[LGDC] fanfiction "Le Temps des Brumes"

Chapitre 23 : Chapitre 14

8581 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 18/02/2021 10:24

Pelage de Brume ouvrit les yeux. Recroquevillée sur elle-même, minuscule, il parvenait jusqu’à ses oreilles comme des raisonnements caverneux et distendus. Il s’agissait de voix. Deux voix s'adonnant à une conversation dont les paroles péniblement murmurées faisaient battre son cœur sans qu’elle n’en saisisse pourtant le sens. Ne semblant pas avoir remarqué sa présence, les deux adultes la surplombaient de leurs corps immenses, dressés juste au-dessus d’elle. Son père, dont le pelage blanc et brun ondulait doucement, chuchotait des mots indistincts de son timbre profond et teinté de dépit, tandis que son visage amer se ridait du grand désabusement qui semblait l’habiter. Et sa mère, elle, dont la silhouette vaporeuse était nimbée d’un épais brouillard gris au travers duquel seules ses luisantes prunelles ambrées étaient clairement visibles, l’écoutait en approuvant tristement ses dires. Pelage de Brume, à leurs pieds, retenait son souffle, de peur que ses parents ne décèlent son existence à leurs pieds. Mais, c’est quand enfin leurs regards dépités et amèrement dégoûtés se posèrent sur elle, qu’elle comprit la terrible et redoutée vérité : que le sujet de leur déplaisante conversation n’était autre qu’elle. 

Elle voulut alors leur parler, leur miauler de toutes ses forces qu’elle était désolée. Si désolée de les décevoir ainsi. Mais rien ne sortit de sa gueule inanimée, comme si elle en était tout simplement dépourvue. Devant ce spectacle qu’elle leur offrait, ses parents échangèrent un regard équivoque de pathétisme, avant de reporter sur elle leur yeux froids où perçait comme un ultime éclat de pitié condescendante. Puis, sa mère se pencha sur elle pour la saisir par la peau du cou, malgré ses implorations silencieuses et désespérées. Et, sous le regard impitoyablement déçu de son père, sans le moindre regret, d’un mouvement de tête libérateur la balança dans les eaux battantes et glacées de la rivière, où elle s’enfonça telle une pierre dont on se déleste du poids.

Elle se débattit avec la force du désespoir, violentée par les vagues et le torrent dont l’eau glaciale lui entra bientôt dans les yeux, dans la gueule, dans les poumons, en brûlant. Ballotée en tous sens, elle se noyait, se noyait et se renoyait dans un calvaire sans fin. Elle mourrait et mourrait encore, comme si elle n'avait jamais été en vie.



Pelage de Brume s’éveilla en sursaut. Ses pattes avant plantées dans la mousse moite et tiède du couchage qu’elle avait, semblait-il, griffé durant son cauchemar. Il lui fallut quelques secondes pour calmer l’affolement de son cœur douloureux. Et, par un petit rituel que deux années de régulières terreurs nocturnes lui avaient aguerries, elle inspira et expira longuement, jusqu’à réussir à s’apaiser. Sentant le monde tanguer autour d’elle, elle redressa lentement son corps lourd et mal assuré. Elle dressa la tête, et plissa ses yeux emplis de grisailles bourdonnantes. 

La tanière était vide et les raies de lumière froide qui y pénétraient lui indiquèrent qu'à l'extérieur il faisait jour. Elle fit remuer sa truffe. Dans l'air confiné de la caverne flottait une désagréable odeur acide et pointue qui l’a fit éternuer plusieurs fois. De l'herbe-aux-abeilles. A son grand désarroi, elle constata rapidement que ce révulsant fumet ne venait de sa propre fourrure. 

C’était probablement avec cette plante désagréablement odorante que la Guérisseuse avait dû lui frictionner le poil à son retour au camp. Sans doute dans le but d’en camoufler les informations olfactives d’alerte et de stress qu'elle avait charrié sur son poil, et qui auraient strié l’atmosphère de la combe de traînées paniquées. 

C'est en s’inspectant de la sorte que Pelage de Brume réalisa alors l'horrible senteur qui se dégageait d'elle. Le fort parfum de l’herbe-aux-abeilles se mélangeant à une senteur rance et piquante de sueur, d’angoisse froide et de poussière. Quant à son pelage, parsemé de terre séchée et entremêlé de  nœuds, il lui faudrait une longue séance de toilettage pour lui redonner un semblant de dignité. 

Mais qu’importe. Elle s’en occuperai plus tard. Pour l’instant, elle devait boire. Sa gorge était si sèche et ses idées si confuses, qu’elle aurait donné n’importe quoi pour plonger sa tête tout entière dans de l’eau fraîche. 

Titubant comme le faon venant de naître, elle quitta la tanière du Chef pour émerger sur le toit arrondi du Rocher. La lumière blafarde du zénith automnal vint lui agresser les yeux et les sens. Dans un râle plaintif, un peu désorientée, elle se dirigea vers le flanc nord, là où le sommet du géant de roche forme une petite cuvette qui, en recevant les eaux du ciel, constitue la source principale du camp. S’accroupissant sur ses membres courbaturés au bord de la flaque, elle en lapa longuement l’eau froide et claire qui avait dut être fraîchement nettoyée, car pas la moindre feuille morte n’y gisait malgré le vent dépouillant les ramures alentours. 

Désaltérée, elle se redressa tout en se pourléchant les babines aux moustaches frémissantes d'éternuement. Elle leva son museau dans l’air vif. Ses paupières encore collantes clignèrent en décalées tandis qu’elle sentait la fraîcheur revigorante de la source irriguant son corps et son esprit lui clarifier peu à peu les idées. Pelage de Brume n’avait jamais eu le réveil aisé, ni propice à l’efficacité. L’humeur lui étant toujours irritée et l’esprit toujours un peu engourdi dans ces moments là...

