Le Chromort

Chapitre 1 : Le Chromort

Chapitre final

7035 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/11/2016 01:34

SOV

Papillons de nuit attirés par la musique, nous approchions du village. Pietro et Oroshi se tenaient la main tout près de moi, suivis par la quasi-totalité de la Horde. Erg devait sans doute survoler les environs pour s’assurer qu’aucun danger ne guettait. Ces derniers mois, la paranoïa l’avait gagné à cause de cette prétendue Poursuite lancée à nos trousses.

Golgoth fermait la marche : il désapprouvait cet arrêt, ne l’ayant autorisé que grâce à la diplomatie de Pietro. Voir du monde nous ferait du bien, après une énième journée de marche à encaisser le rafalant sur un veld archiplat, sans le moindre relief pour moduler le flux du choon humide et mordant, désormais retombé.

L’agencement des habitations rappelait la forme d’une goutte d’eau, configuration la plus résistante aux assauts du vent. On avait construit le village à l’aval d’un énorme rocher arrondi qui constituait la pointe de la goutte. Un feu de joie brûlait à l’abri de la masse minérale.

 

TROUBOO

Dès potron-minet, j’ai eu une « trouée », une vision du prochain pli de temps. Elle m’a permis de me rappeler leur visite imminente, sonnante et trébuchante, dans ce patelin paumé. Je suis devin : ils seront un peu plus de vingt. Me faire accepter de leur Horde pour mieux les disloquer à petit feu, telle est ma mission.

C’est pourquoi, après les matines, j’ai fui la routine gredine du Physalis. L’équipage du navire volant venait de jeter l’ancre au creux d’une doline pour festoyer de nouveau – bibine, cantine et comptines. Après deux années, la répétitivité de leurs joyeusetés me fait gîter…

Une heure de vélivélo et me voilà avec mon petit vélo dans ce village. Tous s’étonnent en me mirant. Ici, mes contes sont in-connus, le nom de Trouboo in-ouï, ma troubine et mon boomerang in-vus. Ah, les bienfaits d’un public tout frais ! Parfait pour le forfait que j’ai à faire.

Le vent du soir qui m’évente les cheveux est chargé d’une intensité annonçant qu’approche une croisée de destinées. Nœuds de vent droit devant !

 

SOV

Nous nous mêlâmes aux villageois, à la lisière du cercle lumineux projeté par le feu. Cuivres et percussions s’étaient tus au bénéfice de petits carillons. En haut du rocher, un troubadour marchait sur les mains et agitait en rythme ses pieds garnis de clochettes. L’homme surplombait fièrement les flammes qui nimbaient son costume d’arlequin d’une teinte orangée.

D’une cabriole, il vint s’asseoir en tailleur au bord du rocher et dévisagea la foule. Un silence attentif s’installa. J’accrochai son regard, il m’adressa un clin d’œil. Me connaissait-il ? Nous étions pourtant là incognito.

Le comédien prit la parole d’une voix forte, solennelle, qui pétrifia l’assistance, comme les faucons de Darbon clouaient les lièvres au sol :

— Au commencement des choses, Mesdames et Messieurs de la terre ferme… Que dis-je ! Avant le commencement de toute chose, avant le premier jet de boo…

Les gens retenaient leur souffle, pendus à ses lèvres. Avec virtuosité, le troubadour lança un boomerang parmi la foule. Les chapeaux d’un père et de l’enfant qu’il tenait dans les bras tombèrent à terre, provoquant l’hilarité générale. Ça promettait de nous changer des histoires falotes que Larco se faisait un devoir de nous raconter chaque soir.

— … avant même que l’on me nomme Trouboo, le troubadour au boo – ma mémoire est trop percée pour avoir retenu l’origine de ce nom… Longtemps avant que je vous trouve ici, debout en bout de terre, de bout en bout déboutés par mon bagout…

Nouveau lancer, qui, cette fois, déposa de petites babéoles en papier dans les cheveux d’une demoiselle qui ne sut plus où se mettre.

