouloir papoter pour passer le temps. Le capitaine se retrouva dans un bureau richement décoré où l’attendait l’Amiral Kingsley de la Marine Royale, entouré par deux officiers et un homme qu’il ne connaissait pas, portant un élégant costume taupe et une petite mallette.
— Ah, Sir Hawkins ! s'exclama l’Amiral en se levant pour l’accueillir avec un large sourire. C’est un plaisir de vous revoir.
— Amiral Kingsley, le plaisir est partagé, répondit-il en serrant chaleureusement la main que celui-ci lui tendait. Je vois que j’étais attendu, quelle est donc cette mission de la plus haute importance qui m’a été rapportée ?
Les deux officiers saluèrent à leur tour, puis l’Amiral lui fit signe de s’approcher de la table avant de reprendre.
— Avant toute chose, permettez-moi de vous présenter le docteur Samuel Bennett, chercheur et historien, qui nous arrive tout droit de l’île de Tortola, dans les Îles Vierges des Caraïbes.
L’homme, à peine plus âgé que Jim et à l’allure studieuse malgré ses cheveux bruns en bataille, le salua d’un hochement de tête en remettant en place ses petites lunettes rondes. Ses favoris, légèrement touffus, contrastaient avec le menton rasé de près, étrange compromis entre rigueur et laisser-aller. L’Amiral poursuivit :
— Récemment, un navire de la Marine royale a échoué sur le port de Road Town, une de nos colonies des Caraïbes. Le navire était porté disparu depuis des semaines et à son bord, il ne restait qu’un seul survivant… Malheureusement, ce pauvre homme est décédé peu de temps après son arrivée, mais avant de mourir, il a remis ceci au docteur.
L’homme fluet sortit de sa veste deux morceaux de parchemins qu’il déplia, les étalant sur la table. Sur le premier était dessiné une carte, représentant vraisemblablement une île. Sur le deuxième figurait un étrange dessin représentant une sphère incrustée de pierres précieuses.
— Qu’est-ce que ceci ? demanda Jim en désignant le croquis.
— Selon toute vraisemblance, il s’agirait de la légendaire Perle du Kraken, commença le docteur d’une voix douce, mais légèrement tremblante par l’excitation. Cet artefact proviendrait d’une très ancienne tribu des Caraïbes. Il s’agirait d’une énorme perle incrustée de pierres précieuses. Selon les anciennes croyances, quiconque possédait la pierre serait capable de contrôler les océans !
Il y eut un rire étouffé de la part des deux officiers derrière eux, et l’expression de Bennett se fit plus sérieuse.
— Mais bien sûr, pour des hommes rationnels tels que nous, cela pourrait bien être l’opportunité de mettre la main sur cette incroyable relique et la placer en sécurité dans la capitale ! Imaginez un peu le prestige : l’Angleterre sauvegardant l’héritage d’un peuple à jamais disparu !
— Sauf votre respect, si nous tenons tant à la préserver, pourquoi ne pas tout bonnement laisser cette perle où elle est ? souleva le jeune homme.
L’Amiral Kingsley reprit la parole.
— C’est pour cela que nous avons besoin de vous, Capitaine. Nous avons découvert que le navire avait été attaqué par des pirates quelques jours avant de s’échouer. Nous craignons que ces vauriens ne soient également à la recherche de ce trésor. Une perle de cette taille, couplée aux nombreuses pierres précieuses serties autour, c’est la fortune assurée pour ces malfrats !
Jim sentit un frisson parcourir son échine, pensant immédiatement à Silver. Était-il possible qu’il soit mêlé à cette affaire ? Après tout, ce genre de trésor attirerait sans aucun doute la convoitise de ce cher pirate. Mais alors, pourquoi ne pas lui en avoir parlé lors de leur dernière rencontre ? Il n’y avait qu’un seul moyen de le savoir…
— Des pirates, vous dites ? Je comprends mieux ma présence ici, Sir Kingsley. Alors, par quoi commençons-nous ?
Devant l’air décidé du capitaine, le supérieur répondit avec un large sourire.
— Votre vaisseau part dans deux semaines. Cela vous laisse le temps de vous préparer pendant que nous rassemblons l’équipage digne de cette mission. Nous comptons sur vous pour trouver et ramener la Perle du Kraken, avant que ces malfrats ne mettent la main dessus.
— Et je ne vous décevrai pas, Amiral.
