La Perle du Kraken
Il ne restait que quelques jours avant que l’île du Calmar ne soit en vue, et il régnait sur le bateau une atmosphère confiante et conquérante. Leur victoire sur les pirates espagnols avait galvanisé la totalité de l’équipage qui attendait avec impatience leur nouvelle bataille. S’entraînant avec ardeur sur de vieux tonneaux grimés en pirates pour l’occasion, ou chantant avec entrain pendant qu’ils réparaient les blessures de leur vaisseau :
Well, a drop of Nelson's blood wouldn't do us any harm
And we'll all hang on behind
Come on and roll the old chariot along
(Yes, we'll) roll the old chariot along
And we'll all hang on behind
And a damn good floggin' wouldn't do us any harm
Polly la Flamboyante, ainsi que la dizaine d’Espagnols encore en vie, avaient été enfermés dans les geôles pour le reste du voyage. Si les hommes ne semblaient ni parler, ni comprendre un mot d’anglais, ce n’était pas le cas de leur petite cheffe qui avait l’air de maîtriser parfaitement la langue de Shakespeare. Malheureusement, depuis sa défaite, celle-ci s’était murée dans le silence, se contentant de lancer un regard mauvais à quiconque lui posait des questions.
— Est-ce que tu as vu la marque qu’arborait la muppet et les pirates ?
La bataille terminée, Jim et Silver observaient les prisonniers se faire entraîner dans les cales. Durant l’affrontement, le capitaine avait remarqué, gravé sur l’épaule de ses adversaires, une marque représentant une main noire et ensanglantée. Maintenant que le combat était terminé, il avait pu constater que tous les brigands en étaient affublés, ainsi que Polly qui l’arborait sur le foulard qu’elle portait autour du cou.
— L’espèce de main noire ? demanda le coq.
— Oui. Est-ce que tu sais ce que c’est ? Je ne l’avais jamais vue auparavant…
— C’est un simple signe distinctif. Ça sert à nous reconnaître.
— Entre quoi ? Entre pirates ?
— On peut le dire comme ça. La plupart d’entre nous aimons opérer seuls avec des hommes qu’on ne revoit pas une fois la casse terminée. Mais certains préfèrent se réunir sous une même bande… Ça donne de l’esprit d’équipe, j’imagine !
Silver ricana, mais le jeune homme garda son air sérieux.
— Et toi ? Tu as déjà fait partie d’une de ces bandes ?
— Tu me connais, je préfère voler de mes propres ailes !
La mâchoire de Jim se contracta. Oh oui, il le connaissait. Suffisamment pour savoir que sa réponse était à moitié vraie. Mais il n’avait ni l’énergie, ni l’envie d’insister et il répondit plutôt :
— Si tu dis vrai, alors le véritable chef de cette bande leur a donné l’ordre de nous empêcher d’atteindre l’île. Aucun équipage censé ne jetterait son navire sur l’ennemi comme ils l’ont fait…
— Ce qui veut dire que le plus gros nous attend, là-bas !
— Ce qui veut dire aussi qu’ils ne sont pas encore en possession de la Perle. Ils n’ont pas encore gagné !
Il tourna la tête vers lui en affichant un sourire victorieux. Leurs regards se croisèrent et tous les évènements des derniers jours refirent soudain surface. Son sourire disparut. Maintenant que l’attaque était terminée, il se souvenait de la rancœur qu’il pouvait ressentir pour son ancien mentor. Celui-ci sembla également se remémorer leur altercation, et il se rapprocha doucement.
— Jim… je crois que… qu’on devrait…
Mais il n’était pas d’humeur à écouter les pauvres tentatives d’excuses de ce dernier. Pas maintenant. Il avait mieux à faire.
— Merci d’être resté à nos côtés, tu as bien combattu, lâcha-t-il simplement, le prenant au dépourvu. Je vais aller voir les blessés. Tu devrais reprendre ton travail, nos hommes doivent avoir faim.
Puis il s’éloigna, sans un regard en arrière, laissant Silver se noyer seul dans son flot de remords.
De l’autre côté du navire, Gonzo observait également, le cœur lourd, la jolie muppet se faire entraîner dans les sombres cachots des cales. L’image de Long John enfermé dans une cage l’avait déjà attristé, l’idée qu’une créature aussi magnifique qu’elle passe des semaines dans le froid et l’humidité le rendait malade.
