Le Prince du Contrevent

Chapitre 1 : Conviction

1343 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 11/02/2016 11:36

                   

Trois furvents déjà, et chaque fois plus violents, comme si cette dynamique qui nous affronte s'efforçait de se maintenir presque à notre niveau. Presque, mais toujours un peu au-delà, pour ne nous laisser d'autre choix que celui de s'améliorer. S'adapter. Cette fois le silence qu'il a laissé est aussi plat que la plaine environnante. Et presque de la même couleur. Un orange pâle, celui des espoirs balayés, de la douleur muette, incomprise. Pour la première fois, nous n'avions pour seul abris qu'un amas rocheux à la tenue contestable. Sans le moindre accroc, la moindre faille. Toute imperfection, toute saillie consciencieusement polie par le vent. Par la vitesse. Jusqu'à l'harmonieuse et invivable homogénéité. Erg a bien réussi à planter quelques éperons. Ca n'aurait pas suffi sans les prévisions d'Oroshi. Nous ne serions rien sans sa science. Comme nous ne serions rien sans l'élan de Golgoth. Son inébranlable poussée. Il est plus amoché que jamais, mais malgré ses multiples fractures, ses plaies offertes au fouet du sable, sa vue brouillée par une douleur qui tord son visage mais laisse sa conviction intacte, malgré cela il repartirait sans attendre, « les couilles toujours bien là, les gars ». J'ai essayé de plaider en faveur des filles, extenuées, Sov en renfort, mais il n'a rien voulu entendre. C'est Alme qui l'a cloué. J'ai peine à y croire. 

-Abruti ! Fais le fier si ça te chante, cours, rampe, hurle, j'en ai marre de toi ! Mais regarde ta Horde, regarde-là merde ! Tu vas la perdre, tu vas contrer tout seul, le groin au vent, et les fesses aussi ! Et quand tu dépasseras ton père, tu vas lui dire quoi...

Le coup qu'il lui décoche fait valdinguer notre soigneuse. J'ai voulu intervenir, sachant que sa fureur, une fois son père évoqué, pourrait massacrer son bon sens en même temps que sa victime. Ce n'est qu'après coup que j'ai compris le génie dont elle a fait preuve. Elle s'est relevée, la bouche ensanglantée, mais le regard adamantin.

-Ne parles plus jamais de...

-Ton papa ? Il est mauvais, il avance pas, tu le détestes, admettons, mais lui il a encore son Fer, il a son Pack. Il tient ! Il trace ! Pour sa Horde. Parce que c'est la Horde qui atteint l'Extrême-Amont. Pas toi, ta Horde.

-Tu crois que j'ai autre chose dans le ciboulot, la geignarde ? Que je ne pense pas qu'à elle, quand je trace, quand je dors, même quand je pisse ? 

-Ecoute-moi ! Les crocs doivent se reposer, les filles doivent se reposer, et tu dois te reposer. Ne fais pas la grimace, je te demande trois jours. Tu lui as mis combien de mois au paternel ?

-Plus d'une année, la caqueteuse...

-Trois jours ! C'est tout. Et si tu ne veux pas que je te soigne, tant mieux, je n'aurais pas à supporter ton humeur de gorce. 

Cloué. Alme la chialeuse, Alme désespoir. Elle n'y a jamais cru, à tout ça. Au Contre. A l'Extrême-Amont. Mais elle a toujours cru en nous. Elle n'a jamais une seule pensée pour elle, toujours pour les autres. Pour nous. Pour ses enfants. J'aimerais tellement en être capable. Je me sacrifie pour aider. Elle est sacrifice. Je ne cesse de m'observer, de me corriger, de me perfectionner. Elle est incorrigible dans son altruiste imperfection. Je l'envie, parce que l'envie lui est inconnue. Elle n'est qu'amour, soins et tristesse. Je suis Prince. C'est tout. Et c'est déjà beaucoup. Trop, peut-être. L'objectif de toute une vie. 

*  *  *

Arval, la Lueur, comme on l'appelle depuis quelques années maintenant, n'a pas attendu un instant pour retourner nous éclairer. Lui est un modèle de vitalité innocente, de douce clairvoyance. Le vent, plus qu'à aucun autre, est son élément. Pas dans sa complexité, transcrite par notre scribe ou analysée par notre aéromaître, mais dans quelque chose de plus... Profond. De plus vivace. Et vivant. Tous, ils sont pour moi des sources illimitées d'inspiration, de remise en question. D'émerveillement, aussi. Je voudrais qu'ils ne puissent jamais cesser de me surprendre, au moins autant que j'aimerais un jour ne plus me surprendre. Etre exactement ce que j'ai construit, sans arrière-pensée, sans désir inopiné et incontrôlable. Sans débordement. 

Notre éclaireur donc, est revenu tout excité, fidèle à lui-même : il a repéré un village, ou ce qu'il reste d'un village, un peu en amont, accessible aisément même avec les blessés, en contrant oblique, vers le sud. Si nous devons nous reposer, autant le faire avec un peu de compagnie. Si compagnie il reste.

-Je l'avais deviné, rien qu'à observer les flux ! Cela n'aurait pas été utile d'en parler avant, il n'y a rien dans ces petits avant-postes pour se protéger. Et puis je n'étais pas tout à fait sûre. Mais il est bien là, Pietro ! Je me demande jusqu'où les capacités de ma mère pouvaient aller. Si je la dépasserais un jour.

Je n'en doute pas un instant. La sensibilité d'Oroshi s'accroit de jour en jour, et très bientôt, je le présage, sa curiosité dépassera son appréhension des risques. La dernière fois que nous avons aperçus des chrones, il s'en est fallu de peu qu'elle plonge dedans. Elle voudrait tout savoir, tout découvrir. Alors que je peine déjà à savoir qui je suis. A découvrir ce que je veux. Je l'admire énormément. Je les admire toutes énormément : Alme, Callirohé... Pourtant mon cœur balance pour notre soigneuse. Depuis peu. Pour son extrême générosité, pour l'effort immense qu'elle s'impose afin de faire bonne mesure auprès des autres, malgré son désespoir. Et avant qu'elle ne m'apparaisse ainsi, j'étais épris de notre feuleuse. Et il est vrai que l'élégance naturelle, la droiture féline d'Oroshi ne me laisse pas non plus indifférent. Encore une part de moi-même que je ne parviens pas à contrôler entièrement. Pire, je doute d'y parvenir un jour. Et pourtant il le faudrait. Je dois canaliser tout ce surplus, le focaliser sur le bien de la Horde. Et sur la noblesse du Contre. J'y parviens de plus en plus fréquemment, à ressentir cette énergie sublime de la marche, cette puissance de l'héritage, cette beauté du partage. Et quand la grandeur de notre acte me prend aux tripes, je suis transpercé par une flèche de pur bonheur.  Et cela, aucun amour ne pourrait en surpasser l'intensité.

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