Les hommes se levèrent, marquant la fin de la réunion, et il les salua respectueusement avant de quitter la salle. Alors que la porte se fermait derrière lui, il retrouva son compagnon bleu plongé dans un superbe monologue avec les deux soldats qui ne bougeaient pas d’un pouce.
— Alors, vous restez debout toute la journée, comme ça ? Oh là, là ! Moi, je pourrais pas, je m'endormirais au bout de cinq minutes… Et si vous avez envie de vous gratter, vous faites comment ?
Les gardes répondirent par un silence imperturbable.
— Vous avez raison ! Si vous pouvez le faire, il y a pas de raison que j’y arrive pas !
Imitant les soldats immobiles, le muppet plaqua ses bras le long de son corps et se redressa, raide comme un piquet. Mais il ne put tenir plus de quelques secondes, avant de se dandiner d'un pied sur l'autre, incapable de rester en place. Jim ne put s’empêcher de sourire devant sa touchante candeur.
— Gonzo, arrête d’embêter ces Messieurs, nous y allons !
— D’accord, d’accord. En tout cas les gars, c’était super de discuter avec vous !
Ils quittèrent finalement le palais, Gonzo faisant ses adieux à ses deux nouveaux amis muets. Ils partaient avec non pas une, mais deux missions.
— Alors Jim, c’est quoi notre nouvelle aventure ? questionna le muppet avec excitation.
— Dans quinze jours nous partons dans les îles des Caraïbes. On a un trésor à récupérer !
— Oh, un trésor ! D’abord enjoué, sa voix se fit plus inquiète. Mais… qui dit trésor, dit pirates !
— Malheureusement mon ami, je ne peux pas te promettre qu’il n’y en aura pas. Mais sois sans crainte, je te protégerais !
— Je te fais confiance, tu n’es pas capitaine pour rien ! Alors comme ça, on part dans deux semaines ? Ça veut dire qu’on a le temps pour faire les boutiques de Londres ?
— Désolé, mais je dois avant reprendre contact avec une connaissance, et cela risque de prendre du temps.
Il avait en effet décidé qu’il était temps pour lui d’avoir une conversation avec Silver. D’une part, pour avoir le cœur net sur son possible rapport avec l’attaque du bateau royal. Et de l’autre, plus personnelle, pour clarifier ses propres sentiments alors que le visage de sa mère, empli d’espoir, persistait dans un petit recoin de sa tête.
Ils commencèrent les recherches immédiatement, délaissant l’effervescence et l’aristocratie de la capitale. Les deux amants s’étaient quittés la dernière fois sans savoir quand serait la prochaine, le laissant dans le flou total. Était-il en Angleterre ? Ou se trouvait-il déjà dans les Caraïbes, ou encore plus loin sur le globe ? Tant pis, il commencerait ses recherches comme au bon vieux temps de sa traque aux flibustiers : les villes portuaires. Ils démarrèrent par le port le plus proche de leur dernière rencontre : Southampton. Là où John aurait été le plus susceptible de faire escale avant de reprendre la route.
Les quais de Southampton étaient un amas bruyant de cris de marins, de cliquetis de chaînes et d'odeurs de poisson en décomposition. Un orage semblait approcher, rendant le ciel sombre et menaçant. Des navires cabossés tanguaient légèrement sous le poids de leurs cargaisons et les mouettes lançaient des cris stridents depuis leurs vergues. Les tavernes, mal éclairées et encombrées de clients peu recommandables, sentaient la bière renversée et le tabac bon marché. Jim savait que son maître aurait certainement fréquenté ces lieux sordides, là où personne ne posait de questions.
— Souviens-toi Gonzo, nous ne devons révéler notre identité à personne.
Le muppet répondit, peu rassuré en voyant tous ces gens douteux les regarder avec un œil mauvais.
— Mais pourquoi ? On ne fait rien de mal à chercher un gentilhomme – parce qu’on recherche un gentilhomme, n’est-ce pas ?
— Disons cela… Ils s’arrêtèrent devant une taverne sordide qu’il jugea parfaite pour un début. Surveille la porte, et viens me trouver si tu vois une personne suspecte, d’accord ?
— Je veux bien mais, il y en a déjà partout…
Il regarda autour d’eux. Ils étaient en effet entourés de malfrats balafrés, de muppets antipathiques, et d’alcooliques en tout genre qui décuvaient leurs boissons à même le sol.
