La Perle du Kraken

Chapitre 18 : Le Sanctuaire de la Perle

6070 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 02/03/2025 20:17

Le calme sinistre enveloppant la cité dissimulait le piège qui s’était refermé sur l’équipage anglais, la veille. Les soldats avaient tous été capturés, dépouillés de leurs armes et enfermés dans plusieurs habitations en ruine. Certains des hommes qui s’étaient défendus avaient été tués dans l’action. À la merci des pirates, leur destin semblait maintenant bien incertain. Jim fut réveillé par deux Espagnols qui le soulevèrent sans ménagement pour l’amener à l’entrée du temple. Il se redressa tant bien que mal, le corps endolori d’avoir passé toute la nuit sur la pierre froide et dure des ruines. Il aperçut avec soulagement Bennett, escorté par deux pirates. Les vêtements froissés, la barbe naissante et ses cheveux châtains en bataille, il semblait, lui aussi, avoir connu une nuit difficile.

— Bennett, ravi de vous revoir en vie ! Vous allez bien ?

— J’ai connu mieux, mais ça va aller. Avons-nous un plan pour nous en sortir, ou sommes-nous fichus ?

— Pas de plan pour le moment, mais ça ne veut pas dire que nous sommes fichus !

Un pirate lui donna un léger coup de crosse derrière la tête, le faisant taire. Il vit du coin de l’œil Silver qui se posta non loin d’eux, évitant scrupuleusement de les regarder. Cela n’empêcha pas le savant de lui lancer avec reproche :

— Je suis déçu, Rizzo. Vous pensez vraiment obtenir quelque chose de ces brigands ?

— J’ai l’habitude de décevoir, docteur, répondit-il, le regard résolument fixé sur la façade du temple.

— Vous seriez moins décevant, si vous choisissiez votre camp une bonne fois pour toutes ! cracha Jim.

Il reçut une nouvelle claque derrière la tête. C’était Morgane qui venait d’arriver et elle se posta devant eux.

— On n’adresse pas la parole sans y avoir été invité !

Elle lança un regard furtif à Silver avant de reprendre.

— La journée est simple : on descend dans le temple, on résout les énigmes, on abat tout ce qui bouge et on récupère le trésor. On repart avec votre bateau, on vous abandonne aux Îles Vierges et vous n’entendez plus parler de nous ! Vous voyez, on n’est pas si méchant !

Elle se tourna ensuite vers les hommes qui étaient restés en retrait, gardant le campement et les prisonniers.

— Ah j’oubliais, si je ne suis pas revenu au coucher du soleil, tuez-les ! ajouta-t-elle gaiement.

Une fois dans le temple, Bennett prononça le mot qui activait le mécanisme d’entrée. Les murs se mouvèrent de nouveau, faisant voltiger autant de poussière que le jour précédent. Deux pirates ouvrirent la marche, tenant dans leurs mains des torches afin d’éclairer le chemin. Morgane et Silver leur emboîtèrent le pas, suivis de près par Jim, Bennett puis la dizaine de pirates restants.

L’escalier qui menait aux entrailles de la terre était taillé dans la roche brute, s’enroulant en colimaçon plusieurs mètres sous leurs pieds. L’écho du claquement de leurs bottes semblait descendre dans les profondeurs tandis que la lueur vacillante des torches projetait des ombres dansantes sur les parois irrégulières, rendant l’atmosphère encore plus oppressante. Durant le trajet, Jim écouta la conversation des deux amants qui échangèrent sur leur vie.

— Alors, est-ce que tu es retourné à Port Sépulcre depuis le temps ? demanda Morgane.

— Si c’est pour voir les mêmes vieux grabataires rabâcher leurs idioties, non merci. Et toi ?

Elle explosa de rire.

— Oui, bien sûr que j’y suis retourné. Mon père passe sa vie là-bas ! 

— Tu crois qu’il m’a oublié après tout ce temps ? demanda Silver, un sourire en coin.

— Tu plaisantes ? Il t’a dans sa ligne de mire depuis que tu as fui. On était censé être son avenir, tu sais ? L’alliance parfaite entre la Sangre Negra et la Scarlet Spade. Il n’y a pas que lui, d’ailleurs : ta vieille cheffe aussi est fâchée !

— Elle est toujours en vie, celle-ci ? Et je suppose qu’elle aussi croit que c’est moi qui ai tué Thorne ?

