La Perle du Kraken

Chapitre 14 : Les dangers de la jungle

6363 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 16/02/2025 20:29

La troupe s’était remise en route, avançant prudemment. Les regards scrutaient les ombres entre les arbres, à l'affût du moindre mouvement. Le bruit des pas dans les feuilles mortes et des machettes fendillant la végétation recouvrait les cris des oiseaux et des singes cachés dans les feuillages. Ils atteignirent au bout d’un moment une zone dégagée contenant une multitude d’arbres bien plus petits que les énormités qu’ils venaient de traverser. L’air frais leur caressa le visage et ils profitèrent de ce moment de répit pour reprendre leur souffle.

Un des soldats poussa alors une exclamation.

— Regardez, il y a des fruits qui poussent sur les arbres !

— Ce sont des bananes, c’est très sucré et très nourrissant, expliqua Bennett en s’approchant des fruits. C’est une bonne occasion pour en prendre avec nous !

Le soldat tendit la main avec ravissement mais fut rapidement arrêté par le docteur.

— Pas si vite, malheureux ! Je vous le répète : le danger est partout !

Il s’approcha de l’arbre et observa la grappe de fruits. Puis il écarta deux bananes avec précaution.

— Tenez, regardez ce qui vous serait tombé dessus !

Le soldat s’approcha un peu plus. Posé à la base du fruit se tenait une grosse araignée, semblant dormir paisiblement. Il recula avec une expression de dégoût.

— Eh oui ! Vous n’êtes pas le seul à être friand de sucre ! Et cette araignée-banane est connue pour ne pas apprécier être dérangée ! expliqua le docteur.

Il commença à sélectionner les fruits avec prudence, et le soldat lâcha avec mépris :

— Toute cette sale vermine, faudrait que ça crève… ça sert à rien, à part nous rendre la vie impossible…

Bennett fronça les sourcils, mais avant qu’il ne puisse dire quoi que ce soit, une voix sèche trancha l’air.

— Dis donc, c’est pas parce que ton père disait pareil de toi que t’as besoin de passer ta colère sur tout ce qui bouge.

Tous les regards se tournèrent vers Silver. Celui-ci fixait le soldat d’un air sévère, piqué au vif par la remarque cruelle qu’il avait formulée. L’homme prit un air agressif et s’approcha de lui, ne laissant qu’un infime espace entre eux. Un frisson d’excitation passa dans le groupe.

— Il a quelque chose à me dire, l’éclopé sur pilotis ?

La menaçante proximité du soldat ne le démonta pas pour autant.

— Tu ferais mieux de surveiller ton langage, morveux, si tu veux pas que mon pilotis te botte le… 

D’un pas rapide, Jim s’interposa avant que l’altercation ne prenne une tournure plus violente, son regard sévère balayant tour à tour les deux hommes.

— Vous vous calmez tout de suite, ou c’est le fer pour tous les deux, compris ?

Les soldats chuchotèrent entre eux, impressionnés autant par l’agressivité du soldat que par la répartie du coq. Mais le capitaine coupa court aux bavardages.

— Le spectacle est terminé, on continue la route !

La troupe reprit silencieusement la marche. Bennett avait distribué les bananes à chacun, qu’ils mangèrent en chemin. Jim connaissait déjà le fruit à la chair savoureuse, et il observa du coin de l’œil les réactions des soldats. Il fut amusé par les expressions de ravissement ou les sourires s’étalant sur les visages alors qu’ils découvraient le gout sucré et délicieux. Gonzo mordit prudemment dans le fruit et le dévora ensuite sans lui laisser la moindre chance. La scène amusa beaucoup Polly qui gloussa devant la gourmandise de son ami. Soudain, le docteur s’arrêta devant elle.

— Vous aussi, miss, vous devez reprendre des forces !

Elle prit alors la banane et le remercia timidement, une nouvelle fois surprise par la gentillesse de ses ennemis. Son regard croisa celui de Gonzo, et dans un sourire complice, ils partagèrent leur en-cas sans un mot. Bennett s’approcha ensuite de Silver, qui était resté silencieux depuis l’altercation.

— Tenez, Monsieur Rizzo.

Celui-ci prit la banane mais ne la mangea pas. Au lieu de cela, il en coupa un petit morceau qu’il tendit à Flint, toujours caché sous sa chemise.

— Vous avez eu l’air très agacé par le soldat tout à l’heure. C’est parce qu’il a une approche très… rustre avec les bêtes ?

— Si on n’aime pas quelque chose, on l’ignore, répondit sèchement Long John. Pas besoin de vouloir tout écraser sous prétexte que « ça nous rend la vie impossible » !

