La Perle du Kraken

Chapitre 4 : Les ombres du passé

3192 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 26/01/2025 14:38

Le claquement régulier des sabots des chevaux résonnait sur la route poussiéreuse alors que la diligence avançait lentement à travers la campagne. À l'intérieur, l'ambiance était pesante, presque étouffante. Jim, assis près de la fenêtre, fixait obstinément le paysage qui défilait sans réellement le voir. Ses bras croisés et son front plissé trahissaient la tempête silencieuse qui grondait en lui.

Le visage de Ninon, marqué par la peur lorsqu'il l’avait plaquée au mur, revenait sans cesse dans son esprit. Comment avait-il pu perdre le contrôle ainsi ? Il avait agi avec une brutalité qui le dégoûtait et il s’en voulait terriblement. Cela ne lui ressemblait pas, et ce n’était pas le genre d’homme qu'il voulait être. 

Mais au-delà de la culpabilité, il y avait cette autre émotion, encore plus insidieuse, qui s’était faufilée dans son esprit et l’empoisonnait désormais jour après jour : la jalousie. La simple idée que Silver ait accepté les services d’une prostituée, que ses mains caressent sa peau, le rendait fou. Il avait toujours ressenti une légère frustration vis-à-vis de son mentor, durant leurs cinq années de séparation. Des interrogations sur ses possibles conquêtes ou ses aventures. Mais le sentiment était léger et facilement dissipable. Celle-ci en revanche semblait lourde, brutale et irrationnelle. Était-ce leur nouvelle relation qui le mettait dans cet état ? Une vague de colère le traversa à nouveau, un peu contre le pirate, beaucoup contre lui-même. Il serra les dents, incapable de trouver un apaisement. De l'autre côté du compartiment, Gonzo observait ses traits tirés et sa mâchoire tendue avec une inquiétude grandissante. Il n'était pas habitué à voir son ami aussi renfermé. Lui-même, habituellement si jovial, se sentait maintenant mal à l’aise dans cette étroite diligence à l’atmosphère si lourde.

— Tu es bien silencieux, finit-il par lancer d'une voix qui se voulait légère. C'est le voyage qui t’angoisse ? Parce que moi, je trouve ça presque apaisant ! Surtout quand le cocher fait exprès de nous secouer sur les bosses ! Quel boute en train, ce cocher !

Jim ne réagit pas, ses yeux fixés sur l'horizon. Il fronça les sourcils, puis tenta une nouvelle approche.

— Tu sais, on pourrait peut-être trouver un petit quelque chose à boire à la prochaine auberge. Ça nous remettrait d’aplomb avant d’arriver. Tu pourrais me raconter ce qui te rend si maussade ?

Le jeune homme poussa un soupir, réalisant que sa colère aveuglante n’était pas juste vis-à-vis de son camarade.

— Désolé… je ne devrais pas te faire subir cela. Je vais bien, ne t’en fait pas…

— Oh tu sais, c’est pas la première fois que je te vois bougon ! Tu es sûr que tu veux pas en parler ?

Il se pinça les lèvres, hésitant. Mais encore une fois, les mots bloquèrent dans sa gorge. Il était trop dangereux de parler de son aventure avec John. Après un instant de silence, il finit néanmoins par relâcher un peu de tension sur ses épaules.

— J’ai fait une bêtise l’autre soir au port, dont je ne suis pas fier…

— Oh… c’est si grave ? 

— Non. Non, je pense que ça va passer. Ne t’inquiète pas.

Un sourire timide prit place sur ses lèvres et Gonzo parut retrouver sa jovialité habituelle.

— Tu sais ce qui permet de faire passer la mauvaise humeur ? La chanson ! Tu te rappelles tous ces chants que nous ont appris les marins sur l’Hispaniola ?

Cette fois, Jim laissa échapper un rire sincère en le voyant se lever sur son siège et s’éclaircir la voix.


In Yarmouth town there lived a man

Kept a little tavern down by the strand

The landlord had a daughter, fair

A pretty, little thing with the golden hair


One night, there came a sailor man

And he asked the daughter for her hand

"Why should I marry you" she said

"When I got all I want without being wed?"


And won't you come down? Won't you come down?

Won't you come down to Yarmouth town?


Ils passèrent ainsi le reste du voyage l’esprit plus léger, chantant et riant comme des enfants. Trois jours plus tard, ils étaient arrivés dans l’immense ville portuaire qu’ils connaissaient bien, l’auberge familiale n’étant qu’à quelques lieux de là. Gonzo était enchanté de revenir en ces lieux joyeux et animés, bien loin de la morosité de Southampton.