— Eh bien, votre rivalité était bien connue dans la capitale…

— Une fois le trésor dans notre poche, on ira jeter l’ancre là-bas. Nos confréries seront ravies d’apprendre que leur satanée alliance coule des jours heureux et ils nous laisseront tranquilles !

Jim était complètement perdu. Où était ce Port Sépulcre ? Qui étaient ces chefs ? Qu’est-ce que c’était que cette alliance ? Et comment pouvaient-ils parler d’un proche mort avec autant de désinvolture ? C’était cela, le quotidien d’un pirate ?

— Ça fait du bien de te retrouver, poursuivit l’espagnole. La disparition de Thorne a été compliquée pour moi, et je redoutais de me retrouver seule à devoir affronter la colère de tout le monde…

Derrière elle, le blond ne put se retenir de lancer d’une voix amère :  

— Pour une veuve endeuillée, cela ne semble pas trop te déranger de tomber dans les bras du meurtrier de ton compagnon !

Morgane se retourna brusquement et, sans hésiter, lui asséna une gifle cinglante qui résonna dans le tunnel. Le coup lui fit perdre l’équilibre et Bennett dut le retenir pour lui éviter une chute mortelle.

— Ferme-la, souffla-t-elle, les yeux flamboyants de colère.

Elle reprit ensuite sa marche, parlant de nouveau à Silver d’un ton plus posé. 

— Comment as-tu fait pour supporter ce voyage entouré de ces maudits soldats royaux et de ce capitaine arrogant ? Ça ne te ressemble pas de côtoyer ce genre de compagnie.

Il haussa les épaules, adoptant son air détaché habituel.

— On fait ce qu’il faut pour atteindre nos objectifs. Il faut jouer le jeu, savoir s’adapter pour survivre, tu le sais mieux que personne !

La descente se poursuivit encore quelques minutes, le silence étant à peine perturbé par les bruits sourds de leurs pas. Finalement, l’escalier déboucha sur un couloir, lui-même menant vers une entrée creusée dans la pierre. Une lumière bleuâtre semblait en émaner et Jim se demanda comment des torches auraient pu brûler si longtemps.

— Nous devons nous trouver à une centaine de mètres en dessous de la surface… chuchota Bennett avec admiration.

Personne ne répondit et ils pénétrèrent enfin le sanctuaire. Le spectacle les laissa sans voix. Ils se trouvaient dans une immense caverne naturelle, d'une envergure telle que les parois semblaient se perdre dans l'obscurité au loin. La lumière bleutée qui baignait la caverne ne provenait pas de torches, mais d'innombrables vers luisants accrochés aux plafonds et aux parois, illuminant l’espace d’une lueur irréelle et fascinante. Oubliant un instant qu’il était prisonnier, le docteur quitta le groupe, malgré les protestations, et s’approcha des murs rocheux pour inspecter les animaux luisants.

— Fascinant ! Ce sont les vers qui illuminent la grotte avec une réaction chimique ! 

— Comme les vers luisants ? demanda Silver.

— Exactement !

— Vous avez entendu ça, les gars ? Ils sont plus petits, mais ils brillent déjà plus que vous !

Les pirates, qui ne parlaient pas un mot d’anglais, répondirent par des sourires et des bredouillements.

— Ah ça, vous êtes loin d’être des lumières… bande d’imbéciles, va.

Il jeta un bref regard vers Jim qui ne put s’empêcher de sourire aux moqueries de son ancien mentor, un peu honteux. Comment pouvait-il encore le trouver drôle ? 

Des stalactites et des stalagmites imposants parsemaient le sol et le plafond, se dressant comme des gardiens millénaires de ce lieu sacré. Certaines formations rocheuses étaient si massives qu’elles semblaient soutenir la caverne elle-même, ajoutant à l’impression de grandeur et de puissance qui émanait de cet endroit. Partout autour d’eux, les parois de la caverne étaient ornées de statues sculptées à même la roche, représentant des figures mythologiques et divines oubliées par le temps. Les visages des statues, bien que partiellement effacés par les siècles, gardaient une expression solennelle, comme s’ils observaient en silence les intrus qui osaient pénétrer dans ce lieu sacré. Cette fois encore, Bennett s’écarta du groupe.

— Ce doit être des représentations de divinités inconnues, ou peut-être les anciens prêtres du temple. Il n’était pas rare que ces personnes soient parfois aussi importantes que les Dieux qu’ils vénéraient !