Il croisa le regard du docteur. Celui-ci l'observait avec un petit sourire, comprenant son respect pour la vie animale.

— Enfin bon… vous voyez l’idée… acheva-t-il en détourna les yeux.

— Oh, croyez-moi, je vois très bien l’idée…

En silence, ils observèrent Flint piquer le morceau de fruit avec enthousiasme, laissant échapper un petit piaillement satisfait, avant de retourner se blottir à l’abri contre son maître.

Jim avait tourné la tête à la recherche du docteur, et l’aperçut un peu plus loin en pleine discussion avec Silver. Il aperçut également la petite tête verte dépasser de la chemise et il ne put s’empêcher de trouver la scène adorable. Le pirate leva les yeux, croisa son regard, et Jim détourna vite la tête, la chaleur colorant ses joues. Son cœur se serra. John lui manquait. La traversée de la jungle ne faisait que renforcer le sentiment de solitude qui l’avait envahi ces derniers temps. Il aurait aimé vivre ce moment avec lui et Gonzo, échanger quelques bavardages, découvrir les nouvelles curiosités et rire ensemble. Depuis quand n’avait-il pas vu sa dent d’argent briller sous son rire ? Il avait l’impression qu’une éternité s’était écoulée depuis qu’ils avaient observé les cachalots tous ensemble. Il jeta un coup d'œil furtif au muppet, espérant croiser également son regard. Mais celui-ci restait silencieux, perdu dans ses pensées. Lui aussi semblait ailleurs.

Vers la fin de l’après-midi, il fut décidé de faire une nouvelle pause et tout le monde souffla un peu. Le soleil semblait perdre de sa vigueur, rendant l’air un peu plus supportable. Un peu à l’écart, Gonzo vit un des soldats s’éloigner du groupe.

— Il ne faut pas aller trop loin, c’est dangereux !

— Dangereux ou pas, je vais pas dévoiler mon affaire devant tout le monde ! rétorqua le soldat en déboutonnant son pantalon.

Il s’enfonça dans les fougères en sifflotant. Gonzo entendit soudain un grondement bas, presque imperceptible, non loin d’eux. Il tourna la tête et aperçut une tache sombre à travers les feuillages. Le temps que le muppet comprenne le danger, la tache avait fondu sur l’homme avec un grognement rauque.

Le soldat hurla et tout le monde se mit en alerte. Le muppet fut le premier à le rejoindre et tomba nez à nez avec un immense félin à la fourrure d’un brun sombre, tachée de noir. Ses yeux jaunes luisaient dans la pénombre de la jungle et ses muscles ondulaient à chaque mouvement. Sous ce cauchemar vivant se tenait le soldat, à terre et le bras ensanglanté levé devant lui comme pour se protéger. En voyant l’homme à deux doigts de se faire dévorer, il agit instinctivement. Saisissant un bâton dans ses mains tremblantes, il tenta courageusement de faire fuir l’animal, ignorant les palpitations de son cœur et la sueur froide qui coulait dans son dos.

— Ouste, sale bête ! Laisse le tranquille !

Le monstre tourna ses yeux luisants vers le petit être bleu et retroussa ses babines, dévoilant des crocs acérés. Son petit bâton ne faisait pas le poids.

— Gonzo, recule ! hurla la voix de Jim.

Le reste de la troupe étaient arrivés sur les lieux, et certains commencèrent à sortir leurs armes à feu à la vue de leurs camarades en danger.

— Ne tirez pas ! ordonna-t-il malgré la menace. Il ne faut pas avertir notre présence !

Le félin délaissa sa première victime et se prépara à attaquer avec un feulement lourd. Il gronda à nouveau et bondit sur le pauvre muppet qui se recroquevilla en criant, se préparant à sentir les crocs de la bête se planter dans son corps. Mais rien ne vint. 

D’une vitesse fulgurante malgré ses entraves, Polly s’était précipitée en voyant son ami en danger. Elle s’interposa entre Gonzo et le monstre et, d’un mouvement brusque, déploya sa queue en une roue parfaite. Le félin s’arrêta net, ses muscles toujours tendus sous sa fourrure tachetée. Ses pupilles se dilatèrent sous l’éclat hypnotique des plumes déployées devant lui, et ses grognements devinrent moins provocants. Une fraction de seconde, il hésita entre attaquer ou fuir. La vue soudaine de ces couleurs chatoyantes et menaçantes semblait le déstabiliser, assez pour que le reste de la troupe se rassemble autour de lui. Face à ce trop grand nombre d’ennemis qui l’encerclait, l’animal sembla perdre ses moyens, feulant à tout va et ne trouvant plus aucun moyen de fuir.