Cette pensée ne le quitta pas alors qu’il avait rejoint le coq et son perroquet en cuisine afin de donner un coup de main. Le muppet avait eu envie de passer un peu de temps avec le pirate amusant, histoire de papoter. Mais il avait vite déchanté en voyant que celui-ci ne décrochait pas un mot, avec sa mine renfrognée et ses yeux tristes. Il était ensuite remonté sur le pont, dans l’espoir de pouvoir se rendre utile auprès de Jim. Mais le capitaine était bien trop occupé à superviser les réparations du bateau, et avait rapidement lancé un « Pas maintenant, Gonzo » avant de rejoindre prestement un officier, le laissant seul et un peu désemparé. À l’arrière du bateau, les hommes s’activaient à rafistoler l’Invincible de manière optimisée, afin de reprendre le voyage au plus vite.
— Je peux vous aider ? demanda-t-il à un marin, le cœur gonflé d’espoir.
— Hum… ouais, passe cette planche aux gars sur la vergue !
Il désigna le morceau de bois, et le muppet s’exécuta avec enthousiasme. Levant la planche, il vit un des marins lui faire des gestes étranges.
— Plus haut, mon gars ! Je l’attrape pas !
Il tenta de s’étirer de tout son long, se mettant sur la pointe des pieds, mais il n’était pas assez grand. Le premier marin lui reprit la planche des mains avec un soupir, avant de la tendre à son collègue qui s’en empara facilement.
— Écoute, heu… si t’allais plutôt aider… le docteur, tiens ? lui lança-t-il avec un sourire gêné.
Gonzo s’éloigna, l’air penaud. Il n’était même pas assez grand pour venir en aide aux réparations. Il rejoignit Bennett, dans la petite salle qui servait d’infirmerie. Avec un peu de chance, celui-ci était en train de concocter un médicament à base de plantes ! Mais arrivé devant la porte, il s’immobilisa. Un hurlement de douleur lui transperça les tympans, accompagné de la voix du docteur qui tentait d’apaiser le blessé :
— Il faut être fort, mon brave. Rassemblez votre courage et votre foi !
Il y eut des bruits étranges, des chuchotements graves et des voix pressés. Puis l’homme hurla de nouveau. Gonzo eut des sueurs froides, et même lui comprit que c’était une mauvaise idée. Que pouvait-il apporter, lui qui n’y connaissait rien en soins ? Il retourna sur le pont et s’assit sur une caisse, contemplant l’activité qui fourmillait sur le bateau, sans vraiment la voir. Pour la première fois depuis le début du voyage, il regretta d’avoir embarqué dans cette aventure. Il s’apercevait de jour en jour qu’il ne servait pas à grand-chose ici, et qu’il aurait été sans doute plus utile à l’auberge. Même ses amis semblaient se passer de sa présence et de ses conseils. Pourquoi avait-il choisi de suivre Jim en premier lieu ? Pour espérer croiser une muppet au regard de braise ? Quelle idée stupide !
L’image de la muppet pirate s’imposa soudain dans son esprit. Elle était loin de l’idée qu’il s’était fait d’une rencontre romantique. Pourtant, avec ses yeux de feu et son adorable frimousse, elle semblait dans le même temps pas mal s’en rapprocher. Il l’imagina à nouveau, seule dans la cage froide et austère, avec pour seule compagnie son chagrin et ses autres compagnons. Il sentit brusquement naître dans son cœur le besoin viscéral d’aller la voir. Discuter avec elle, peut-être, la faire sourire un peu ? Quittant sa retraite, il se dirigea à nouveau dans l’entrepont. Il passa à côté du capitaine qui, obnubilé par les réparations de son navire, ne le remarqua même pas. Tant pis pour lui. Le cœur battant, il passa discrètement devant les cuisines. Il entendit la voix du pirate s’élever et resta immobile derrière le comptoir, craignant d’être découvert.
— Qu’est-ce que tu veux que je lui dise, après ça ? Rien ne me parait suffisant pour rattraper le coup…
Il y eut un petit caquètement et il comprit qu’il s’adressait à Flint.