Au centre de la caverne, un immense lac souterrain s'étendait, ses eaux noires comme de l'encre reflétant faiblement la lumière des vers luisants. Et là, au milieu du lac, se dressant sur un îlot de roche et reposant sur un piédestal de pierre, baignée d’une lumière éthérée, attendait la Perle du Kraken

Brillante de mille feux, sa surface irisée renvoyait des éclats de lumière dans toutes les directions, créant un spectacle hypnotisant qui capta immédiatement l’attention de tous. Morgane s’avança, subjuguée. Le docteur retira ses lunettes pour essuyer ses larmes, provoquant la moquerie des pirates. Jim resta bouche bée et même Silver parut admiratif devant la beauté de la Perle qui étincelait, malgré la distance qui les séparait d’elle.

Bueno ! scanda la femme, et tout le monde retrouva ses esprits. Qui plonge pour la récupérer ? Santiago ? Morales ?

Elle s’interrompit soudain et se tourna doucement vers son prisonnier, un sourire vicieux s’étalant sur son visage.

— Non… Lui va le faire !

Sans se laisser intimider, Jim commença à retirer son manteau, fixant Morgane avec défi. 

— Mais le niño a déjà un corps d’homme, à ce que je vois ! C’est presque dommage que tu n’aimes pas les femmes…

Toujours muet, il jubilait de voir son ennemie se défouler autant sur lui. C’est la preuve qu’il avait heurté un point sensible lors de leur discussion nocturne. Il vit également le regard de Silver se durcir en entendant la remarque. Était-il possible qu’elle ne lui ait rien dit ?

— Et pas de magouille, sinon le docteur y passe ! menaça-t-elle en portant une lame sous le cou du pauvre Bennett qui ferma les yeux, acceptant son rôle d’otage.

« Puisque je ne sers qu’à ça… » pensa-t-il.

Jim plongea enfin dans l’immense étendu sombre. Il fut happé par la violente morsure de l’eau glacée et sentit tout son corps s’engourdir rapidement. Sans perdre de temps il traversa la surface du lac et atteignit l’îlot. Il se remit sur pied, le corps animé de frisson incontrôlable et s’approcha de la Perle. Vu de près celle-ci était encore plus magnifique. C’était une immense perle irisée de la taille d’un boulet de canon. Elle avait été minutieusement creusée à plusieurs endroits afin d’y insérer des pierres précieuses à l’état brut. Saphirs, rubis, émeraudes, Jim aperçut même une opale. Le docteur ne s’était pas trompé, cet objet devait à lui seul valoir la moitié de la fortune du Roi.

Un mouvement sur l’eau attira son attention sur sa gauche. Il leva les yeux et vit disparaitre une ombre dans les profondeurs du lac.

— Vous avez vu ça ? cria-t-il aux autres.

— On le verra mieux si tu le ramène ici ! fit la voix de Silver.

— Pas l’artéfact ! J’ai vu quelque chose dans l’eau !

Long John sortit son arme et s’approcha du lac avec méfiance. Mais même à la lueur des torches, la surface restait aussi lisse qu’un miroir. 

— Il essaie de gagner du temps ! Qu’il revienne, pronto ! ordonna Morgane qui commençait à s’impatienter.

Il y eut cette fois un plouf distinct et tout le monde se mit sur ses gardes.

— Jim, reviens tout de suite ! cria Silver alors que les pirates dégainaient leurs armes, prêts à affronter la menace qui arrivait.

Le jeune homme saisit la perle, la glissant dans sa besace, et replongea. Ce qu’il vit alors dans les obscures profondeurs le terrifia.

Un œil, aussi large qu'un bouclier, l’observait avec une intelligence froide, inhumaine. Une terreur viscérale s'empara de lui tandis que la silhouette complète du monstre se dessinait : un corps massif, couvert d'une peau rugueuse et écailleuse. Au centre de cette horreur se trouvait un bec noir, s’ouvrant et se fermant dans un claquement sinistre, prêt à broyer tout ce qui s'approcherait trop près. De chaque côté de la créature se tenait des dizaines de tentacules, épais comme des troncs d’arbres et ondulant avec une lenteur menaçante.