— Avant tout cela, il n’y avait que l’Espace infini du cosmos. Un Espace si vide et vaste qu’il s’ennuyait ferme à s’étirer interminablement. Vencuité et venstitude étaient son lot quotidien – bien qu’il n’y eût encore ni jour ni nuit, notez bien ! Vint un moment où il en eut assez de regarder à l’extérieur dans ce mouvement d’extension névrotique. Il décida alors de se tourner vers l’intérieur, de s’ausculter, de s’introspecter – Vent soit loué, j’ai un nombril ! se dit-il – et le mouvement de cette conscience qui s’observait, qui bouclait sur elle-même, créa le premier Vent. Il y eut un a-vent, un moment sans vent, puis il y eut un sous-vent.

Pour illustrer son propos, le conteur fit d’un geste s’envoler dans la foule une myriade de petites hélices en papier coloré qui arrachèrent des cris de joie aux enfants. Il occupait une position idéale pour ce jeu, en hauteur, un faible slamino soufflant dans son dos.

Le rocher d’où il opérait était d’une taille et d’une forme étonnantes : une sphère aplatie d’au moins trente mètres de diamètre, pour une hauteur d’environ deux hommes. Du jamais vu en plein veld. Talweg me renseignerait sûrement sur son origine géologique.

— L’Espace considéra alors ce Vent nouveau et cette observation créa une turbulle, un repli du vent sur lui-même, une boucle venteuse pour tout vous dire, un nœud d’air. Ainsi naquit le Maître des chrones, l’ancêtre de celui-ci.

Du pied, il tapota le rocher qui lui servait de perchoir.

— Un sacré crâneur, croyez-moi ! Seul trônant dans l’Espace originel, il décida…

Que racontait ce farfelu ? Impossible de grimper sur un chrone sans passer au travers et subir les effets de son pouvoir, tout le monde savait cela. Les carnets de contre de mes prédécesseurs en attestaient, bien que rares fussent les scribes à avoir croisé pareilles étrangetés. Fort peu de courageux – ou d’inconscients – s’étaient risqués à les toucher.

Dubitatif, je cherchai Oroshi du regard dans la pénombre. En sa qualité d’aéromaîtresse, elle en savait théoriquement plus que moi, mais elle semblait surprise. D’un signe de tête, je l’invitai à me suivre pour en avoir le cœur net. Après avoir contourné le feu et sa couronne de visages fascinés, je dus me rendre à l’évidence : ce que j’avais pris pour de la roche ressemblait davantage à une matière métallique, mate et rugueuse.

Oroshi me montra des tracés constellant la surface du chrone, peu visibles à la lueur des flammes : ici, de grandes arabesques, là, des symboles inconnus. Elle en effleura un de la pulpe de l’index, mais rien ne se produisit.

Au-dessus de nos têtes, le troubadour continuait. Une partie du récit m’avait échappé :

— … nuée de chrones se dispersa alors aux quatre-vents, à la vent-comme-je-te-pousse, se multipliant, inventant sans cesse de nouvelles formes, certains très créatifs, d’autres plutôt improductifs, de vrais tire-au-vent ! C’est ainsi que tout ce que nous connaissons fut créé, ciel, terre, plantes, animaux, humains. Vous oyez bien : la terre et nous sommes faits de vent, des vents qui se regardent ! J’en veux pour preuve les sables moux-vents qui vous mirent avec tant de curiosité qu’ils vous absorbent pour mieux vous admirer. Comme les chrones, vous avez le pouvoir d’é-vent : à chaque fois que vous observez quelque chose, votre conscience produit un vent collatéral et concomitant qui enrichit la diversité des vents et modifie votre microclimat.

 

PIETRO

À cause de la foule, je ne voyais plus Oroshi ni Sov. Le troubadour reprit :

— Mais certains n’entendaient pas en rester là avec ce pouvoir qui é-ventait en automatique. Ils voulaient comprendre le fonctionnement de ces vents et leur origine. Ainsi fut créée la première Horde du Contrevent, il y a six cents ans ! Je m’en souviens bien, j’y étais.

Je frémis. Quelle malchance que le conte dérivât sur ce sujet… J’avais promis à Golgoth qu’on assisterait discrètement à la veillée. Il voulait éviter tout relâchement et repartir tôt demain. Dix jours de marche avant la prochaine ville.