— Non, je suis sûr que cette fois c’est perdu. Il est trop en colère et tu me connais, je suis trop secret pour lui dire comment je me sens…
Le muppet entendit un léger soupir et il se demanda un instant si ses remorts étaient pour Jim. Fronçant les sourcils, il se reprit soudain, plus déterminé. Il était temps pour lui de ne plus se mêler de leurs affaires. Qu’ils se débrouillent, ils étaient assez grand, après tout ! S’éloignant du pirate qui ruminait, il traversa silencieusement le couloir, emprunta l’échelle de corde et arriva dans les geôles.
Les pirates faisaient un raffut monstrueux. Hurlant ou chantant en espagnol, ils étaient bien décidés à prouver à l’ennemi qu’il avait peut-être enchainé leur liberté, mais pas leur loyauté ! Dès qu’ils aperçurent Gonzo ils se ruèrent contre les barreaux, le regardant d’un œil mauvais ou vociférant des insultes à tout va.
— Euh… les gars… je ne comprends pas un mot de ce que vous dites… balbutia Gonzo, un peu intimidé, tout en évitant un crachat.
Une voix douce s’éleva du fond de la cale.
— Eux non plus ne comprennent rien à ce que tu dis, pas la peine de te fatiguer… !
Elle était là, la magnifique muppet aux couleurs solaires. Enfermée à l’écart de ses hommes, là où se trouvait Silver quelques heures auparavant. Tristement assise sur le banc, le regard éteint, elle semblait avoir du mal à digérer la défaite.
— Tu viens me narguer, c’est ça ? poursuivit-elle en observant Gonzo qui s’approchait.
— Oh non ! Loin de moi cette idée ! C’est juste que… c’est si rare de croiser quelqu’un comme moi en mer !
Elle parut un peu surprise en entendant ses mots, mais elle reprit rapidement son air froid.
— Comme toi ? Pardon, mais moi, je suis un paon ! Pas une espèce de… de…
Elle regarda Gonzo de haut en bas, essayant de comprendre à quelle bizarrerie il appartenait. Avec sa couleur bleue et son espèce de nez arrondi, il était difficile de deviner l’origine de son interlocuteur.
— Même ma mère n’est pas parvenue à savoir ce que j’étais ! blagua le muppet. Et toi, tu es vraiment un paon ? Elle est où ta queue ?
— Et derrière moi, tu crois que c’est une traîne de mariage ? rétorqua Polly en désignant les plumes qui reposaient négligemment sur le banc.
— Tu ferais la roue pour me montrer ? demanda Gonzo, des étoiles plein les yeux.
— Ça marche pas comme ça. Pour qu’elle bouge, il faut que je me sente menacé, ou de bonne humeur. Autant te dire que là…
— Oh…
Il parut un instant déçu mais se reprit rapidement.
— Si ce n’est que ça, il suffit que je te remonte le moral ! Voyons… le plus drôle sur ce bateau, je dirais que c’est Rizzo – quoique, en ce moment… mais je suis pas en reste non plus !
Elle ne put s’empêcher de sourire devant son enthousiasme. La compagnie de cet étrange personnage était plutôt agréable, malgré les tristes circonstances…
Tout à coup les pirates derrière eux recommencèrent à se faire entendre, sifflant des phrases menaçantes du bout de leurs lèvres, le regard mauvais. Ils regardaient tour à tour Gonzo, puis Polly.
— Ahí está la mocosa hablando con el enemigo. ¡Nunca has sido más que una fracasada para nosotros!
— Ça sert à rien de me menacer, je vous comprends toujours pas !
— T’inquiète pas, ces menaces-là ne sont pas pour toi… chuchota la paonne en retournant s’assoir sur son banc, le visage attristé.
— Quoi ? C’est à toi qu’ils parlent aussi méchamment ? Mais… tu es leur capitaine !
Elle leva les yeux vers les hommes qui insultaient et humiliaient d’un regard assassin. Puis elle dévisagea Gonzo, et voyant son air si innocent, poussa un long et triste soupir :
— Par procuration. À leurs yeux, je ne suis qu’une petite peluche, au mieux mignonne, au pire inutile…
— Oh… Je vois. Ça doit être dur d’être un muppet dans le monde des pirates…
— Être un muppet, c’est déjà difficile, mais être une muppet femme en plus de ça, tu n’imagines pas la galère ! Tous les jours, j’essaie de prouver ma valeur, faire en sorte que mes compagnons soient fiers de moi et me voit comme l’une des leurs ! Mais je n’ai aucune crédibilité, et j’enchaine les gaffes. Comme la perte de notre bateau… Notre chef va être tellement déçu de moi !