L’abomination ouvrit la gueule et se précipita à la surface. Lorsque Jim réapparut, le chaos avait déjà envahi la caverne. Les pirates qui avaient dégainé leurs armes tirèrent sur les tentacules de l’animal qui avait commencé à les attaquer. Puis ils sortirent les lames, commençant à taillader les nombreux appendices qui gesticulaient avec force en essayant par tous les moyens d’attraper ces nouvelles proies. Le bruit des lames et des cris humains ne parvenait pas à couvrir le rugissement guttural de la créature, faisant trembler jusqu’aux fondations du temple.

Un des tentacules réussit à saisir un pirate qui lâcha son sabre avec un hurlement et fut jeté dans la gueule béante, broyant le pauvre malheureux. Un autre fut attrapé et le monstre l’envoya voltiger de l’autre côté de la caverne, percutant le mur avec un bruit d’os brisés. Dans cette totale anarchie, Jim voulut attraper son arme, mais il se souvint que celle-ci lui avait été subtilisée. Gelé, désarmé et tremblant de tout son corps, il sentit ses chances de survie sérieusement se réduire.

— Jim ! appela Silver en pleine mêlée.

Il se retourna juste à temps pour voir un sabre glisser sur le sol en sa direction. Il la saisit d’un geste instinctif, jetant un regard rapide à son mentor. Il ressentit une vague de soulagement mêlée de surprise face à ce geste inattendu. Oubliant ses muscles endoloris, il commença à taillader les tentacules qui s’approchaient d’un peu trop près, cherchant Bennett des yeux. Il avait la Perle et les pirates étaient en plein combat. C’était peut-être leur seule chance de s’en sortir. Il aperçut le docteur, recroquevillé dans un coin, et s’approcha de lui en évitant les tentacules et les corps qui commençaient à s’empiler sur le sol ruisselant de la grotte.

— Seigneur Dieu, je comprends mieux pourquoi elle s’appelle la « Perle du Kraken » ! déclara-t-il en contemplant la créature, à la fois fasciné et terrifié.

— Vite, Bennett ! Il faut en profiter pour partir !

Il ouvrit la bouche pour répondre lorsque soudain son visage se crispa en un cri muet. Il tomba mollement dans les bras de Jim, interloqué. Celui-ci aperçut une flèche profondément plantée dans son dos. Alors même que le combat faisait rage et que ses hommes se faisaient décimer, Morgane avait tiré sur le docteur, mettant un terme à son excitante aventure.

— Tu n’iras nulle part, Hawkins ! Donne-moi cette perle ! hurla-t-elle avec fureur en pointant son arc vers lui.

Il resta un instant à contempler le corps sans vie du savant. Une existence entière de recherches et de découvertes, anéantie en un instant, fauchée par la soif insatiable de richesse et de pouvoir. La gorge nouée par l’injustice de cette perte, il l’étendit avec précaution sur le sol. La situation lui échappait de nouveau, alors que la pirate se dirigeait vers lui, la main tendue. Doucement, il sortit la perle de la besace et s’avança. Puis, dans un geste aussi désespéré qu'audacieux, il la lança de toutes ses forces vers le lac. Le précieux trésor décrivit une courbe parfaite avant de disparaître dans les profondeurs sombres dans un dernier éclat. Morgane poussa un cri strident, son visage déformé par la rage alors qu’elle voyait ses espoirs sombrer dans les ténèbres. Jim profita de cet instant d’inattention pour se jeter sur elle, la projetant en arrière.

— Espèce de sale garce !

Rendu furieux par la mort de Bennett, le jeune homme explosa d’une rage brutale, oubliant toutes ses bonnes manières. Il asséna à la pirate une série de coups de poing violents, cherchant désespérément à la mettre hors de combat. Agile, elle fit une cabriole sur le côté et s’extirpa renversant la situation. Elle tenta de répliquer avec ses propres poings mais Jim bloqua ses attaques et lui décocha un coup de tête. Elle recula de quelques pas et il en profita pour se redresser. Haletants, les deux capitaines se toisèrent avec haine pendant quelques secondes. 

Soudain leurs pieds quittèrent le sol dans un élan brutal tandis que deux tentacules les soulevaient comme des jouets. Le souffle coupé, il sentit la pression lui broyer les côtes pendant que le monstre les tirait inexorablement vers sa gueule, un abîme d’horreur prête à les engloutir. Il entendit Morgane hurler de terreur à côté de lui, ses efforts pour trancher l’appendice semblant désespérément vains. Jim aperçut son mentor plus bas qui, trop occupé à combattre les tentacules, ne s’était pas aperçu du sort qui les attendait. Il était leur seule chance.

