La Perle du Kraken
Polly traversait les ruelles sombres et éclairées par les torches. Gonzo l’avait convaincue de confronter Long John Silver sur la mort de Thorne et elle avançait, déterminée, devinant que Morgane et lui devaient être en train de ressasser le bon vieux temps. Elle était presque arrivée dans le repère lorsqu’elle vit une forme en sortir et elle se cacha derrière un muret. Sa capitaine traversa la ruelle d’un pas léger, ses longs cheveux noirs ondulant à chaque mouvement, puis disparut derrière un bâtiment. Malgré la pénombre, la paonne avait vu le petit sourire satisfait sur son visage et une pensée la traversa : et si elle avait tué Silver elle-même ? Et si elle cachait son but depuis le début ?
Elle sortit de sa cachette et se faufila dans la grande ruine avec une bulle d’espoir. Elle eut néanmoins une pensée pour Gonzo. Celui-ci semblait apprécier Long John et, le connaissant, il serait attristé par sa mort. Mais tant pis ! Les coupables finissent toujours par payer, un jour ou l’autre. Elle monta les escaliers aussi discrètement qu’elle pouvait, malgré l’obscurité qui la faisait parfois trébucher. En haut, tout était calme. Ses yeux s’habituant à la pénombre, elle aperçut une forme allongée sur le lit et comprit qu’il s’agissait de Silver. Était-il mort ?
Elle s’approcha avec prudence, le cœur battant, lorsque soudain le pirate se jeta sur elle. Un couteau à la main, il lui saisit le bec pour l’empêcher de crier ou appeler à l’aide. Mais malgré son air sévère, il ne la menaça pas.
— Tout doux, ma jolie ! Je me doutais bien que tu finirais par venir me voir. Si tu me promets de ne pas hurler, je te lâche, d’accord ?
Hésitante d’abord, elle finit par acquiescer, le bec bloqué par la puissante poigne de son adversaire. Sortant péniblement de la couche, Silver l’amena vers la lumière d’une torche, près d’une ouverture, avant de la lâcher doucement. Elle reprit ses esprits et, apercevant son torse nu, comprit que les deux pirates avaient fait bien plus que discuter.
— Vous et Morgane… vous avez vraiment…
Il leva les yeux ciel.
— Ne fais pas celle qui est outrée ! Tu croyais qu’on ferait quoi d’autres ?
— Je ne sais pas… parler de Thorne par exemple !
— Rassure-toi, on a eu le temps d’en parler un peu… !
Devant son air mesquin et son petit rictus, Polly eut du mal à garder son sang-froid.
— Vous n’êtes qu’un monstre sans scrupules ! Profiter ainsi de la faiblesse d’une veuve après avoir éliminé son compagnon !
— Éliminé ? Qui t’a dit ça ?
— C’est… c’est Morgane !
Devant le regard lourd du pirate, elle parut tout à coup plus hésitante.
— Mais… pas besoin de plus de preuves pour comprendre que c’est vous le coupable !
— Ah. T’avoues donc que toi et elle, vous n’avez pas de preuve ?
— Ben… non, pas vraiment…
Maintenant que Long John la mettait face à son jugement précipité, elle sembla peu à peu perdre son assurance. L’idée à laquelle elle se raccrochait depuis des semaines semblait perdre en crédibilité. Elle ouvrit la bouche, cherchant désespérément une réplique, un dernier élément qui prouverait qu’elle avait raison. Mais elle n’avait rien de concret et elle sentit sa vengeance, encore à portée de main une minute plus tôt, s’échapper comme une vague insaisissable. Elle prit un air suppliant.
— S’il vous plait… Thorne comptait beaucoup pour moi. J’ai besoin de savoir si c’est vous qui l’avez tué…
— Ma belle, est-ce que tu aurais au moins une raison pour que je le tue ?
— Parce que… vous êtes toujours amoureux de Morgane ?