C’est quand elle entreprit machinalement de donner quelques coups de langue sur les poils de son poitrail en bataille, venant de la sorte tirer sur la plaie de sa blessure à l’épaule et ainsi en raviver la douleur, que tout se mit enfin à lui revenir. Affluant tel un véritable raz de marée dans son crâne encore vibrant de fatigue. La traque aux renards, la mission de messager, les Sans-Clans, l’embuscade, le Lieutenant du Lac, les terriers de garennes. Tous les événements de la veille se mirent à se bousculer dans son esprit engourdi.

Jetant un juron au ciel, elle sauta avec précipitation sur ses pattes, s’empressant d’aller dévaler la paroi moussue du Rocher. En bas, la combe du camp était étonnamment calme et déserte. D'ordinaire elle se serait grandement réjouie de cette trop rare tranquillité mais, en l'occurrence, la situation n’avait rien d'ordinaire. Elle devait trouver son père au plus vite. 

Cherchant désespérément âme qui vive, elle aperçut enfin la silhouette élancée de Nuage de Foudre pénétrer dans la combe. Accourant à sa rencontre, Pelage de Brume guetta l’entrée du camp derrière lui, s’attendant à y voir émerger à son tour Griffe Noire. Mais rien. L’apathique apprenti s’en revenait seul, sans mentor ni quiconque l’accompagnant.

“ Sais-tu où est Griffe Noire ?  Lui demanda-t-elle frontalement et sans détours, son stress et son désarroi ayant émoussé le peu d’amabilité dont elle était capable en temps normal. Pourquoi le camp est-il vide ? Où sont-ils tous passés ?” 

Comprenant que le jeune chat ne comptait pas prendre la peine de considérer ses questions, l’ignorant purement et simplement, elle se posta avec empressement devant lui pour lui couper la route et le forcer à s'arrêter. 

“ Etais-tu avec lui ? Le pressa-t-elle. Les as-tu au moins vu ? Griffe Noire ? Étoile Farouche ? N’importe qui ?!” 

L’apprenti moiré de gris leva enfin la tête vers elle. Et, plantant ses deux prunelles bleues comme l’azur droit dans les siens, la toisa de son regard de glace.

“Par les Étoiles, Nuage de Foudre répond-moi !” S’exaspéra-t-elle, perdant peu à peu la patience fébrile qu’il lui restait.

Mais l’apprenti, comme taillé dans le marbre, ne cilla  pas d’un poil. Soutenant placidement le regard de la guerrière, renfrogné dans un insolent et implacable mutisme. Pelage de Brume sentit une vague de colère cruellement mêlée de détresse l'assaillir. Ses crocs grincèrent dans sa gueule et les muscles crispés de ses pattes firent se tendre ses griffes.   

Soudain, une voix s’éleva au-dessus des sons diffus de la forêt avoisinante, pour venir résonner jusque dans le creux de la combe. Et cette voix, claire et joyeuse comme la mélodie de la pluie sur l’eau, fit sursauter le cœur de Pelage de Brume d’un battement de joie et de chagrin. Ses griffes se rétractent d’elles-même et ses yeux, troublés à la fois d’impatience et d’appréhension, guettèrent l'arrivée du propriétaire de cette voix.  

Cœur de Cendre apparu entre les pierres de l’entrée grignotées de ronces et de lierre rampant, Nuage de Craie trottinant à son côté avec la joyeuseté virevoltante d’un pinson. Se taquinant visiblement l’un l’autre d’une espiègle camaraderie, le mentor et son apprenti arborait le même sourire enfantin. Et leurs rires légers, montant dans l’air froid de l'automne, se confondaient l’un l’autre comme un unique chant.

Quand ses yeux lumineux rencontrèrent ceux de Pelage de Brume, le visage rond comme un soleil de Coeur de Cendre s’illumina davantage. 

-Pelage ! Tu es là !” S’écria-t-il de surprise avant d'accourir jusqu’à elle, sa queue duveteuse et cendrée se dressant d’enthousiasme vers les nuages du ciel.


Nuage de Foudre s’étant éclipsé à la seconde même où Pelage de Brume avait détourné son attention de lui, la guerrière ne songea plus à l’interpeller de nouveau.

Arrivant à sa hauteur à toute hâte, Cœur de Cendre eut l’élan familier de venir frotter son museau contre le sien pour la saluer. Mais, au grand étonnement de la guerrière, il stoppa finalement son geste avant de simplement s'asseoir sans moins d’entrain devant elle, lui souriant de toute la chaleur de son regard cuivré. 

Nuage de Craie, qui avait perdu ce précédent éclat de confiance et d’amusement pour retrouver sa timidité coutumière, était venu d’un petit pas hésitant rejoindre son mentor, ne sachant visiblement pas trop s’il devait prendre congé ou simplement attendre que les deux adultes ne finissent de discuter.  Alors que l’apprenti couleur de neige s’approchait discrétement afin de venir s’assoir dans l’ombre de Coeur de Cendre, Pelage de Brume vit soudain ses prunelles jaunes s’exorbiter de surprise et son petit museau rose se contracter d’écoeurement. 

La guerrière comprit alors que le pauvre nez de Nuage de Craie venait de se confronter au terrible parfum qu’elle portait sur elle et qui devait embaumer tout le périmètre. Le jeune apprenti s’oublia un instant pour lui lancer un regard incrédule, comme s’il avait du mal à croire que cette odeur puisse venir d’elle, avant de détourner les yeux à toute vitesse, probablement de peur que la guerrière ne comprenne et se vexe qu’il puisse avoir été importuné par son parfum. 

Pelage de Brume se sentit tendu de honte. Non pas à cause de Nuage de Craie, mais car, fatalement, Cœur de Cendre devait lui aussi subir en ce moment même cette puanteur. Et malheureusement, ces craintes lui furent confirmées par la petite grimace gênée qui marquait imperceptiblement la bouille grise de son ami. 

Depuis tout petit Cœur de Cendre était pourvu d'un odorat très sensible, qui lui avait permis, en grandissant, de devenir l’un des meilleurs chasseurs du Clan. D’ailleurs, à l’époque de leur Élévation de guerriers, Pelage de Brume était longtemps demeurée perplexe, face au choix de son ami de devenir Chasseur plutôt que Pisteur. Un rôle qu’il aurait pourtant assuré à la perfection et qui lui aurait assuré un meilleur statut au sein du Clan. Le connaissant malgré tout mieux que quiconque, elle s’expliquait désormais ce choix par la modestie et surtout, par la volonté qui faisait intrinsèquement partie de la nature de Coeur de Cendre, de vouloir nourrir les siens, de s’assurer toujours qu’ils puissent trouver subsistance et remède à leurs faims. 