— John !! Les yeux ! Il faut viser les yeux !

Le pirate leva brusquement la tête, comprenant en un éclair l’urgence de la situation. Esquivant encore un tentacule, il se précipita sur la berge et plongea dans le lac. Il arriva devant l’œil de la créature et sans même réfléchir y planta profondément sa lame. La bête poussa un rugissement de douleur et lâcha ses proies qui tombèrent dans l’eau avec fracas.

Rouvrant les yeux, Jim fut surpris de constater que l’eau était devenue étrangement opaque. Le monstre, effrayé par la douleur, avait lâché un énorme jet d’encre, colorant l’entièreté du lac et réduisant leur champ de vision à néant. Il remonta finalement à la surface, rapidement rejoint par Silver et Morgane. Le calme était revenu dans la caverne. Autour du lac, le sol était jonché de corps immobiles, preuve que la créature avait été redoutable. En vie, il ne restait plus que Jim et les deux pirates.

— Bien joué, John ! lâcha-t-il, encore sous le choc, mais impressionné par le sang-froid de son ancien maître.

Silver esquissa un sourire mais la femme les interrompit.

— Ce n’est pas terminé, Hawkins ! Sitôt cette encre dissipée tu replonge pour chercher la perle que tu as si bêtement perdu !

Sur le point de répliquer, ils entendirent alors un bruit d’eau et soudain un violent courant les emporta par le fond. La créature, en s’échappant, avait heurté des rochers, ouvrant une brèche qui les entraina dans l’inconnu.

Retenant sa respiration du mieux qu’il pouvait pendant qu’il heurtait violemment les parois, il pria pour que la rivière souterraine débouche vers une sortie. Finalement après une minute interminable ils furent projetés d’une cascade, faisant une chute de plusieurs mètres et atterrissant dans un gros étang au milieu de la jungle.

Reprenant difficilement ses esprits, il regagna rapidement la surface et nagea vers la berge. Epuisé, il se hissa et resta quelques secondes immobile, reprenant son souffle et se remettant de ses émotions. Tout son corps le faisait souffrir mais il ne semblait pas avoir de blessures graves, ni d’hémorragie. C’était un miracle qu’il s’en soit tiré avec seulement quelques éraflures. Il eut à nouveau une pensée pour le malheureux docteur, dont le corps reposerait éternellement dans le sanctuaire.

Alors qu’il commençait à se lever péniblement une flèche siffla et vint se planter dans sa cuisse. Il poussa un cri de douleur avant de s’effondrer à genoux, incapable de soutenir son propre poids. Il souffla difficilement, sentant la douleur pulser à travers sa jambe, et aperçut Morgane, encore ruisselante, tenant son arc et prête à décocher une autre flèche.

Miserable… À cause de toi, la Perle est perdue, siffla-t-elle entre ces dents. 

Puis elle banda la corde, visant son autre cuisse. 

— Je t’ai promis que ce jour serait ton dernier, niño, mais ne t’inquiète pas, je vais bien te faire souffrir avant… Une flèche pour chaque galion que tu m’as fait perdre !!

Elle s’apprêtait à tirer de nouveau lorsqu’une voix s’éleva.

— Morgane !

Ils se tournèrent tous les deux. Silver était sorti de l’eau, encore un peu sonné par le voyage souterrain, et tenait dans sa main la Perle. La surprise de la pirate laissa place à la joie.

Mi guapo ! Tu l’as retrouvé ! 

— Un coup de chance ! grimaça-t-il, le corps encore endolori par le voyage souterrain. Elle est tombée avec nous dans l’étang. Nous devrions retourner à la cité avant d’être attaqué par des bêtes sauvages !

— Bien sûr. Je me débarrasse d’abord de ce parasite !

Elle banda encore une fois son arc et Long John répliqua à nouveau.

— Ou on peut aussi le laisser en vie et le vendre en tant qu’esclave dans un port !

— Pourquoi on ferait ça ? L’artefact va nous rendre riche, inutile de s’encombrer d’un poids ! 

— Ou pour obtenir un laisser-passer par la royauté. La Couronne risque d’être sur le qui-vive s’ils ne voient pas Hawkins revenir, et les eaux risquent d’être infestées de soldats !