— Ce serait plus sage de le laisser partir, suggéra un lieutenant, inutile de gaspiller des forces contre un animal qui cherche juste à survivre.

— On ne peut pas courir ce risque, il pourrait nous suivre et attaquer un autre moment. 

Jim soupira, avant de trancher : 

— Il faut l’abattre.

Le soldat aux bananes tira alors son sabre en lançant un regard mauvais à Silver.

— Que ça te serve de leçon, Rizzo ! Je vais te montrer comment on se débarrasse des menaces !

Mais à sa grande surprise, le coq saisit son poignet et stoppa net son élan.

— La leçon c’est moi qui te la donne, gamin.

Repoussant le soldat d’un geste brusque, John tira son sabre et s’approcha de la bête. Celui-ci se mit à cracher devant la menace, les crocs luisants et les oreilles repliées en arrière. D’un geste rapide et calculé, il planta son arme dans le cou de l’animal, dont le feulement cessa instantanément. Gonzo et Polly observèrent sans un mot le félin s’affaler avec un bruit sourd. Après quelques secondes, Silver extirpa sa lame recouvert de sang et se redressa. Puis il s’approcha du soldat qui semblait avoir complètement perdu sa langue.

— La carotide ou l’aorte, pour une mort rapide et sans douleur. Idéal si tu dois tuer pour te défendre. C’est ce que tu comptais faire, n’est-ce pas ?

— Euh… oui, oui…

— Tant mieux. Parce que l’espace d’un instant, j’ai cru que t’allais y prendre du plaisir.

Le soldat baissa les yeux. Sa main se crispa sur son arme un instant, puis il la rengaina sans un mot. Le silence s’installa alors que tout le monde semblait reprendre ses esprits. Bennett fut le premier à réagir, s’arrêtant devant Gonzo.

— Vous n’êtes pas blessé, mon ami ?

— Euh… non je crois pas…

— Ça me rassure. Vite, allons voir le soldat !

Le muppet se tourna vers son amie, le regard admiratif.

— Polly… tu m’as sauvé la vie… !

— Tu me remercieras plus tard, va rejoindre le docteur ! lança-t-elle avec un sourire chaleureux.

Toujours sous le choc, Gonzo se releva et alla rejoindre le blessé. Polly se remettait elle aussi sur pied lorsqu’elle vit l’ombre du capitaine se planter devant elle. Comprenant qu’elle avait enfreint sa règle, elle tenta de se justifier :

— Oui je sais, on aurait dit que je cherchais à fuir, mais…

Jim la coupa, le visage bien plus doux que d’habitude. 

— Je tiens à vous remercier, Polly. Vous avez sauvé la vie d’une personne qui m’est très chère. Sachez que je n’oublierai pas ce geste !

La paonne, peu habituée aux remerciements, parut déconcertée par ses mots. Le regard fuyant, elle eut un mal fou à trouver les siens :

— Oh… eh bien… disons qu’avec l’eau de tout à l’heure… nous sommes quittes ! balbutia-t-elle avec un sourire maladroit, cherchant désespérément à dissimuler la chaleur qui colorait ses joues.

Le jeune homme s’éloigna et la petite pirate fut de nouveau entourée par ses deux surveillants. Mais eux aussi semblèrent soudain abandonner leur habituel masque rigide et ils lui murmurèrent à la place, avec admiration :

— T’as un plumage magnifique !

— C’est vrai, je n’avais jamais rien vu d’aussi beau !

Cette fois, Polly devint écarlate face à cette cascade de compliments. Qui donc ferait de telles louanges à son propre ennemi ?

Le soldat attaqué était en état de choc, mais bien vivant. Son bras portait de sévères marques de griffes et Bennett s’occupa de désinfecter les plaies, assisté par le muppet.

— T’as été incroyable Gonzo, répétait-il, tu m’as sauvé la vie !

— C’est normal, tu sais ! Euh… tu pourrais reboutonner ton pantalon ?

Puis le groupe se rassembla de nouveau, prêt à partir. Le scientifique prit les lieutenants à part.

— Les nouvelles sont bonnes. La présence de l’animal suggère une rivière non loin de là. Et si l’on s’en réfère à la carte, la rivière en question traverse la vallée que nous cherchons !

— Cela signifie que nous sommes sur la bonne voie ! Trouvons la rivière. Avec un peu de chance, nous pourrions même trouver un endroit où dresser le campement pour la nuit !