— Mais je ne vous apprends rien, n’est-ce pas, Dames et Sires ? Par contre, ce que je sais, et que vous ne savez point que je sais, va vous être révélé séant. Noble auditoire, je vous demande d’accueillir comme il se doit nos invités : la Horde numéro trente-quatre ! La fierté des Hordonnateurs d’Aberlaas, celle qui atteindra l’Extrême-Amont, avec ou sans vous, avec ou sans moi !

Bon sang, je n’en croyais pas mes oreilles ! Les villageois regardaient autour d’eux, se tournant spontanément vers nos visages étrangers. Les applaudissements commençaient.

 

TROUBOO

Tous captivés par ma parlotte, foi de glotte ! Me change des marins blasés, bâillant, babillant, porteurs d’atonie, d’aphonie, d’apoplexie. Me renouveler je dois, la Horde sera un mets de choix pour retrouver mon impolie polytonie de polisson !

— Pour ouvrir les présentations, voici celui qui incarne le prestige de la Horde – le seul un tant soit peu éduqué, il faut bien le dire –, celui dont le cœur propulse un sang bleu jusqu’au bout des doigts, le Prince Pietro della Rocca !

Lancer de boo, double boucle et orbite souple, va t’enrouler autour du noble aux beaux atours.

 

ERG

Schlak ! Cloué au sol, le boo. Barnak, j’suis pas rouillé ! Mon arbalète méca non plus. Je le sens pas ce gars-là, avec ses finasseries qui riment. Ça pue la Poursuite. Comment il sait qui on est ?

 

SOV

La foule avait sursauté. Plusieurs protestations indignées fusèrent. Un carreau d’arbalète tombé du ciel venait de percer le boomerang du troubadour, stoppé en plein vol, cloué au sol tout près d’un groupe d’enfants. Pour efficace qu’il fût, Erg n’avait jamais fait dans la dentelle. Protéger, il n’avait que ça en tête. Le conteur voulait juste diriger les regards sur Pietro par un innocent jeu de boo.

De son perchoir au-dessus de nous, la voix claironnante continua :

— Ne vous offusquez point, gens et jantes, ceci n’est qu’une manifestation de l’ombre silencieuse qui les protège, pas fantasque pour un sou, rien d’excentrique du tout. Vous n’en verrez que ce qu’il nous enverra, ce papillon de nuit survolté va nous survoler toute la soirée d’une seule aile, j’ai nommé Erg le Machaon !

Aucun applaudissement ne suivit.

 

GOLGOTH

Derbelen, z’ont quand même réussi à se faire remarquer, les glaviots ! Toute cette marmaille qui reluque nos trognes. Le tir du macaque les a calmés illico. Ça leur donnera matière à caqueter, tout à l’heure dans leurs chaumières.

Une idée de Pietro… « Pour le moral du Pack, les filles en ont marre du veld. » Tu parles ! Pour flairer de l’abrité ouais, renifler de la fesse molle et serrer des pognes moites, passer la nuit à baiser ou bavasser, et traîner la patte comme un gorceau demain ! Pas bon pour tracer, ça. Trace directe, pas d’arrêt, pas de fêterie. Ils entravent que dalle. Et Alme qui prend toujours leur défense. Toute juste bonne à torcher les chouinards, celle-là ! Tiens, y’a qu’à la regarder sourire bêtement aux abricots…

— Et voici celui que vous attendez tous, il tient debout sous blaast sur un pied, mieux collé qu’une limace sur un rocher, le neuvième escargoth, Gogol le Goth !

Qu’est-ce qu’il éructe, le bouffon ? Il veut que je lui fourre ses clochettes et ses couilles dans le gosier, clar !

Un type avec un chiard plein de morve sur les épaules se tourne vers moi, béat, dégoulinant d’admiration. Il veut m’attraper la main, mais je me dégage et crache par terre, à ses pieds. J’me mélange pas, moi !

 

SOV

Golgoth, en colère même s’il n’avait encore rien dit, venait de bousculer un homme et son enfant. Il ne voulait pas qu’on vienne ici et voilà que nous nous retrouvions au centre de l’attention.

— Non mais faut pas vous gêner ! cria quelqu’un.

D’autres protestations lui firent écho. Le ton montait, mieux valait écourter la visite. Dommage, moi qui voulais consigner les caractéristiques du chrone endormi dans mon carnet de contre…

— ON DÉCAMPE ! beugla Golgoth.