Doucement mais sûrement, l’expression de la jeune femme changea, mais pas pour le mieux. Une colère noire montait, froide et implacable, et ses doigts se resserrèrent sur le bois de son arc.

— Je pense… commença-t-elle, tournant son arme vers Silver, que tu essais un peu trop de l’épargner !

Son compagnon parut surpris par ce retournement de situation et leva doucement les mains, la Perle toujours entre ses doigts.

— Qu’est-ce que tu fais, voyons ? J’essaie de nous protéger tous les deux.

— T’es sûr ? cingla-t-elle. Tu n’essaierais pas plutôt de protéger ton précieux petit capitaine ??

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Je t’ai vu lui donner une arme tout à l’heure ! Pourquoi est-ce que tu le protège comme ça ? Est-ce que… 

Morgane sembla hésiter un instant et Jim comprit qu’elle ne lui avait rien révélé de leur échange de la nuit dernière.

— Est-ce qu’il y a vraiment eu quelque chose avec... lui, sur l’Hispaniola ?

— Il t’a raconté, hein ? déduisit Silver. Oui, c’est vrai. On a eu une aventure lui et moi.

— Alors c’est pour ça… c’est à cause de lui que tu es parti… ! À cause d’un sale gosse qui ne connait rien à la vie. Tu n’imagines pas ce que j’ai vécu après que tu m’as abandonné !

Elle se dévoila alors, tandis qu’aucun des deux n’osaient l’interrompre de peur de se prendre une flèche.

— Lorsque tu es parti, ils me sont tous tombés dessus… mon père, ta confrérie… ils étaient furieux ! J’étais déjà dévasté par notre séparation, mais eux, ils s’en moquaient bien de mes états d’âme !

— Et c’était une raison pour infliger cela à Thorne ?

— Ce sont eux qui ont insisté pour que j’entame une relation avec lui… j’étais un simple outil et il fallait que leur alliance perdure, tu comprends… railla-t-elle d’un air dégoutée.

— Je ne parle pas de ça, Morgane… Je parle de son meurtre.

Il y eut un lourd silence mais seul Jim, qui n’en savait rien, resta bouche bée par cette déclaration. Elle sembla flancher un instant sous la culpabilité, ses yeux sombres s’attardant partout sauf sur son compagnon.

— C’est Polly qui te l’a dit ? murmura-t-elle, comme si elle redoutait sa réaction.

— Non. William m’a prévenu qu’il avait des assassins espagnols aux trousses. 

L’air lui échappa. Un souffle court et nerveux, comme si elle réalisait qu’elle n’avait plus d’échappatoire. Elle inspira profondément, planta enfin son regard dans celui de Long John, et lâcha :

— Eh bien oui, c’est moi qui ai commandité la mort de Thorne. Tu sais pourquoi ? Parce que j’ai récupéré la carte de cette Perle, et que j’ai compris que c’était notre seule chance pour toi et moi de quitter l’influence de nos confréries une bonne fois pour toute !

Silver réfléchit un instant.

— C’est vrai que cet objet va nous permettre de devenir aussi riche que le plus puissant des pirates…

— Exactement ! Fini les obligations et les devoirs ! Nous pourrons vivre libre et ensemble ! 

Elle rajouta, une expression de fatigue et de lassitude sur son visage. 

— Je ne peux plus vivre comme ça, John… Être un outil, une fille obéissante, un simple pion. Je veux être heureuse…

— C’est pour ça que je suis revenu, pour être avec toi.

Baissant son arc, elle sortit de sa ceinture un poignard qu’elle jeta à ses pieds et désigna Jim d’un signe de tête.

— Alors, prouve-le-moi ! Débarrasse-nous de lui, une bonne fois pour toute.

Silver se baissa lentement et ramassa le poignard. Une ombre assombrit son regard, un instant, et lorsqu’il redressa la tête il semblait avoir pris sa décision. Il s’avança et le prisonnier eut un léger mouvement de recul, cherchant désespérément un signe d’hésitation sur le visage creusé.

— Ce gosse n’est rien à mes yeux. Morgane, je ne sais pas trop comment le dire, mais tu comptes pour moi. J’ai fui, il y a des années, parce que ces obligations allaient finir par me détruire. Mais je me suis aperçu qu’avec toi, ma vie est un peu meilleure. Alors, je vais nous débarrasser de lui. Tu pourras ensuite te mettre en colère contre moi, me gifler ou me faire passer le reste du voyage dans la cale. L’important, c’est que tu me crois, tu comprends ?