La troupe redémarra pour la dernière marche de la journée, leur nouvel objectif étant de trouver un endroit où installer le bivouac. Il fallait faire vite car le soleil commençait son long déclin, plongeant lentement mais sûrement la jungle dans l’obscurité. Durant le trajet, Jim ralentit son allure en faisant signe aux autres de poursuivre, puis attendit que Gonzo arrive à sa hauteur. Ils marchèrent côte à côte silencieusement, jusqu’à ce que le capitaine brise le silence :

— Comment vas-tu ?

— Je vais bien, merci. Je verrai plus les chats de la même manière par contre…

Il sourit, heureux de voir que son ami n’avait pas perdu son humour.

— Je voulais te dire : je suis fier de toi. Tu as été vraiment courageux tout à l’heure devant ce monstre.

— Merci, ça me fait très plaisir venant de toi. Je voulais montrer aux autres, et à moi aussi, que je suis autre chose qu’un garçon d’auberge !

— Eh bien, c’est réussi !

Un silence gênant s’installa entre eux.

— Est-ce que… tu veux me parler ? tenta Jim, hésitant.

Il y eut un nouveau silence.

— Non. 

Le mot claqua, et son cœur se serra une nouvelle fois sous la déception. Pourtant, Gonzo poursuivit :

— Désolé, pour le moment je n’en ai pas très envie. Tu avais raison, tu sais ? On ne peut pas toujours tout se dire.

— D’accord. Sache que je suis là, si tu as besoin de moi.

Et il le laissa avancer, restant en arrière avec une saveur douce-amère. Au moins ils avaient échangé un peu, même si Jim sentait que la tension entre eux n’était pas encore dissipée. Quelqu’un le dépassa et il sentit son estomac se retourner en voyant John passer devant lui de sa démarche irrégulière. Son regard s’arrêta un instant sur le jeune homme, avant de poursuivre sa route, sans un mot.

Le voyant s’éloigner, il fut brusquement envahi par une tristesse qu’il avait presque oublié durant ses dernières heures. Il se demanda si Silver avait fini par abandonner toutes tentatives de s’excuser auprès de lui. Connaissant le pirate, cela devait probablement être le cas. Soudain quelqu’un l’appela et, dépassant tout le monde, il se précipita en tête de l’expédition. Bennett et les lieutenants s’étaient arrêté, apparemment ravis.

— Nous l’avons trouvé, la rivière !

Un peu plus bas, la rivière faisait un bruit assourdissant, le courant emportant branches et tronc d’arbres dans son eau à la couleur brunâtre.

— L’orage de ce matin la rend plus dangereuse que d’habitude ! expliqua le docteur.

— Remontons la ! Il nous faut un endroit où se poser pour la nuit !

Ils suivirent la rivière durant encore une bonne heure, remontant le courant qui ne semblait pas vouloir faiblir. Enfin la rivière sembla diminuer, ne devenant plus qu’un cours d’eau plus tranquille. Ils débouchèrent alors sur une petite clairière, où les arbres formaient une sorte d'arcade naturelle au-dessus de leurs têtes. Le soleil était déjà bas, sa lumière perçant à travers le feuillage, créant des motifs mouvants sur le sol couvert de mousse. Mais ce qui attira immédiatement l'attention de Jim, ce furent les vieilles pierres recouvertes de lichen qui émergeaient du sol, comme les vestiges d'une ancienne construction.

— Regardez ça, murmura Bennett en se penchant pour examiner les pierres. Ce sont les fondations d’un ancien édifice ! Ce qui veut dire…

Un frisson parcourut l’assemblée tandis que Jim hochait la tête, le cœur battant plus vite.  

— Que nous sommes sur la bonne voie !

Un bruit sourd se fit entendre. Un soldat venait de tomber lourdement sur le sol, étalant le contenu de son sac sur le tapis de verdure.

— Ça va ? demanda son camarade en l’aidant à se relever sous un rire collectif.

— Je me suis cogné contre quelque chose de dur… y a un truc sous la mousse !

Ni une ni deux, le docteur saisit des outils et commença à arracher les plantes. Puis il poussa un cri de joie.

— Ce sont des pavés ! Il y a un chemin de pierre en dessous !! Et je parie que cette ancienne route mène tout droit vers notre objectif !

Les soldats entreprirent alors de déblayer toute la mousse et bientôt un chemin en pierre apparut sous leur yeux, s’enfonçant dans la jungle en direction des montagnes.

— Bon sang docteur, vous aviez raison, nous avons trouvé le chemin vers la vallée !

Le campement fut installé à cet endroit, le sol pavé leur offrant une base stable pour monter les tentes. Les soldats sortirent des sacs les abris en toile de lin qu’ils fixèrent sur le sol grâce à des piquets en bois robustes. Un feu central fut allumé, de même que quelques feux de surveillance autour du campement pour prévenir d’une attaque de prédateur. Polly fut installée dans une tente avec les deux soldats chargés de sa surveillance. Bennett avait également sa propre tente, où il s’occupa de soigner plus minutieusement le soldat blessé, accompagné de Gonzo.

