La Perle du Kraken
Le docteur revint au bateau lors des premières lueurs du soleil, slalomant entre les marins qui s’affairaient pour le départ, et les bras chargés de diverses paperasses. Ils quittèrent finalement le port une heure plus tard, faisant leurs adieux à la chaude ville portuaire avec ses immenses palmiers, et prenant la direction de l’île du Calmar.
Ils étaient à peine partis que Jim convoqua les officiers pour une réunion autour des nouvelles découvertes de Bennett. Les hommes furent étonnés de voir leur capitaine afficher un air las et fatigué, mais ils se retinrent de la moindre remarque.
— Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit !! s’exclama le chercheur, frémissant d’excitation et éparpillant sur la table les livres et parchemins. J’ai passé des heures à réunir toutes les informations que je pouvais trouver sur l’artéfact et la tribu qui l’entourait ! D’après mes lectures, il s’agirait d’une antique civilisation qui régnait sur l’île il y a des siècles ! Ils vénéraient toutes sortes de divinités, en particulier Mami Wata, « La Sirène », mère de tous les océans !
Comme pour donner du poids à ses paroles, il ouvrit un livre et dévoila une illustration représentant une femme d’une beauté envoûtante, dont les cheveux se fondaient dans les vagues comme s’ils faisaient partie de la mer elle-même.
— Selon la légende, elle serait tombée amoureuse d’un simple pêcheur mais lorsque ses fils s’en seraient aperçus, ils auraient transformé le malheureux en un calmar géant ! Folle de chagrin, Mami Wata aurait invoqué un puissant ouragan qui aurait duré des jours entiers. La tribu, pour apaiser son esprit, aurait alors érigé au sein de son temple un véritable sanctuaire permettant à la Déesse et à son prétendant d’être enfin réunis.
Jim resta silencieux durant le récit. Une histoire d’amour maudite, c’était bien la dernière chose dont il avait besoin…
— Pour les récompenser Mami Wata leur aurait offert la Perle du Kraken, un artéfact qui permettrait à quiconque s’en empare de contrôler l’océan en déclenchant des ouragans à volonté ! N’est-ce pas fascinant ? conclut le docteur avec une expression émerveillée.
— Alors, il y aurait une sorte de temple sur l’île du Calmar ? demanda un officier.
— Plus qu’un temple, toute une cité même !
— Mais alors, comment se fait-il que les Espagnols n’aient rien trouvé à l’époque ?
— Eh bien, j’ai plusieurs hypothèses à ce sujet ! D’abord, les conditions étaient si mauvaises à l’époque que plusieurs explorateurs ont perdu la vie. Tués par des animaux ou faisant une chute mortelle, les explorateurs ont vite abandonné l’île en étant persuadés qu’elle ne renfermait rien d’intéressant.
— Mais si une île aussi petite contient une cité entière, comment ont-ils pu passer à côté ? demanda Jim, un peu sceptique.
— Je comprends votre incrédulité, mais observez bien la carte !
Les hommes scrutèrent le parchemin. La grosse croix rouge se trouvait au milieu de dessins représentant des montagnes, semblant entourer leur objectif.
— La cité serait… dans une espèce de vallée ?
— Exactement ! J’ai étudié les cartes et croquis faits lors des premières explorations, et ils indiquaient une chaine de montagne, là où notre carte montre une vallée ! Ils sont tombés nez à nez avec ces gigantesques monts à l’époque, et ont pensé qu’il n’y avait rien de l’autre côté !
— C’est une découverte extraordinaire ! s’exclama Jim. Nous débarquerons sur la côte la plus à l’ouest et ne serons plus qu’à quelques kilomètres du chemin à emprunter !
Ces révélations donnèrent de l’entrain aux hommes présents et il leur lança un sourire qu’il espérait convaincant.
— Messieurs, nous ne sommes qu’à quelques jours de la terre ! Étudiez tout ce que Bennett peut vous apprendre, inspectez les soldats et ordonnez à la vigie d’ouvrir l’œil ! Plus nous nous rapprochons du trésor, plus nous nous rapprochons des pirates !
Les officiers prirent congé, leurs chaises raclant le sol dans un bruit sourd. Mais alors qu’ils retournaient à leur besogne, l’un d’eux s’approcha.