Aucune réponse attendue, seulement des actes immédiats. Avec un sourire, il ajouta :

— Laissons ces crétins d’abricots pisser dos au vent, à l’abri sous leur caillou !

Il n’avait pas pu s’empêcher de provoquer. Histoire de montrer qui il était.

Je réalisai soudain que le troubadour se tenait à mes côtés, descendu du dos du chrone, mi-surpris mi-amusé face à ce dérapage inattendu.

 

PIETRO

À ma gauche, un coup de poing frappa Léarch à la mâchoire et quelqu’un alpagua Talweg. Curieusement, personne n’approchait Firost, Di Nebbe, Verval et leurs montagnes de muscles. Mais en quelques secondes, les imprudents s’écroulèrent sous les salves d’Erg, resté en vol stationnaire.

 

SOV

La situation dégénérait, passant du conte bon enfant à la tension épaisse de l’affrontement. Finis, les héros bienvenus. Plusieurs personnes, assises près des flammes, se redressèrent et reculèrent avec crainte, me bousculant ainsi que le troubadour qui m’agrippa par la manche. Déséquilibré, je fis un pas en arrière, m’attendant à buter des épaules contre le chrone.

Mais mon dos ne rencontra rien. Je fis plusieurs autres pas en arrière, tentant de rétablir mon équilibre. Une obscurité froide me happa tandis que je tombais à la renverse.

 

ERG

J’survole la zone et les recompte comme un putain de berger, mais il m’en manque toujours un : Sov Strochnis. Barnak, le scribe a pas pu se volatiliser ! Et le troub aussi a disparu. Un coup de la Poursuite ? Dès que les autres sont en sécurité, je reviens ratisser le secteur.

 

* * *

 

SOV

J’étais étendu sur une dalle glacée. Péniblement, je me relevai. Je ne connaissais que trop bien les pierres de ce couloir austère. Sauf que je n’avais pas revu ce lieu depuis vingt-trois longues années. J’avais onze ans.

— Qu’est donc cette folle faribole où l’on patigeole, ami scribe ? fit une voix enjouée.

Le troubadour surgit à mes côtés.

— Je n’en sais foutre rien, Trouboo. Je te retourne la question.

L’homme au pull d’arlequin leva les mains en signe d’ignorance.

Hésitant, j’avançai jusqu’à la porte massive au bout de la galerie. J’en poussai le battant et un grincement familier résonna dans la salle de classe de l’autre côté, identique à mes souvenirs. Les petites tables cirées où nous avions appris la notation du vent. Les carnets de contre de mes prédécesseurs alignés sur les rayonnages de la bibliothèque. Les fenêtres grandes ouvertes pour que de tout temps nous éprouvions le vent. De fait, l’air était glacial.

Seul sur une chaise, un gamin nous tournait le dos. Je m’approchai lentement, retenant mon souffle, et reconnus Antón, âgé d’environ six ans, peu avant l’accident de la tour. Le regard vide, la plume suspendue au-dessus du parchemin où une série de signes transcrivait un vent. Je ne pouvais détacher mes yeux de l’énorme erreur qui y figurait.

— Tu le connais ?

— C’était mon meilleur ami, soufflai-je. Nous sommes dans l’école de formation de l’Hordre, à Aberlaas, à l’autre bout du monde.

Ma présence ici était catastrophique : il faudrait des années en vélichar pour rattraper mes compagnons… Remonder dans un véhicule, tout ce que méprisait Golgoth : « Le corps seul doit contrer ! »

Nullement impressionné, Trouboo tendit son doigt vers l’enfant et le traversa aussi facilement qu’une nappe de brume.

— Intéressant talent pour les spectafaiseurs tels que moi ! dit-il.

J’étais trop abasourdi pour réagir, gorge nouée, plexus douloureux, assailli de souvenirs laborieusement enfouis par l’habitude de l’absence.

— Sov, ton ami et ce lieu t’attristent mais n’existent pas, aussi inconsistants que le savoir conformiste des magisters ! Omniscientiste, je flaire une piste et devine en quoi notre visite consiste. Sans être alarmiste, toi et moi, l’humaniste et l’humoriste, ne sommes pas là en touristes…

— Dis, tu veux bien parler clairement ? m’agaçai-je. C’est déjà assez compliqué.