— Si j’avais voulu récupérer ta maîtresse, je n’aurais même pas eu à toucher un seul poil de barbe de Thorne. Je pense que tu l’as vu par toi-même, n’est-ce pas ?
La mâchoire de la muppet se contracta. Oui, elle se souvenait parfaitement du petit moment de flottement et de son sourire alors qu’elles parlaient de Silver.
— Alors… si ce n’est pas vous… qui aurait pu… ?
Silver ne répondit pas. Il se redressa et partit chercher sa chemise encore à terre. La remettant sur ses épaules, il sortit alors d’une poche cachée un petit morceau de papier plié qu’il lui tendit.
— Prépare-toi, prévint-il simplement.
Elle prit le papier et son cœur se serra tandis qu’elle prenait conscience que la réponse se trouvait là-dedans. Elle parcourut le contenu et son visage se figea d’horreur.
Mon vieil ami,
Il est temps de te le dire, car je ne peux plus porter ce poids. Je ne connais pas les raisons qui vous ont séparés, mais Morgane t'aime encore. Elle ne pense qu’à toi. Je ne suis qu’un remplaçant à ses yeux. Ça me tue à petit feu. Quoique vous ayez traversé, je t’en prie, trouve en toi la force de revenir. Morgane ne sera jamais heureuse sans toi, et ça pourrait nous coûter plus que des cœurs brisés. Si son père apprend que ni toi ni moi ne sommes à ses côtés, les conséquences pourraient être désastreuses pour les deux confréries.
Je te dis tout cela car il y a quelques jours, j’ai reçu la Tache Noire. J’ai réussi à me débarrasser d’un de mes assassins, il est de la Sangre Negra. Je suppose qu’ils en ont marre de ma tête d’anglais. Contrairement à toi, je n’ai jamais su me faire respecter par cette bande d’imbéciles… Je sais que les nôtres ne m’aideront pas, je pars donc me réfugier en Angleterre. S’il devait m’arriver quelque chose, je veux que cette lettre soit la preuve de leur lâcheté, ainsi que mes dernières volontés.
Reviens vers Morgane. Pas pour les confréries, ni pour l’alliance. Pour elle, pour moi.
Thorne
Polly sentit son estomac se tordre alors que les mots dansaient devant elle. Elle relut la lettre une deuxième fois, puis une troisième, comme si son cerveau refusait d’y croire. Des larmes commencèrent à poindre dans ses grands yeux, et le pirate soupira intérieurement. Il en avait assez de voir pleurer des jeunes innocents à cause des bêtises des plus grands.
— Notre confrérie… ce n’est pas possible… pourquoi ? sanglota-t-elle, le cœur en morceaux.
— Parce que Thorne n’était pas de la Sangre Negra. Il faisait partie d’une autre confrérie. La mienne.
Il retira de son doigt un de ses anneaux qu’il porta à la lumière, représentant un Pique sur deux os croisé. Elle reconnaissait ce signe, bien qu’elle ne l’ait jamais vu de ses propres yeux : la Scarlet Spade, la confrérie anglaise. La chute fut trop brutale. Comme un enfant qui apprend qu’il a été adopté, la vérité la fit vaciller un instant. Elle s’était battue, était restée, pour une confrérie qui n’était même pas celle de Thorne ? Voyant l’expression de douleur sur son visage, John reprit :
— Morgane a raison sur un point, ma petite. Thorne est mort et chercher un coupable ne le ramènera pas.
— Mais… il faut le venger…
— Ce qui est fait, est fait. Il faut arrêter de se focaliser sur ceux qui ne sont plus là, et penser plutôt à ceux qui sont importants, et toujours en vie…
Il laissa sa phrase en suspens, mais le cœur de la paonne savait déjà de qui il parlait.
— Gonzo…
— Oui, Gonzo c’est un très bon exemple. Il est pas méchant pour un doublon et c’est un muppet très amusant. Je comprends qu’il te plaise.
Malgré sa tristesse Polly ne put s’empêcher de rire, son esprit divaguant vers son étrange et si doux ami.