— Je veux dire, si tu vois une personne encore plus suspecte…
L’auberge était pire à l’intérieur. La lumière du jour filtrant difficilement des vitres sales ou cassées, il se dégageait une horrible odeur de soufre et d’alcool. Il n’y avait aucune musique et les seuls sons provenaient des chuchotements des quelques clients, semblant tous cacher quelques horribles secrets dans leurs barbes. Dès son arrivée, tous les regards se tournèrent vers le nouveau venu et il y eut un lourd silence. Puis les conversations reprirent lentement, comme si de rien n’était. Il s'approcha du comptoir, feignant de s'intéresser aux bouteilles poussiéreuses sur les étagères derrière le barman.
— Un rhum, s'il vous plaît, lança-t-il d'un ton détendu, s'appuyant nonchalamment sur la planche de bois crasseuse et collante.
Le tavernier, un muppet humanoïde à la barbe hirsute, s'exécuta sans un mot. Il but une longue gorgée, puis poursuivit :
— Je suis à la recherche de quelqu’un, vous auriez peut-être des informations sur lui. Un vieux marin, à l’allure soignée, avec une jambe de bois, un perroquet sur l’épaule. Il préfère les endroits comme celui-ci pour éviter de croiser trop de monde…
Le muppet leva un sourcil, visiblement intrigué par cette question.
— Y a parfois des types comme ça par ici… Pourquoi tu l’cherche ? demanda-t-il d’une voix calme mais ferme, son regard devenant plus perçant. Jim savait qu'il devait rester prudent.
— Disons que c'est un ami… j’ai une dette envers lui…
— Une dette, hein ? Ton ami, il serait pas dans la piraterie par hasard ?
— J’vais pas vous mentir, Monsieur…
— Pour c’qui est de la discrétion, t’es au bon endroit. Mais les pirates, j’les accepte plus dans ma bâtisse. Ils causent trop d’soucis.
— Et qui vous dis que j’en suis pas un ?
Le muppet eut un rictus, laissant apercevoir un sourire édenté.
— Toi ? Avec ta tête de freluquet et tes mains propres ? Me fais pas rire, gamin. Les pirates, je les reconnais de loin !
— Et si j’en étais un, où irais-je pour me reposer et dépenser mon butin dans de la boisson ? poursuivit le jeune homme sans se soucier de ses moqueries.
— Vers l’est du port, tu trouveras une rue avec de nombreuses auberges. Je sais qu’ils aiment bien traîner là-bas. T’y trouveras surement ton compte, Monsieur le pirate !
Il termina sa boisson puis, glissant quelques pièces sur le comptoir, ressortit de la taverne.
— Alors, tu as trouvé le Monsieur que tu cherchais ? demanda Gonzo, plein d’espoir.
— J’ai bien peur que nous devions nous enfoncer vers des endroits encore plus mal famés qu’ici.
— Encore plus ? Oh là là, mais quelle crapule sommes-nous en train de chercher ??
Arrivé à l’est du port, ils constatèrent que le tavernier n’avait pas menti. La rue ressemblait à ce qu’ils venaient de traverser, à la différence que les pirates semblaient en avoir pris le contrôle. Il n’y avait aucun soldat à la ronde, des femmes très peu habillés les abordèrent avec insistance et Jim dû sortir son arme à feu pour dissuader un brigand qui voulait les détrousser. Ils pénétrèrent rapidement dans la première auberge qu’ils trouvèrent. Ils poussèrent un soupir de soulagement : l’ambiance était plutôt chaleureuse, aucun client n’étant encore complètement saoul pour causer des ennuis.
— Assieds-toi ici et ne bouge pas. Je vais nous chercher à boire.
Il s’approcha du comptoir et, après avoir commandé, commença à questionner le maître des lieux.
— Et il serait comment vot’ bonhomme ? demanda l’homme à l’allure crasseuse en crachant dans un verre avant de le nettoyer grossièrement.
— Vous n’auriez pas pu le manquer ! clama Jim, essayant de ne pas être écœuré par ce qu’il venait de voir. Un vieux loup de mer avec une jambe de bois et un perroquet ! Un sourire carnassier, une barbe bien taillée, et des yeux bleus aussi vifs qu’un orage et…
Se rendant compte qu’il allait trop loin dans sa description, il se ressaisit.
— Bref… c’est lui que je recherche. Vous le connaissez ?
Le tavernier fit semblant de réfléchir.