— Je ne le peux, car le propre du troub au boo est de semer le trouble jusqu’au bout !

Je secouai la tête. Il reprit :

— D’accord, trêve de calembredaines… Il semblerait qu’au lieu de contrevent, tu sois passé danslevent. Tomber contre le chrone mort nous a fait basculer dans le chromort, là où traînent les trop-morts, les temps morts, les poids morts. Vois-tu, le chromort est chronophage : il absorbe la vitesse que tu disperses lorsque tu te perds dans ces choses du passé qui t’alourdissent, te ralentissent, t’anéantissent. En d’autres termes, il se nourrit de ton vent interne, il est ventophage. La lente heure qui t’affecte déjà s’appelle la ventose.

— C’est vrai, j’ai du mal à réfléchir, à suivre ce que tu me dis. Le chromort peut me tuer ?

— Non, jamais personne n’occit quiconque. Seule notre propre Lenteur peut nous tuer.

— Si tu le dis… Mais, s’il remue mes souvenirs pour me déstabiliser, comment se fait-il que l’on ne voie pas ton passé ?

— Parce que je n’en ai pas, pardi papa ! Homme de l’extrême oubli, je ne retiens rien et rien ne me retient. Nenni ne ralentit l’écoulement de mes vents internes, ni regrets, ni remords. Je souffre d’une forme aiguë d’hyperventose.

Je soupirai, pas d’humeur pour son charabia. La lourdeur qui imprégnait les lieux me forçait au recueillement, m’emplissant d’une émotion pesante. Désarroi, tristesse, injustice… Mon enfance et celle de mon ami, sacrifiées. Quel gâchis. Mais pas autant que la suite de ma vie absurde passée à marcher le vent dans les dents, juste parce qu’on me l’avait hordonné.

Je tombai à genoux.

— C’est Antón qui aurait dû faire partie de la Horde, lâchai-je. Il est mort trop jeune… Son père était le scribe de la trente-troisième Horde. Moi, je ne suis que le fils d’un croc.

 

GOLGOTH

Pute à burnes, pas question de repartir d’ici sans Sov et d’entrer dans Norska avec un Fer affaibli ! N’aurait l’air de quoi à enfoncer la porte de l’Extrême-Amont sans un foutu scribe pour le raconter dans son carnet ? Les molasses d’Aberlaas se foutraient bien de ma trogne.

— On retourne là-bas retrouver Sov, même si faut mettre le feu à ce terrier d’abricots, clar ? Erg, tu nous couvres, survol serré, grêle de carreaux sur tout ce qui bouge et qui ne tient pas une putain de plume et un carnet dans ses pognes !

 

TROUBOO

Mon petit vent me dit que frasque et légèreté ne régissaient pas ces lieux pierreux du temps où Scribouille était enfant.

Sans prévenir, le décor ondoie puis change, Sov toujours à terre, trop atterré pour réagir à mon « Sov qui peut ! » Nos pieds creusent la neige d’une pente montagneuse. Crr-crr, douce berceuse de la poudreuse… Devant, proches de la ligne de crête, dix silhouettes statufiées, encroûtées de givre.

Sov lève une tête défaite, une mine de défaite, pas celle des soirs de fête, puis s’en va circuler parmi les statues blanchies, au ralenti, marionnette suspendue aux fils d’un troub hypnotisé par son propre numéro mille fois répété. Il pose la main sur l’épaule massive de l’une – « Pietro pétrifié », dit-il –, effleure tendrement la joue d’une autre, plus frêle, une femme – « Oroshi », soupire-t-il. Et pleure en silence, gamin abattu. Pourquoi cela le met-il dans un tel état ?

— Morts à cause de moi… dit-il dans un sanglot, le nez aqueux. Je veux dire… L’évidence est là : ils mourront par ma faute en Extrême-Amont ! Regarde, ils ne sont même pas tous là ! C’est une vision du futur, quand on sera dans Norska, tout près du but. Ce sera de ma faute. Je ne suis pas devenu scribe car j’étais le meilleur, mais parce que j’ai su être le plus obstiné…

Avec Lenteur, il caresse encore le visage de la femme glacée.

