La Perle du Kraken
C’est le lendemain, après une trentaine de jours de voyage, que l’Invincible arriva enfin au port de Road Town.
— Regardez là-bas, Capitaine, indiqua Bennett en pointant le port.
Jim aperçut une carcasse presque totalement démantelée de ce qui devait être jadis un superbe navire. Des artisans étaient occupés à extraire planches, clous et tout ce qui pouvait encore avoir une utilité.
— Bientôt, il n’en restera rien, termina le docteur en faisant un signe de croix solennel. Que tous ces soldats reposent en paix.
Il comprit qu’il s’agissait là de tout ce qu’il restait du bateau militaire qui s’était échoué plusieurs semaines auparavant. Son visage se ferma, constatant une fois encore la violence et la cruauté dont pouvaient faire preuve les pirates.
Leur bateau fut amarré sous les yeux de quelques passants curieux qui s’étaient arrêtés un instant, avant de reprendre leur route comme si de rien n’était. Ils étaient bien loin de leur départ en fanfare d’Angleterre. La passerelle fut installée et le capitaine descendit enfin sur les quais, entouré par Bennett et deux soldats qui leur serviraient de protection. Sans le vent marin pour leur offrir sa fraicheur, l’air poisseux leur colla aussitôt à la peau, et leurs chemises, encore légères quelques instants plus tôt, devinrent un fardeau étouffant sous le soleil impitoyable.
— Dites aux hommes d’attendre le ravitaillement, ordonna-t-il à un officier. Et interdiction formelle de quitter le port. Aucune discussion avec les habitants ne sera tolérée, compris ?
Balayant du regard les routes de terre battue, il remarqua les visages perplexes des passants qui ne s’attendaient pas à voir débarquer un bateau aussi prestigieux. Il demanda, un peu anxieux :
— Docteur, vous êtes sûr que ces gens pourront nous ravitailler ? J’ai peur que nous les prenions au dépourvu…
— Pas d’inquiétude ! Ils ont dû recevoir la missive envoyée il y a plusieurs semaines, et d’autres villages se trouvent non loin. Suivez-moi, le fort Burt est un peu plus au sud. Je vous promets que nous aurons ce qu’il nous faut !
Ils longèrent les quais de la ville, suant sous l’implacable chaleur malgré la présence de palmiers élancés et d’arbres tropicaux qui leur offraient par moment un peu d’ombre. En approchant du fort, Jim observa les immenses murs blanchis, marqués par le sel et l’usure du temps. Les lourds canons alignés sur les remparts pointaient vers la mer, témoins silencieux des batailles passées. La cour intérieure était bruyante, quelques soldats s’exerçant au tir et à l’endurance, tandis que d’autres se défiaient entre eux pour tester leur force. Certains, moins rigoureux, flânaient près des ombres des bâtiments, échangeant des plaisanteries ou sirotant une ration de rhum, tandis qu’un groupe jouait aux dés sur un tonneau vide. Les Anglais, le teint brûlé par le soleil, arboraient une peau si hâlée qu’on aurait presque eu du mal à les différencier de leurs homologues antillais.
Ils arrivèrent enfin devant une imposante bâtisse aux murs épais, et en franchirent le seuil. Dès qu’ils pénétrèrent à l’intérieur, la fraîcheur et la pénombre les enveloppèrent, offrant un répit bienvenu face à la fournaise extérieure. Jim s’essuya le front, décollant les mèches couleur miel de son visage. Lui et ses deux soldats étaient dans un état lamentable, ruisselant de sueur après cette courte excursion qui les avait mis à rude épreuve. Seul Bennett, plus habitué au climat tropical, semblait supporter l’étouffante chaleur sans trop de peine, ses boucles cacaotées à peine alourdies par la moiteur. Devant eux se dressait un élégant bureau où était installé un homme à la carrure plutôt impressionnante. Comme ses soldats, le soleil s’était occupé de brunir sa peau d’anglais et blondir ses cheveux courts. Il se leva à l’arrivée des visiteurs et les accueillit d’un geste ouvert, laissant apparaitre de discrètes auréoles, preuve que la chaleur tropicale continuait à l’éprouver après des années d’adaptation.
— Bienvenue au Fort Burt ! Je suis le Capitaine Edward Stirling !
L’homme parlait un anglais parfait, mais on pouvait noter un accent créole assez prononcé. Tentant vainement d’essuyer la moiteur de sa main, Jim serra celle qu’il lui tendait.