— Capitaine, j’ai appris que Monsieur Rizzo avait été mis aux fers, est-ce vrai ?
Le cœur de Jim se serra un peu plus fort.
— On vous a bien informé, Monsieur… répondit-il naturellement malgré sa tristesse. Il a désobéi à un de mes ordres et est emprisonné pour deux jours.
— Je suis sincèrement navré, Monsieur ! C’est moi-même qui l’ai recommandé aux autres officiers, je ne me doutais absolument pas qu’il vous causerait des problèmes !
— Ce n’est rien, une simple escapade nocturne, j’ai connu bien pire ! Mais au moins il servira d’exemple : on ne se moque pas impunément de l’autorité.
L’officier se retira finalement et Jim se retrouva à nouveau seul. Il s’assit face à son bureau, épuisé. La douleur qu’il ressentait ne semblait jamais s’atténuer, lui enserrant le cœur et nouant violemment son estomac. La réunion lui avait semblé interminable, et il se demandait comment son corps pouvait encore tenir.
Un croassement retentit derrière lui et il sursauta.
— Flint ?
Le perroquet avait réussi à s’engouffrer dans la cabine et le regardait, posé sur un meuble, en émettant des petits sifflements.
— Ah non ! Je n’ai pas du tout envie de te voir ! Va embêter quelqu’un d’autre, ouste !
Se redressant d’un bond, il tenta d’effrayer le perroquet en espérant le voir s’envoler par la fenêtre entrouverte. Mais celui-ci n’en fit qu’à sa tête et vola bruyamment à travers la pièce, faisant au passage tomber un joli sablier doré qui se fracassa sur le sol en répandant du sable clair sur le parquet. Jim ne put s’empêcher de pester contre le volatile en voyant la catastrophe.
— Stupide oiseau, regarde ce que tu as fait ! Et arrête de me fixer avec ces yeux ronds ! ajouta-t-il devant le regard candide du petit animal qui s’était réfugié en hauteur. Toi et ton maître, vous êtes bien les mêmes ! Vous endormez votre monde avec vos airs charmeurs et à la fin, on se retrouve à ramasser les morceaux derrière vous !
Il se mit à genoux et commença à rassembler les bris de verre.
— Je lui en veux tellement à ton maître, si tu savais ! poursuivit-il avec rage. Qu’il me reproche de l’avoir négligé durant le voyage alors que lui n’attendait qu’une chose, c’est retrouver sa précieuse Morgane ! Me manquer de respect de la sorte, alors que j’ai toujours essayé de rester droit avec lui !
Il entendit l’animal caqueter au-dessus de lui.
— Oui je sais, je lui ai menti pour la perle ! Mais c’est différent, je voulais juste qu’il m’accompagne ! Pourquoi ne comprend-il pas que je veux juste passer du temps avec lui ?
Étonnamment, parler à Flint lui faisait du bien, allégeant son cœur alors qu’il révélait à son interlocuteur muet toutes les pensées qui l’obsédaient depuis des semaines.
— Et lui, il parcourt l’océan pour retrouver cette… veuve esseulée qui ne partage peut-être même plus ses sentiments ! Alors que moi, je suis là ! Il occupe mes pensées à chaque instant ! Tous les jours, je n’espère qu’une chose de sa part, c’est qu’il me montre que je suis bien plus que son simple élève à ses yeux !
Tandis qu’il parlait, les larmes recommencèrent à monter, s’accrochant à ses cils telles des petites perles.
— Mais c’est terminé, n’est-ce pas ? Il ne partage pas mes sentiments… il ne l’a jamais fait…
Comme une brume qui se dissipe, ses mots avaient éclairci son esprit, lui offrant la vision claire de ce qu’il ressentait pour John une bonne fois pour toutes. Alors il se remit à pleurer. Tenant dans sa main le verre brisé du sablier qu’il n’avait plus la force de ramasser, la vérité lui éclata doucement à la figure.
— Je l’aime, ton maître… Je l’aime comme un fou…
Finalement, Flint descendit de sa cachette et se posa sur son épaule en lui mordillant l’oreille. Jim le caressa, la douceur de ses plumes apaisant un peu son chagrin, comme pour le remercier d’être auprès de lui.