Quoi qu’il en soit, avec son museau si fin, la situation devait être difficilement tenable pour lui. Pelage de Brume, qui elle-même se trouvait indisposée par sa propre odeur, eut un pincement au cœur en réalisant que, malgré tout, Cœur de Cendre faisait l’effort de prendre sur lui et de tout faire pour dissimuler son embarras, là où d’autres ne se serait nullement gêné pour lui faire des réflections bien mérités. Mais les membres du Clan n’étaient pas Cœur de Cendre. 

Pelage de Brume fut investi d’une étrange sensation, qui vint à la fois tendrement la réchauffer mais également lui enserrer douloureusement les entrailles, tout en prenant conscience d’à quel point il lui avait manqué. Pas seulement durant cette éprouvante journée au cours de laquelle elle avait dû s'aventurer loin de la sécurité de son foyer et durant laquelle elle avait risqué de mourir à plusieurs reprises, mais qu’en réalité, il lui manquait désespérément depuis maintenant tant de jours qu’elle n’était plus en mesure de se les dénombrer. En l’instant, elle réalisait pleinement que toute cette période, cette interminable période, cette insignifiante période passée loin de lui, avait indubitablement détérioré son moral, si ce n’est son état psychique. 

Lui, était simplement là, face à elle, ronronnant. Son odeur tiède de fougères rousses et de terre ensoleillée semblait réchauffer le vent lui-même. 

“Où étais-tu passé ? Demanda-t-il jovialement avec cette naturelle et désarmante spontanéité, malgré. On m’a dit que tu a du  faire une patrouille particulièrement longue hier. C’est rare de te voir disparaître aussi longtemps. C’est au sujet de la prochaine traque au renards ? Ici aussi les choses s’organisent ! Depuis l’annonce d'Étoile Farouche, je n'ai jamais vu le Clan aussi agité ! ”

Pelage de Brume, qui avait fait un pas en arrière dans l’espoir de lui rendre les choses plus supportables, demeura un instant comme figée, un peu bouche bée, étourdie de confusion et de décontenancement. Alors que les souvenirs piquants de tout ce qu’elle avait subi tourbillonnaient toujours à l’intérieur de son crâne, sa nervosité vint se heurter au calme et au naturel innocemment guilleret de son ami retrouvé. Et tandis que les relents froids d’angoisse imprégnés dans sa fourrure se faisaient peu à peu recouvrir par les nouveaux, elle n’avait plus la moindre idée de ce qu’elle pouvait bien lui dire, ni même comment elle pourrait bien lui formuler les choses.

Scrutant avec affection le visage de son amie qu’il vit alors se décomposer de seconde en seconde, le sourire de Coeur de Cendre s’estompa bientôt pour laisser place à l'inquiétude : 

“Quel...quelque chose ne va pas ? ” Demande-t-il.

Cette question fit tomber un poids sur les épaules et le cœur de la guerrière. Faisant voler en éclats les barrières qui retenaient jusqu’alors le flot d’angoisse et d’émotions contre lequel elle luttait désespérément. 

Se sentant submergée, d’une voix fébrile, elle articula : 

-Oh Coeur,  il… il s’est passé… tel… tellement de cho…”

-Pelage de Brume.” L’interpella soudain la voix puissante d'Étoile Farouche. 

Levant les yeux dans sa direction, elle devina au regard qu’il posait sur elle depuis les hauteurs du Rocher qu’elle devait le rejoindre, et sans le faire attendre. 

Cœur de Cendre, lui qui venait de découvrir sur son épaule la plaie piquetée de rouge que lui avait laissait la morsure du Sans-Clan, saisi pour de bon l’anormalité de la situation : 

Tu es blessée ?! Mais que s’est-il passé ? ” La questionna-t-il en se dressant sur ses pattes, ne quittant plus la blessure de ses yeux soucieux. 

Pelage de Brume fit balancer son regard entre son meilleur ami et son père qui, de sa simple prestance réclamait sa venue avec une gravité et une autorité auxquelles elle ne pouvait se soustraire. De surcroît, elle ressentait elle-même l’urgence de s’entretenir avec le Chef des événements dont elles avaient été l’intime témoin. 

Elle se mordilla la langue avant de murmurer à l’adresse de Coeur de Cendre, amorçant un pas de côté : 

-Je… je vais bien, ne t'inquiète pas… Je dois y aller, je… je te raconterai tout bientôt... ”

Cœur de Cendre leva à son tour ses yeux cuivrés vers le Chef de Clan qui attendait là-haut, avant de les reporter sur la chatte zébrée de gris et de blanc. Rabattant légèrement ses oreilles chagrinée d’inquiétude, il acquiesça, penaud mais lui adressant tout de même un sourire compréhensif : 

-J’attendrai.”

Ne perdant pas un instant dans l’espoir d’échapper à la culpabilité de laisser son meilleur ami dans l'embarras et l’angoisse des questions sans réponses, elle reparti à l’escalade de la roche. A l’intérieur de la tanière qu’elle avait quitté il y a peu le petit corps froid d’un lérot mort était posé à proximité de la nouvelle litière qui avait déjà été remplacée. 

Étoile Farouche pénétrant dans la cavité à sa suite, lui désigna d’un sobre mouvement de tête la proie avant de s'asseoir comme à son habitude, le port altier, à quelques distances d’elle,  entourant sa queue brune et soyeuse autour de ses pattes strictement serrées.

-Mange.”  La ordonna-t-il simplement, d’un ton ni doux, ni rude. 