Gonzo tiqua en l’entendant parler d’un chef. Mais il était trop grisé par la conversation avec la jolie muppet et il préféra mettre l’information dans un coin de sa tête pour l’instant.
— Je sais ce que c’est de ne pas se sentir à la hauteur, ou inutile. Depuis qu’on a embarqué, j’ai la sensation de ne pas servir à grand-chose à part faire des bourdes ! J’ai l’impression que même mes amis me mettent à l’écart, des fois…
— C’est vrai ?
Elle leva la tête vers lui. Le muppet lui était sympathique et maintenant qu’ils semblaient partager les mêmes problèmes, elle le trouvait presque attachant. Elle se leva de son banc et se rapprocha une nouvelle fois de lui.
— Je ne t’ai pas demandé, c’est quoi ton nom ?
— Ah, c’est vrai ! Mille excuses, je ne me suis même pas présenté ! Je m’appelle Gonzo !
— Moi c’est Polly, la Flamboyante. Tu as raison, c’est rare aussi pour moi de trouver quelqu’un qui me ressemble, et qui me comprenne… c’est agréable. Tu… tu penses pouvoir revenir me voir de temps en temps ? Ça rendrait ma détention moins pénible !
Entendant cela, le muppet sentit le rouge lui monter aux joues.
— Ça… ça te ferais plaisir ? Oui, je viendrais te voir souvent, promis… !
Tout à coup, un bruit s’éleva au-dessus et un homme descendit dans la cale. Paniqué, Gonzo se cacha à l’ombre de quelques tonneaux. Un marin apportait leurs rations aux prisonniers, l’air victorieux.
— Voilà pour vous, bande de malfrats ! Et gaspillez pas, je reviens pas avant trois jours ! cracha-t-il en balançant une gamelle de pain sec en plein milieu des cages.
Les pirates furent les premiers à se saisir de la maigre pitance, laissant la muppet sans rien à manger. Puis le marin remonta sur les ponts, ne leur accordant pas un regard. Gonzo sortit silencieusement de sa cachette. Se dirigeant lui aussi vers la sortie, il fit un signe silencieux à la pirate, comme pour dire « Je t’amènerai à manger bientôt ». Elle hésita une seconde avant de lever la main, comme si le geste lui coûtait. Mais elle finit par lui faire un léger signe en retour, le fantôme d’un sourire sur son bec. Lentement, Gonzo aperçu derrière elle sa queue se déployer d’un mouvement gracieux, révélant un magnifique plumage aux couleurs aussi vives qu’un coucher de soleil tropical. Son cœur manqua un battement et il resta un instant figé, subjugué par la scène. Le muppet n’avait jamais rien vu d’aussi beau.
Après un dernier signe, il rejoignit l’équipage sur le pont en flottant au-dessus d’un petit nuage de bonheur.
La dernière partie de la traversée s’effectua dans une atmosphère lourde et sombre. Le ciel, chargé d’épais nuages, menaçait de gronder à tout moment dans un orage tropical. L’amitié entre Jim et Long John semblait terminée, les deux n’échangeant plus que pour des mondanités. Gonzo avait fini par abandonner toutes tentatives de les réconcilier ou de comprendre leurs états d’âmes. Il passait désormais le plus clair de son temps avec Bennett, ou dans les geôles pour tenir compagnie à sa nouvelle amie.
— Tenez, vous prenez un peu d’engrais, et vous déposez délicatement sur la terre… voilà…
Dans un recoin de l’Invincible, le docteur s’occupait de quelques plantes médicinales qui avaient profité de la traversée pour pousser avec vivacité.
— Pourquoi garder des plantes en pot ? Ça se conserve pas, une fois coupés ? demanda le muppet en prenant le petit arrosoir qu’il lui tendait.
— La plupart, oui. Mais certaines sont plus efficaces si elles sont fraîches ! Prenez l’aloe barbadensis !
Il désigna une magnifique plante aux longues feuilles vertes et vigoureuses qui pointaient vers le ciel.
— Le contenu de ses feuilles est très efficaces pour soulager les plaies ou les brûlures. En plus, elle vivifie votre peau !
Gonzo resta un instant à observer la couleur verdoyante du feuillage, fasciné. Si petite, mais si indispensable !