— Enchanté Monsieur, je suis le Capitaine Jim Hawkins. Nous venons tout droit d’Angleterre.
Voyant les hommes ruisseler de transpiration, Stirling ajouta avec un sourire.
— Ah, vous tombez mal ! À cette heure-là, le soleil cogne comme une vraie fournaise ! Alors, Messieurs, dites-moi, qu'est-ce que je peux faire pour vous ?
— Nous sommes envoyés par la royauté pour une mission sur une île, non loin d’ici. Nous avons une demande royale de ravitaillement, mais je pense que vous êtes déjà au courant.
— Ah oui, ça me dit quelque chose ! C’est vous, l’expédition de l’île du Calmar, hein ?
Il fouilla dans le tiroir de son bureau et en sortit un parchemin, parcourant rapidement le contenu de ses petits yeux malicieux.
— J’ai la missive ici, oui ! Vous devez vous ravitailler en eau et en vivres…
Il leva les yeux vers le groupe et ajouta : — Votre bateau, y’avait pas assez de place ?
— Le bateau est très grand, mais les cales sont remplies d’armes et de munitions, et…
Jim s’interrompit quand Stirling éclata de rire, sa voix grave résonnant dans la petite pièce. Il eut un pincement au cœur. Son rire lui rappela celui de John, si expressif.
— Ah, mais j’plaisante, hein ! Vous faites bien c’que vous voulez d’vos cales, moi j’vais pas aller discuter une missive royale !
Il se releva de sa chaise et appela son second qui arriva immédiatement, comme s’il n’avait jamais été très loin.
— Y’a du boulot, rassemble des hommes. Faut descendre les tonneaux qu’on stocke dans la réserve, jusqu’à leur bateau !
En entendant ses ordres, Jim et Bennett s’échangèrent un regard heureux. Puis Stirling ajouta en se tenant le ventre :
— On va laisser les gars gérer le chargement ! Ça va vous prendre tout l’après-midi avant qu’vos cales soient pleines. Restez donc manger un morceau avec moi, c’est moi qui vous invite !
Le repas fut servi dans une petite salle à manger privé, simple mais accueillante, aux murs ornés de nombreuses cartes maritimes jaunies par le soleil. Devant eux, des plats locaux furent disposés sur la table et les narines du jeune anglais frémirent devant le fumet que dégageait un ragoût d’une couleur verte, épais et fumant.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ça, c’est du calalou, répondit Bennett en ajustant ses lunettes. C’est à base de fruit de mer et d’une plante commune locale. Tenez, accompagnez-le de riz, c’est un régal !
Il porta la cuillère à sa bouche avec curiosité et fut immédiatement conquis. Le mets était doux, parfumé et légèrement épicé.
— Vous avez raison, c’est délicieux ! approuva-t-il avec bonheur avant de dévorer le contenu de son assiette, devenant le digne successeur de Rizzo le rat.
— Il est vrai qu’il est particulièrement savoureux ! Que mettez-vous dedans, Capitaine ? demanda le docteur.
— Ah, la noix coco ! Ça adoucit bien le mélange et fait la sauce bien onctueuse !
Le capitaine du fort prit une bouchée, puis poursuivit :
— Bon, dites-moi, maintenant qu’on est entre nous… C’est quel genre, votre mission ? Parce que l’île du Calmar, on la connaît bien ici. Y a rien d’bon là-bas, à part les moustiques et les araignées grosses comme ma main !
— Si la royauté nous fait venir jusqu’ici, vous pouvez deviner que ce n’est pas pour rien… ! glissa le savant.
— Ah, ça, j’m’en doute ! J’parie que ça a un rapport avec le bateau qu’est venu s’fracasser sur les quais, la dernière fois ?
Jim, qui avait enfin sorti le nez de son assiette, déclara d’un ton courtois mais ferme :
— Je suis navré, mais c’est une affaire confidentielle. Nous sommes tenus par le secret militaire. Je suis sûr que vous comprenez ?
Il y eut un petit silence gênant, mais Stirling finit par soupirer, aucunement offusqué par la réponse.
— Ah, j’me doutais bien que vous alliez sortir ça ! Vous savez, notre île est plutôt tranquille, y s’passe pas grand-chose ici. Mais voir débarquer pas un, mais deux gros navires militaires en quelques mois… on s’dit qu’y a quelque chose qui se trame, non ?