— P’têtre. J’vois beaucoup de visage dans la journée…
Jim sortit une bourse qu’il jeta sur le comptoir.
— Et maintenant ?
— Ah si, ça m’revient ! s’exclama le barman en rangeant la bourse dans sa poche. Avec un manteau rouge et une volaille toute verte sur l’épaule ! Un sacré gaillard çui là, hein ? Il a pas la langue dans sa poche, ça non ! Il était là y a même pas quelques jours, il a dit qu’il était à la recherche d’un homme qui v’nait souvent ici.
Le visage de Jim s’éclaircit. John se trouvait encore en Angleterre !
— Vous a-t-il dit le nom de cet homme ?
— Il a dit qu’il s’appelait Thorne, un truc comme ça. Un type de son espèce, quoi ! Je lui ai dit qu’ça faisait un moment que j’avais pas entendu parler de lui !
— Et ensuite ?
Les petits yeux de l’homme brillèrent d’une lueur sournoise.
— Ah, j’sais plus trop… Ma mémoire n’est plus c’qu’elle était… ! déclara-t-il d’un air faussement innocent, tout en nettoyant son comptoir avec chiffon qui dégageait une odeur atroce.
Le capitaine sortit une autre bourse qu’il posa brusquement sous le visage bouffi du tavernier.
— Et ensuite ? répéta-t-il avec impatience, regardant la bourse disparaitre dans une autre de ses poches crasseuses.
— Ensuite il m’a demandé si Ninon était toujours dans l’coin ! À mon avis, il avait envie de se payer un peu de bon temps ! déclara le tavernier avec un rire gras.
— Comment cela ?
— Bah Ninon, c’est une fille d’la rue quoi. T’as dû en croiser, dehors ! J’la connais bien, elle travaille souvent par ici ! Des fois j’lui offre un verre ou une assiette en échange de ses… services, si tu vois c’que j’veux dire !
L’homme fit un clin d’œil lourd de sous-entendu, et Jim sentit subitement une chaleur désagréable lui brûler le ventre.
— Je vois très bien merci, répliqua-t-il, les dents serrés. Où est-ce que je peux la trouver ?
— Oh, elle doit traîner, par-là ! Une donzelle espagnole avec de longs cheveux noirs, tu peux pas la rater !
Sans un remerciement il quitta précipitamment le comptoir, la chaleur continuant de gronder dans son ventre. Il déposa rapidement les verres sur la table et ordonna à Gonzo.
— Reste ici, à l’abri. Je n’en ai pas pour longtemps.
Sans attendre sa réponse, il ressorti dans la rue. Après quelques pas seulement, il remarqua une des femmes dans la rue. D’une trentaine d’années, la peau halée et ses cheveux d’ébène tombant négligemment sur ses épaules frêles, son charme indéniable semblait s’être effacé avec le temps et les épreuves. Il l’accosta sans formalité.
— C’est toi Ninon ?
Elle leva vers lui des yeux fatigués, un sourire en coin étirant ses lèvres grossièrement teintées d’un pourpre criard.
— Ça dépend, répliqua-t-elle d'une voix traînante, ses yeux le scrutant de haut en bas, t'as de quoi payer, beau blond ?
Sans un mot, il plongea la main dans sa poche et sortit quelques pièces qu’il lui montra brièvement avant de les glisser dans sa paume tendue. Ninon hocha la tête, satisfaite, et se redressa en lui faisant signe de la suivre. Ils se faufilèrent dans une ruelle sombre et malodorante, Jim la suivant de près tout en jetant des coups d’œil pour s’assurer que personne ne les suivait. Que dirait son ami s’il le voyait ? Une fois hors de vue, elle se tourna vers lui et s’approcha de sa ceinture avec des gestes mécaniques mais il l’arrêta.
— J’ai besoin d’informations.
D’abord surprise, elle parut finalement satisfaite. — Tant mieux, c’est le même prix et ça dure moins longtemps. Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Il y a quelques jours, un pirate est venu te voir. Il avait une jambe de bois et probablement un perroquet avec lui ?
— Tu veux parler de Silver ? Ouais, il est venu me rendre visite. Toujours aussi charmeur, celui-là…
Il fronça les sourcils. L’idée de lui demander ce qu’elle entendait par « charmeur » lui effleura l’esprit, mais il se retint et demanda plutôt :
— Que te voulait-il ?
Ninon laissa échapper un petit gloussement avant de faire mine de réfléchir.
