La Perle du Kraken
Gonzo se sentait mal. Il avait trahi Jim, son meilleur ami, en révélant à Long John Silver les doutes qui pesaient sur lui. Il avait à peine eu le temps de s’excuser de son attitude, le matin même, avant que l’équipage aperçoive au loin les côtes des Îles Vierges. Son ami lui avait répondu qu’il ne lui en voulait pas, que c’était Silver le problème. Mais tout de même, il avait bien vu son regard un peu éteint. Et si cela avait des répercussions sur la mission ?
Il parlait trop et sans réfléchir. Après avoir fait la morale à Jim quelques semaines plus tôt, à Bristol, voilà que c’était à son tour de se remettre en question. Peut-être que c’était lui qui avait raison, finalement, et qu’il valait mieux rester discret dans la vie ?
Cette culpabilité le rongea toute la journée. Le travail qui attendait les hommes du navire n’avait rien arrangé et Gonzo avait eu tout le loisir de ruminer ses idées noires ; chargeant un à un les immenses tonneaux et caisses de victuailles que leur apportaient les hommes de la ville. Il travailla seul et en silence. Jim et Bennett étaient partis, Silver était resté en cuisine toute la journée. Même Flint ne s’était pas posé une seule fois sur son épaule en poussant son petit croassement habituel.
Lorsque le chargement fut terminé, vers le milieu d’après-midi, il décida de prendre le taureau par les cornes et se rendit aux cuisines avec la ferme intention de se rattraper auprès de Long John. Il lui devait bien ça pour se faire pardonner. C’était un ami de Jim, après tout. Et les amis de ses amis sont ses amis ! Même si, bon, l’ami en question pille des navires et sème la terreur sur la mer…
Il prit une profonde inspiration et descendit à l’entrepont. Flint était posé sur le comptoir et tourna la tête à son arrivée. Le coq était bien là, lui tournant le dos et fredonnant un chant marin, tout en préparant le futur repas. Le muppet resta un instant immobile, à se demander comment l’aborder, mais ce fut Silver qui brisa le silence.
— Tu comptes m’aider à un moment, ou tu préfères jouer les figures de proue ?
Il sursauta légèrement en le voyant se tourner vers lui avec un rictus. Il posa sur le comptoir un couteau et quelques légumes.
— À moins que tu ne sois pas venu pour ça ? ajouta-t-il en haussant un sourcil.
— Euh… Si, si, bien sûr !
Prenant place sur l’escabeau de bois, il commença à éplucher les légumes, lui jetant de temps à autre un regard discret. Le pirate avait repris sa chanson et ne semblait pas du tout contrarié ou chagriné. Gonzo se racla la gorge :
— Alors, euh… tu as vu Jim ce matin ?
— Pas le moins du monde ! Il semblait trop occupé avec notre arrivée en ville pour se soucier de son vieux mentor !
— Ah bon ? Pourtant, il m’a dit que vous vous étiez disputés…
Le regard de Silver sembla s’assombrir et le muppet se tassa sur son siège.
— Mais une toute petite dispute… ! Enfin, pas trop grave quoi… j’en ai encore trop dit, c’est ça ?
— C’est ce qu’il t’a raconté ? Bah, t’inquiète pas pour nous.
Il avait répondu d’un air tranquille, mais Gonzo se maudit de ne pas avoir su tenir sa langue.
— Je ne veux pas que mes gaffes mettent votre amitié en péril… murmura-t-il, penaud.
— Crois-moi, mon vieux, tu te fais du souci pour rien ! D’autant plus que Jim sait très bien mettre notre amitié en péril tout seul…
— Comment ça ?
Long John se mordit la joue. Voilà que c’était son tour de parler plus qu’il n’en faut !
— Rien, oublie. C’est pas très poli de parler de quelqu’un lorsqu’il est pas là ! Tu n’as rien d’autre à raconter depuis tout ce temps ?
— Oh bah si, plein ! Par quoi je pourrais commencer ?
Devant l’air enjoué du muppet, Silver regretta sa question.
— Il s’est passé tellement de choses depuis l’île au trésor ! J’ai repris mon travail à l’auberge de la maman de Jim, elle se porte super bien maintenant qu’elle a été retapée !
— Qui ? la mère de Jim ?
— Mais non voyons, l’auberge ! Elle est tout le temps bondée, on a même dû engager une femme de chambre ! C’est une gentille petite, tout le temps le cœur à l’ouvrage ! Elle et Jim se tournent autour, mais il ose pas l’aborder, ce grand timide !