La nouvelle de l’emprisonnement de Rizzo avait fait le tour, mais ne choqua pas les marins. Ils avaient remarqué que le coq de l’Invincible avait un caractère bien trempé et certains s’étonnaient même qu’il n’y ait pas été mis plus tôt.
— J’ai même pensé que le capitaine l’aurait laissé à Road Town et serait parti sans lui !
— Qu’il sorte vite ! Ça va être long deux jours, sans ses bons repas !
Observant l’équipage qui plaisantait sur la situation, Gonzo était resté silencieux toute la matinée. Tout l’équipage semblait avoir accepté son sort comme une simple anecdote de voyage. Pour eux, ce n’était qu’un marin un peu trop audacieux. Mais lui ne voyait pas les choses de la même manière. Il avait vu Jim s’effondrer à la lecture de cette mystérieuse lettre, et cette image le hantait. Silver n’était pas qu’un simple pirate : il était le centre d’un tourment qu’il ne comprenait pas encore. Et si l’un de ces amis souffrait, alors il voulait savoir pourquoi.
— En attendant, il va falloir manger sans lui ! Je sens que le remplaçant est déjà en train de cuisiner !
Le muppet tiqua. Long John était enfermé, oui, mais pas inaccessible. Il était encore là, dans les entrailles du navire. Et si quelqu’un devait lui apporter sa ration… pourquoi pas lui ? Une occasion en or de lui poser les questions qui lui brûlaient les lèvres. Il se dirigea vers les cuisines, apercevant le remplaçant qui avait l’air peu enthousiaste d’être là.
— Je dois apporter sa ration à Rizzo, tu me sers une part ? demanda le muppet avec un air qu’il espérait détendu.
— Sa ration ? Il est en cellule, pas à la taverne ! Tout ce qu’il aura, c’est les reste de pain et une cruche d’eau !
Tout en grommelant, le marin saisit les maigres provisions et les jeta sur le comptoir.
— Tiens, et dis-lui merci de ma part ! À cause de lui, je suis enfermé entre quatre murs alors que je déteste ça !
Marmonnant un vague merci, il prit le pain et la cruche et emprunta la direction de la cale.
Il était là, immobile, dans une cage à peine éclairé par les quelques hublots de la pièce. Allongé sur le petit banc de bois qui lui avait servi de lit la nuit dernière – encore moins confortable que la couche qu’il occupait dans les dortoirs – il ressemblait à un animal en captivité. Voir le pirate, d’habitude fier et libre, enfermé de la sorte avait quelque chose de presque déprimant. Entendant quelqu’un approcher, il tourna lentement la tête vers les barreaux.
— Ah… c’est toi… lâcha-t-il d’une voix amorphe.
— T’as l’air déçu. Tu aurais voulu que ça soit quelqu’un d’autre ?
— Pas vraiment.
Gonzo déposa la maigre pitance devant les barreaux et, ne voyant aucune réaction de la part du prisonnier, il poursuivit.
— En tout cas, ton escapade a eu son petit effet, tout le monde ne parle que de ça là-haut !
— Si ça peut les divertir.
Le muppet soupira. D’abord Jim qui s’était renfermé sur lui-même, c’était à son tour d’être subitement éteint.
— Bah dis donc, je t’ai connu plus loquace ! C’est la prison qui te fait ça ? Il fallait réfléchir avant de désobéir aux ordres de Jim. C’est lui le capitaine !
Il pensait que le reproche le ferait réagir, mais au lieu de répliquer comme à son habitude, le marin demanda :
— Tu l’as vu ce matin, Jim ?
— Euh non, mais j’ai vu sa réaction hier soir quand il a appris que tu étais parti. Et ça lui a fait un choc lorsqu’il a lu la lettre qu’on a trouvé dans tes affaires !
— La lettre ?
Il se redressa, légèrement inquiet.
— Tu l’as lu, toi aussi ?
— Il me l’a pas montré mais j’ai vu qu’il était effondré ! Qu’est-ce qui se passe, Silver ? J’ai l’impression qu’il y a autre chose que cette histoire de trésor… j’ai raison ?
— Oubli, Gonzo. Ça ne te concerne pas.