— Oroshi, je… m’excuse…

Sa voix se brise, comme une éolienne musicale sous furvent. De nouveau, il choit à genoux dans ses tourments. Si j’en crois ces images qui le lentissent, ce luron se croit handicap de sa Horde, faille, point faible et poids mort, zone d’accroche du vent qui détruit. Son énergie vitale est moribonde, vagabonde sur une terre pourtant ronde, sans voir sur quelle tromperie immonde se fonde la farce de ceux qui remondent…

 

SOV

Je prenais douloureusement conscience du risque bien réel que j’empêchasse mes compagnons d’atteindre l’Extrême-Amont. D’accomplir notre quête. D’y survivre. À cause de moi, pas assez compétent pour reconnaître les trois dernières formes de vent quand elles se présenteront.

 

PIETRO

Les villageois, désormais rentrés, avaient éteint le brasier. Ce regrettable incident entacherait notre réputation.

— Il se tenait là, affirma Oroshi. Avec le troubadour.

— Inspectez les environs ! ordonna Golgoth. Et vous touchez pas à un grelot du bouffon : s’il a abîmé Sov, je veux lui couper les mains moi-même.

Joignant le geste à la parole, notre Traceur dégaina sa serpe. En moins d’une minute, Callirhoé enflamma des torches pour nous permettre de contourner l’énorme rocher et d’explorer l’obscurité.

 

TROUBOO

Sov se résigne, se froidit, se lentit encore sous le poids de ses temps morts. Redoutable chromort pour qui n’est pas de mon étoffe vive, même pour un philo-Sov ! J’ai l’avantageux inconvénient d’avoir une passoire pour mémoire, enfant de l’éternel maintenant. Vitesse absolue, rien ne me ralentit. Même si mon ennui sur le Physalis fait que je me répète, glume mes contes et agglomère quelques bribes de souvenir… Oh, si peu. Pas de quoi ébaucher un passé.

Pour l’heure, la logique s’impose : au chromort se nourrissant de nos vitesses, opposons le chrovif. Plus vif que lui faut-il être pour s’extraire de son vortex, de son abysse temporel. Facile. Pour moi du moins, pas pour scribe-sans-rire. Tentant de le laisser ici : un Hordier de moins à éliminer. Mais sauver Sov me fera accepter de sa Horde. Moi en sauveur pour devenir un des leurs, du délire, parfait leurre !

Un truc m’intrigue chez ce zig. Ce lien que je sens chaud comme un sang, qui l’unit aux statues, et paradoxalement cause sa ventose. Le mot émerge, me fait un drôle d’effet : amitié. Notion inconnue pour moi que nul ne retient… Sur la pente neigeuse, un halo lumineux se dessine, déchire la trame du temps local et j’entrevois, avant que la trouée ne se referme, Sov qui rit. Un des futurs possibles, peut-être une solution à sa Lenteur ?

Mais avant de chrovifer, je dois le réaccélérer. Tel le poignet qu’on échauffe et exerce avant un lancer de boo. Autour de lui et parmi les statues, j’entame alors une farandole de cabrioles et d’interpelades, agrémentée de jongleries et chatouillis, de clochettes et castagnettes, d’habiles jets de boos et babéoles ébouriffant ses cheveux et vêtements… Je m’y colle, l’accole et caracole. Mais rien n’a de prise, quelle méprise !

Pour de lui mieux me rapprocher, une autre approche je dois tenter.

— Ami Sov, sais-tu quel est le comble du scribe ?

Ni non, ni oui, m’a-t-il seulement ouï ?

— C’est d’avoir le dernier mot à écrire sans plus personne pour te lire.

Peux mieux faire, Trouboo. Connecte et disjoncte, laisse jaillir le chrovif !

— Le comble du scribe, à force d’écrire le vent, est de devenir vent au fur et à mesure, de devenir à mesure et au fur vent. De donner la mesure au furvent !

 

SOV

Mouvements et murmures autour de moi, mais je n’en avais cure. Plus la force de me relever. Mes compagnons, tous morts à cause de moi…

J’allais rester ici. Avec eux, ma famille, ma Horde.

 

TROUBOO

Urgence, Sov visquosifie, solidifie, personnifie la Lenterie ! Changer de tactique, faire surgir son vif dans un sursaut, qu’il vole, volte et récolte cette matière vive. Je dois exploiter la force de l’ennemi, l’avenir pesant qu’impose le chromort.