La guerrière, hésitante, s’accroupit avec pudeur devant la proie pour la renifler avant de s'exécuter. L’animal était jeune et gras, sa viande tendre. Son hibernation devait à peine débutée au moment où il avait été déniché dans son trou d’arbre et tué en pleine léthargie sans même qu’il ne se réveille. C’était la première fois qu’elle goûtait à un lérot. Ils étaient rares à débusquer et bien plus savoureux qu’elle ne l’aurait cru. Sans aucun doute, il s’agissait d’un repas de Chef.

Étoile Farouche l’observait en silence. Rien ne trahissait l’état d’esprit qui pouvait bien l’habiter. De sa voix grave qui fit tressaillir les oreilles de Pelage de Brume malgré elle, il finit par déclarer :

“ Comme tu as pu le constater, il est préférable que les événements de la veille ne soient pour le moment pas encore partagés au reste du Clan. Nous devons d’abord comprendre ce qu’il s’est passé et ce que cela signifie avant de les en inquiéter. Alors pour l’heure, aux yeux de tous tu as simplement mené une patrouille de circonstances, dans le dessin de repérer d’éventuelles traces d’incursions de renards sur notre territoire.”

Pelage de Brume déglutit la bouchée qu’elle avait dans la gueule. Et, le regard allant se perdre dans la carcasse sanguinolente et dépiautée du lérot, acquiesça sans un mot. 

Elle comprenait la nécessité de protéger le Clan de l'effusion que créeraient l’annonce d’une embuscade de Sans-Clans.  Mais, égoistement, cela signifiait qu’elle allait devoir feindre que rien de tout ce qu’elle a vécu ne lui était arrivé, et annihilait toutes possibilités de soulager ses peurs en se confiant à ses proches. Tenir son entourage loin de la vérité de son âme, cela n’avait rien d'inhabituel en somme… Mais… il y avait Cœur de Cendre… 

Devait-elle vraiment lui dissimuler les événements si graves qui avaient bien failli lui coûter la vie ? Ou plutôt… était-elle seulement en mesure de les lui cacher ? Il n’y avait pas besoin de pouvoir lire l’avenir pour le savoir… 

Néanmoins soucieuse de faire bonne figure, elle se redressa avec sérieux devant son père pour acquiescer à sa requête,  tentant tant bien que mal de lui dissimuler son véritable malaise. Sachant trop bien qu’elle désobéirait aux directives de son Chef à la seconde où elle serait de nouveau face au visage inquiet de Coeur de Cendre. 

Bien sûr, elle n’avait pas l’effronterie de penser qu’Etoile Farouche était dupe. Non qu’il pu avoir pleinement connaissance du lien qui l’unie depuis toujours à son ami, mais avant tout car elle le savait trop intelligent. 

Mais, quand bien même la supercherie devait être grotesque, Étoile Farouche n’en dit rien. Se contentant, à l'instar de sa fille, de fermer une fois de plus les yeux sur ce mur de vent hypocrite qu’ils venaient d'ériger ensemble et qui les éloignait toujours un peu plus l’un de l’autre.  Pelage de Brume ne put contenir un soupir résigné. Petit à petit elle en était venu à l’accepter : sa relation avec son père se limiterait probablement à cela, jusqu’à la fin de leur vie commune en ce monde.

Ce dernier, qui conservait sa stoïque et noble posture comme si de rien n’était, la somma sans plus de simagrés  : 

“ Maintenant, il faut que tu me racontes tout ce qu’il s’est passé, le plus précisément possible. Prends ton temps. Personne ne nous dérangera.” 

Pelage de Brume alla se perdre un instant dans ses souvenirs encore palpitants, avant d’énumérer avec calme et détachement, comme s’il s’agissait d’un banal rapport de patrouille : 

-En quittant le camp hier matin, j’ai pris la direction de la Rivière Sable. J'ai suivi son lit dans le sens du courant comme Griffe Noire me l’avait indiqué. Puis je suis passé de l’autre côté en traversant à gué, pour entrer en territoire du Lac. C’est en atteignant les abords de leur camp que deux de leurs guerriers m’ont accostés. Quand ils ont compris la raison de ma venue, ils m’ont conduits à l’écart pour que leur Chef puisse me rencontrer. J’ai pu ainsi lui transmettre le message que tu m’as confié. ”

Elle marqua une pause et, donnant trois coups de langue sur sa patte tachée du sang de son repas, en profita pour organiser ses souvenirs afin de faire une restitution la plus précise possible. 

“Étoile Silencieuse ne s’est pas montré hostile envers moi. Il a semblé approuver la proposition d’entraide, bien qu’il a tout de même évoqué la possibilité qu’Etoile Blanche s’oppose à l’alliance entre nos trois Clans. Je lui ai alors affirmé que tu te chargerais personnellement de la convaincre et de lui faire comprendre la nécessité du renfort du Clan du Lac pour venir à bout des renards.  Étoile Silencieuse à visiblement saisit l’urgence de la situation et il a finalement consenti à te rencontrer en personne pour convenir avec toi d’une stratégie. Il te propose une entrevue dans deux nuits, à la frontière des Trois Épines.” 

Étoile Farouche approuva sans un bruit. Ne lui posant pas la moindre question concernant l’accomplissement de la mission. Comprenant qu’il souhaitait entendre la suite, Pelage de Brume prit une grande inspiration avant de poursuivre son récit :

“ Ensuite… le Lieutenant du Lac m’a raccompagnée jusqu’à la frontière.” 

Elle déglutit péniblement. 

“Là, des chats,  quatre chats… des Sans-Clans, nous ont attaqués. Leur intention était visiblement de nous tendre un piège dans le but de nous tuer. J’ai réussi à fuir et je me suis cachée dans d’anciens terriers de garennes, où je suis parvenue à les semer. Je n’ai pu revenir qu’à la tombée du jour.”

Discrètement, elle avait laissé glisser quelques œillades vers son père pendant qu’elle énonçait placidement les faits. Mais Étoile Farouche ne laissait filtrer aucune émotion. De peur, de colère, d’angoisse, de surprise, rien. Seulement ces yeux gris comme la pierre posée sur elle avec sérieux et retenu.

La faisant sursauter, il demanda alors très froidement : 

-T-ont-ils suivi ? 