— Ça me concerne quand ça touche mes amis ! Enfin… mon ami ! corrigea-t-il en voyant le petit sourire en coin sur son visage. Un ami, ça vous enferme pas dans un tonneau !
— Désolé. Ça ne m’a pas fait plaisir, si tu veux tout savoir. Mais il fallait que je m’en aille hier soir et tu devenais un peu trop collant…
— Garde tes excuses pour Jim ! Sérieusement, tu avais quoi à faire en ville ?
— Je te l’ai dit, tu n’es pas concerné.
— Aller, qu’est-ce que ça peut faire que je le sache ? T’es un espion ? Tu travailles pour le roi d’Angleterre ? On t’a envoyé chercher le cœur de Davy Jones ?!
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Non, attends… mauvaise histoire…
Ils levèrent la tête alors que des bruits de pas se faisaient entendre à l’étage. Les sons s’éloignèrent, mais Gonzo savait qu’il n’était pas prudent de rester trop longtemps.
— En tout cas, je finirais par découvrir ce que vous me cachez tous les deux ! conclut-il en s’éloignant.
— Si ça peut te faire plaisir, mon ami !
Le muppet disparu dans le couloir et Silver se retrouva de nouveau seul, un peu chagriné. Étonnamment, il aurait bien voulu le voir rester un peu plus longtemps.
Les deux jours suivants leur départ furent interminables. Alors qu’ils avaient quittés les Îles Vierges le cœur gonflé de détermination, la météo infernale semblait décidée à les éprouver jusqu’au bout. Sous un vent inexistant et une mer d’huile, l’Invincible avançait à peine, figé tel le tableau d’un maître.
— Ce maudit vent nous a abandonnés ! grogna un marin en essuyant la sueur perlant sur son front. On se croirait en plein cœur d’une mer de poix !
Bien que leur quotidien soit bien plus ennuyeux que d’habitude, les soldats poursuivaient une routine sérieuse. Se levant bien avant l’aurore, ils s’entraînaient avec plus d’acharnement et se réunissaient avec les officiers pour revoir leur plan de bataille. Malgré les conditions peu clémentes, l’île n’était plus qu’à quelques jours et cela se ressentait.
— J’ai l’impression d’être piégé hors du temps…
Dans sa cage, Silver observait le bleu qu’il voyait à travers le hublot le plus proche. De l’autre côté des barreaux, Gonzo contemplait lui aussi l’immense océan figé.
— C’est comme ça depuis hier… Et qu’est-ce qu’il fait chaud ! T’as de la chance d’être au frais, toi !
— C’est pas ce que j’aurais dit, mais, je vais te croire ! ria le pirate.
— C’est si terrible que ça, la prison ?
— Mais non, regarde : je suis logé, je suis nourri, et en plus j’ai une belle vue !
— Et tu vas faire quoi, quand tu sortiras ? Tu comptes t’excuser auprès de Jim ?
À la mention du jeune homme, le détenu parut soudain agacé
— T’es encore là-dessus ? Tu n’as vraiment rien de mieux à faire ?
— Je veux juste savoir ce qui se trame !
— Et si tu t’occupais de tes fesses, pour changer ? trancha-t-il, heurtant cette fois le muppet.
— T’es pas sympa, Long John…
— Quoi ? Je t’ai vexé ?
Son camarade ne répondit rien, le nez affaissé et la mine boudeuse. Le captif poussa un long soupir.
— T’es trop sensible, mon ami. Faut que t’apprennes à t’endurcir !
— Tu crois que c’est facile ? Je suis pas un pirate sans cœur, moi !
— Je vois pas le rapport. J’te parle d’arrêter de te mêler de ce qui te regarde pas, et te concentrer un peu sur toi-même, pour changer !
Gonzo ouvrit la bouche, puis la referma. Il ne trouvait pas ses mots, et finit par balbutier maladroitement :
— Eh bah… désolé mais… moi j’aime me soucier des autres, voilà !
Il tournait les talons d’un pas décidé, mais la voix du pirate s’éleva du fond de la cale :
— Ça veut dire que je ne te revois plus ?
— Je sais pas. T’as pas l’air d’apprécier mes visites, hein !
— Ma foi, c’est que je suis bon comédien !