— Oui, il est tellement gentil… il m’est très cher…
— Alors, protège-le. Prends-le avec toi, quittez cette maudite jungle et retournez au bateau. Tu es trop douce et trop gentille pour ce monde de lâches.
— Et… et vous ? Vous allez faire ce que William vous demande ? demanda-t-elle en s’essuyant les yeux.
Silver se redressa, l’air grave.
— J’ai fui les miens pendant bien trop longtemps et Morgane en a pas mal souffert. Je reste, cette fois. Je berce dans la trahison et la manipulation depuis trop longtemps, j’ai l’habitude. Ma vie est avec elle, tu comprends ?
— Si vous l’aimez, alors je suppose que c’est le mieux pour vous…
Affichant un sourire sans joie, il glissa la main dans une de ses poches et en sortit une émeraude d’une couleur étincelante, malgré la pénombre. Il l’admira intensément une dernière fois, puis la lui tendit, comme un homme en deuil se délestant d’un trésor perdu.
— Malheureusement ma jolie, j’ai réalisé ce soir que mon cœur vogue ailleurs… murmura-t-il en posant doucement une main sur sa joue.
Contemplant la magnifique pierre brute, Polly glissa ensuite le présent dans sa poche. Puis sans un mot de plus, les deux pirates se séparèrent. Long John, le cœur lourd, regarda la petite paonne s’effacer dans l’obscurité, comme un éclat de couleur happé par la nuit.
Jim se trouvait enfermé dans une ancienne maison tribale en pierre, séparé de ses hommes. Il ignorait où ils avaient été emmenés, et craignait de ne pas les revoir vivants. Ses poignets étaient entravés par des cordes rugueuses, nouées devant lui, limitant ses mouvements. Deux pirates armés gardaient l'entrée de la maison, leurs silhouettes imposantes se découpant contre la lueur des flammes à l'extérieur.
Étonnamment, il n’était envahi par aucune émotion négative, comme si son cerveau commençait à être habitué par ces retournements de situation. La trahison de dernière minute de Silver lui avait fait beaucoup moins mal que la précédente. D’une part, parce qu’il considérait celle-ci comme mérité. Il avait bien vu le regard déçu de son mentor, lorsque celui-ci avait compris qu’il n’y aurait pas de récompense. Il n’était pas étonné qu’il ait choisi de se ranger aux côtés des pirates, préférant la cupidité à l’altruisme. Et d’une autre part, malgré la tristesse qu’il ressentait, une petite bulle d’espoir avait commencé à jaillir dans son esprit.
Long John Silver était un homme qui semblait jouer double jeu avec tout le monde, trahissant à la moindre opportunité. Et si, cette fois, c’était avec Morgane qu’il jouait ? Si cette fois, les mots qu’il avait prononcé à Jim, la nuit dernière, étaient sincères ? C’était peut-être stupide de la part du capitaine de penser cela. Peut-être son esprit avait décidé de se mettre en mode survie, se mettant à croire à n’importe quel scénario pour ne pas sombrer dans la folie. Il repensa au regard froid qu’il lui avait lancé, dans le temple, et un petit pincement désagréable lui serra la poitrine. L’habitude n’effaçait pas la douleur, en revanche…
Alors qu'il ruminait sa situation, une silhouette se découpa dans l’encadrement. Morgane entra, une bouteille d'alcool à la main et un sourire narquois aux lèvres. Elle se dirigea vers lui d’un pas assuré, ses yeux brillant d'une malice à peine voilée.
— Je ne te réveille pas ? Alors, comment va notre jeune capitaine ? lança-t-elle, sa voix douce mais teintée d'une ironie mordante.
Sans attendre de réponse, elle jeta la bouteille vers Jim, qui la rattrapa par réflexe malgré ses mains attachées.
— Tiens, pour noyer ta défaite. Tu en as besoin, la nuit doit être compliquée pour toi ! Moi en revanche… mes retrouvailles avec John ont été…
Laissant la fin de sa phrase en suspens, elle s’étira avec satisfaction, comme un chat qui viendrait d’être couvert de caresse.