Un peu plus loin, le cours d’eau se terminait en étang envahi par les roseaux et les nénuphars. Les hommes accueillirent l’étendue d’eau avec joie, plongeant dans la piscine naturelle pour se débarrasser de toute la sueur et le sel de mer accumulé ses derniers jours. La convivialité était de mise, les hommes plaisantant et chantant tout en lavant leur peau et leur vêtement.

— Vous ferez passer le mot aux soldats, ils ont été excellents aujourd’hui, félicita Jim aux lieutenants. Qu’ils reprennent des forces cette nuit, je veux que demain se passe avec la même rigueur !

Accompagnée par les soldats, Polly s’était rendue dans la tente de Bennett pour soigner une vilaine écharde provoquée par l’attaque du félin.

— Il ne faut pas attendre aussi longtemps pour soigner ce genre de blessure ! houspilla-t-il tout en l’extirpant de son pied. Cela peut s’empirer très vite, surtout dans un environnement humide comme celui-ci !

La muppet fit une grimace de douleur.

— Aouch ! Je… je n’avais pas envie de déranger. Et puis, ça ne me semblait pas si grave…

— Il faut nous déranger, Polly ! répliqua Gonzo avec entrain. Monsieur Bennett et moi, on est là pour ça !

La toile de la tente se leva soudain et Silver entra.

— En parlant de déranger, lança-t-il en observant les muppets avec sous-entendu, auriez-vous quelque chose pour soulager les coupures, Docteur ?

— Quel genre de coupures… Oula !

Le coq avait ouvert sa veste, révélant son torse couvert de multiples taillades, comme s’il avait été griffé par des petits animaux.

— C’est Flint qui t’a fait ça ?? s’écria Gonzo, bouche-bée devant le carnage. 

— La jungle le rend trop nerveux… C’est un perroquet domestiqué, il ne connait pas cet environnement.

— Vous ne pouvez pas continuer de le transporter de cette manière ! 

Bennett prit une de ses besaces qu’il vida de son contenu. 

— Tenez, il devrait être plus à l’aise là-dedans !

— Ah, parfait ! Si vous pouvez l’attraper… !

John se tourna et les trois compagnons éclatèrent de rire en découvrant Flint, terrorisé, cramponné à son dos comme s’il craignait une attaque soudaine.

La soirée se déroula sans accroc malgré l’environnement qui ne cessait de leur rappeler que le danger était partout. Les hommes en avaient une nouvelle fois fait les frais lorsque la moitié d’entre eux était ressortie de l’étang, couverts de sangsues. Ils avaient ainsi passé le repas à se retirer ces abominables parasites sous les éclats de rires des soldats épargnés.

Jim voyait non loin Gonzo en pleine conversation avec Polly, et il se demanda un instant si le muppet n’était pas tombé sous le charme de la mignonne pirate. Il espérait que son ami n’aurait pas le cœur brisé lorsque viendrait le moment pour eux de se séparer.

— Aucune trace des pirates pour l’instant, murmura un lieutenant, comme s’il lisait dans ses pensées. Et s’ils n’avaient jamais atteint l’île ?

— Cela serait une aubaine pour nous, mais je préfère continuer à croire qu’ils sont déjà sur place, installé dans un campement…

— Oui, sans doute. Dommage que notre prisonnière ne nous en dise pas plus !

Jim hocha la tête, l’observant en silence rire à une blague de Gonzo. Était-elle sincère en se rapprochant d’eux, ou jouait-elle aussi un double jeu ? Était-elle la seule à cacher quelque chose ? Le cœur lourd, il posa son regard sur Silver qui plaisantait avec ses camarades. Il n’y avait pas une menace, mais deux, dans leur compagnie. Lesquels allaient se révéler en premier ? 

Il détourna les yeux, troublé par ses pensées. C’est alors qu’il remarqua Bennett, assis un peu à l’écart du feu, sa pitance posée devant lui. La tête penchée en avant, le petit homme semblait s’être endormi et Jim le rejoint, inquiet de son état. Avait-il fait un malaise ?

— Bennett… est-ce que… ?

Sa voix mourut en entendant le docteur marmonner entre ses lèvres. Il ne s’était pas assoupi mais était tout simplement en train de prier. Un peu gêné de l’avoir dérangé, il s’assit auprès de lui et le laissa terminer sans un mot. Bennett était le premier homme de science croyant qu’il rencontrait. Et il s’était souvent demandé pourquoi. Sans jamais lui poser la question, bien sûr. Ça ne se faisait pas. Mais ce soir-là, au fin fond de la jungle, il se surprit à y repenser. Après quelques secondes, le docteur émergea de sa bénédicité et leva vers lui ses petites lunettes rondes.

