La Perle du Kraken
Il n’était pas question pour les soldats de traverser la jungle dans le noir complet. Il fut donc décidé d’utiliser ce qu’il restait du campement espagnol pour passer la nuit. Les corps des pirates, tous fauchés par l’implacable justice militaire, avaient été regroupés. Et malheureusement, sur la bonne vingtaine d’hommes que comptait leur compagnie, sept avaient perdu la vie lors de l’embuscade des pirates, dont un officier et le docteur Bennett. C’était peu, bien sûr, comparé au trésor qu’ils venaient de gagner, et Jim avait connu des pertes plus importantes durant sa carrière. Mais il ne pouvait s’empêcher d’avoir une pensée pour la disparition injuste de Bennett, qui les avait accompagnés non pas pour la gloire, ou l’or, mais pour la connaissance et la compréhension d’un peuple et d’un savoir oublié.
Il avait informé Gonzo sur les évènements dans le sanctuaire. D’abord satisfait d’apprendre que Morgane avait payé pour le meurtre de Thorne qu’il trouvait injuste, il avait été sincèrement ébranlé par la mort du docteur. Il lui avait appris énormément de choses sur les plantes et les soins, en à peine quelques jours.
— Sa mort ne sera pas vaine, mon ami… Je ferai en sorte que son implication pour notre quête soit mise en valeur lors de notre retour !
Le pauvre muppet n’avait pas eu le temps de digérer l’information. Prenant maintenant le rôle de médecin en l’absence de Bennett, il avait été occupé toute la soirée à soigner les blessés. Jim dut lui aussi donner des directives et des rapides comptes rendus aux officiers et n’eut pas eu le temps de se concentrer sur ses amis. Les soldats avaient entrepris de creuser eux-mêmes la sépulture de leurs compagnons, offrant ainsi un repos éternel et digne aux défunts qui ne reverraient jamais plus leur pays natal.
Puis le répit s’était enfin profilé chez les hommes, certains dormant déjà, d’autres faisant silencieusement le deuil d’un camarade disparu. Le capitaine s’était dirigé vers la ruine servant d’infirmerie, espérant soulager Gonzo de quelques tâches. Il souleva le drap cachant l’entrée et tomba sur le muppet, accompagné de Silver qui avait enfin retrouvé son perroquet après des heures de séparation. Le muppet avait réussi à extraire la flèche de son épaule et s’appliquait maintenant à faire un bandage potable. Le silence s’installa entre les trois amis.
— Gonzo, est-ce que tu peux aller me chercher Polly ? J’ai des choses à lui dire, demanda finalement le pirate.
— Oui, bien sûr !
Le muppet quitta l’habitation en laissant les deux hommes entre eux, non sans un petit sourire malicieux. Aucun mot ne fut prononcé, ils n’en avaient pas besoin. Jim se jeta dans ses bras et ils s’étreignirent avec une intensité fébrile, submergés par le soulagement d’être en vie.
— J’ai cru t’avoir perdu, tout à l’heure… murmura-t-il, blotti dans son cou malgré l’odeur de l’effort qui en émanait. Lui-même ne devait sentir guère mieux après cette journée !
— Après tout, ça n’aurait été que justice, mon tendre ami… répondit son mentor d’une voix douce, caressant doucement sa nuque.
— Ne dis pas ça…
Il releva la tête, la fatigue et la tristesse se dévoilant dans ses yeux. La journée avait été trop éprouvante pour le jeune homme. Leurs visages se rapprochèrent, inexorablement attirés, lorsque des bruits de pas se firent entendre et l’étreinte toucha à sa fin.
Le rideau fut timidement écarté et le muppet réapparut, suivi de Polly. Celle-ci affichait un air résolu, comme si elle savait déjà ce qui allait être annoncé entre ces murs.
— On va vous laisser… dit-il simplement.
Lui et Jim sortirent de l’infirmerie, laissant leurs deux amis affronter le deuil qui les attendait. Ils marchèrent un peu, en silence, savourant la quiétude de la cité plongée dans l’obscurité.
— En tout cas, tu veux savoir ce que j’ai appris durant cette mission ? demanda Gonzo après un moment.
— Dis-moi ?
— Finalement, on n’est pas si mal à l’auberge !
Le jeune homme lâcha un rire sincère.
— De nouveau guéri de l’aventure, alors ?
— Peut-être pour un petit bout de temps… ! J’aimerais montrer à Polly l’endroit où j’ai grandi. Et ensuite, nous pourrions faire le tour du pays. Elle n’est jamais allée en Angleterre.