— Timide ? Je ne suis pas sûr qu’on parle du même garçon…
Gonzo soupira d’un air songeur.
— Ça doit être l’amour qui le rend comme ça !
— Tu m’en diras tant…
D’un geste mécanique, le coq attrapa les légumes épluchés avant de les jeter dans la marmite. Malgré son air impassible, l’atmosphère sembla soudain s’alourdir.
— C’est dommage qu’il soit plus doué pour manier une arme que pour écouter son cœur ! poursuivit son camarade, sans remarquer ses gestes devenus plus secs. T’aurais pu lui apprendre deux ou trois trucs sur la séduction !
— Et toi, tu t’es pas trouvé une charmante euh… « je ne sais quoi », là, dans ton auberge ? coupa soudain Silver d’un ton détaché, ignorant totalement la remarque précédente.
Le regard du muppet se fit doucement plus mélancolique.
— Non… C’est pour ça que je suis reparti à l’aventure. À force de passer mes journées à l’auberge, j’ai dû me rendre à l’évidence : les muppets comme moi ne courent pas les rues !
D’un geste dramatique, il désigna son teint bleu et son étrange nez recourbé.
— Alors, j’ai pas voulu attendre indéfiniment que la muppet parfaite passe la porte de l’auberge. J’ai décidé d’accompagner Jim ! Ce voyage est une chance pour moi de prouver ma valeur et, qui sait, de rencontrer mon âme sœur, perdue sur une terre lointaine et inconnue… Peut-être même qu’elle m’attend, les yeux tournés vers l’horizon, espérant voir un jour mon navire accoster… !
En temps normal, Long John respectait les courageux qui prenaient leur destinée en main. Aujourd’hui n’était cependant pas le bon jour.
— Désolé de te couper dans tes pensées, le rêveur, mais tout ce que tu pourras trouver en partant à l’aventure, ce sont des relations sans lendemain !
Gonzo roula des yeux. — T’es tellement pas romantique, Silver !
Le pirate émit un léger rire, pourtant son visage se ferma de nouveau.
— Crois-moi, j’en sais quelque chose…
Ils passèrent le reste du temps à préparer le dîner en parlant de choses et d’autres. L’atmosphère s’était un peu détendue mais Gonzo ne pouvait pas s’empêcher de se sentir mal à l’aise. Son camarade était calme et souriant mais il sentait que quelque chose n’allait pas. Était-ce parce qu’il lui en voulait toujours un peu, au fond ? Puis, alors que le repas était presque achevé, un petit groupe de marins débarqua, appâté par le délicat fumé.
— Tu cuisines bien tôt, Rizzo ! Tant mieux, on meurt de faim là-haut !
— J’entends vos ventres crier famine d’ici ! Attrapez-vous une ration !
L’équipage afflua bientôt, chaque travailleur venant chercher sa pitance, et le muppet aida tout le monde à se servir.
— Je vais aller apporter leur plats aux officiers. Tu restes ici ? demanda le coq en tenant un plateau dans ses mains.
— Oh, je vais t’accompagner, ça me fera prendre l’air !
— Quoi ? Tu n’as pas envie de manger un morceau ?
Gonzo sentait encore son ventre se tordre désagréablement, la sensation de gène toujours présente.
— C’est gentil, mais je n’ai pas très faim…
Il ne vit pas le regard du pirate se durcir, tandis qu’ils prenaient la direction des cabines des officiers. Il passa encore un long moment en compagnie de Long John, l’aidant à nettoyer et ranger la cuisine, sous l’œil attentif de Flint qui, étrangement, n’avait pas bougé de l’après-midi.
— Dis donc, c’est éreintant, le boulot de coq ! constata Gonzo en s’essuyant le front. Tu vas faire quoi après ça ?
Le silence dura un peu trop longtemps et il se tourna vers son interlocuteur. Le regard plongé dans le vide, il semblait perdu dans ses pensées. Le muppet sentit à nouveau ses entrailles se tordre sous cette ambiance absolument inhabituelle, surtout venant d’un homme d’habitude si jovial. Pourquoi avait-il l’impression que quelque chose ne tournait pas rond ?
— Tu… tu veux qu’on aille se promener un peu sur le pont ? proposa-t-il timidement.
Émergeant enfin de sa longue réflexion, Long John poussa un long soupir, et finit par décrocher la mâchoire :
— Oui, on pourrait faire ça. Mais avant, tu veux bien aller me chercher une pomme dans le tonneau, là-bas ? Je commence à avoir un creux.
— Ah, oui bien sûr !