— Sov, ce futur gelé est éluctable. Il n’est qu’un possible parmi d’autres, que ta plume peut rendre impossible. La plume est plus forte que l’épaisseur de cette vision ! À toi de choisir qu’inscrire dans les spires de ton carnet. Scribe tu es, scriber tu dois.

Infime redret des épaules : il réagit à la mention de sa charge.

— Certes, ta mort se montrera un jour, sous une forme ou une autre, mais tu peux refuser que ce soit aujourd’hui. Saisis la chance de découvrir toutes les formes de vent, le septième vent, le s’huit-vent et le neuvent.

Buste désormais bien redressé, yeux clos, Sov semble méditer. Pour le ramener à sa Horde, il faut que je torde le cou aux idées qui le mordent !

— Antón vit toujours en toi. Fais-lui honneur, qu’il ne soit pas mort en vain !

Des rémanences de ma trouée reviennent. Encore ce goût d’amitié.

— Et songe à tes compagnons nécessiteux de tes compétences et de ta personne. Tu es leur scribe, ils n’iront pas loin sans toi pour les relier, les cohérer. Il faudra un cœur comme le tien pour immortaliser la détermination de Golgoth, la noblesse de Pietro, l’intelligence d’Oroshi, la douceur d’Aoi, la…

— Comment sais-tu ça, troubadour ? Tu ne les connais même pas…

Gagné, il lève la tête, rouflaquette !

— Oh que si ! Je m’en souviens, dans le futur. Je serai avec vous.

Le nom de ses compagnons a fait office d’aiguillon. L’amitié le lie à eux d’une bien curieuse façon…

— Mais le futur n’existe pas.

— Dis ça au chromort qui te montre ce que tu redoutes. Doute de cette version pour emprunter une autre route. Utilise le pouvoir d’é-vent de mon conte : mirer l’avenir crée un vent collatéral qui peut souffler assez fort pour modifier cet avenir. Rien n’est figé, même mes visions ne sont que de possibles probables ! Unique certitude : sortir d’ici nous fera partager une jolie tranche de vie. Toi et moi devenir amis.

Il se relève lentement.

— Comment prédire l’avenir si le connaître peut suffire à le changer ? J’en déduis que le futur n’existe pas !

Parfait, il réaccélère.

— Le futur, ne t’en déplaise, existe bel et bien autour de nous, mais caché à ta myopie dans un repli du temps – je devrais dire les futurs, et les replis sont nombreux. Tes pas et tes choix déplient et délacent certaines zones de cette trame, laissant les autres sombrer dans l’inadvenu et l’oubli.

— Tes propos sont bien nébuleux, Trouboo…

— Confusion précède clarté, vie précède mort, mort qui n’est pas obscurité, mais davantage de lumière : la vie est une bougie qu’on souffle parce que le jour se lève.

 

SOV

Je m’efforçais de comprendre l’homme à grelots, mais son maillot d’arlequin cousu d’étoffes diverses happait mon attention. « Troubadour », était-ce synonyme de sage ou de fou ?

Il remarqua mon intérêt pour les composants de son vêtement.

— J’en ai emprunté un à chaque personne avec qui j’ai passé plus qu’un rigolo moment. Ça me nourrit ! À ce propos, me donneras-tu un bout de ton boubou si nous sortons d’ici debout ?

Sortir d’ici ? Facile à dire… Je contemplai le paysage autour de nous.

— Ça ressemble à ça, Norska ?

— Non, le chromort reconstitue juste la façon dont tu te l’imagines – bien pauvrement, soit dit en passant, pour quelqu’un qui y sera déjà venu. Et tu n’as pas répondu à ma question.

— Comment ça, j’y suis déjà venu ?

— Tu ne t’en rappelles pas encore, mais moi si. Alors ce bout de tissu, tu n’oses pas me dire non ?

Que répondre à ses allégations ? Il me dévisageait avec candeur, lorgnant sur mes vêtements, tâtant mes manches, pinçant les plis.

— Bon, entendu. Je te donne un bout dès qu’on sort du chromort.

— C’est chromis ?

— Chromis ! confirmai-je en riant.