— Le cabinet de Trelawney n’est pas loin, et si nous allions le saluer ?

— Peut-être plus tard, nous devons d’abord nous concentrer sur notre premier objectif, répondit Jim en traversant la grande place devant l’hôtel de ville.

— Je ne peux pas t’aider si tu ne me révèle pas qui on recherche depuis des jours !

— Je te l’ai déjà dit dans la diligence, on cherche un pirate dénommé Thorne. C’est tout ce que je sais, ça et qu’il… qu’il…

Il s’interrompit soudain. Un jeune marchand ambulant était occupé à vendre des journaux devant l’immense fontaine de la place, criant les gros titres pour attirer l’attention.

— Écoutez, écoutez, messieurs et dames ! Dernières nouvelles ! Un homme retrouvé mort dans son appartement, en plein cœur de la ville ! Une affaire louche, la piste d'un règlement de compte entre pirates est envisagée ! Grands débats au Parlement, des réformes en vue pour les taxes sur le commerce !

Trop gros pour être un simple hasard, il s’approcha alors du jeune garçon et lui acheta un journal qu’il lut rapidement. Tout à coup un frisson glacé lui parcouru l’échine. Et si c’était Silver qui avait été tué ? Il préférait ne pas y penser.

— Eh bien, nous auront peut-être le temps de saluer ce gros ours de Trelawney, finalement. Regarde, l’homme assassiné n’habitait pas loin d’ici, allons mener notre enquête !

Ils arrivèrent rapidement sur les lieux du drame, un immeuble plutôt sophistiqué dans un quartier tranquille. Pas étonnant que le meurtre ait fait la une des journaux : l’endroit ne semblait pas être le lieu pour un règlement entre pirates. Les deux amis furent cependant plutôt mal accueillis par le propriétaire des lieux.

— D’abord les soldats, puis les scribouillards et maintenant les petits curieux dans votre genre ! Vous croyez que j’ai que ça à faire de mes journées ?? râla le vieil homme, énervé.

— Je comprends tout à fait, Monsieur. Cependant c’est au sujet de l’enquête. La piste d’un règlement de compte a été envisagé et l’on m’a mandé pour récolter des informations.

Il montra son insigne de capitaine, comme pour donner du poids à ses arguments, et l’acariâtre propriétaire chercha un autre moyen de faire le difficile.

— Bon, vous, vous pouvez rentrer, mais le muppet reste sur le perron ! ordonna-t-il, fixant celui-ci d’un œil mauvais.

Il le regarda d’un air désolé. Décidemment, son pauvre ami ne semblait être à sa place nulle part !

— Prend ton temps ! rassura celui-ci de son habituelle voix enjouée. On est passé devant une jolie auberge tout à l’heure, et si je prenais une chambre ?

— Bonne idée, Gonzo ! Je te rejoindrais dès que j’aurai terminé !

À peine sa phrase achevée, le vieux grincheux le poussa sans ménagement dans le hall d’entrée.

— Et on traîne pas, j’ai autre chose à faire ! C’est au troisième étage, sous les toits ! Non de Dieu…

Le couloir avait un aspect défraichi et sentait fort l’humidité, contrastant avec l’aspect extérieur pourtant si charmant. Ils montèrent les vieilles marches de bois qui grinçaient sous chaque pas.

— Vous connaissiez votre locataire ? demanda l’invité, brisant le silence malaisant.

— Non. Et j’ai encore moins envie de le connaitre maintenant que j’ai entendu ce qu’on dit sur lui…

— À quel sujet ?

— Vous êtes sûr que vous travaillez sur l’enquête ? Z’avez pas entendu les rumeurs ? Il serait un pirate et son meurtre, ça serait un règlement de compte ! Quand je pense qu’une telle saloperie vivait sous mon toit…

Il cracha son mépris par la fenêtre qui donnait sur la rue. 

— Si vous voulez mon avis, ‘faudrait tous les pendre… !

— Et comment était-il ? Je n’ai pas encore vu le corps.

— Il commençait à se faire vieux, le bougre. Sa barbe avait tendance à grisonner. Il avait un visage plutôt sympathique et c’était un type très discret. Il cachait bien son jeu, le chien !

La question lui brûlant les lèvres, Jim tenta :

— Et… j’ai entendu dire qu’il avait une jambe de bois ?

— En bois ? On vous a raconté des salades ! Il était intact, le bonhomme, sûrement pas le genre à partir à la guerre !