— Voyons… Il m’a demandé des nouvelles d’un de mes anciens clients de l’époque où je vivais à Bristol…
— Ton client s’appelait Thorne, pas vrai ?
— Tu le connais, alors ? C’était un de ces vieux rival à l’époque, il voulait savoir si je l’avais revu.
Elle marqua une pause, son sourire se fanant légèrement.
— Je lui ai dit : c’était un bon client, Thorne. Pas un mauvais bougre… enfin, pour un pirate ! Il payait bien à l’époque, venait souvent me voir… Dès fois, après nos « affaires », il me racontait même un peu sa vie, ses déceptions sentimentales.
Elle soupira, les yeux perdus dans ses souvenirs.
— Nous étions très proche, j’espérais même qu’un jour il m'emmène en mer avec lui, loin de toute cette misère !
Jim écouta sans un mot. En temps normal, il aurait pu éprouver de la compassion pour la jeune prostitué, mais l’étrange agacement qu’il ressentait l’empêchait de se sentir concerné. Elle poursuivit en grimaçant.
— Mais tout a changé quand il s’est mis avec sa poule, il y a quelques années. Une ancienne conquête de Silver. Morgane, qu’elle s’appelait. Une vraie beauté, celle-là. Plus jolie que moi, en tout cas ! ajouta-t-elle avec un petit rire. Et Thorne, il a fini par ne plus venir me voir…
Une ancienne conquête. Cette fois, la contrariété qu’il ressentait se mua subtilement en colère. Ses poings s’étaient serrés, ses lèvres disparaissant dans une expression tendue. Dans la pénombre du ciel orageux et de l’heure tardive, Ninon ne remarqua rien. Terminant son récit, elle haussa les épaules, comme si tout cela n’était qu’un simple chapitre de sa vie déjà usée.
— Et moi, j’ai quitté Bristol peu après. Les soldats commençaient à rendre mes affaires compliquées là-bas. Southampton est un peu plus tranquille, si on peut dire.
— Il t’a dit quelque chose d’autre, Silver ?
— Rien du tout. Je pense qu’il a dû se rendre à Bristol, puisque c’est là que j’ai vu Thorne pour la dernière fois.
Il avait obtenu tout ce qu’il voulait. Marmonnant un vague merci, il commençait à quitter la ruelle lorsque Ninon fit un pas vers lui, le sourire retrouvé sur ses lèvres.
— Attends un peu, joli cœur, tu repars déjà ? Tu as payé, non ?
— Oui, pour des informations. Et je les ai obtenus, souffla-il, la mâchoire contractée.
Sans manière, elle commença à glisser sa main sur son pantalon.
— Oh, aller. Ça serait dommage de se quitter comme ça… Pour le même prix, je pourrais te faire la même chose qu’à Silver…
C’était tout ce qu’il ne souhaitait pas entendre et la remarque fit exploser la colère qu’il ressentait. Avant même qu’il ne puisse se contenir, Jim fit volte-face et la plaqua violemment contre le mur.
— Tais-toi ! Ne dit plus jamais cela !
Le souffle coupé, elle écarquilla les yeux de peur et de surprise tandis les mains puissantes agrippaient ses épaules avec force. Il resta ainsi une trop longue seconde, avant de réaliser ce qu’il venait de faire. Qu’est-ce qu’il lui arrivait ? Il relâcha son emprise et recula légèrement, les mains tremblantes et le souffle court. Ninon reprit ses esprits, encore sous le choc, et cracha avec colère :
— T’es malade, mais qu’est-ce qui t’prend ??
Sachant qu’il était allé trop loin, le jeune homme préféra partir afin d’éviter d’attirer l’attention de personnes plus dangereuses.
— Gonzo, on s’en va ! lança-t-il après avoir brutalement ouvert la porte de la taverne.
Le muppet, qui avait réussi à se trouver des compagnons pour discuter, fut surpris par son ton sec et froid.
— Qu’est-ce qui se passe ? Tu as trouvé ton bonhomme ?
— J’ai dit : on s’en va !!
Il eut un mal fou à reprendre son calme, son esprit oscillant entre la peur et la colère. À la fois effrayé et inquiet, Gonzo finit par lui emboîter le pas. Ensemble, ils s’éloignèrent enfin des ruelles sombres et malfamées de Southampton, laissant derrière eux l’odeur âcre de la ville portuaire.