-Je l’ignore… je suis revenue jusqu’au camp en passant par les Arbres aux Chouettes pour éviter de me faire surprendre par une nouvelle embuscade. J’ai fait aussi vite que j’ai pu et je n’ai pas eu l’impression d’être pourchassée. 

-Et le Lieutenant du Lac ? ” 

Cette question, qu’elle redoutait, fit s’agiter sa queue sur le sol en dépit de ses efforts pour se maîtriser, tandis que réapparut derrière ses prunelles la fourrure auburn du Lieutenant du Lac disparaissant dans la nuit.  

-Je doute que les Sans-Clans aient réussi à le tuer… Finit-elle par répondre au bout de quelques secondes.  Mais… mais  rien n’est sûr.”

Pelage de Brume s’était mise à fixer ses pattes, et n’osait plus relever ses yeux dorés vers son Chef. Comment aurait-elle pu lui dire…  que si elle se tenait là devant lui en ce moment, si elle était encore en vie à l’heure actuelle, elle la fille du Meneur du Feu, c’était uniquement  grâce au secours du Lieutenant d’un Clan adverse. Sans parler, bien sûr, de leur tête à tête contraints dans les galeries souterraines. Une épisode si honteux qu’elle préférait désormais tenir sa conscience aussi loin que possible de cet humiliant souvenir, qu’elle se jurait en l'instant d’emporter avec elle dans la tombe. Anxieuse et craignant qu’Étoile Farouche ne décèle les mensonges par omissions parsemant son récit des événements, tout son corps était tendu dans l’attente de la réaction du mâle marron et blanc. 

Pour son plus grand soulagement, Étoile Farouche ne parut pas plus curieux à propos de cette partie de l’histoire et se contenta de répondre au bout d’un temps de réflexion par un sobre :

-Je vois ». 


S’en suivit un long silence pesant, qui s’empara de l’atmosphère de la petite grotte de grès. Les moustaches et les traits de Pelage de Brume ployèrent sous le poids d’une peine tristement résignée qu’elle réussit à peine à dissimuler. L’avait-elle déçu ? L’avait-elle encore déçu ?

Alors que la guerrière s’attendait à se faire congédier d’une minute à l’autre, la voix grave de son père résonna entre les parois rocheuses de la tanière : 

-La situation est… préoccupante. Et avec l’organisation de la traque aux renards, nous n’avions pas besoin de cela…” 

Pelage de Brume demeura incrédule. Était-ce de l’inquiétude qu’Étoile Farouche laissait percer dans son intonation ? Celui-ci était allé perdre son regard au loin, s'abandonnant en effet à l’expression d'une réelle affliction. Pelage de Brume n’était pas tout à fait sûr d’en croire ses yeux. C’était bien la première fois qu’elle voyait son père exprimer volontairement ses craintes. 

-Ou...oui. Articula-t-elle maladroitement une fois la première vague de déroutement passée. Et… et puis, les Sans-Clans… c'était si étrange… Que pouvaient-ils bien faire en territoire du Lac ? Et pourquoi nous attaquer ? J’ai beau y réfléchir… je n’y comprends rien… se confia-t-elle timidement. 

-Les Sans-Clans sont des êtres imprévisibles, tu sais. Lui répondit-il avec, ce qu'elle cru déceler comme une tentative d’adoucir son ton habituel. Et bien que les risques de croiser la route d’une de ces créatures demeurent très rares, la vérité est ainsi : aucun de nous n’est à l’abri de subir cette sordide rencontre. Tout comme l’ont tragiquement subit les pauvres Étincelle et Flambée Nocturne. 

-Ils auraient donc toujours été là… souffla Pelage de Brume comme pour elle-même. Vivant à côté de nous, sans qu'on en sache rien…” 

A cette pensée, son cœur s’emballa d’angoisse, la poussant à tourner ses yeux troublés vers ceux de son père. 

“Mais… mais alors, pourquoi s’en prendre à des guerriers ?  Pourquoi vouloir nous tuer si justement ils ont tout intérêt à rester invisibles pour vivre au cœur de nos forêts sans qu’on ne découvre leur présence ? Il… Il paraît que les Sans-Clans vivent en solitaire, pourtant… pourtant c’est un groupe qui m’a attaqué, un groupe organisé. Ils semblaient parfaitement savoir ce qu'ils faisaient… et...

-L’attaque pouvait très bien être opportune, la coupa alors Étoile Farouche comme pour essayer de la ménager. Ce n’est pas toujours facile à entendre, mais parfois, le hasard peut se montrer bien plus cruel que le destin.”

Pelage de Brume vit, pendant qu’il prononçait ces paroles, l’échine au pelage chocolat de son père fléchir imperceptiblement. 

Après avoir pincées ses babines blanches en ce discret rictus qu’on pouvait parfois observer chez lui, donnant alors l’impression qu’il voulait retenir un soupir ou, plus rarement, qu’il regrettait d’avoir prononcer une phrase, le Chef de Clan se remit à parler d’une voix légèrement plus basse que d’ordinaire : 

“Les Sans-Clans sont des êtres sans une once de moralité ou de rationalité. Leur existence n’est faite que d’errance, de maladie et de violence. Les rats mènent une meilleure vie que la leur. En subsistant de la sorte, très vite l’esprit de ces créatures s’élime comme une griffe sur de la roche.  Et la faim les poussent à commettre des actes d’une atrocité innommable… certains qu’entre eux allant parfois jusqu’à…”

Il parut hésiter. Jetant furtivement un regard à sa fille, presque comme s’il hésitait à lui apprendre une vérité si dure sur le monde dans lequel ils vivaient. 

“ … Certains d’entre eux allant jusqu’à tuer leurs congénères d’infortunes pour se nourrir de leur corps comme d’un vulgaire gibier…  Cela s’est déjà vu, malheureusement. On ne peut pas exclure qu’il s'agisse peut-être de la raison de l’embuscade.” 

Il tomba sur le visage pâle de Pelage de Brume comme un voile de terreur blanche, tandis que ces redoutables mots qu’elle venait d’entendre résonnèrent à l’intérieur de son crâne. Il lui fut impossible de contenir le masque horrifié crispant son visage livide, revoyant comme si elle s’y trouvait de nouveau, les yeux fous et avides que les Sans-Clans avaient posé sur elle. 