Il ne répondit rien, et remonta l’échelle de corde. Pourtant, malgré leur échange brouillé, un petit sourire se dessina sur son visage. Il ne rêvait pas : Long John Silver venait de lui dire qu’il aimait sa compagnie – à sa manière.
Malgré ces tentatives, Gonzo n’avait pas réussi à percer leur secret. Heureusement, et pour son plus grand bonheur, Jim avait l’air d’aller mieux et avait recommencé à lui parler.
— D’où sors-tu ? lui avait-il demandé, un après-midi. Tu es encore allé voir Silver ?
— Je n’arrive pas à m’empêcher de penser qu’il doit se sentir bien seul en bas…
— Il t’a enfermé dans un tonneau avant de prendre la fuite, ce n’est pas assez pour se retrouver en isolement quelques temps ?
— J’y suis resté à peine une heure ! Et puis, il a fini par revenir sur le bateau, pas vrai ?
Le capitaine ne répondit rien. Oui, il était revenu et il ne savait que trop bien pourquoi. Sans doute attendait-il de terminer la mission pour repartir avec la récompense qu’il lui avait promise. Ou pire, attendait-il qu’ils aient la perle en leur possession pour filer à l’anglaise retrouver sa Morgane, avec le trésor dans sa poche. Dans tous les cas, il serait là pour lui barrer la route.
— Tu es encore fâché contre lui ? demanda le muppet en voyant son visage fermé.
— Le mot est faible…
— Je suis sûr qu’il va venir s’excuser lorsqu’il sortira de prison ! Ça te ferait plaisir ?
— Je ne pense pas que les excuses changent quoi que ce soit, tu sais…
— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il a fait qui soit si grave ?
Il se mura à nouveau dans le silence, les doigts crispés sur le bois rugueux du bastingage, et Gonzo n’insista pas. Celui-ci devenait de plus en plus intrusif, cherchant à connaitre la vérité. Mais les deux hommes tenaient bon et il perdait peu à peu patience, déçu et attristé par les cachoteries de ses amis qui semblaient vouloir l’exclure de leurs problèmes, plutôt que de lui demander conseil. Mais Jim ne s’en était pas rendu compte. Il avait trouvé un nouvel exutoire pour se libérer de ses propres inquiétudes.
Flint ne l’avait pas quitté durant ces deux jours. Restant sur son épaule lorsqu’il sortait travailler dehors, il passait ensuite tout son temps dans la cabine avec lui, tel un petit confident à plume. Il lui parlait de tout et de rien, principalement des soucis qu’il ne pouvait partager avec personne d’autres. Installé devant le petit miroir fendu accroché au mur, il attrapa son rasoir. L’eau tiède qu’il avait versée dans une bassine lui renvoya un peu de buée tandis qu’il se passait la lame sur le menton avec des gestes lents.
— Tu sais… je me demande pourquoi je m’obstine à faire ça. Même ton maître me pense glabre.
Il eut un petit rire en rinçant la mousse.
— Mais ne t’imagine pas me voir un jour avec une barbe virile… La mienne fait plus penser à un vieux perroquet déplumé qu’à un vrai loup de mer.
Flint caqueta, comme offusqué, ce qui le fit sourire.
— Je plaisante, je plaisante ! Tu restes bien plus distingué que mes trois tristes poils accrochés à mon menton !
Il s’essuya le visage, rangea le rasoir, puis se tourna vers le reste du désordre qu’il avait laissé en plan depuis des jours.
Ce matin-là, le vent était enfin revenu, gonflant les voiles et poussant l’Invincible à combler son retard sur les flots. Mais il repoussait encore le moment où il devrait retourner sur le pont. Il s’occupait en rangeant sa cabine, triant ses carnets et ses notes, et remettant divers objets à leur place, comme si ce soin particulier pouvait lui offrir un peu de répit.
— Ma mère m’a toujours dit que mettre de l’ordre dans ses affaires, c’est aussi mettre de l’ordre dans sa tête !
À ses côtés, Flint s’était installé sur le dossier de son fauteuil.
— Je t’avouerais que je nettoyais ma chambre surtout pour qu’elle ne le fasse pas à ma place ! Ne le répète pas mais, j’avais mon propre capharnaüm organisé !
Le perroquet poussa un léger caquètement semblant à un cri de surprise.