— Ne vous inquiétez pas, Capitaine, lorsque cette affaire sera terminée, l’Angleterre saura vous remercier !
— C’est pas tant moi, mais les gens qu’sont troublés ! Vous savez, ici, on est superstitieux… Y a des histoires pour tout et n’importe quoi ! Même l’île du Calmar, j’ai déjà entendu des récits là-dessus !
Le jeune homme reposa doucement son couvert, ne quittant pas leur hôte des yeux.
— Quel genre de récit ? demanda Bennett, soudain fasciné.
Satisfait d’avoir retenu l’attention de ses invités, Stirling reprit d’une voix plus sérieuse.
— Y en a qui disent qu’l’île, en fait, c’est une déesse… Dormant paisiblement depuis des millénaires, elle attendrait qu’un prétendant vienne la réveiller. Et puis y en a d’autres qu’racontent qu’une monstrueuse bête sous-marine rôde autour de l’île, prête à s’en prendre aux bateaux un peu trop curieux…
— C’est si intéressant ! Ce sont les gens d’ici qui raconte ça ?
— D’ici, ou des îles d’à côté. Mais au final, tout le monde finit par y croire ! Ça aide à expliquer c’qui peut pas l’être !
— Eh oui… acheva le docteur, tout le monde a besoin de croire en quelque chose…
— Sans ça, on serait bien perdu !
Les deux insulaires échangèrent un signe de tête complice, tandis que Jim restait silencieux, se sentant soudain à l’écart. Que dire, alors, de ceux qui ne croient en rien ? pensa-t-il.
Le repas se termina paisiblement et bientôt arriva un plateau de fruits en dessert. Ayant pas mal voyagé, le jeune capitaine en connaissait déjà une bonne partie ; cependant son regard fut attiré par une étrange poire verte recouverte de picots.
— C’est du corossol, ça pique un peu ! Goûtez, vous allez voir ! déclara Stirling devant son regard interrogateur.
La chair du fruit était blanche et fibreuse, contenant quelques pépins noirs. Il goûta le morceau de corossol, sa texture s’effondrant sous ses dents. Une explosion d’acidité et de douceur se répandit dans sa bouche, et il ne put s’empêcher de sourire avec bonheur devant toutes ces nouvelles saveurs.
— Quel dommage que je ne puisse pas ramener cette merveille en Angleterre !
— Faites donc un tour au marché tout à l’heure ! Vous trouverez sûrement des bonnes choses à ramener chez vous !
— Riche idée ! approuva Bennett avec entrain. Vous verrez, Capitaine Hawkins, ce lieu fourmille de saveurs et d’odeurs exquises, vous serez conquis !
Après avoir laissé les directives à Stirling et les hommes, les membres de l’Invincible quittèrent le fort deux heures plus tard. Situé en plein centre-ville, le marché fut un véritable tourbillon de couleurs, de sons et d’odeurs. Des étals en bois s’étendaient à perte de vue, couverts de fruits tropicaux aux teintes délicieuses, de poissons encore frétillants et d’épices aux arômes envoûtants. Des draps avaient été tendus au-dessus des échoppes, offrant un refuge ombragé bienvenu à ceux qui désiraient échapper à la morsure du soleil.
Les deux visiteurs flânaient parmi les étals, attirant l’attention des vendeurs qui tentaient de les convaincre d’acheter des tissus, des herbes ou d’autres produits locaux. Alors qu’ils passaient devant un stand, Jim fut attiré par une botte d’herbes vertes, dont le parfum puissant flottait dans l’air.
— Vous savez ce que c’est, Docteur ? demanda-t-il en pointant la plante du doigt.
— C’est du bois d’Inde, une herbe aromatique très connue par ici. Elle relève la saveur des plats locaux. D’ailleurs, il me semble que notre plat de tout à l’heure en contenait !
Alléché par l’odeur, il eut l’idée d’en acheter. Il pourrait l’offrir à John pour qu’il puisse l’ajouter dans les plats ! Mais il se rappela ensuite leur dernière altercation et il baissa les yeux, son sourire disparaissant doucement. Devant son indécision, Bennett ajouta.
— C’est un bon investissement, vous savez ? Même une fois séchés, les herbes ne perdent pas leur saveur !