— C’est une excellente idée, mon ami.
— Et vous ?
— Nous, qui ?
Ils s’arrêtèrent, observant de loin le camp faiblement éclairé par les torches.
— Long John et toi. Vous allez faire quoi après ?
— Je pense me reposer à l’auberge, moi aussi. Ensuite, je devrais probablement repartir vers une nouvelle aventure. Quant à John…
La phrase resta suspendue à ses lèvres. Malgré tout ce qu’il avait pu croire au sujet de son mentor éprit de liberté, il s’était finalement aperçu que la vérité était bien plus sombre. Même dans un environnement aussi marginal que la piraterie, il y avait des codes, il y avait des alliances. Il y avait des obligations. Au sein de sa confrérie – cette Scarlet Spade – quelles étaient celles de John ? Et lui, son ami, qu’était-il au milieu de tout cela ?
— Je suppose qu’il retournera auprès des siens… acheva-t-il d’une mine attristée.
— Vous n’allez pas vous revoir ?
— Peut-être… un jour ou l’autre…
Il y eut un petit silence, puis Jim changea de sujet.
— En tout cas, je suis heureux de voir que tu ne m’en veux plus pour… quoi qu’il y a eu !
Gonzo souffla du nez avec nonchalance.
— Tu me connais, je reste pas longtemps en colère. Et c’était un peu ma faute, Polly m’a fait tourner la tête !
Le capitaine émit à nouveau un léger rire.
— C’était donc pour cela que tu étais renfermé sur toi-même ces derniers jours ! Après tes nombreux reproches sur ma réserve émotionnelle, te voilà bien confus !
— J’avoue Jim, j’avoue ! Mais qu’est-ce que tu veux… l’amour, ça chamboule tout… tu le sais aussi bien que moi, non ?
— Oui, c’est vrai…
Les yeux rivés vers le camp, il n’assimila pas tout de suite ce que venait de dire Gonzo.
— Attends… quoi ?
Il se tourna vers son ami mais celui-ci avait déjà fait demi-tour, redescendant vers les ruines en sifflotant.
Ils passèrent leur dernière soirée dans la vallée et, aux premières lueurs du jour, firent marche vers l’épaisse jungle tropicale, rendant à la cité son silence éternel. La traversée de la jungle fut plus rapide que la première fois. Malgré leurs blessures, les hommes marchaient vite et bien, avec une seule idée en tête : retourner au bateau. Tant et si bien que lorsque leurs bottes foulèrent enfin le sable de la plage et que le soleil brûlant les accueillit en pleine figure, ils poussèrent tous un immense soupir de soulagement.
Pendant qu’ils se dépêchaient de remettre les canots à flots, Jim tourna une dernière fois son regard sur l’île. Là, dans l’enfer de la végétation étouffante et des prédateurs féroces, se trouvaient maintenant les traces de leur passage, de leur combat, et d’une histoire d’amour au destin tragique. Un peu plus loin, Polly et Silver contemplaient eux aussi l’immense océan de verdure, se rappelant douloureusement de ce qu’ils laissaient derrière eux. Depuis la nuit dernière, les deux ne se quittaient plus, liés désormais par le même deuil. Enfin, ils purent remonter dans les canots avant de rejoindre l’Invincible, où ils furent accueillis par les acclamations des marins heureux de les voir revenir sain et sauf. Puis rapidement le bateau se mit en mouvement, faisant pour toujours ses adieux à l’île du Calmar.
Une fois le navire sur sa lancée et la Perle en sécurité dans un coffre, Jim réunit l’équipage pour annoncer officiellement le succès de l’expédition. Debout près du gouvernail, il balaya ses hommes du regard. Certains, les plus vieux ou les officiers, affichaient le même air stoïque que d’habitude, comme si ce combat n’était qu’un parmi tant d’autres vécus. D’autres, plus jeunes, et qui au début du voyage avaient pu avoir des regards craintifs dû à leur courte expérience, affichaient désormais une expression résolue, comme transformés par l’épreuve qu’ils venaient de traverser. Malheureusement, quelques-uns affichaient désormais un regard éteint alors qu’ils avaient vu la mort en face, ou faucher l’un des leurs.