Voulant bien faire, il grimpa sur le comptoir puis se laissa tomber dans l’immense barrique qui faisait au moins deux fois sa taille. Mais alors qu’il choisissait un des fruits, une ombre passa sur le tonneau, et sa vision s’assombrit. Il leva les yeux juste à temps pour voir le pirate abaisser le couvercle au-dessus de lui. Il paniqua immédiatement en sentant les ténèbres l’engloutir.
— Long John, qu’est-ce que tu fais ? Laisse-moi sortir !
La voix s’éleva, empreinte de calme, mais sans trace de son habituelle chaleur.
— Tu es amusant, mon ami, mais je ne pourrais pas passer la journée entière en ta compagnie…
— Je m’excuse ! s’écria sa victime en tambourinant contre le bois. Laisse-moi sortir et je te laisse tranquille, promis ! Me laisse pas la dedans, il fait si sombre !!
— Je suis désolé, Gonzo, mais je ne veux pas que tu alertes tout le monde.
Il déposa son perroquet sur le tonneau et caressa le plumage chatoyant.
— Si jamais je ne suis pas revenu ce soir, assure-toi qu’on le sorte de là.
Son ton était doux et l’animal pencha légèrement la tête, regardant son maître quitter les lieux sous les supplications étouffées du muppet.
Mais il n’eut pas à attendre longtemps dans le noir, Jim revint à peine une heure plus tard et, alerté par Flint, il avait eu tôt fait de sortir son ami de sa prison. Après avoir écouté la version de Gonzo, ils se précipitèrent sur le pont. Questionnant les hommes et les officiers, personne ne semblait avoir vu Rizzo depuis un moment. Le coq s’était volatilisé au nez et à la barbe des soldats.
— Jim, je m’en veux tellement de ne pas l’avoir vu venir…, murmura le muppet, penaud et encore plus mal qu’avant.
— Arrête de t’en vouloir, je te l’ai dit, ce n’est pas ta faute… !
Son ton était calme, malgré la tempête de fureur qui grondait en lui. Comment Silver avait-il osé piéger son ami de la sorte ? Comment avait-il osé le mêler à leurs querelles ??
Il se précipita dans les cabines des hommes. Puisque le pirate avait décidé de la jouer ainsi, eh bien, il en ferait de même ! Arrivé dans la pièce, il eut une seconde de nostalgie lorsqu’il vit les couchettes et les hamacs dont il ne s’était plus servit depuis des années. Mais elle s’évapora aussitôt et la colère reprit le dessus.
— Où dort-il ?
Gonzo désigna un hamac et il commença à fouiller les affaires. Long John n’avait pas amené grand-chose pour le voyage : l’huile de cèdre pour lustrer sa jambe de bois, une émeraude encore brute, quelques vêtements et un petit morceau de papier, plié plusieurs fois pour pouvoir le glisser dans une poche. Il le déplia, révélant alors une lettre dont il lut le contenu rapidement :
John,
Je suis ravie de recevoir de tes nouvelles après tout ce temps. Je pensais ne plus avoir aucun signe de toi après notre séparation, et pourtant te voilà de retour.
Je te confirme que Thorne n’est plus de ce monde - les nouvelles vont vite à ce que je vois. Mais les tiennes arrivent à point nommé durant cette période difficile.
Je suis partie me ressourcer dans les Caraïbes, aux Îles Vierges plus précisément. Si tu passes par-là, viens me rendre une petite visite, je suis impatiente de te revoir après toutes ces années. Si tu n’as pas changé – et je n’en doute pas – tu n’auras aucun mal à me retrouver.
Morgane
Au fur et à mesure qu'il lisait, Jim sentit son cœur se fendre, une douleur sourde montant dans sa poitrine. Ses mains tremblèrent, rendant difficile la lecture des derniers mots. Une vague de chaleur envahit son visage puis retomba aussitôt, remplacée par froid mordant qui s’installa dans ses tripes. Ce n’était pas seulement la trahison qui le rongeait, mais la cruelle réalité que ses doutes avaient été fondés.
John avait supprimé Thorne. Profitant de sa disparition, il avait ensuite renoué avec Morgane, son ancienne conquête, et celle-ci se trouvait justement dans les Caraïbes. Voilà pourquoi il avait décidé de se joindre à l’équipage. Pas pour lui, mais pour elle. Les émotions en ébullition, il fit volte-face et quitta la cabine sans un mot, Gonzo sur ses talons qui peinait à cacher son inquiétude.
— Jim, qu’est-ce qui t’arrive ?