Soudain, un blaast digne des prémisses d’un furvent me fouetta brutalement. Déséquilibré, je tombai sur les fesses, chose qui ne m’était pas arrivée depuis les entraînements de contre sous hélice, à Aberlaas. Le décor autour de nous se brouilla, englouti par un tourbillon nuageux.

— Bravo, cria Trouboo. Ta promesse a déplié le temps, déroulé le vent, surpassé la vitesse du chromort, nous sortons de son vorteeeeeex !

 

* * *

 

TROUBOO

Chromort nous éjecte par où nous sommes entrés. À sa surface, des glyphes brillent dans l’obscurité, s’agitent puis disparaissent dans les profondeurs de la roche, feuilles mortes sombrant dans l’eau d’un étang. L’aube pointe à l’horizon.

Scribouille se relève :

— Comment sommes-nous ressortis ?

— Rupture d’habitude. Tu as fait surgir ton chrovif en plaisantant et promettant quelque chose que tu n’aurais jamais fait normalement, malgré tes doutes sur mes paroles. Maintenant, honore la tienne.

Sov déchire un coin de sa tunique avec des gestes soigneux où se lit l’intention de rapiécer ultérieurement le tissu. De même, il va rapiécer sa Horde de sa présence. Et me surcoudre à eux, moi, avide de goûter les liens qui les unissent – avant que je ne les démolisse. Les prochaines semaines seront d’une monotonie dépaysante : la marche quotidienne en collectif restreint.

— Sooov ! crie une voix.

Ses compagnons nous ont retrouvés, leur troupe s’approche avec des torches. Leur Machaon-protecteur atterrit à nos côtés. Classe comme entrée ! Il est vif, très vif, mais brut, pas raffiné.

— Sov, t’étais où, barnak ? On t’a cherché toute la nuit !

— Toute la nuit ? Mais… j’ai l’impression de n’avoir passé qu’une heure là-dedans.

— Dans quoi ? demande Oroshi en nous rejoignant.

Elle pose une main amicale sur l’épaule de Sov.

— Dedans le chrone mort, dis-je avant de girer vers le scribe. En absorbant notre vitesse, le chromort nous a ralentis. D’où la distorsion temporelle…

— On t’a pas sonné les grelots, farcipek ! tranche Erg. Sov, tu es blessé ?

— Non, je vais bien. Grâce à lui.

Golgoth arrive en mugissant, remarque dans ma main l’étoffe arrachée au vêtement de Sov, lève un bras armé d’une serpe. De toute évidence, il est de ceux qui posent les questions après. Le scribe s’interpose.

— Arrête, Golgoth ! Trouboo m’a sauvé.

— Ce bouffon ? M’étonnerait qu’il…

— Modérez vos remerciements, neuvième Golgoth, je suis moi aussi ravi de vous rencontrer ! Et c’est vrai : vous me devez une chandelle éternelle pour la vie sauve de Sov… Sans moi, il restait prisonnier du chrone. Et j’ai passé un si bon moment avec lui que je me propose de rejoindre votre groupe de joyeux contreurs, moi qui suis de la même nature que vous à un air près : un joyeux conteur.

— Ça tombe bien ! s’exclame Pietro. Il nous manque un croc pour porter le matériel.

 

SOV

Après concertation, la décision d’hordonner Trouboo ne faisait pas l’unanimité. Erg ne cessait de grogner le mot « Poursuite ». Mon avis avait été déterminant dans le choix de Golgoth. Le troubadour, tout sourire, ôta son pull pour dénuder son épaule gauche, prêt pour la cérémonie du tatouage.

— Ami Sov, tu archiveras mon hordonnance sous un nouveau patronyme. Je me suis tant démené pour te sortir du chromort, mon esprit a dû bondir tel un cabri qui saute son enclos, un canasson enfiévré qui…

— Abrège, sinon pas de tatoobadour ! gronda Golgoth.

Que notre Traceur fût capable de jeu de mots me sidéra. À croire que la jovialité du saltimbanque était contagieuse. Serait-il un bienfait pour notre Horde ?

— Soit. J’ai mérité le nom de Caracole, celui dont l’esprit cabriole !

Je consignai rapidement ce fait dans mon carnet. Une journée de contre nous attendait.

 

FIN

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