— C’est dingue de se dire que chaque petite fleur ou plante peut être utile… !
— Pas vrai ? Mais il faut veiller à en prendre soin ! Une plante, ça s’entretien tous les jours, surtout dans un environnement aussi étriqué ! Sinon, elle se fane et meurt…
« Comme l’amitié… » pensa-t-il en arrosant un plant de menthe. Songeur, il l’observa la plante aux multiples feuilles ovales, dont l’une était sèche et prête à se rompre. Jim et Silver allaient-ils le laisser se détacher d’eux, comme ils l’avaient fait l’un avec l’autre ? Se sentant soudainement très triste, son regard se posa alors sur une grappe de fleurs aux couleurs rouge orangé, comme Polly. Chassant vite ses mauvaises pensées, il se tourna vers Bennett avec entrain.
— Comme elles sont belles ! Qu’est-ce que c’est ?
— Ah, la Tropaeolum majus ! Ou simplement capucine… rectifia-t-il devant le regard médusé du muppet. J’apprécie en avoir un peu de côté ! Utile en cas de toux et riche en vitamine C ! Et puis, c’est vrai qu’elles égaient un peu le pont avec leurs belles couleurs !
Il ajouta, voyant l’émerveillement sur le visage de Gonzo :
— Tenez, cueillez-vous un petit bouquet ! J’ai d’autres plantes tout aussi efficaces.
— C’est vrai ? Oh, merci !
Délicatement, il coupa quelques tiges dans sa main et admira le résultat. Satisfait du traitement de ses plantes, Bennett se redressa en réajustant ses lunettes.
— Je dois vous laisser, je vais voir comment se porte les blessés de la bataille. Vous pouvez me rejoindre plus tard, si vous le souhaitez. Je vous montrerais quelques astuces pour soigner des petites blessures légères !
— Oh, ça serait super ! Avec plaisir !
Ne souhaitant pas attendre plus longtemps, il s’était précipité dans les geôles, impatient d’offrir son présent à la jolie paonne. En voyant le magnifique bouquet, elle ne put retenir une exclamation sincère.
— Gonzo ? Tu m’as réellement apporté des fleurs ? C’est tellement adorable !
Voyant son air émerveillé, le muppet se gonfla de fierté.
— Voyons, c’est tout à fait normal ! Allez, mange vite !
— Quoi ?
— Oui, elles sont bourrées de vitamine C ! Je ne voudrais pas que tu tombes malade à cause du manque de nutriments…
Elle se figea un instant, peu sure de ce qu’elle venait d’entendre. Puis elle explosa d’un rire mélodieux et sincère, faisant grincer des dents les pirates espagnols un peu plus loin.
— Oh, c’est une ravissante attention ! Merci !
Une fois encore, elle récompensa son ami par le magnifique chef d’œuvre qu’était sa queue multicolore. Gonzo cligna des yeux, comme hypnotisé. Il n’était plus sûr de se rappeler pourquoi il lui avait apporté ces fleurs. Ah oui, les vitamines. Il déglutit.
— De… de rien…
Polly était un vrai rayon de soleil. Ils papotaient de tout et de rien pendant des heures, peu dérangé par les marins qui ne descendaient jamais, et par les pirates qui avaient fini par se lasser de les insulter bruyamment.
— Le plus dur, lorsqu’on est un muppet, c’est de voir que tes propres amis ne te prennent pas au sérieux ! Prend Jim par exemple, on se connait depuis qu’on est gamin. Et pourtant, il continue à me cacher des choses comme si j’étais pas digne de confiance !
Ils étaient assis par terre, dos contre dos, seulement séparés par les froids barreaux de fer de la cage.
— Je te comprends, je considère mon capitaine comme ma famille. C’est lui qui m’a sauvé des marchands d’esclaves, il y a quelques années. Pourtant, j’ai parfois l’impression que je ne suis pas à la hauteur de ses attentes ! En plus, ma confrérie ne me fait pas confiance. On me dit jamais rien et je finis toujours par être la dernière au courant des plans et des combines !
— Ta confrérie ? C’est quoi ça ?
La muppet se retourna en désignant la marque de main sur son foulard.
— C’est un regroupement de pirate. On se rassemble, on pille ensemble et on regroupe le butin. La mienne est la plus grande confrérie espagnole, et on est craint dans tout le pays !