— Je n'ai pas besoin de ta pitié, lâcha-t-il d'une voix froide et il lui renvoya la bouteille d’un geste.
— Oh, le capitaine Hawkins boude... Serait-ce parce que pour la première fois de ta vie, tu es à la merci d’un pirate ? Une femme, qui plus est…
— Des brigands comme toi, j’en ai envoyé plein à la potence. Et j'ai bien l’intention de faire pareil avec toi, et tous les pirates qui auront la malchance de croiser mon chemin !
Elle éclata d’un rire froid et moqueur qui résonna dans la petite cellule.
— Vraiment ? Pourtant tu as laissé Long John Silver monter à bord de ton navire sans même lui passer la corde au cou !
Elle se pencha légèrement vers lui, ses yeux pétillants de méchanceté.
— Tu n’as vraiment pas deviné qu’il était un pirate ? Gatito… C’est presque mignon… Naïf, mais mignon.
Le jeune homme serra les dents, essayant de garder son calme. Mais les mots étaient tels des aiguillons, piquant là où ça faisait mal.
— Je comprends bien mieux que tu ne le penses. Tu jubile de m’avoir attrapé et tu te penses bien maligne, alors que tu n’es qu’une autre criminelle entourée de crétins pathétiques.
Morgane cessa de sourire, son expression se durcissant. Elle se leva lentement et fit quelques pas dans la cellule, ses bottes frappant le sol de pierre avec un écho sec.
— Et c’est ça qui te dérange, Hawkins ? Non, ce qui te ronge, c’est de savoir que tu t’es laissé berner par deux pirates comme un débutant.
Le mot résonna dans l’oreille de Jim qui la fixa, ses yeux emplis d’une colère sourde. Elle était bien trop fière et sûre d’elle. Il allait lui montrer qu’il n’était pas le gamin naïf qu’elle semblait croire.
— Je reconnais que Silver m’a bien manipulé… Je le connais depuis quelques années et je n’ai jamais soupçonné quoique ce soit… Ça ne doit pas te choquer d’entendre ça. Tu as l’air de le connaitre depuis plus longtemps, je me trompe ?
Elle esquissa un sourire, malgré leur animosité
— C’est pas faux. Je peux bien te raconter un peu. Tu ne seras bientôt plus de ce monde pour en parler, de toute manière !
Elle s’accroupit devant lui, se rapprochant de son visage.
— Tu étais encore dans les jupons de ta mère que lui et moi nous nous partagions bien plus que des trésors. C’était un amant incroyable… On a parcouru les mers ensemble, pillé des navires, semé la terreur…
Elle marqua une pause, et son regard se fit lointain, comme si elle revivait ces moments.
— Avec John, c’était… intense. On était invincibles, ou du moins, c’est ce que je pensais.
Jim sentit un changement subtil dans son ton, un mélange de nostalgie et de regret. Elle parlait de Silver avec une admiration à peine dissimulée, comme si les souvenirs de leurs aventures ensemble ravivaient des émotions qu’elle avait jusqu’alors oublié. Elle se redressa légèrement, se détournant comme pour cacher sa part de vulnérabilité.
— Mais toi, tu es trop jeune pour comprendre ça, ajouta-t-elle, plus sèchement, essayant de reprendre le contrôle de la conversation.
Il ressentit une certaine satisfaction à la voir presque vulnérable dans sa tentative de le rabaisser, et décida d’appuyer là où ça faisait mal.
— Et alors ? Qu’est-ce qui a mal tourné ? Vous avez fini par vous trahir, comme tous les pirates ?
Elle se redressa complètement, croisant les bras avec un air faussement désinvolte.