Pourtant ils se tenaient debout, côte à côte, se soutenant entre hommes blessés ou détruits, mais ensemble. Son cœur se gonfla dans un mélange de fierté et d’espoir. La voix de Bennett lui parvint subitement aux oreilles, comme s’il se tenait à côté de lui, rajustant ses petites lunettes rondes :
« Vous voyez, Capitaine ? Vous avez la foi, vous aussi ! »
Jim ferma les yeux un instant, respira longuement, puis prit la parole d’une voix assurée :
— Aujourd’hui, nous rentrons victorieux. Grâce à votre courage et à votre loyauté, nous avons mené à bien une mission d’une importance capitale. Chaque pas, chaque coup que vous avez porté, vous l’avez fait avec honneur, prouvant à tous ce que signifie être un soldat de Sa Majesté !
Les hommes s’acclamèrent un instant, puis il reprit avec un air plus grave.
— Mais cette victoire a un prix. Nous avons perdu sept de nos compagnons, des hommes qui se sont battus avec la même bravoure que vous tous. Le docteur Bennett, homme de savoir et de cœur, a donné sa vie pour que nous puissions accomplir notre tâche. Ceux qui sont tombés à ses côtés ont sacrifié leur vie pour la réussite de notre mission. Leur mémoire vivra à travers nous, à travers chaque moment partagé et chaque bataille menée côte à côte.
Il marqua une courte pause. Tout au fond de l’assemblée se tenait Gonzo, les yeux larmoyants, accompagné de Polly qui le soutenait en lui tenant la main. Proche d’eux, Silver était appuyé contre un mât, le regard se perdant dans la mer et son horizon. Son expression semblait neutre, presque impénétrable, mais il réussit tout de même à percevoir la teinte de tristesse qui lui voilait les yeux. Il reprit d’une voix assurée malgré sa compassion :
— Nous rentrons fiers, mais n’oublions pas que cette victoire est le fruit de notre unité et de notre engagement commun. Levons nos cœurs en hommage, pour les vivants et pour les morts. Vous avez prouvé que vous êtes dignes de porter l’uniforme de votre pays, et c’est avec fierté que je me tiens à vos côtés.
Il leva lentement son sabre vers le ciel.
— Pour ceux qui sont tombés, et pour nous qui rentrons victorieux, nous n’oublierons jamais ce jour.
Les soldats firent de même, leurs lames scintillant sous la lumière du soleil.
— Vive la marine royale, et vive notre équipage !
Un rugissement d’acclamations s’éleva dans les airs, emporté par la mer et le vent.
Quelques jours plus tard, la routine de la traversée était rapidement revenue et il régnait sur le bateau un calme paisible mais légèrement nostalgique. Comme si le fait de laisser derrière eux l’île et leurs camarades tombés au combat rendait l’atmosphère plus solennelle. Les marins ne parlaient pas d’une voix forte comme à leur habitude mais au contraire avec compassion et respect pour les blessés et les disparus.
Jim s’était retrouvé avec ses officiers pour une réunion, afin de déterminer quoi raconter à la couronne. Ils allaient bien sûr mentionner toute l’expédition ainsi que l’embuscade des pirates, le sanctuaire de la Perle et le combat contre le calmar qui fut fatal au docteur Bennett.
Il garda pour lui le triangle amoureux qu’il avait vécu avec Long John et Morgane. Les officiers n’avaient aucun besoin de connaitre cette partie qui, de toute façon, ne les concernait pas. Il raconta simplement que la pirate s’était noyée dans la rivière souterraine et que Rizzo et lui s’en était sorti par chance. Ils se mirent également d’accord sur le fait de ne pas révéler à la royauté le double-jeu qu’avait joué le coq de l’Invincible, lui évitant ainsi de possibles ennuis à leur retour. Le discours de Gonzo avait eu un effet presque magique sur les hommes, et Silver n’eut aucune peine d’enfermement, ni aucun coup de fouet. L’équipage avait tout simplement passé l’éponge. Un véritable miracle sauce muppet.
Était-ce juste que Long John s’en sorte, là où d’autres brigands auraient déjà eu la corde au cou ? N’aurait-il pas mieux fallu qu’il paie pour ses crimes une bonne fois pour toutes ? Comment Jim aurait réagi si Gonzo n’était pas intervenu pour sauver leur ami, dans les ruines ? Ne se serait-il pas lui-même jeté entre lui et la lame, trahissant de fait son équipage ? Alors, il avait laissé son égoïsme et ses sentiments répondre pour lui : oui, John s’en était sorti, pour sa plus grande satisfaction. Et c’était très bien comme ça. Même si, pour le moment, les deux amis ne se parlaient pas beaucoup. Un jour qu’il était sur le pont, il vit à l’écart Polly et son mentor, contemplant ensemble les vagues qui surgissaient sous le navire.