Un regroupement de pirates ? Devant cette fascinante révélation, Gonzo ne put cacher son excitation. Est-ce que Jim était au courant de ce fonctionnement ? Silver faisait-il partie d’une confrérie, lui aussi ?
— Comme une grande famille ? C’est génial, je ne pensais pas que ça existait chez les pirates !
— Oui enfin, la comparaison s’arrête la… calma la muppet. Le chef de ma confrérie est une brute qui méprise mon capitaine, tu parles d’une famille !
— Justement, où est ton capitaine en ce moment ? Il ne va pas se mettre à ta recherche ?
Il y eut un blanc. Elle porta la main à son foulard, comme si elle saisissait son cœur.
— Il… il est mort… avait-elle finit par lâcher, la voix légèrement brisée.
Plutôt bavarde avec lui, Polly semblait se troubler dès qu’il s’agissait de ces compagnons pirates. Gonzo avait été tenté d’en informer Jim, conscient que cette « confrérie » pouvait représenter un danger bien plus grand que prévu. Mais il n’y était pas parvenu, se sentant trahir sa nouvelle amie dès qu’il s’approchait du capitaine. Alors il ne disait rien, devenant prisonnier de son propre silence et s’éloignant de ses amis, tandis que ses sentiments envers la pirate grossissaient de plus en plus.
Ces nouvelles émotions furent difficilement gérables pour le muppet. Habitué à la stabilité de sa vie à l’auberge, entourée de Rizzo, Madame Hawkins ou même Eleanor, il devait maintenant faire face à des sentiments complexes et à des situations hasardeuses, tout seul. Jim et Silver ne s’aperçurent pas de la détresse du muppet, trop tourné sur leur propre soucis. Heureusement, Flint n’était jamais loin, posant parfois sa discrète présence sur son épaule lorsque les émotions pesaient trop sur lui.
— Je sais pas quoi faire, mon ami. D’un côté, je meure d’envie d’aller voir Jim et de lui parler de tout, comme au bon vieux temps. Mais de l’autre côté, comment lui avouer mes sentiments pour elle ? C’est notre ennemie ! Il me rejetterait, c’est sûr ! Et la douce Polly… Je ne veux pas briser la confiance qu’elle m’accorde… C’est une situation tellement difficile…
Le perroquet répondait par un petit sifflement.
— Tu as raison, pour le moment mieux vaut ne rien dire et se concentrer sur la mission !
Il caressa alors le doux plumage de l’animal, et celui-ci lui répondit par un petit mordillement.
— Toi au moins, tu m’écoute et tu me comprends. Pas comme Jim et Long John, qui sont tout le temps en train de penser à leur nombril ! Ils ne méritent pas un ami aussi gentil que toi !
Fixant les sombres nuages qui menaçaient l’horizon depuis des jours il ajouta, presque à lui-même.
— Et je me dis que ces derniers temps, ils ne méritaient même pas un ami aussi patient que moi…
Gonzo ressentait de l’amertume pour ses compagnons, fatigué d’avoir été trop souvent négligé. Sa première fracture fut avec Silver. Alors qu’il passait une énième fois devant la cuisine pour se rendre dans la cale, ne cherchant même plus à se cacher, il fut interrompu par le pirate qui, cette fois, lui demanda :
— Dis-donc mon vieux, tu files souvent dans les dortoirs. Tu dors bien la nuit ?
— Il fait trop chaud avec ce temps orageux. J’ai besoin d’aller me mettre au frais, répondit-il simplement sans un regard.
— T’es sûr que c’est de la fraîcheur que tu vas chercher dans les geôles ?
Il se figea. Maudit soit ce pirate et son esprit vif !
— Écoute Gonzo, je sais qu’elle est mignonne, mais n’oublie pas ce que je t’ai dit la dernière fois…
— Quand ça ? Quand tu m’as enfermé dans ce tonneau avant de prendre la fuite ?
Son ton était sec et même Silver sembla déstabilisé, mais il renchérit tout de même :
— Je ne veux pas que tu fasses une bêtise. Souviens-toi qu’elle est une ennemie…
— T’as bon dos de dire ça !
Cette fois, le muppet s’énerva et se tourna rageusement vers lui.
