Le Prince du Contrevent

Chapitre 4 : Conviction

Chapitre final

1048 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 03:04

                   

Je suis allongé au milieu des coussins. A mon côté, elle feint le sommeil. Depuis que je suis ici, me rappeler la Horde, sa raison d'être, sa grandeur, m'est devenu sans cesse plus difficile. La vie qu'elle me peint, faite de joies simples et d'accomplissements sans prétention, s'est teintée de couleurs autrement plus chatoyantes que la marche incessante, les espoirs pâles, l'adversité incomprise. Une existence sans passion. Et c'est ce que nous recherchions tous, la difficulté. Parce que le bien-être nous semblait un poison. Une mort lente, sucrée, silencieuse. Seul le danger pouvait nous procurer la sensation d'être vivant. Je suis certain maintenant que c'était une erreur. La plus terrible de mon existence. Mais j'ai la chance de pouvoir y remédier. Rechercher pour le temps qu'il me reste non plus la vivacité, mais le bonheur. Et le plaisir, avec elle. Avoir un espace à nous, cultiver un jardin, y inviter des amis, et leur raconter...

Leur raconter quoi ? Que cet homme rayonnant de joie fut le prince de la Horde qui aurait pu arriver au bout ! Mais qu'il s'est arrêté. Et pour quoi ? Pour satisfaire un désir, l'idée d'un désir. Rien de plus. Comment pourrais-je être aussi égoïste ? Oublier Sov, Oroshi, Alme. Oublier Golgoth. Ils comptent sur moi. Je dois tenir pour eux. Pour eux tous. Sans moi, tout pourrait s'effondrer. Tous leurs efforts. La raison d'être de trente-quatre générations, sacrifiées pour quelque chose de plus grand. Pour un espoir, une vérité. Pas celle qui nous attend peut-être au bout, celle qui nous anime chaque jour. Et si les abrités l'ignore encore, notre combat trouvera un jour un écho en eux. Un jour ils questionneront enfin leur existence, et ce jour la Horde aura gagné. Nous aurons gagné.

-Je m'en vais.

-Quoi ? Ne m'as-tu donc pas écouté ?

-Tes mots m'ont atteint, ils ont ouverts des plaies, des portes que j'avais toujours maintenues fermement closes. Mais également d'autres, que je n'avais jamais vus auparavant : ma vie n'est pas parfaite, elle n'est pas aussi agréable que celle que tu me proposes. Mais je ne peux imaginer en mener une autre.

-Il n'en tient qu'à toi d'abattre les frontières de cette imagination !

-Mais ce que tu voudrais voir libéré n'est que l'imaginaire des fantasmes. Des fantaisies. Je lui préfère celui des rêves. Celui que ma morale exige. Parce que cette morale est ma seule véritable liberté. Une qui ne consiste pas à faire ce que je veux, mais ce que je dois. Des devoirs que je me suis choisi.

-Tu ne ressens donc rien pour moi ?

-Ne crois pas que partir est aisé. Mais si le choix a été difficile, je l'ai fait.

-Si tu me laisses je ne suis plus rien ! Ma raison d'être est morte dans mes bras !

Sa fille ? Non... 

-Ma vie ne tient plus qu'à un fil d'amour. Si tu le tranches...

-Tu te trompes... tu m'as toi-même décrit les joies de la vie qui t'attend.

-Avec toi...

-Tu... Tu pourrais venir avec moi. Devenir croc. Ou n'importe quoi d'autre. Tu es forte.

-Tu sais bien que c'est faux. Je ne serais jamais une Hordière. Ma vie n'est pas là-dehors, à marcher en quête d'une révélation que je connais déjà trop bien. Mais toi tu aimes les choix, alors je t'en offre un. Mon ultime présent : reste, ou tue-moi.

-Non ! Jamais je ne le pourrais.

-Alors tu es un lâche. En partant, tu me condamnes à ne plus exister. Je préfère encore m'éteindre de ta main.

-C'est absurde ! Tu es plus jeune que moi, belle, pétillante, une vie pleine et entière est pavée devant toi. Tu rencontreras un homme meilleur que je ne puis l'être, vous serez plus heureux que je ne le serais jamais, et lorsque nous aurons atteint l'Extrême-Amont je reviendrais te... Non ! Que fais-tu ? Tu n'as pas à faire ça. Ta vie a de la valeur, tu ne peux pas décider d'y mettre un terme, cela ne dépend pas que... Arrête ! Nous allons trouver une solution ! Je vais t'aider...

-Tu vas rester ?

-Je ne peux pas...

-Au revoir, Pietro.

-Non non non non non... Nooon !

*  *  *

Erg m'a retrouvé après plusieurs heures, effondré à côté du puits béant. Je ne sais pas quelle force m'a permis de quitter cette pièce, berceau tour à tour du plus intense bonheur, et du plus terrible chagrin. D'où ai-je tiré l'énergie suffisante pour dépasser cet abattement ? Pour ne pas rester prostré contre son corps jusqu'à ma propre fin ? D'une croyance, je suppose. Nous avons aidé les derniers fermiers à sortir, puis elle m'a reconduit auprès de la Horde. Cette Horde qui est tout, et que j'étais prêt à abandonner sans hésitation, du fait des paroles d'une inconnue.

Je n'en ai jamais parlé à qui que ce soit. Mais ce jour-là j'ai décidé deux choses : jamais plus je ne laisserais mes sentiments pour une femme s'épanouir ; et à partir de maintenant je prêterais plus d'attention aux soupçons d'Oroshi concernant la Poursuite.

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