Il resta silencieux un instant, les souvenirs de la dispute de la veille alourdissant ses épaules. Il se ressaisit néanmoins et fit signe au marchand d’emballer quelques bottes de l’herbe aromatique.
— Vous avez raison, cela serait dommage de passer à côté… D’autant que je ne risque pas de revenir de sitôt, à l’inverse de vous !
— Je ne descends pas souvent au marché…, avoua le scientifique. J’ai l’habitude d’avoir ma domestique qui se charge des provisions et des repas pendant que je travaille.
— Quel genre de recherches effectuez-vous ici ?
— Principalement de l’anthropologie et des études sur la faune et la flore locale. J’envoie régulièrement des comptes rendus de mes recherches sur le continent. Mais les réponses sont souvent décevantes, voire totalement absentes…
Ses yeux semblèrent se perdre dans la foule et Jim vit sa poitrine se soulever dans un soupir.
— Je m’enferme des jours entiers dans ma bibliothèque ou mon laboratoire pour fournir un travail de qualité à la royauté, mais j’ai parfois l’impression que mes découvertes n’intéressent personne, là-bas. Le pays semble peu se soucier de la vie de ses colonies. C’est comme ça…
Le capitaine se sentit attristé, et un peu mal à l’aise, devant la soudaine sincérité de son camarade de bord. Lui qui était d’un naturel si discret, le retour dans sa ville après des semaines d’absence l’avait rendu d’une inhabituelle mélancolie.
— Eh bien, c’est l’occasion pour vous de prouver que vos trouvailles servent l’intérêt de la couronne. Pourvu que notre quête actuelle puisse faire redorer vos recherches auprès de notre vieille Angleterre !
Bennett eut un sourire timide, reconnaissant devant le modeste soutien qu’il lui offrait.
— C’est aussi ce que j’espère ! Lorsque nous rapporterons cet artefact, la royauté reconnaîtra enfin les merveilles des îles des Caraïbes !
Puis, il ajouta en balayant la place du regard.
— Revenir au marché m’a fait du bien ! Lorsque tout sera fini, je prendrais moi aussi le temps de profiter un peu plus de ma vie parmi ces gens…
Les ombres grandissantes que projetaient les habitations leur indiquèrent qu’il était temps pour eux de revenir à la mission, et ils quittèrent le marché foisonnant de vie tout en bavardant sur les merveilles des Caraïbes. Jim autorisa le docteur à passer la nuit dans ses appartements afin de rassembler plus d’informations sur l’île du Calmar. Et à son arrivée sur l’Invincible, le soleil commençait déjà son long déclin, colorant le ciel d’une magnifique couleur rose-orangé. La chaleur commençait à s’atténuer, permettant à l’équipage de prendre son souper sur le pont mais toujours à l’abri, dans l’ombre des voiles ou des cabines.
Ils avaient travaillé toute l’après-midi avec les soldats du capitaine Stirling et les cales débordaient de denrées de longue conservation pour le voyage du retour. Satisfait, Jim remonta sur le pont. Passant devant les cuisines vides et fraîchement nettoyées, il eut un pincement au cœur. Il n’avait pas revu John depuis hier soir et avait à peine eu le temps de réfléchir à une façon de se faire pardonner. S’il y avait bien une chose dont il était sûr, c’est qu’il ne voulait absolument pas perdre son mentor et ami.
Tenant les bottes d’herbes qu’il avait achetées, il poussa la demi-porte et les déposa sur le comptoir, espérant qu’il comprenne sa timide, mais sincère tentative de réconciliation. Peut-être, cette fois, trouverait-il le courage de lui dire ce qui le troublait ? Il entendit soudain un croassement derrière lui et se retourna. Flint se tenait au fond de la cuisine, posé sur un énorme tonneau, et observait le jeune homme avec curiosité.
— Flint ? Qu’est-ce que tu fais là, tout seul ?
Il entendit soudain des coups à l’intérieur du tonneau et une voix étouffée s’en échappa.
— Jim ! Au secours !
— Gonzo ?!
Il se précipita, poussant de sa main le perroquet qui s’envola plus loin, et ouvrit le couvercle qui maintenait le pauvre muppet enfermé. Son long nez bougea frénétiquement tandis qu’il respirait à nouveau l’air frais de l’extérieur.
— Gonzo, mais que s’est-il passé ?! demanda-t-il en le déposant sur le plancher de la cuisine.
— Jim… C’est Silver… Il est parti !