Étoile Farouche, qui n’eut aucun mal à déceler le malaise de la guerrière, ajouta sans attendre :

“Mais n’ais crainte. Dès ton retour, Griffe Noire et ses meilleurs Traqueurs ont sillonné le territoire à la recherche d’une intrusion. Les Sans-Clans qui auraient eu le malheur de te suivre jusque sur nos terres seront vite débusqués. La fréquence des patrouilles va également être augmentée. Quoi qu’il en soit, n’oublie pas ce que je t’ai dit : pour l’heure, nous ne devons pas inquiéter les nôtres avec cette histoire de Sans-Clans. Le Clan a déjà trop souffert de leurs sévices passés, et nous devons tous nous concentrer sur la grande traque à venir.” 

Pelage de Brume rabattit sa queue autour de son corps.  Savoir à quel sort elle avait échappé… elle en venait presque à regretter cette franchise de la part de son père…  Celui-ci ne la brusqua pas davantage et lui laissa un temps pour se remettre, si cela était possible, du choc de la révélation. Enfin, il finit, ayant retrouver son timbre grave et informel de leader, par décréter : 

“Si cette déplorable affaire de Sans-Clans doit prouver quelque chose, c’est que tu es parvenue à maîtriser une  situation complexe, pour ne pas dire critique. Aussi, comme tu t’en doute, avec les préparatifs de la traque aux renards en territoire des Neiges, Griffe Noire va avoir beaucoup à faire durant les prochains jours. Je vais donc avoir besoin de te solliciter davantage pour m’épauler, pourrais-je compter sur toi ?”

La chatte tigrée de gris et de blanc cligna plusieurs fois des paupières, encore un peu étourdie. Il lui faisait donc confiance au point de vouloir lui confier davantage de responsabilités… Avait-elle finalement une place dans son estime de Chef ? Dans son estime de père ? 

-O… oui, je ferai tout ce que je peux pour t’aider” Réussi-t-elle à articuler malgré sa voix chancelante d’émotivité.

Étoile Farouche eut un petit hochement de tête satisfait. Quittant sa posture assise, il se leva pour se diriger vers la sortie de la tanière : 

Bien. Je dois partir. Tache de te reposer, les jours qui viennent ne nous épargneront pas.”

Elle l'accompagna de son regard emplie d’une certaine fierté fébrile, une petite vague d’espoir gonflant son poitrail malgré la morbide réalité qui venait de lui être révélée. Une chose était sûre : plus que jamais elle était pressée de pouvoir retrouver Coeur de Cendre et de pouvoir tout lui partager.

Avant de quitter la tanière, Étoile Farouche s'arrêta dans l'entrebâillement de l’ouverture, la lumière du dehors venant souligner sa silhouette à contre-jour. Il tourna son regard à l’éclat d’acier dans sa direction, et décréta alors : 

“Pelage de Brume… Je place en toi ma confiance… Ne me donnes pas tort de le faire…”

Après quoi, il quitta définitivement l’antre pour disparaître, avalé par la lumière blafarde de l’extérieur.  


Pelage de Brume ne s’attarda pas non plus. Dehors, le ciel s’était couvert et il s’était mis à pleuvoir. Les dernières paroles de son père ayant, à leurs insus, ravivé sa culpabilité, ses incertitudes et surtout, son angoisse. 

Sa tête bourdonnait de nouveau. En fait, elle n’avait jamais vraiment cessé de bourdonner. Elle réfléchissait, de manière presque erratique, terrifiée à l’idée que des chats errants aient voulu la tuer à dessin de la manger, telle une vulgaire souris.  Elle luttait contre la nausée que lui évoquait ces sordides pensées. 


Ce serait donc cela ? Tout simplement le chasseur chassé ? 

Sang d'Érable, le Lieutenant du Lac, avait pourtant affirmé que les Sans-Clans étaient dépourvus d’une quelconque organisation.  Alors, s’organiser pour tuer des Guerriers ? A dessein de s’en nourrir ? L’idée que la Vallée puisse être habitée par une horde de Sans-Clans mangeur de Guerriers la glaça au plus profond d'elle-même. 

Etait-ce pour cela que sa tante Etincelle et Flambée Nocturne avaient été tués ? Étaient- ils morts si jeunes pour cette vile et répugnante raison ? Étoile Farouche avait raison, si c’était bel et bien le cas, alors personne ne devait savoir. Vive Aurore, Pas Feutré et les autres… cela ne ferait que rouvrir à vif les plaies de leurs cœurs, de savoir pour quelle monstrueuse raison leurs proches leurs avaient été arrachés. 

Mais surtout… Il y avait une idée qui ne quittait plus ses pensées depuis son entretien avec son père, et qui lui dévorait maintenant l’esprit au point qu’elle ne fut bientôt en mesure de ne penser à rien d’autre.

Sa mère ? Brouillard Ambré, était-elle elle aussi morte pour servir de pitance aux chats errants de la Vallée ? L’avait-t-on retrouvée à demi dévorée, le corps déchiqueté par les crocs jaunes des Sans-Clans ? Etait-ce pour cette raison atroce que personne ne pouvait se résigner à lui dire la vérité, à elle, sa propre fille ? 

Pelage de Brume avait le cœur retourné. Elle ne fut pas loin de vomir face aux images torturées qui jaillissaient cruellement dans son esprit. Une vague de fatigue l'assaillit de nouveau. Elle venait à peine de se réveiller, mais son corps et son âme appelaient encore désespérément au sommeil. 