— Veuillez m’excuser, Capitaine. Vous vouliez me parler ?

— Non… Quoique… si.

Laissant de côté la politesse, il lui posa alors la question qui le taraudait depuis leur rencontre.

— Pourquoi… pourquoi y croire ?

Face à son air perplexe, Jim se sentit tout à coup très intrusif.

— Je… je veux dire… Vous êtes un érudit, et… d’ordinaire, les scientifiques comme vous ne partagent pas la même… croyance…

— Ah ! Vous vous demandez comment un homme de science comme moi peut encore croire au Seigneur ?

Il laissa échapper un petit rire, peu troublé par la question indiscrète du jeune capitaine.

— Il est vrai qu’avec toutes les découvertes scientifiques qui bouleversent le monde, certains de mes confrères se sont quelques peu éloignés de la religion ! Pas moi. J’y crois, parce que j’ai vu ce que peut apporter la croyance aux âmes meurtries.

Jim l’observa en silence tandis qu’il fixait les flammes, ses traits empreints de souvenirs lointains.

— Il y a quelques années, la maladie a frappé les Îles Vierges. Les blessés s’entassaient, la mort rodait partout. Certains croyaient même que la fin du monde approchait. Moi j’étais là, au milieu, à tenter de sauver ceux que je pouvais. Mais, plus dur encore que la maladie, c’était la peur. Je soignais leur corps, mais je sentais bien que l’espoir leur échappait. Alors, j’ai entretenu la foi de certains. Par des prières, par des versets d’espoir. Parce que ça leur donnait du courage… et à moi aussi…

Le silence s’installa, le joyeux brouhaha des soldats semblant provenir d’un autre monde. Jim, troublé par ce récit, voulut s’excuser, mais Bennett poursuivit :

— Vous savez, Capitaine, certains renient toute croyance, pensant ainsi s’émanciper d’un carcan intellectuel. Pourtant, lorsqu’on y réfléchit bien, tout le monde a la foi, même mes confrères !

Le jeune homme baissa les yeux. Il se revit enfant, les mains jointes sous l’œil sévère du Révérend, murmurant des prières qu’il ne comprenait pas, qu’il ne ressentait pas.

— Moi, je n’ai plus de foi… souffla-t-il, le visage fermé.

— Oh, je suis sûr du contraire ! Réfléchissez, en quoi croyez-vous le plus, aujourd’hui ?

Sortant de l’étrange torpeur qui s’était installé, Jim leva la tête vers le campement. Les officiers discutaient, les soldats riaient. Ça partageait des repas, des chants, autour du même feu. Ils étaient fatigués, blessés, incertains de ce qui les attendait… Mais ils étaient là, ensemble, prêts à affronter l’inconnu.

— Eux, répondit-il après un silence. Je crois en eux. Aujourd’hui, plus que jamais.

Le sourire que lui adressa Bennett fut d’une somptueuse humilité.

— Vous voyez ? Tout comme mes homologues, animés par leur dévouement à la connaissance, vous avez la foi, vous aussi.

Le capitaine lâcha un petit rire. La conclusion du docteur était si simple, presque naïve. Pourtant, il la sentit faire effet, embaumant son cœur d’une agréable sensation de sérénité. Peut-être la foi n’était-elle pas une certitude. Peut-être se cachait-elle la plupart du temps, apparaissant dans la convivialité d’un feu, dans l’éclat d’un sourire, ou dans un acte d’amour désintéressé.

Peut-être…

Si mélodieuse en journée, avec le concert incessant de cris d’oiseaux, la jungle était d’un calme inquiétant à la nuit tombée. La forêt, pourtant, ne dormait jamais, et l’on pouvait parfois apercevoir les yeux brillants d’un prédateur en pleine chasse. Mais ces monstres nocturnes étaient d’une terrible discrétion, et le seul son qui aurait pu parvenir aux oreilles du campement était celui d’une proie poussant un dernier cri, avant de succomber.

Polly se tenait dans sa tente, les yeux grands ouvert. À côté d’elle, le garde ronflait bruyamment, son souffle lourd emplissant l’espace exigu. L’autre montait la garde à l’extérieur, invisible mais bien présent. Directive inutile, car elle n’avait nullement l’intention de s’échapper. D’une part, parce qu’elle n’avait aucune envie de finir dans l’estomac d’un autre félin monstrueux ; et de l’autre, car la simple image d’un Gonzo, déçu et inquiet de la savoir parti, lui brisait le cœur.