— Rien.
— Jim, tu peux me dire les choses, je suis là pour t’écouter ! Je suis…
— GONZO … !
Il se ressaisit de justesse alors qu’il s’apprêtait à exploser devant son meilleur ami. Il essaya de rassembler le peu de contrôle qui lui restait et réussit à sortir difficilement :
— Gonzo j’ai… j’ai besoin d’être seul… Re… retourne sur le pont… avec les autres…
Puis il détourna la tête et se mura dans le silence, sa respiration profonde mais irrégulière, la mâchoire crispée et les poings tremblants. Le menton du muppet trembla en le voyant dans une telle détresse. Il aurait tant voulu l’aider, au lieu d’être à nouveau mis de côté. Après un dernier regard à son ami, Gonzo finit par s’éloigner en trainant les pieds, l’air abattu.
Jim resta un moment dans le silence du couloir, les planches de bois grinçant avec les mouvements de l’eau. Alors que son cerveau lui hurlait que tout était terminé, et que John ne reviendrait plus, son cœur frustré refusait de l’admettre. Peut-être était-ce un malentendu ? Peut-être était-il simplement allé en ville et allait revenir d’une minute à l’autre ? Après tout, Flint était à bord. Il ne serait pas parti sans lui. Calmé, mais toujours en colère, il se décida à retourner sur le pont. Soit, il attendrait lui-même son retour, avec la ferme intention de l’abandonner sur les Îles Vierges s’il n’était pas revenu au petit matin.
Silver finit par réapparaitre. Minuit était passé depuis longtemps lorsqu’il se faufila, grimpant discrètement sur le bateau qu’il pensait vide à cette heure-ci. Malheureusement pour lui, Jim se trouvait sur le pont, accompagné par un soldat, et prêt à le confronter.
— Capitaine, salua le fugueur comme si de rien n’était, le sourire figé.
— Dans ma cabine, Monsieur Rizzo. Maintenant.
Sans attendre une réponse, il tourna les talons. Une fois dans la cabine il ordonna au garde de surveiller les alentours puis ferma la porte d’un coup sec. Silencieux, le regard rivé sur Silver, il chercha une lueur de regret dans ses yeux. Mais il ne trouva rien d’autre qu’un masque impassible, renforçant l’amertume qui montait en lui.
— Où étais-tu ? demanda-t-il sèchement.
— J’étais sorti pour aller chercher du matériel, mais je crois bien que je me suis perdu ! ricana John, essayant de détendre l’atmosphère.
— Prends moi pour un imbécile ! Je te le demande encore une fois : où étais-tu ?
Sa voix était calme, mais il semblait prêt à exploser au moindre mot de travers. Le pirate prit tout à coup un ton bien moins jovial, son sourire disparaissant enfin de son visage.
— Je n’ai pas de compte à te rendre, Jim. Ce que je fais de mon temps ne regarde que moi.
— Pas sous mon commandement ! Je te rappelle que je suis le capitaine et que, tant que tu te trouves sur ce vaisseau, tu restes sous mes ordres !!
Silver lâcha un rire moqueur.
— Tes ordres ? Écoute-moi bien, gamin. Je suis monté à bord par mes propres moyens et pour servir mes propres intérêts. N’oublie pas qui je suis et ce que je reste ! Je ne suis sous les ordres de personne !
Le jeune homme se pinça les lèvres, essayant par tous les moyens de ne pas exploser de rage. Toutes ses semaines à contenir ses émotions n’avaient rien donné de bon. Et comme si cela ne suffisait pas, John rajouta :
— J’ai vraiment du mal à te cerner ces derniers temps. Tu as l’air de me cacher des choses et je n’aime pas ça. Je te l’ai dit, hier soir : si tu cherches à ce que je sois honnête avec toi, alors joue franc-jeu aussi.
Ni tenant plus, il lança alors.
— Très bien, on va jouer franc-jeu !
Il sortit la lettre de sa poche et la plaqua rageusement sur le bureau.
— À toi l’honneur ! Comment va Morgane ? Elle ne t’en veut pas trop pour le meurtre de Thorne ?
Le regard du pirate se tourna un instant sur le papier posé sur le bureau puis revint sur Jim.
— Alors, tu te mets à fouiller mes affaires maintenant ? Ce n’est pas très digne de la part d’un capitaine.
— Ça suffit ! Arrête de te moquer de moi !! Quand allais-tu m’annoncer que tu avais pour plan de rejoindre cette femme ?
Devant cette question, Silver ne put cacher sa surprise.