Sa voix était calme, posée. Jim sentit son cœur se serrer en l’entendant lui offrir le même discours que celui du campement, presque mot pour mot. Un froid glacial s’insinua dans sa poitrine. Il se demanda si chaque parole échangée entre eux n’avait été qu’une illusion. L’avait-il seulement un jour sincèrement regardé, ou n’avait-il toujours vu en lui qu’un gamin naïf, un pion à manipuler ? Comme pour justifier ses propos, Silver s’approcha d’elle et lui tendit la Perle.

— Je te promet qu’on sera riche, et qu’on sera ensemble.

Elle lâcha alors son arc et saisit l’objet tendu par son compagnon, la douleur et le soulagement s’affichant sur son beau visage. Ils se rapprochèrent encore et la femme murmura.

Te amo

Leur baiser fut intense, une union de passion et de désespoir, et Jim détourna les yeux, incapable de supporter cette vision. Mais en un instant, le visage de Morgane se figea, la douleur se lisant dans ses yeux écarquillés. 

Long John venait de lui planter le poignard dans le ventre, sectionnant une artère. Elle ouvrit la bouche, levant une dernière fois son regard vers l’homme de sa vie avec un mélange de tristesse et d’interrogation. Il y eut un dernier souffle, puis la lueur dans ses iris sombres s'éteignit et son corps s'effondra lourdement sur le sol, inerte. Un silence de mort s’abattit, perturbé seulement par les cris des oiseaux de la jungle et la chute de la cascade.

— John… pourquoi ? murmura Jim après un moment, les yeux rivés sur le corps sans vie.

— Elle commençait à devenir dangereuse, il fallait bien l’arrêter.

— Mais… vous aviez gagné, pourtant ! Le trésor était à vous !

Silver ne répondit rien et retira le poignard du ventre de sa victime. Le blond eut une légère inquiétude.

— Tu vas me tuer aussi et repartir avec la Perle ?

Mais le pirate leva les yeux au ciel.

— Arrête de dire des sottises. 

Il lui tendit la main pour l’aider à se relever. La douleur dans sa jambe le lançait terriblement et il cassa la flèche figée dans sa cuisse, essayant de la retirer. Pendant ce temps, Silver s’était approché du corps de son ancienne compagne et observa un instant son visage maintenant paisible, semblant dormir profondément. Il jeta un regard aux feuillages mouvants où l’ombre des prédateurs guettaient déjà, attirées par l’odeur du sang. Ici, elle ne serait qu’un festin pour les bêtes affamées.

Il serra la mâchoire et, sans un mot, souleva son corps. Il traversa l’étendue d’eau, sa jambe de bois s’enfonçant dans la vase jusqu’à atteindre l’endroit le plus profond. Puis il la lâcha, doucement. Son corps sembla flotter à la surface un instant, puis il s’enfonça et disparut dans les boues de l’étang.

Assis sur une souche, le capitaine réussit à extirper la tête de la flèche. Un frisson de douleur lui parcourut l’échine et il constata que la blessure n’était pas trop grave, pourvu qu’il la soigne vite. John était revenu auprès de lui et détacha le foulard qu’il portait autour de son cou, entourant la blessure pour lui faire un pansement de fortune. Jim l’observa, en silence, fixant son visage neutre et pourtant alourdi par une ombre de chagrin.

— Tu ne vas pas le regretter ? finit-il par demander.

— De temps en temps, peut-être…

Sans un mot de plus, Jim déposa tendrement sa main sur le visage de son ami dans un geste réconfortant. Surpris d’abord par ce contact inattendu, Silver la caressa avec douceur, appréciant la chaleur de son élève. Puis il finit par se relever et aida le garçon à faire de même. Un peu plus loin, la Perle du Kraken était tombée en même temps que Morgane et reposait sur le sol, intacte et scintillante.

— Que faisons-nous maintenant ? demanda le pirate, les yeux fixés sur l’inestimable trésor.

— À toi de me le dire. Tu es au courant maintenant. La Perle n’est pas destinée à être vendue, et aucune récompense ne nous attend…

Silver se tourna brusquement vers lui, une lueur d’excitation dans le regard, avant de dégainer son sabre. Un instant, le jeune homme crut à un énième retournement. Mais le pirate souriait, sincère, et la dent d’argent reparut dans un éclat discret.