Il lui semblait une éternité la dernière fois qu’elle s’était sentit importante aux yeux de quelqu’un. Elle repensa aux paroles de Gonzo au sujet des confréries. Une famille. Elle renifla avec dédain. « Tu parles ! » Elle savait très bien ce qui l’attendait, à son retour dans sa « famille ». Au mieux, de l’indifférence. Au pire, du mépris, des railleries. Pas comme avec eux. La droiture de Jim, la douceur de Bennett, et l’infinie tendresse de Gonzo, qui la traitaient comme une des leurs. Même ses deux brutes de gardes s’étaient adoucies, ne la regardant plus comme une simple prisonnière, mais comme une compagne de voyage.

Est-ce que c’était ça, un vrai équipage ? Pas une hiérarchie où seuls les plus forts dictent les règles, pas une fraternité de façade où chaque faux pas est puni. Juste… des gens qui se protègent les uns les autres, qui s’écoutent, qui rient ensemble ?

L’émotion la submergea soudain. Que faire, à présent qu’ils approchaient de leur objectif ? Faire comme si de rien n’était, continuer à jouer le jeu ? Ou bien, les avertir du danger qui les guettais, tapis dans l’ombre ? Car, sitôt le pied posé sur la plage, les siens avaient déjà su qu’ils étaient sur l’île. Ils devaient maintenant attendre, patiemment, qu’ils viennent se jeter dans la gueule du loup.

Un léger bruissement la fit relever la tête. Cependant, son regard ne se posa pas vers l’entrée de la tente, mais plutôt à terre, à côté du garde endormi. Elle était arrivée, la preuve que tout était déjà perdu pour l’équipage anglais, sous la forme d’un majestueux oiseau blanc et gris. Sa main se crispant sur son foulard, elle retint son souffle, comme si le petit messager pouvait lire dans ses pensées infidèles. L’animal leva son regard sévère vers la muppet, la rejoignant par des petits bonds silencieux, puis s’immobilisa devant elle. D’une main tremblante, elle saisit la petite note attaché à sa patte et en lut le contenu. Ses yeux se perdirent un instant dans le vide, tiraillé une nouvelle fois par ses sentiments. Mais sur son visage se dessina alors une expression abattu. Elle ne pouvait pas. Elle les connaissait à peine, alors que la confrérie de son défunt capitaine était sienne depuis des années. Elle ne pouvait pas.

D’un geste lourd, elle porta le pouce à son bec et s’entailla légèrement. Des plumes, elle en avait. De l’encre, beaucoup moins. Puis elle appliqua son doigt sur la note, apposant une empreinte ensanglantée. Elle resta encore un instant, figée, le cœur lourd de reproches et de tristesse. Le volatile claqua son bec avec impatience et la muppet se reprit, rattachant le papier à ses serres. Sans même un geste affectueux envers elle, l’oiseau bondit à nouveau vers le bord de la tente et disparu dans le minuscule interstice. Voilà, elle avait fait son choix. Qu’importe le semblant de sympathie qu’ils lui avaient portés. La confrérie de son capitaine bien-aimé était plus importante. Pour respecter sa mémoire, elle devait lui rester fidèle. Même si elle devait pour cela trahir de douces marques d’affections… Dans l’obscurité de la jungle, l’animal poussa un piaillement sonore. Leur sort était jeté.

De l’autre côté du campement, Jim fut réveillé en pleine nuit par un bruit suspect, comme le cri d’un animal. Prudemment, il saisit son arme et quitta la tente. Le feu grondait toujours, mais aucun soldat ne semblait surveiller le campement. Il s’avança encore, dépassant la limite des feux de guet. Là, dans les fourrés, quelque chose semblait s’agiter et il crut voir une petite forme blanche bouger rapidement. Il leva son sabre, se préparant à combattre.

— Jim ?

Silver émergea de la végétation, son arme à la main, et ils baissèrent tous les deux leur garde.

— John, qu’est-ce que tu fais ?

— On m’a demandé de monter la garde, alors je monte la garde. J’ai entendu un bruit et je suis allé voir.

— Tu as vu quelque chose ?

— Rien. Mais dans cette jungle, même rien, ça peut être dangereux…

Le jeune homme regarda par-dessus son épaule. La forme blanche avait disparu. Sans doute une créature effrayée. Ils retournèrent tous les deux vers le campement, sans un mot. Son mentor se rassit sur les pierres et manipula le feu d’un geste machinal, sans un regard. Jim se dirigea vers sa tente mais ces pas étaient lourds, comme si ses jambes refusaient d’avancer. Le silence entre eux devenait trop pesant, et il voulait que ça change. Il brisa enfin la glace.