Il fut soulagé, mais une autre interrogation prit rapidement la place : et si c’était Silver qui avait abattu cet homme ? Ils arrivèrent finalement au dernier étage. Il n’y avait qu’un seul appartement, aménagé sous les combles emplis de toiles d’araignées, et le propriétaire ouvrit la porte avant de s’écarter.

— J’vous accompagne pas, hors de question que je mette les pieds dans ce trou à rat. Et faites vite !

La porte fut refermée derrière lui, se retrouvant seul dans la petite pièce. Le plancher grinçait sous ses pas, soulevant une fine poussière qui lui piquait les narines et les murs n’étaient couverts d’aucune tapisserie, révélant leur décrépitude. Le vent s’engouffrait par les minuscules interstices autour de la fenêtre avec un léger sifflement. L’endroit était imprégné d’une odeur de rhum rance et de tabac froid.

Une paillasse servant de lit était posée près du mur face à la porte, et un pot de chambre vide gisait dans un coin. Une table et sa chaise constituait l’unique mobilier de l’appartement, celui-ci ne comportant même pas une baignoire pour se laver. Depuis que les soldats s’étaient débarrassés du corps, le temps semblait s’être arrêté dans la petite pièce. Sur la table se tenait un verre et une bouteille de rhum renversé, dont le liquide avait coulé sur le sol en bois. Un cigare éteint à moitié consommé était tombé par terre, et il s’imagina l’homme assit sur sa chaise, fumant et buvant tout son soûl pour se faire lâchement attaquer par derrière.

Il aperçut alors la grosse malle, près du lit de fortune et décida d’aller y jeter un œil. Elle contenait divers objets, des armes, des vêtements ainsi qu’une grosse pile de courrier. Il trouva une gravure, abimée par le temps, d’un homme d’une trentaine d’année. Des cheveux sombres au reflet de bois, la barbe fournie, et un regard d’une clarté bienveillante, bien loin des visages habituellement menaçants des pirates. Derrière la gravure était écrit « William « Thorne » Grey – 1707 ». Il avait donc bel et bien trouvé l’ancien rival de John. 

Posé sur la pile se trouvait un papier froissé qu’il déplia rapidement. Son cœur rata un battement lorsqu’il reconnut la forme ronde et grossièrement dessinée dessus comme étant la tache noire, ce funeste présage qui condamnait à mort tout pirate qui le recevait. Qui lui avait envoyé ce macabre courrier ? Cherchant d’autres indices, il décida de survoler rapidement le tas de lettres. Il discerna du coin de l’œil le mot Silver, écrit sur une d’entre elles, et commença la lecture d’une main tremblante.


03 octobre 1712

Mon cher ami,

Cela fait bien trop longtemps que je n’ai pas pris le temps de t’écrire. Les choses ont beaucoup changé depuis notre dernière rencontre, et je me rends compte que je pense souvent à toi. Ton amitié me manque, tout comme les moments que nous avons partagés. 

Silver et moi… c'est compliqué. J'ai longtemps cru que nos chemins resteraient liés, il semblerait que nous ayons pris des directions différentes. Je ne reconnais plus cet homme avec qui j'ai partagé tant de choses. La vérité, c'est que j'ai décidé de le quitter. Cette vie à ses côtés ne me convient plus. 

Je me tourne vers toi, car tu es le seul à m’avoir réellement compris. Tu as toujours été là quand j'en avais besoin. L’amitié que nous partagions autrefois était précieux, et je ne peux m'empêcher de me demander si elle aurait pu devenir autre chose. 

Je voulais te dire que je compte venir te rendre visite très bientôt. J’ai besoin de retrouver cette complicité que nous avions, de me rappeler que tout n’est pas perdu. Peut-être que toi et moi pourrions écrire un nouveau chapitre de notre histoire. Peut-être que le destin a voulu que nos chemins se recroisent à ce moment précis. 

Après tout, rien n’est jamais écrit d’avance, n’est-ce pas ?

Con todo mi afecto,

Morgane


À en voir la date inscrite sur le papier, la correspondance remontait d’à peine quelques mois après les évènements sur l’Hispaniola. Terminant la lecture, Jim resta un moment figé, digérant ce qu’il venait d’apprendre et l’histoire qu’il commençait à interpréter.

Silver avait eu un jour une aventure avec cette Morgane. Elle l’avait quitté pour Thorne, un ancien rival. Et l’histoire d’amour venait de connaitre une tragique destinée. Ses intestins se tordirent douloureusement dans son ventre et il enfouit son visage dans ses mains. Il serait encore amoureux d’elle ? Aurait-il tué son rival par vengeance, ou jalousie ?