Elle descendit le flanc du Rocher en direction de la tanière des guerriers. En bas, elle aperçut Nuage de Craie, qui attendait sous la pluie, seul. Quand elle arriva à terre, celui-ci vint à sa rencontre, ce qui lui fit comprendre que c’était elle qu’il attendait ainsi. L’apprenti au poil immaculé avait perdu son assurance plaisantine de tantôt pour retrouver sa posture mal assurée et son regard intimidé fuyant les pleins contacts. Pelage de Brume savait pour l’avoir constaté à plusieurs reprises, que le jeune chat blanc semblait particulièrement impressionné par sa personne, ce qui par un jour plus radieux l’aurait plutôt amusé. Néanmoins, l’apprenti rassembla ses efforts pour vaincre son appréhension et informer la guerrière, non sans bégaiements, que Cœur de Cendre aurait voulu pouvoir rester l’attendre, mais que, manquant de gibier en ce moment, celui-ci avait dû repartir chasser. 

Pelage de Brume le remercia pour sa peine et le congédia sans le faire attendre davantage. Il sembla soulagé et ne se fit pas prier pour regagner la tanière des apprentis à toute hâte, moins pour s'abriter de la pluie que pour enfin échapper à la vue des adultes.  

Étrangement, Pelage de Brume fut soulagé de ne pas avoir à informer Cœur de Cendre dans l’instant de la situation. Elle souhaitait mettre de l’ordre dans ses idées avant cela. Les Étoiles savaient à quel point elle en avait besoin !

Elle pénétra dans l’antre des guerriers, priant pour qu’il n’y ai personne à l’intérieur pour l’interpeller. Heureusement, la tanière n’était occupée que par Croc Brisé qui dormait profondément au fond de la grotte à l’abri de l’air froid du dehors, dans le coin des vétérans. Et par Boule de Feuilles, couchée sur le flanc dans un recoin, nettoyant calmement les poils entre ses coussinets et qui l’a salua silencieusement. 

Elle alla s'étendre sur son couchage habituel, avant d'entreprendre de finir une bonne fois pour toute le nettoyage de sa fourrure. Tandis que la mousse de son nid se réchauffait sous son corps et que les effluves douces et rassurantes de l’air la gagnèrent, elle essaya, autant que faire se peut, de s’apaiser. 

Sa tête cognait. Elle voulait dormir, longtemps, profondément. Mais la vision des Sans-Clans lui reviennait sans cesse en mémoire, celle de sa mère, de sa tante, de sa fuite avec le chat du Clan du Lac. Elle finit par coucher son museau sur la litière à moitié vide. L’odeur de sommeil de Cœur de Cendre mélangé à la sienne lui caressa doucement la truffe. Il avait dormi il y a peu. 

Le couchage lui sembla grand et froid. Exception faite de la nuit précédente, elle ne se souvenait plus de la dernière fois qu’elle avait dormi seule. Aussi loin qu’elle remontait dans ses souvenirs, elle y trouvait toujours le pelage gris et dense de Cœur de Cendre contre lequel endormir son visage.

Elle se retourna encore une fois sur le couchage de mousse sèche, l'écho de la pluie  d'automne résonnant dans la tanière comme un murmure au loin, le temps ponctué par les ronflements bourrus de Croc Brisé. Elle émit un fort soupir qui fit s’envoler des touffes de poils gris. Qu’aller t-elle bien pouvoir dire à Cœur de Cendre ? 



*



“Attaque de puce !” 


Nuage de Craie avait à peine avancé une patte dans la tanière des apprentis que la masse grise et blanche de Nuage de Fumée, tapis en embuscade dans l’ombre de la roche, lui était tombé dessus. Les parois caverneuses luisantes d’humidité de l’abri renvoyaient en écho les protestations criardes du jeune chat blanc que sa soeur renversait au sol. 


Le maintenant à terre suivant une technique qu’elle venait d’apprendre, Nuage de Fumée finit par se lasser et, abandonnant sa prise, fit un bond de sauterelle en arrière pour le libérer. Le mâle blanc se redressa, pataud et secoua son poil en pagaille qui avait de surcroit récolté la pluie du dehors, avant d’adresser un regard contrarié à sa soeur. Nuage de Fumée, n’en ressentant nul complexe, les yeux pétillants de malice, avait repris une posture d’attaque, pattes fléchies, oreilles aux aguets. 


-Arrête Fumée ! Je n‘ai pas envie de jouer, anticipa Nuage de Craie en posant sa patte sur le front gris de la jeune chatte espiègle pour l’empêcher d’approcher plus. 

-Il faut bien que quelqu’un t’entraine un peu au combat, répliqua sa soeur en roulant sur le dos, venant taquiner le flanc blanc de son frère du bout de ses pattes tendu vers lui. Ton mentor ne t’as toujours pas montré comment te battre, on dirait que vous ne faites que chasser des mulots imaginaires et vous promener toute la journée !

-Tu n’as pas la moindre idée de tout ce que j’apprends avec Coeur de Cendre ! Rétorqua-t-il en abattant sans douleur son gros coussinet sur la truffe de Nuage de Fumée pour la faire éternuer. Il dit que j’aurai tout le temps d’apprendre ces choses plus tard. Et de toute façon, je ne vois pas en quoi c’est utile que je sache me battre si d’autres le font déjà. Cœur de Cendre dit que tous, chacun à notre manière, nous apportons quelque chose de bénéfique au Clan.


-Mais… on doit tous savoir se battre, lui assura-t-elle alors avec une certitude étonnée, tout en se remettant sur ses pattes. On est des Guerriers du Feu, c’est dans notre sang. Sans la combativité de nos ancêtres, le Clan du Feu ne serait jamais devenu le plus puissant de la Vallée.”


Nuage de Fumée le dévisagea un instant de ses prunelles guillerettes pour appuyer l’évidence de ses propos. Nuage de Craie en profita pour l’observer en retour. 

Il ne trouvait pas que sa sœur ressemblait beaucoup à leurs parents, contrairement à lui. Lui, avait le pelage aussi blanc que celui de leur mère. Et tenait de leur père les même yeux jaunes pâle, comme un soleil se dissimulant derrière des nuages. Alors que sa soeur, elle, avait toute la moitié supérieur de son corps d’un gris uni, tandis que son ventre, ses pattes, son poitrail et son museau demeuraient blanc. La frontière entre les deux couleurs se rejoignant sur son visage autour de ses yeux, aussi bruns que deux noisettes luisantes. Leur mère, pour plaisanter, disait souvent qu’elle avait donné naissance à deux chatons blancs, mais que Fumée avait été roulée dans de la cendre. Nuage de Craie se faisait parfois la réflexion qu’il aurait aimé avoir un pelage tel que celui de sa sœur de lait. Une couleur unique, qui lui aurait été propre, plutôt qu’une simple copie de parenté. 