— Disons que… nos chemins se sont séparés il y a quelques années, après que John fut revenu d’une mission ratée à bord de l’Hispaniola. Son comportement avec moi a changé. Et puis, un jour, il est parti…
Tandis que le regard de la femme perdait de son éclat, celui de Jim s’illumina comme un soleil. Il n’en croyait pas ses oreilles. Ce n’était pas Morgane qui avait quitté Silver, il y a six ans. C’était l’inverse ! D’abord surpris par cette confession, il éclata soudain d’un rire franc et incontrôlable qui résonna dans la petite cellule. Elle fronça les sourcils, déstabilisée par sa réaction.
—Qu’est-ce qui te fait rire ? demanda-t-elle d’un ton tranchant.
— Il t’a quittée peu de temps après être revenu de l’île du vieux Flint ! répondit-il entre deux éclats de rire. Laisse-moi t’annoncer quelque chose : j’étais à bord de l’Hispaniola, moi aussi. Et je te le confirme, John est un amant incroyable !
Il marqua une courte pause, savourant l’expression choquée qui se dessinait sur son beau visage alors qu’elle prenait pleinement conscience de sa phrase
— Il doit être attiré par les - comment tu dis ? - niño… On ne peut pas lui en vouloir. En tous les cas, navré si cela l’a éloigné de toi… !
Les mots la frappèrent comme une gifle. Elle le saisit brusquement par le col, ses yeux flamboyant de colère.
— Hijo de perra ! Tu mens ! siffla-t-elle entre ses dents, ses ongles s'enfonçant légèrement dans la peau glabre de son cou. Pourquoi se serait-il rapproché d’un homme, alors que je représente tout ce dont il rêve ??
— Demande-lui toi-même, si tu n’as pas peur de la vérité.
Jim, malgré la proximité menaçante de Morgane, garda son sourire moqueur et ses yeux brillèrent de défi. Elle le fixa un long moment, cherchant une faille dans ses paroles ou quelque chose qui lui prouverait qu’il mentait. Mais elle ne trouva rien qu’une troublante certitude. Ce n’était pas possible. Toutes ces années de souffrance et de solitude, abandonné par l’homme qu’elle aimait. Cela ne pouvait pas être à cause de ça ! Pas à cause d’une simple aventure avec un banal gamin ! Un homme en plus ! Après quelques secondes de silence tendu, elle le relâcha brusquement, reculant de quelques pas pour retrouver son calme. Elle le fusilla du regard, mais cette fois, il y avait autre chose derrière sa colère. Une ombre d’incertitude.
— Que ça soit vrai ou pas, cela importe peu. Aujourd’hui c’est auprès de moi qu’il a choisi de retourner. Prepárate, Hawkins ! Dans quelques heures, cela pourrait bien être la fin de ta pitoyable existence.
Elle quitta la cellule avec rage, laissant Jim seul et le cœur battant encore de l'intensité de leur confrontation. Malgré tout, il se sentait victorieux. Il avait réussi à la toucher et à la faire douter, même si ce n'était qu'un instant.
Polly était redescendue de la grande bâtisse en ruine, vidée par les révélations de Silver. En tout cas une chose était sûre : elle ne pouvait plus rester en présence des pirates espagnols alors que c’était l’un d’entre eux qui avait commandité le meurtre de Thorne. Elle n’arrivait, d’ailleurs, toujours pas à y croire. Elle savait que les relations entre les confréries étaient tendues, mais quel intérêt de mettre en danger les siens pour assassiner un prétendu allié ? Pourquoi ? Ça n’avait aucun sens.
Trop plongée dans ses pensées, elle tomba nez à nez avec Morgane qui semblait revenir du secteur des prisonniers. Les deux ne s’étaient plus adressé la parole depuis leur échange au sujet de Thorne et il y eut un silence un peu gênant. La capitaine s’éclaircit la gorge :
— Tu ne dors pas ?
— J’ai du mal, cette nuit. Et toi ?
— Je faisais l’inspection des troupes, je retourne me reposer. Je dois être en forme pour l’exploration du temple tout à l’heure.
Puis elle ajouta, presque avec douceur :
— Tu nous accompagne ?