— T’annoncer, mais… en quel honneur, je te prie ? En quoi mes affaires entravent-elles…
Son visage changea alors, réalisant soudain la raison de cette fureur.
— Jim… dis-moi que ce n’est pas ce que je crois…
Il garda le silence, mais son maître avait enfin compris.
— Nom de Dieu… Ne me dis pas que tu es jaloux ?
Son compagnon finit par exploser, laissant enfin ses sentiments éclater.
— Jaloux ?? Bien sûr que je le suis !! J’apprends qu’en plus de moi, tu te fais plaisir avec de vulgaires catins et tu reprends contact avec tes anciennes relations ! Mais qu’est-ce que tu voudrais que je sois d’autres ??
Devant ce déferlement de colère, Silver eut du mal à garder son calme.
— Jim, je suis un homme libre ! Je fais ce que bon me semble quand bon me semble ! Et ce n’est pas toi qui vas changer quelque chose, mon ami, crois-moi ! Je ne sais pas ce qui se passe dans ta tête en ce moment, mais je vais te répéter ce que je t’ai déjà dit : ce que tu sembles attendre de moi, je ne peux pas te l’offrir… !
Ses mots eurent l’effet d’un coup de poignard dans le cœur. Furieux et blessé, Jim riposta tout de même :
— Ah oui ? En revanche, tu peux tout à fait ramper sous les jupons de la première veuve esseulée qui te demande de venir la consoler dans les fins fonds des Caraïbes ?
— Peut-être que si tu avais été plus ouvert durant ce voyage, je ne serais pas allé chercher du réconfort ailleurs !
Ce fut la phrase de trop. Il le gifla violemment et le claquement sec résonna dans la pièce comme une sentence. La tête du pirate pivota sous l’impact, découvrant l’anneau à son oreille qui oscilla un instant. Surpris, il se redressa, stoïque malgré sa joue qui commençait à chauffer. Il était conscient qu’il avait franchi le point de non-retour et plus aucun autre mot ne sortit de sa bouche.
— Comment puis-je encore me soucier de quelqu’un aussi cruel et égoïste que toi ? souffla le jeune homme entre ses dents, le visage emplit de rage et de mépris.
Long John sembla vouloir se rapprocher de lui, d’un geste infime, presque imperceptible.
— Jim, j’ai peut-être été trop…
— Silence.
Il était trop tard et le capitaine lui coupa la parole, refusant d’en écouter plus. Il appela le soldat resté dehors.
— Conduisez Monsieur Rizzo dans une cellule et qu’il y reste pendant 48 heures. Cela lui fera passer l’envie d’autres escapades nocturnes.
Après un dernier regard, Silver disparut définitivement de son champ de vision. Il referma la porte. Sa respiration, de plus en plus irrégulière, lui échappait totalement. Puis, sans prévenir, l’émotion le submergea avec une brutalité foudroyante et il s’effondra, glissant contre le mur avant de se recroqueviller sur lui-même, tel un animal blessé. Les larmes sortirent mais cette fois il n’eut plus la force de les retenir et pleura de tout son être. Jamais il n’avait connu pareille souffrance. Même le chagrin qu’il avait ressenti lors de la perte de son père lui semblait moins écrasante, moins suffocante, par rapport à ce qu’il était en train de vivre.
Cette nuit fut la pire de sa vie. Sans se rappeler comment il y était arrivé, son corps meurtri par la douleur était cloué dans son lit, se crispant à chaque contraction de son cœur. À l’inverse, son cerveau refusait de le laisser en paix, l’inondant d’images, de pensées et d’idées avec comme seul sujet Long John. Il ne voulait pas croire que tout était fini. Il repensait à chacun de leurs baisers, chacune de leurs caresses. Il s’imaginait le rejoindre en cellule et tout lui pardonner si seulement cela pouvait le faire revenir à lui ; son cœur se gonflant alors d’un stupide espoir.
Puis la colère revenait. Violente, telle un coup de poing dans l’estomac. Ce scélérat. Pourquoi lui faisait-il subir un tel tourment ? Pourquoi jouer ainsi avec ses sentiments ? Était-il aussi jetable qu’une simple prostituée des bas-fonds ? Puis, inexorable, la tristesse finit par tout engloutir. C’était plus qu’un mentor ou un ami. C’était une part de lui-même qui venait de se briser, laissant derrière elle un vide béant qu’il ne savait plus comment combler. Il resta là, seul et vidé par le chagrin accompagné par cette unique vérité :
Quoi qu’ils aient partagé, tout venait de se briser ce soir.