On tambourina soudain à la porte et il eut tout juste le temps de ranger les lettres avant que celle-ci ne s’ouvre sur le propriétaire.

— Vous avez dû trouver tous les indices qu’il vous fallait maintenant, il est temps de ficher le camp !

Après l’avoir remercié, le jeune homme quitta les lieux avec lenteur, se sentant un peu vidé après toutes ces découvertes. Il rejoignit Gonzo, qui avait réservé une chambre pour la nuit dans une confortable auberge, et ils prirent leur repas dans la salle commune bondée de monde et à l’ambiance fêtarde.

— Tu manges pas, Jim ?

Il jeta un rapide coup d’œil à son assiette, mais son estomac était encore noué et il sentit qu’il ne pourrait rien avaler.

— Je n’ai pas très faim…

— C’est à cause de ce Thorne, pas vrai ? C’est lui qu’on cherchait depuis quelques jours ?

— Oui… mentit le jeune homme à contrecœur, mais quelqu’un l’a trouvé avant nous… Nous irons saluer Monsieur Trelawney, comme promis, puis nous rentrerons à Londres pour préparer notre voyage.

— J’ai hâte de reprendre la mer ! Ça sera comme au bon vieux temps, on travaillera dur toute la journée, et le soir on chantera des chansons à la belle étoile !

L’engouement de son ami était contagieux, et l’ombre d’un sourire apparut enfin sur son visage.

— Oui, à la différence qu’aujourd’hui, nous ne serons plus des mousses, mais un capitaine et son prestigieux invité !

— Et cette fois on sera que tous les deux, sans une fripouille de pirate pour te manipuler ! Euh… je plaisante … ! ajouta-t-il devant son air contrarié.

Bien qu’innocente, la phrase l’avait un peu heurté. Il s’en voulait toujours d’avoir délaissé ses deux amis lors de leur premier voyage à bord de l’Hispaniola, et mettre autant Gonzo de côté pendant ces derniers jours de recherche l’avait agacé. Ils passèrent une heure de plus dans la salle, observant les danses et les musiciens qui venaient divertir la clientèle. Le muppet avait l’air de bien s’amuser, mais Jim restait plongé dans ses pensées, le regard triste.

Entrevoir ainsi le passé de Silver, qui ne lui avait jamais rien révélé par lui-même, lui donnait une désagréable sensation de voyeurisme. Découvrir en plus de cela qu’il avait un jour pu aimer - ou même aimer encore – quelqu’un d’autre le dévorait de l’intérieur. Son maître avait vécu énormément de chose avant de le rencontrer et il avait tout à coup l’impression de ne pas être grand-chose. Une petite aventure, un plaisir éphémère, dans la vie déjà énormément remplie de Long John. Il repensa subitement à Eleanor, à sa mère et a ses inquiétudes. Il devait se faire une raison : son destin ne semblait pas être avec John. Celui-ci semblait, en toute vraisemblance, ne pas l’inclure dans le sien…

Sa seule petite consolation était que le pirate n’avait rien à voir avec l’attaque du bateau dans les Caraïbes. Il semblait en effet vivre une tout autre aventure. La phrase de Ninon fit écho dans sa tête et il se mit à imaginer son amant dans les bras d’une femme inconnue, commençant à se torturer l’esprit avec des scènes de plus en plus douloureuses. Épuisé, il finit par se lever en ne songeant qu’à une chose : s’endormir rapidement pour se réveiller seulement au petit matin.

— Je monte me coucher.

— Oh déjà ? Il est pas si tard ! objecta le muppet, un peu déçu.

— Tu peux rester, si tu le souhaites, mais moi j’ai besoin d’un bon sommeil réparateur.

Il monta les escaliers avec lenteur et ouvrit la porte de la chambre. Tout à coup, la lame froide d’un couteau se glissa près de son cou et une main se plaqua contre sa bouche, l’empêchant de crier. Le temps que son corps ne soit imprégné d’adrénaline, il entendit une voix suave s’élever derrière lui dans un souffle chaud.

— On ne t’a pas appris que la curiosité est un vilain défaut ?

L’assaillant desserra sa prise et Jim se retourna, faisant face à celui qui avait hanté ses pensées toute la soirée.

— Bonsoir, Monsieur Hawkins. Vous me cherchiez, il me semble ?

Long John Silver, le pirate légendaire, se tenait devant lui droit et fier, son éternel sourire malicieux sur le visage. Comme s’ils ne s’étaient jamais quittés, il se pencha pour capturer les lèvres de son ancien élève, qui abandonna toute résistance face à l'emprise irrépressible qu’avait cet homme sur son esprit et son cœur.

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