— Ils parlent très souvent… fit la voix de Gonzo derrière lui, Flint posé sur ses genoux. Je me demande bien ce qu’ils peuvent se dire…
— Des choses qui ne concernent qu’eux. Laissons-les se souvenir des disparus…
Un peu plus tôt, la muppet avait en effet rejoint Silver, qui s’était isolé, en prenant place à ses côtés. Ils restèrent un moment sans rien dire, le vent agitant leurs cheveux. Puis elle fut la première à parler :
— Alors… Vous savez ce que vous allez faire une fois sur terre ?
— Je vais retourner chez les nôtres. Quelque chose me dit que les problèmes sont loin d’être finis…
— Et qu’est-ce que vous allez leur dire ?
— Pour Thorne et Morgane ?
La jeune paonne sentit son cœur se serrer à l’appel de leurs noms.
— Oui… Est-ce que… vous allez dire la vérité au sujet de… du…
— Du meurtre de William ? Eh bien, j’y ai réfléchi…
Il fouilla dans sa poche et en sortit un morceau de papier qu’il lui tendit. Elle reconnut alors le courrier envoyé par Thorne et le prit d’une main tremblante. Le pirate poursuivit :
— …et je me dis que la seule qui doit prendre la décision de révéler cette histoire, c’est toi.
— Moi ? Pourquoi ?
— Parce que tu étais la plus proche de ces deux-là. Ces dernières années, je n’ai fait qu’échanger quelques lettres avec ce vieux loup de mer. Quant à…
Les mots se coincèrent dans sa gorge et il se figea un instant avant de terminer.
— Bref. J’estime que le verdict final te revient.
Polly fixa le papier en silence, observant sans vraiment voir les lettres inscrites à l’encre noire. Elle tenait dans sa main leur passé ainsi que son futur, et ses doigts se crispèrent un instant, déformant le morceau de parchemin. Morgane avait fait assassiner Thorne. Aussi difficile et douloureuse que fut la vie de la jeune femme, elle avait agi avec égoïsme contre un homme aimant, qui ne le méritait pas. Révéler aux confréries la vilénie de la pirate espagnole aurait été une justice méritée, et l’occasion rêvée de les mettre face à leurs propres responsabilités.
Pourtant, à mesure que la petite paonne réfléchissait, le poids du présent commença doucement à s'effacer, laissant la place à cette douce nostalgie qui réchauffait son cœur : des éclats de rire, des soirées à observer les étoiles en savourant la douceur d’un grog. Ou encore ces histoires racontées par le vieux pirate, les deux femmes écoutant avec passion, blotties dans les couvertures d’une chaleureuse chambre de navire. Alors elle flancha, prit dans un tourbillon d’émotion et de souvenirs.
— Elle se trompait… hoqueta la muppet, les larmes embuant ses yeux et tachant le papier qui tremblait dans ses mains. On a été heureux… tous les trois… même si elle n’a jamais su le voir correctement…
Silver la laissa pleurer en silence, ses sanglots se mêlant au ressac des vagues. Après un moment, ses épaules cessèrent de tressauter et sa respiration se fit plus régulière. Elle passa une main rapide sur ses yeux, chassant les dernières traces de ses larmes, avant de murmurer d’une voix plus posée :
— Mais moi, j’ai su apprécier tous nos petits moments de joie. Et je veux que ça reste mes seuls souvenirs avec eux…
Elle fixa une dernière fois la lettre. Puis, prenant une inspiration, elle déchira plusieurs fois le papier avec un bruit sec. Les morceaux s’envolèrent sous le vent et disparurent à l’horizon, emportant avec eux le lourd secret de Morgane et de Thorne.
— Tu ne le regretteras pas ? demanda-t-il en observant le dernier lambeau disparaître dans l’océan.
— Non.
La voix de Polly était redevenue calme et apaisée, comme délestée d’un poids invisible.
— Je ne veux plus perdre mon temps pour ça. Gonzo attend après moi, il est temps que je songe à mon avenir – notre avenir.
Devant sa résilience, le pirate lui esquissa un sourire approbateur. Elle sortit alors de sa poche l’émeraude qu’il lui avait offerte et la posa délicatement dans le creux de sa main.
— Comme vous me l’avez si bien dit, il faut penser à ceux qui comptent, et qui sont toujours en vie… À une prochaine fois, Long John Silver !
Troublé par sa déclaration, il regarda la petite paonne retourner dans les bras de son compagnon qui l’accueillit avec joie. Puis, il plongea dans l’éclat verdoyant de la pierre, ses lèvres s’étirant discrètement.
— De nous deux, c’est bien toi la plus courageuse, Polly la Flamboyante !