— Attrape ton arme, mon garçon ! 

Jim comprit tout de suite : — Quoi, un duel ? Maintenant ?

— C’est le meilleur moment, justement ! Que le vainqueur remporte le trésor !

Soudain galvanisé, ses lèvres s’étirèrent et il finit par dégainer à son tour. Les deux hommes se saluèrent d’un regard complice avant de se mettre en position, sabres en main. Un silence s’installa, seulement interrompu par le bruissement des feuilles dans la brise légère.

Sans plus attendre, Long John attaqua le premier, sa lame décrivant un large arc dans les airs. Jim para habilement, ressentant l’impact de chaque coup jusque dans son bras. Les deux hommes se déplaçaient avec grâce, malgré la fatigue qui pesait sur eux. Chaque échange de coups résonnait dans la clairière, leurs lames se rencontrant dans un ballet d'acier qui rappelait leurs duels passés.

Silver, avec toute son expérience, sembla prendre l’avantage rapidement. Il enchaîna les attaques avec une précision et une rapidité impressionnantes, forçant le jeune homme à reculer, à se défendre tant bien que mal. Chaque mouvement de sa jambe blessée lui rappelait la douleur, mais il s'efforçait de l'ignorer et puisait dans ses dernières réserves.

— Tu perds ton souffle, Jim ! railla-t-il en pivotant pour porter un coup vers le flanc de son adversaire.

Son jeune élève esquiva de justesse, une expression de liesse s’étalant sur son visage malgré sa jambe endolorie. 

— Je voudrais t’y voir, avec une blessure aussi douloureuse ! Mais tu sais comment les choses peuvent tourner… !

Le combat continua, les deux hommes semblant s’amuser malgré l'intensité de l'affrontement. Les rires fusaient entre deux échanges de coups, leurs paroles reflétant cette camaraderie retrouvée qui leur avait tant manqué. Plus le combat avançait, plus Jim sentait cette chaleur grandissante, celle d’être enfin à nouveau aux côtés de son mentor, d’avoir retrouvé cette complicité qu’il pensait avoir perdu.

Mais la fatigue se faisait sentir, et Silver semblait gagner du terrain. Il attaqua avec une série de mouvements rapides, forçant son élève à reculer encore davantage. À bout de souffle, il faillit trébucher sur une racine mais parvint à se redresser juste à temps pour parer une nouvelle attaque.

— C’est fini, mon ami ! s’exclama le pirate, son arme prête à frapper de nouveau.

Mais au lieu de se défendre directement, Jim décida de changer de tactique. Il feinta une esquive, forçant son adversaire à se décaler. Puis, avec toute la force qu'il lui restait, il pivota sur son pied valide et lança une attaque rapide et précise. Un violent bruit métallique retentit. Puis le sabre de Long John vola dans les airs un instant avant de retomber au sol, loin de son propriétaire.

Le silence retomba sur la clairière alors que le perdant, surpris, baissait les yeux vers ses mains désormais vides. Jim, haletant et presque incrédule, maintenait son arme pointée vers lui, son souffle rapide et irrégulier. Était-ce bien réel ?

— Eh bien, eh bien…, clama l’ainé, sa fierté se dessinant sur son visage. Cette fois, on dirait que l’élève a surpassé le maître…

Reprenant son souffle, le jeune capitaine eut du mal à comprendre ce qui venait de se passer. 

— J’ai… j’ai gagné… ?

— Oui, mon garçon. Tu as gagné. La Perle est à toi.

Il poussa alors un cri de victoire qui résonna dans la forêt, faisant s’envoler une nuée d’oiseaux multicolores dans le bleu du ciel. Devant la joie si sincère de son ancien apprenti, Long John ne put s’empêcher de rire, ne ressentant étrangement aucune once de déception face à la défaite et à la perte du trésor. Leurs rires retentirent pendant quelques secondes encore et Jim se jeta dans ses bras dans un geste sincère et innocent, heureux de la finalité de leur aventure. Il se rappela cependant la mort de Morgane ainsi que son mensonge sur la Perle, et il se détacha de l’étreinte, un peu gêné par sa désinvolture. 

— Je m’excuse… Ce n’est peut-être pas le bon moment…

Mais le regard de John brillait d’une merveilleuse tendresse. Loin d’être gêné, il prit le visage de Jim dans ses mains et sans un mot l’embrassa, scellant son pardon et leur amitié retrouvée.

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