“En plus, si tu ne deviens pas meilleur au combat, tu ne seras pas respecté par le Clan. Et tu devra passer ta vie à manger après tout le monde et à te contenter des restes de gibier ! Renchérit la jeune chatte que cette perspective d’avenir amusait plus que n’inquiétait vraiment. C’est ça que tu veux ? 


-Hé ! Mais qu'est-ce qui te dit que ce n’est pas toi qui devra finir mes restes ! Asura le jeune mâle blanc, ses babines se fedant d’un sourire malicieux et provocateur. Rien ne dit que je ne deviendrai pas meilleur guerrier que toi !


-Ha ha ! Par ce que tu crois qu’on devient Guerrier en ayant peur de son ombre ? Ironisa t-elle en lui adressant un regard passionnément savant. Non, pour ça il faut du courage ! Du cœur ! Comme Nuage de Silex ! Qui a déjà combattu un blaireau ! Lui a l'étoffe d’un vrai Guerrier du Feu !” 


À entendre une énième fois ce nom prononcé sur la langue de sa sœur, Nuage de Craie leva ostensiblement les yeux au ciel en soupirant bruyamment d’ennui. 

Nuage de Fumée, le voyant faire, prit une expression faussement outrée pour surenchérir : 


“Alors que toi bien sûr, avec tes deux pattes en mousse, le blaireau t’aurait déjà digéré depuis longtemps !

-Tête de souris, les blaireaux ne mangent pas les chats ! Railla Nuage de Craie en frétillant des moustaches d’amusement.

-C’est ce qu’on va voir…” Susurra d’un air mutin Nuage de Fumé en fléchissant son échine, oreilles rabattus, dandinant son postérieur, prête à bondir.   


Le frère et la sœur se jetant l’un sur l’autre, se mirent à chahuter à grands éclats de rire, comme s’ils n’avaient jamais quitté la pouponnière. Mais bientôt, une voix tranchante comme la foudre déchirant le ciel clingla l’air de la cavité rocheuse :

 

- Fermez vos becs puants ! Avant que je n’vous arrache les moustaches !!”


Cette voix où grondaient mille colères était celle de Nuage d’Ombre, qui dormait jusqu’à présent sur son couchage, au fond de la tanière. 


Nuage de Craie s’était stoppé net, crispant tout son corps sous la violence des mots qui avaient fait trembler la caverne. 

Il va sans dire que si les membres du Clan avaient tendance à le déstabiliser, la vindicative Nuage d’Ombre le terrifiait tout bonnement. 

Surtout depuis que l’apprentie avait été puni par le Chef en personne et que cela faisait désormais plus d’une lune que la chatte noire tachetée de roux n’était plus qu’une boule d’épines ombrageuse, aboyant son ire contre tous ceux qui avait le malheur de se trouver sur son chemin. Le jeune chat blanc faisait d’ordinaire tout pour l’éviter, elle et ses regards assasins qui lui glacait l’échine d’un bout à l’autre. 

Nuage de Craie ne comprenait pas : la jeune chatte semblait adorer leur père, Pelage de Nuit, qui était son mentor. Alors, pourquoi semblait-elle les détester à ce point, sa sœur et lui ?  Il l’a soupçonnait bien d’être tout simplement jalouse. Mais pourtant, s’étaient plutôt à eux d’être jaloux d’elle : avant la punition, leur père passait bien plus de temps à s’occuper de son apprentissage qu’à le passer avec Nuage de Fumée et lui.


Quoi qu’il en soit, Nuage de Craie se ratatina dans un coin de la tanière, baissant les yeux avec soumission et angoisse, souhaitant de toute son âme que Nuage d’Ombre se rendorme au plus vite et oublie pour l’instant leur existence. 


Nuage de Fumée s’était elle-aussi stoppé dans ses crapahutes, pour regarder, circonspecte, dans la direction de son irascible aînée. Puis, elle reporta ses yeux noisettes sur son frère transit d’intimidation. Elle tourna de nouveau la tête vers Nuage d’Ombre qui avait enfoui sa tête dans son pelage sombre et qui leur tournait le dos.  

Le visage enfantin de Nuage de Fumée s’éclaira alors d’une mièvre lueur.


Nuage de Craie qui devina ce qu'elle avait en tête, tenta immédiatement de l’en dissuader :

-Fumée, non…” L’a supplia-t-il dans un murmure.


Mais la jeune chatte grise et blanche s’était déjà mise à avancer sur le bout des pattes, en position d’attaque,  dans la direction de Nuage d’Ombre.


Nuage de Fumée s’approcha, à tâtons, ventre à terre, jusqu’au couchage où reposait le corps lourd de l’autre chatte. Puis, toutes pattes en avant, se jeta avec précision et vélocité sur la queue sans défense de Nuage d’Ombre qui remuait encore de l’énervement avoir été réveillée. 

L'apprentie noire et feu bondit sur son couchage en rugissant comme un fauve au poil hérissé. On n’avait jamais vu ses yeux jeter de tels éclairs de colère. Mais, à peine eut t-elle le temps de faire volte-face, que Nuage de Fumée avait déjà déguerpi, galopant de ses quatre pattes en faisant résonner son fou rire à travers toute la tanière.  


Nuage d’Ombre faisant grincer ses crocs à l’intérieur de sa gueule déformée par la rage, s’approcha de l’entrée, ses pas saccadés par les flammes qui semblaient bouillonner en elle. Son regard haineux poursuivant la fuyarde infantile qu’elle ne serait pas en mesure de rattraper. 


C’est alors que ses yeux enflammés comme des braises tombèrent, comme des couteaux, sur une petite tache blanche prostrée contre la paroi de pierre. Celle du corps tétanisé, tremblant de frayeur, de Nuage de Craie.


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