Tandis qu’elle parlait, Polly la fixait avec froideur, la lettre dansant encore devant ses yeux, et le petit sourire satisfait de Morgane restait figé dans son esprit. Elle était trop heureuse, trop insouciante, trop détaché. Quelque chose ne tournait pas rond. Alors, malgré l’envie d’avancer, d’oublier, la muppet lâcha finalement :
— Tu sais… commença-t-elle lentement en pesant chacun de ses mots, je repense encore au meurtre de Thorne…
Elle marqua une pause, laissant sa camarade soupirer bruyamment.
— T’es encore dessus ? Il va vraiment falloir que tu passes à autre chose…
— L’expéditeur de la tache noire court toujours… Et Thorne était quelqu’un d’important pour moi. C’est normal que je veuille retourner tout le pays pour retrouver celui qui lui a envoyé ça !
— Bon courage… lâcha Morgane avec un bâillement. C’est grand, l’Espagne !
Polly se figea, regardant la pirate avec de grands yeux. Elle venait malheureusement de se trahir.
— Qui a parlé d’Espagne ?
Sa coéquipière la regarda sans comprendre.
— Euh… toi ? À l’instant, non ?
— Je ne l’ai jamais mentionné.
— Mais… Bien sûr que… Tu me parle bien de l’assassin de Thorne, non ?
— Oui. Mais tout ce que tu m’as dit, c’est qu’il s’agissait de Long John Silver. Tu ne m’as jamais parlé de la tache noire, et encore moins d’un assassin espagnol.
— Je… Tu…
Devant le regard grave de la muppet, Morgane sembla prendre conscience de ce qui venait de se passer.
— Polly, qu’est-ce que tu essaies de me dire ?
— Que c’est toi ! C’est toi qui lui as envoyé la tache noire ! C’est toi qui as planifié le meurtre de William !!
Elle hurla presque ses mots, son duveteux visage déformé par le dégout et le chagrin. Elle se fichait bien que quelqu’un les entende, sachant pertinemment que personne aux alentours ne comprenait la situation. Confrontée à ses mensonges Morgane, au lieu de se repentir, prit étonnamment un air sévère.
— Et qu’est-ce que ça va t’apporter de le savoir !? lança-t-elle avec colère. À part creuser un peu plus le fossé entre nous deux !
— Comment as-tu pu ?? Alors que Thorne t’aimait de tout son cœur !
— Ne parle pas d’amour sans même le connaitre ! Tu n’es qu’une gamine qui ne sait rien de la vie ! Tu ne sais pas ce que c’est de partager ta vie avec une homme pour qui tu ne ressens rien ! Tu ne sais pas ce que c’est que d’exister seulement pour satisfaire une bande de lâches égoïstes !!
Polly avait réussi à pousser Morgane à bout et celle-ci se révéla alors dans toute la splendeur de sa trahison et de sa douleur.
— Alors oui, j’ai eu l’opportunité de faire revenir John auprès de moi, et je l’ai saisi ! Parce que j’en ai assez de penser aux confréries, à mon père, ou même à Thorne !
— Et à moi, tu y as pensé ? J’étais là, moi ! Je n’attendais que ça, que tu m’accordes ton affection ! Et Thorne aussi !
Entre elles s’installa alors le plus lourd silence de toute leur vie. La jeune femme semblait enfin voir Polly, comme si c’était la première fois qu’elle se heurtait aux sentiments de la muppet qu’elle avait jusqu’alors négligé. Celle-ci lâcha d’un ton méprisant :
— La plus égoïste ici, c’est toi Morgane. Tu ne méritais pas l’amour de Thorne. Tu ne mérites pas celui de Long John, ni même le mien.
Ces mots achevèrent la pirate, déjà bouleversée par son échange avec Jim, et elle sentit ses défenses se fissurer.
— Je ne viens pas avec vous dans le temple. Il faut quelqu’un ici pour surveiller les prisonniers, termina la paonne, passant devant elle sans même lever les yeux.
