Funeste rencontre

Léo ne s’est pas méfié quand Jack lui a proposé de l’emmener voir ses parents.

Il avait l’air tellement enjôleur et gentil. Il lui rappelait ce magicien élégant qu’il regardait à la télé avec sa maman. Et puis il était si beau son bateau ! Ça lui rappelait celui de son papa. Alors quand Jack lui a tendu la main pour l’aider à monter, il n’a pas hésité. Ça tombait bien car il s’était éloigné un peu loin du bord ce matin.

En route depuis quelques minutes, Jack, si bavard avant le départ, reste muet à présent, concentré sur son cap.

Assis à l’avant du bateau, Léo tend sa tête pour recevoir les embruns. A 12 ans il connait déjà bien le fonctionnement d’un voilier. Papa lui a tout expliqué. Très blond, la chevelure en bataille, il se tient très droit et parle d’un ton décidé.

-         Arrête de zigzaguer dit-il à Jack

-         C’est que je préfère les barques répondit celui-ci

-         Oh, regarde ! Un autre bateau ! Ils nous font des signes s’exclame Léo. C’est des voileux comme nous

-         Moi j’appelle ça des témoins murmure Jack l’air sombre, beaucoup trop de témoins.

Léo lève la tête. Les nuages ont chassé le soleil. Il faisait pourtant beau en partant. Bizarre ce changement soudain. Il s'impatiente : « quand est ce qu'on arrive ? »

-         On arrive bientôt, réponds Jack. Tu ne seras pas déçu, ajoute-t-il doucement

Il n’y a plus aucun bateau à l’horizon. Il y avait pourtant une multitude de voiles blanches pailletant les flots ce matin, les plaisanciers avaient répondu à l’appel de la mer et du soleil.

Le bateau avance de plus en plus vite, les voiles semblent gorgées de vent.

Léo examine les instruments et notamment le cadran devant lui. Ça s’appelle un anémomètre, lui avait dit son papa, les chiffres dedans, c’est la vitesse du vent.

Toujours en maillot de bain, Léo frissonne. Une brume opaque et glaçante enveloppe maintenant le bateau. On ne distingue plus rien à l’horizon. Il regarde encore le cadran. Celui-ci indique sans doute possible que le vent est nul.

Alors pourquoi le bateau avance t’il si vite, voiles gonflées ?

*

*              *

Tout à coup Léo distingue à travers la brume une immense plage qui surgit devant lui. Sans que Jack n’ait à effectuer la moindre manœuvre, les voiles se dégonflent et restent figées. Le voilier glissant maintenant sur une mer calme s’échoue doucement sur le rivage.

Sautant à terre, Léo cherche un signe d’activité mais la plage est totalement déserte. Il a beau scruter l’horizon, il n’y a rien, pas d’arbre ni de maisons, que du sable très fin, presque translucide à perte de vue.

En clignant des yeux il observe pourtant un phénomène curieux ; la plage semble parcourue d’un grand courant d’air. En fait d’une multitude de petits courants d’air survolant le sol tantôt en forme de virgule soulevant quelques grains de sables tantôt en forme d’apostrophe, et qui virevoltent de façon désordonnée émettant des soupirs presque imperceptibles, comme si des acouphènes envahissaient le conduit de son oreille.

En observant plus attentivement, il remarque que certaines ponctuations renvoient des éclats de lumière très brefs à la manière d’un diamant dont le soleil accroche une arête. Il trouve ce spectacle magnifique.

Léo est très excité maintenant. Il est tellement impatient de revoir enfin ses parents, que sa main disparaisse dans celle chaude et enveloppante de son père, que sa mère l’étouffe dans ses bras et qu’il éternue en sentant son parfum bien trop fort pour son nez.

Oui, il a vraiment hâte, depuis tout ce temps. Cela fait déjà un an maintenant qu’ils sont morts.

*

*              *

-         C’est trop beau, dit Léo, mais ils sont où maman et papa ?

-         Ils sont bien là, dit Jack en montrant la plage d’un geste large

-         Mais on ne voit rien, c’est quoi cette plage d’abord ?

-         Tu es arrivé sur la plage des morts mon petit, dit Jack d’une voix douce

-         Mais mon papa et ma maman …

-         Tu les aimes très fort hein Léo ?

-         Mais oui hurle Léo

-         Alors tu vas les voir bientôt. Les morts peuvent se voir entre eux quand ils s’aiment

-         Mais je ne suis pas mort moi ?

Jack soupire

-         Tu te rappelles que tata Louise t’avait dit de ne pas nager trop longtemps… trop loin du bord … parce que tu te fatigues vite …

Léo se rappelle brusquement qu’il était en train boire la tasse quand Jack avait surgi à ses côtés. Bien opportunément.

Leo, les yeux humides, parcourt de nouveau la plage du regard mais il ne voit que le ballet incessant de ces apostrophes essoufflées. Comme si la plage respirait de tous ses pores mais de façon anarchique.

Tournant la tête, Léo distingue alors deux silhouettes qui se rapprochent rapidement. Il est sur le point de s’exclamer mais mu par une prudence instinctive, il se retient à temps. Jack lui tournant le dos n’a rien remarqué

-         Qu’est ce qu’on va faire maintenant, dit Léo

-         Moi je vais repartir et toi tu resteras ici, réponds Jack

-         Ici, sur la plage ?

-         Eh oui, on ne peut rien y faire dit Jack d’un air blasé ; ne soit pas triste

-         Je ne suis pas triste, dit Léo d’une voix étrangement calme, mais fais quelque chose pour moi d’abord

-         Quoi ?

-         Dessine-moi un mouton

-         Jack hésite, c’est bien la première fois qu’on lui adresse pareille requête. Puis l’air amusé il s’assoit et commence à tracer des contours sur le sable avec son doigt

-         C’est gentil, lui dit Léo, c’est beau. Continues

Jack est maintenant concentré sur chaque partie de son dessin : la silhouette, les oreilles, les yeux, la queue ; plus difficile, la laine, délicate à reproduire sur du sable. Puis satisfait et assez fier de lui, il dit en souriant

-         Ça te plait ?

Pas de réponse

-         Il se retourne et distingue le voilier, déjà loin sur l’eau, qui s’éloigne rapidement ; A son bord Léo à la barre et un couple d’adultes

-         Où tu vas, reviens, hurle Jack en se relevant d’un bond

-         Une autre fois, réponds Léo joyeusement, crinière blonde au vent, je fais une sortie avec papa et maman

Jack tombe à genou sur le sable. Les courants d’air soufflent maintenant à l’unisson, à la façon de spectateurs qui applaudissent en rythme

-         Nooon, pas ça, gémit il

-         Il est si beau mon mouton !

-         Et je ne sais pas nager, ajoute t’il

Léo a flirté avec les coulisses de la mort. Il a prouvé que l’amour est plus fort que la mort. Pour réussir cet exploit, il a pénétré … dans la Quatrième Dimension.