— Cela va rester comme ça encore longtemps, entre nous ?

— Jusqu’à ce que tu me permettes de te parler. 

Silver avait répondu vite, comme s’il avait compris que la discussion serait lancée.

— Pour me dire quoi ?

— Je ne sais pas. Que je suis désolé. Que mes mots ont dépassés ma pensée, que je t’ai blessé et que j’ai réagis comme un idiot… 

— Tu ne m’as pas seulement blessé, répliqua Jim avec colère, tu m’as humilié ! Tu m’as fait comprendre qu’à tes yeux, je ne suis qu’un simple divertissement !

— Ne dis pas ça, Jim. Tu n’es pas un divertissement…

— Alors dis-moi ! 

Il s’était rapproché, ses yeux semblant implorer. 

— Dis-moi ce que je représente pour toi, là, maintenant ! 

Long John entrouvrit la bouche, comme s’il allait parler… mais rien ne vint. Son regard resta bloqué, comme pris au piège. Il semblait beaucoup réfléchir. Beaucoup trop, même, selon Jim. Il comprit que le pirate avait fait son choix depuis longtemps. Épuisé, il se releva. 

— John, moi je suis sûr de mes sentiments. Mais si ce n’est pas le cas pour toi, alors il vaut mieux que tout s’arrête, maintenant.

Il se retourna et commença à s’éloigner, le cœur fatigué à force d’être malmené. Quand tout à coup, il sentit des bras s’enrouler autour de lui. Finalement, Silver s’était levé et l’empêchait d’aller plus loin, le retenant d’une tendre étreinte.

— Jim, non. Ne me fuis pas. S’il te plait, écoute-moi… écoute… Tu comptes, tu comprends ça ? Je sais pas comment le dire autrement… parce que j’ai pas l’habitude pour ces choses-là… Pourquoi crois-tu que je suis revenu vers toi, après cinq ans ? J’ai besoin de toi dans ma vie, tu vois ? Alors, tu peux m’en vouloir autant que tu veux. Insulte-moi, même, ou fais-moi passer le reste du voyage en prison. Mais je t’en prie, ne me fuis plus comme ça…

Sa voix était hésitante, mais chaude, ses mots étaient maladroits, mais tellement sincères. Les larmes de Jim coulèrent silencieusement sur ses joues. C’était trop. Il avait envie de croire de tout son cœur, mais il était tellement habitué de ses manipulations qu’il ne savait plus quoi faire, ni penser. Son propre mensonge refit également surface, la découverte de sa supercherie sur la perle le menaçant telle une épée de Damoclès. Et que dire de Morgane ? Pourquoi John ne pouvait-il pas être honnête une bonne fois pour toute ?

En entendant ses pleurs, le pirate le retourna lentement, l’obligeant à plonger ses yeux émeraudes, embués de larmes, dans les siens.

— S’il te plait, mon tendre ami, ne pleure pas à cause moi…

Il le reprit dans ses bras, essayant d’apaiser son chagrin.

— C’est trop tard pour cela… lâcha Jim dans un souffle, ses bras ballants le long de son corps.

Alors John souleva son menton, essuyant les larmes, et déposa sur ses lèvres un baiser aussi doux qu’une caresse. Dans la douceur de l’étreinte et la chaleur du feu, les sanglots semblèrent enfin se calmer.

— Et… et Morgane ? demanda-t-il, la tête posé sur l’épaule de son mentor.

— J’ai voulu aller à sa rencontre, l’autre soir, mais je ne l’ai pas trouvée. Je n’ai pas cherché plus loin et je suis revenu au bateau.

— Pourquoi avoir éliminé Thorne, alors, si tu n’étais même pas sûr de la retrouver ensuite ?

— Je n’ai pas tué Thorne. 

Le jeune homme rouvrit la bouche mais il le coupa :

— Écoute Jim, quand cette quête sera terminée, je te promets que je te dirais un peu plus de choses. Mais pour le moment, concentre-toi sur ta mission et… encore une fois, je suis désolé…

Ses mots apaisèrent un peu ses tourments, et il se détendit légèrement. Son cœur, en revanche, palpitait toujours douloureusement, et il savait que pardonner ne serait pas si simple.

— J’ai encore besoin de temps…

— Prends tout le temps qu’il te faut…

Ils restèrent un long moment ainsi, savourant la petite intimité qu’ils s’étaient autorisé à partager, au sein de la jungle assoupie. Mais le danger rodait tandis que, caché dans l’obscurité, l’oiseau blanc observait de loin les deux hommes dont le lien semblait aussi fragile que leur survie.

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