— Polly…
Elle murmura, trop doucement pour être entendu, tandis que son plumage chatoyant disparaissait de sa vue. Alors elle s’effondra, se retenant au muret de pierre pour ne pas flancher, tandis que les larmes coulaient avec force sur son visage. La frustration de sa vie emplit d’obligations venait d’abattre sa carapace alors que les mots de Polly martelaient dans son esprit.
— Papá… pourquoi n’ai-je pas le droit d’être heureuse ? murmura-t-elle d’une voix brisée.
Gonzo s’était endormi lorsque Polly revient auprès de lui. Il se réveilla brusquement en l’entendant arriver et se décomposa devant son air accablé.
— Oh non… Qu’est-ce qui s’est passé ?
Elle fondit en larmes dans les bras de son ami, les sanglots secouant ses épaules frêles. Il resta silencieux, la laissant vider son chagrin.
— C’était… c’était Morgane !! C’est elle qui a fait tuer Thorne !
— Mon Dieu ! Mais tu es sûr ?
— Elle me l’a avoué !!
Ils restèrent un moment ainsi, dans les bras l’un de l’autre, les pleurs résonnant dans la pièce. Au bout d’un moment Polly se redressa, enfin calmée, et il demanda :
— Alors, qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?
— Je pars. Hors de question que je reste auprès de ceux qui ont tué Thorne.
Dans un geste brusque, elle retira le foulard de son cou. Durant tout ce temps, il avait été son refuge, l’étoffe qu’elle serrait contre elle dans ses moments de solitude. Mais ce symbole ne signifiait plus rien. D’un mouvement vif, elle le jeta au sol. Il retomba mollement sur la pierre froide, insignifiant et vidé de toute valeur.
— Ce n’est plus ma confrérie, déclara-t-elle en essuyant ses larmes.
— Tu as raison, ces crapules ne te méritent pas ! Où comptes-tu aller ?
— Tu n’as pas compris. Je pars et je t’emmène avec moi !
— Quoi ?
Le muppet la dévisagea sans comprendre.
— Gonzo, avec Thorne, tu as été le seul à me traiter avec douceur et gentillesse. Quand je suis avec toi, je me sens heureuse et les choses semblent toujours s’arranger ! Je veux que tu sois à mes côtés, où qu’on aille !
Sur ses mots, elle l’embrassa sur la joue et il se sentit partir sur un petit nuage de bonheur. Non loin d’eux, Flint observait la scène d’un regard léger.
— Toi aussi, tu rends ma vie plus belle Polly ! Et j’ai eu raison de te faire confiance, tu es une merveilleuse personne, pirate ou non !
Dans la pénombre de la pièce la queue de la paonne se dressa dans une magnifique roue et Gonzo fut ravi de voir qu’elle avait retrouvé sa bonne humeur. Ils restèrent un moment dans la plénitude du moment, puis le bleu reprit un air sérieux.
— Alors, comment allons-nous sortir d’ici ? Je ne pense pas que les gardes soient très contents de nous voir passer sous leur nez !
Elle regarda autour d’eux. Remarquant un petit trou dans le mur, obstrué par des racines, elle poussa légèrement. La pierre tomba sur le sol, fragilisé par les plantes et les années, et agrandissant le trou qu’ils pouvaient maintenant traverser.
— Oh. Si j’avais su… lança Gonzo, un peu mal à l’aise.
Ils écoutèrent un instant si les gardes avaient entendu le bruit. Mais rien ne vint. Flint retourna en sécurité dans sa besace et, en un instant, ils étaient dehors à savourer l’air libre. Profitant de la pénombre de la nuit qui s’achevait, ils traversèrent les ruines sans un bruit, presque accroupi, et lâchèrent un soupir de soulagement en atteignant l’orée de la jungle qui les mettait hors de vue. Polly commençait à s’éloigner lorsque son ami lui saisit le poignet.
— Attend ! Qu’est-ce qu’on fait pour Jim, Silver et les autres ?