— Parce que toi, c’est vrai que t’es qu’un vieux cuistot dépressif et sans histoire !? Et si t’es aussi inquiet pour moi, t’as qu’à en parler à Jim ! Ah j’oubliais : tu peux pas puisqu’il ne veut même plus te voir !
Puis, sans un regard en arrière il s’éloigna et disparu dans le couloir, laissant le coq encore surpris par cette altercation. Pour la première fois, il avait osé remettre à sa place Long John Silver, sans peur ni hésitation. Et cela faisait du bien ! Fini, le muppet juste bon à penser aux autres. Il était temps de penser un peu plus à lui-même !
Silver, quant à lui, ne put s’empêcher de rire, impressionné par le courage et le cynisme dont venait de faire preuve son ami.
« En plein dans le mille, Gonzo ! » pensa-t-il avec fierté.
Quelques heures plus tard, la cloche du vaisseau retentit. Jim se précipita sur le pont et son sourire s’élargit : l’île du Calmar était enfin en vue.
— Regarde, mon ami ! murmura-t-il à Flint qui était venu lui tenir compagnie. Nous sommes arrivés ! Le pire est à venir, malheureusement. Je redoute maintenant que ton maître nous trahisse…
Il y eut un grondement sourd dans le ciel. Celui-ci était si sombre qu’on aurait dit que la nuit était déjà tombée, le soleil peinant à traverser les nuages et donnant une atmosphère de fin du monde. Le perroquet s’envola soudain et rejoignit Gonzo qui était accoudé sur la balustrade, observant l’île qui se dessinait à l’horizon. Jim s’approcha de lui le cœur léger : cela faisait un moment qu’ils n’avaient pas bavardé ensemble !
— Voilà notre destination, Gonzo ! lança-t-il avec entrain en prenant place à ses côtés.
Il répondit à peine, caressant machinalement le perroquet.
— Je vois ça…
— Je t’avoue que je suis un peu inquiet… Je ne sais pas si Long John à pour plan de nous trahir…
— C’est sûr que vu l’état de votre amitié aujourd’hui, rien n’est moins sûr…
— Euh… tu sais, cela n’a rien à voir… Silver est un pirate…
— Et donc, un pirate doit obligatoirement trahir tout le monde ? Dans ce cas, pourquoi lui avoir demandé de venir ?
Jim fut un peu pris au dépourvu devant le ton inhabituel de son ami.
— Tu es sûr que ça va ? Tu m’as l’air un peu… agacé ?
Le muppet sentit qu’il avait été un peu trop virulent et essaya de paraitre normal, malgré les émotions qui bouillonnaient en lui.
— Oui, ça va. C’est le temps qui m’énerve.
Malheureusement, Jim n’était pas dupe. Il ne l’avait jamais vu comme cela, même lorsque la situation était des plus tendus. Il était au contraire celui qui remontait les morals et les cœurs dans les moments difficiles.
— Je suis ton ami, tu peux tout me dire, je suis là pour toi.
Le muppet explosa en entendant ses paroles. C’était la goutte de trop.
— Eh ben non Jim, on peut pas tout se dire ! Je vous ai courus après, ces derniers jours, pour essayer d’apaiser les tensions avec Silver. Vous n’avez jamais daigné me dire les choses ! Alors vient pas jouer les hypocrites avec tes leçons sur l’amitié !
Ses mots eurent l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. Un lourd silence s’installa, seulement interrompu par un énième bruit de tonnerre.
— Gonzo… Qu’est-ce qui t’arrive ? Pourquoi une réaction pareille ? bredouilla-t-il, ne pouvant cacher la surprise derrière sa voix tremblante.
— Tu sais quoi ? Ça te regarde pas ! Je veux juste qu’on me laisse tranquille !
Sans attendre une réponse il quitta la balustrade et se dirigea vers le pont, suivit par Flint. Un autre déchirement du ciel, et l’averse s’abattit finalement sur le vaisseau avec fracas, inondant rapidement le pont et Jim, figé et encore sous le choc. Que se passait-il ? Depuis quand le muppet nourrissait-il une telle rancœur ? Presque instinctivement, il voulut rattraper son ami, mais il sentit cette fois que cela ne servirait à rien et se ravisa. Il resta seul, l’eau ruisselant sur son visage alors qu’il regardait, le cœur serré, son ami disparaitre dans les escaliers.
Pour la deuxième fois en quelques jours, il sentit qu’un lien précieux venait de se briser sous ses yeux.