— Eh oui, j’étais très désordonné à l’époque ! Je l’entends encore râler en entrant dans ma chambre : « Mon fils, aucune femme ne voudra t’épouser, avec un esprit aussi chaotique ! » Alors que maintenant, elle s’évertue à vouloir me fiancer à Eleanor, mon amie d’enfance !
Flint accueillit la nouvelle avec un petit sifflement.
— Ah oui, elle est même très jolie ! Elle a un sourire qui ferait fondre le plus grincheux des hommes ! Peut-être aurais-je été heureux avec elle.
Il s’approcha du perroquet et lui gratta la tête, lui faisant paresseusement fermer les yeux.
— Mais tu le sais bien, il n’y a que ton goujat de maître qui occupe mes pensées. Même si je dois me faire à l’idée qu’il est temps de tourner cette page…
D’un geste lent, Jim prit son manteau et l’animal se posa sur lui d’un battement d’ailes tandis qu’il se préparait à sortir. Il jeta un dernier regard à sa cabine, comme s’il s’apprêtait à quitter un havre. Cela faisait deux jours depuis cette nuit-là. Les officiers avaient déjà dû le faire sortir. Cette simple pensée lui causait une terrible appréhension et il avait retardé au maximum son contact avec l’extérieur. Mais il savait que ce répit ne pouvait durer. Tôt ou tard, il devrait affronter ce qu’il redoutait. Il soupira, caressant doucement le bec de Flint.
— Pour l’instant, je dois mettre tout cela de côté. L’île est proche, et les hommes vont avoir plus que jamais besoin de moi.
Il redressa les épaules, et toutes traces de doute et d’inquiétude disparurent de son visage, redevenant le talentueux capitaine Hawkins. Il eut une dernière hésitation, tandis qu’il posait la main sur la poignée, mais elle fut vite chassée et il ouvrit la porte.
Lorsque Silver sortit de son isolement, il fut accueilli par l’équipage qui l’entoura avec joie, lui demandant comment c’était et s’il avait bien retenu la leçon. Il répondit par la plaisanterie, avec son habituel sourire. En vérité, les geôles l’avaient bien pesé, lui laissant de longues et pénibles heures à se remémorer – et à regretter - les paroles honteuses qu’il avait lancées à son élève. Et s’il y avait bien quelque chose qu’il détestait, c’était se sentir coupable. Gonzo, qui contemplait la scène de loin, vit le pirate s’approcher de lui et il l’accueillit avec joie.
— Alors, de retour parmi nous ? T’as l’air d’avoir pris dix ans dans la tronche !
— Je vais pouvoir préparer ma retraite, alors ! ria Long John, malgré ses traits fatigués.
Son sourire s’effaça soudain, remplacé par un trouble inhabituel, tandis qu’il balayait le pont du regard à la recherche de quelque chose.
— Dis, euh… est-ce que tu as vu… ?
— Il est dans sa cabine. On l’a pas vu depuis hier soir !
— Ah… bien…
Il prit une forte inspiration et le muppet l’observa, ravi, se diriger vers les quartiers du capitaine. Bientôt, toute cette mésentente serait derrière eux et ils pourraient poursuivre cette aventure tous ensemble. Ses conseils avaient du bon, au final ! Mais alors que Silver levait la main pour frapper, la porte s’ouvrit brusquement sur Jim, et tous deux s’arrêtèrent nets. Ils restèrent silencieux quelques secondes. Il n’avait pas du tout réfléchi à ce qu’il allait dire. Le jeune homme le fixait de ses grands yeux verts, son expression impénétrable, tandis que Flint était accroché à son épaule. Finalement le pirate s’éclaircit la gorge, étonné de sa soudaine nervosité.
— Jim, je veux… il faut que tu saches…
Sa voix, d’ordinaire assurée, vacilla un instant. Il n'avait jamais été doué pour les excuses, et encore moins pour exprimer des regrets. Mais il n’eut pas le temps d’en dire davantage, car une autre nouvelle fut entendue, lâchée par la vigie.
— Voiles à tribord ! Voiles à tribord !!
Tous se tournèrent vers la droite. Un vaisseau était clairement visible au loin, et sans nul doute que celui-ci les avait remarqués également.
— Les pirates… lâcha Jim dans un souffle. Ils sont là…