Elle s’arrêta brusquement. Au milieu de toutes ces révélations familiales, elle avait oublié qu’il se jouait sur l’île quelque chose de plus important.
— Que veux-tu qu’on fasse ? Nous ne sommes que deux, face à une armée !
— À une époque, Jim et moi, nous nous sommes retrouvés moitié moins devant des pirates, et on s’en est sortis ! Ce qui compte, c’est de rester uni !
— On peut essayer d’aider les autres. Mais Long John… il a choisi de rester avec les siens.
Le nez du muppet tomba tristement.
— Je pensais vraiment qu’il resterait dans notre camp, cette fois… Il est toujours amoureux de cette Morgane, malgré ce qu’elle a fait ?
— Je ne crois pas. Je crois qu’il veut respecter les dernières volontés de Thorne… Il m’a donné ça et il a dit qu’il aimait quelqu’un d’autre, maintenant.
Elle lui montra l’émeraude qu’il regarda avec tristesse.
— Ça veut dire qu’il a juste envie de mettre la main sur la perle… Jim sera tellement déçu quand il… quand…
Tandis qu’il fixait la pierre et sa couleur chatoyante, quelque chose se mit en place dans son cerveau. Comme un puzzle auquel il manquait une pièce depuis longtemps, une multitude de souvenirs se rejoignirent en une seule idée. Les silences, le renfermement de Jim, les réactions violentes, les regrets de Long John. Gonzo cligna des yeux, puis, tout à coup, il sentit son cœur bondir.
— Oh mon Dieu… Jim et Long John… ils ne sont pas amis… ils sont amoureux !!
Tout semblait soudain d’une clarté presque flagrante maintenant qu’il avait traversé la même chose avec ses sentiments pour la petite paonne.
— Euh… quoi ? Tu crois ça ?
— Mais oui, bien sûr ! C’est évident maintenant, comment j’ai pas pu m’en rendre compte avant ? Voilà pourquoi ils semblent si proches, tous les deux ! C’est pas qu’une simple amitié ! Regarde l’émeraude : elle a la couleur des yeux de Jim ! Et moi qui trouvait Long John pas romantique, quel cachotier !
Polly, qui observait Gonzo s’émerveiller devant sa découverte, prit la parole :
— C’est bien beau, tout ça. Mais ça ne nous dit pas ce qu’on fait pour eux…
— Oh oui, oui, c’est vrai !
Il reprit un air plus sérieux, son sourire tout de même intact sur son visage.
— Est-ce que tu sais ce qu’ils ont l’intention de faire, une fois le lever du jour ?
— Morgane et Silver vont descendre dans le temple. J’ai entendu dire qu’ils emmèneront Jim et le docteur avec eux. Ça ne nous laisse pas beaucoup de temps…
— J’ai confiance en Jim et Long John, ils sauront se débrouiller. Nous, on pourrait profiter de leur absence pour surveiller le camp et trouver un moment où nous faufiler pour libérer tout le monde !
Polly réfléchit un instant, bras croisés.
— Il faudrait trouver un moyen d’affaiblir les pirates… les rendre vulnérables pour mieux les neutraliser ensuite !
— Super plan ! Mais… comment ?
La petite muppet esquissa un sourire malicieux, ses yeux brillants comme une diablesse.
— Mes collègues aiment faire la fête ? Eh bien, nous allons les servir !
— Euh… je te fais confiance ! rétorqua Gonzo, intimidé par le visage soudain fourbe de la petite paonne. Alors on a du travail ! D’abord, on observe. Et dès que le moment est venu, on agit !
Ils grimpèrent dans un arbre, trouvant une cachette stratégique d’où ils pourraient surveiller le camp. Ils étaient seuls, mais ensemble. Deux contre un camp entier, mais unis face à l’adversité. La nuit touchait à sa fin, le ciel pâlissait déjà, annonçant une belle journée sans nuages. Mais pour eux, l’orage de la révolte n’était pas loin.