Lucy la Vaillante

Chapitre 1 : Lucy la Vaillante

Chapitre final

22374 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 07/02/2018 17:32

Cette fanfiction a été écrite dans le cadre des Défis d'écriture de septembre octobre 2017 (Niveau 1... à défaut de savoir si ça peut être niveau 2 x) )



Chapitre unique : Lucy la Vaillante 



Note de l’auteur : Chronologiquement, les faits se passent un peu avant « Le Passeur d’Aurore ». Voilà, c’est tout^^ (j'ai toujours voulu marquer, « note de l’auteur », en fait^^ !). Quoique, je n’ai pas fini : je compte écrire une suite à cette histoire, mais elle est en forme de One-Shot pour rentrer dans le défi. Enfin bref, bonne lecture !



Depuis que je vais à Narnia, il est vrai que je mange moins de viande qu’à l’accoutumée, et il est très facile de comprendre pourquoi. Mais il n’empêche que je me refusais à adopter le régime végétalien de mon oncle et de sa femme (je veux dire, les feuilles sont si fades…). Ma tante, Alberta Scrubb, adore faire la cuisine, mais cette dernière manque de sel, d’épices, un peu comme sa vie si je puis me permettre. Quant à mon oncle, son hobby principal est de s’occuper de son beau jardin, bombant fièrement le torse dès que des passants y jettent un coup d’œil à travers les barrières. Et pourtant, à défaut de vivre une vie particulièrement passionnante, ils étaient pour le moins extravagants !


À commencer par leur style vestimentaire, littéralement haut en couleurs. Aujourd’hui par exemple, ma tante portait un jean un peu grand pour elle, aux bordures déchirées avec une ceinture qu’elle avait dû piquer à son mari, ainsi qu’une chemise blanche en dentelle. Un pantalon, vous vous rendez compte ?! Quant à son mari, il aimait couper les siens au-dessus de son genou, enfiler ses t-shirts, et porter de grosses lunettes de soleils orangées. C’était des gens qui en plus de ne manger que des feuilles, ne buvait pas d’alcool, et qui, d’après ma mère, portaient des sous-vêtements d’un genre… particulier. Et ils avaient un fils, du nom d’Eustache Scrubb, véritable petit idiot à corps frêle.

Je n’aime pas être fâchée avec d’autres personnes. Il paraît que rester énervé contre quelqu’un longtemps vous fait avoir des rides. Ma mère m’a dit d’essayer d’avoir des bonnes relations avec tout le monde, et c’est-ce que je m’efforçais de faire, mais Eustache était la seule exception, à peu de choses près. C’est lui qui n’avait fait aucun effort dès le départ. Je me demande bien pourquoi il me détestait autant…


Dès que je suis arrivée, une semaine auparavant, il m’était tombé dessus comme un rapace fondant sur sa proie, me demandant mes notes de l’année passée. De nature franche, je lui avais répondu avec honnêteté. Je fus rapidement irritée lorsqu’il m’annonça d’un air suffisant qu’il avait eu plus que moi partout, mais je n’en tins pas compte. Une autre fois, deux jours plus tard, alors que nous regardions nonchalamment la télé, il s’était amusé à changer de chaînes, zappant sur un documentaire non censuré de la guerre. Je détestais plus que tout voir ces images. De par leur cruauté, mais aussi parce qu’elle me rappelait les années loin de mes parents. J’eus un violent haut-le-cœur, et lui arracha la télécommande des mains pour remettre mon émission de télé banale.


Ses parents n’étaient pas là, et cela tourna rapidement en bagarre… Je l’avoue, peut-être était-ce un peu de ma faute : j’avais eu une réaction violente et soudaine à la vue de ces images, alors que lui ne souhaitait que m’embêter d’une manière particulièrement bizarre. Il fut surpris de mon agressivité, (parce que je suis connue dans la famille pour être la fille la plus calme parmi mes frères et ma sœur) et nous en vînmes aux mains.


Je m’étais alors efforcée de le griffer de la manière la plus violente possible, essayant en vain d’attraper sa courte touffe de cheveux blonde au passage, mais il était trop court. Au contraire des miens qui m’allaient jusqu’au bas du dos et dont il se saisit sans mal. Il m’avait alors surpris d’une claque dans la joue, mais je n’étais pas le genre de fille à me laisser faire, même contre un ennemi démesurément puissant (ce qui n’était clairement pas le cas ici… !). Je répondis d’un coup de poing dans son nez qui me fit un peu mal à la main. Il avait alors lâché l’emprise sur mes cheveux. De rage, je lui avais alors repoussé du pied. Il eut le souffle quelque peu coupé, mais il se ressaisit rapidement. 


— Beurk, j'ai vu la culotte de la sorcière ! s’était-il écrié à cause de mon pied levé, étant donné que je portais une jupe.


Pris d’un nouvel accès de colère, je lui avais jeté la télécommande à la figure. En plus de mon coup de poing au nez, c’était trop pour le pauvre Eustache qui réfugia sa tête dans ses mains, démarrant ses pleurnichements. C’est ce moment qu’avaient choisi ses parents pour rentrer. Je fus sévèrement puni par mon oncle sous les ordres directs de mon père, et en compagnie d’Eustache qui s’en sortit cependant bien mieux. Il nous avait tous les deux placés devant le miroir pour nous faire voir notre état pitoyable, nous tenant par les cheveux.


Dans le reflet du miroir, je voyais une fille plus grande qu’Eustache, âgé de presque quinze ans, aux cheveux roux foncés et longs. J’avais des yeux d’un bleu obscur, que je tenais de mon père. Mes joues étaient parsemées de légères taches de rousseurs qui me complexaient quelque peu, mais au moins, j’avais « la chance d’être une fille mince », comme le répétait ma mère. Eustache était plus petit et maigre, bien que nous ayons le même âge. Il avait de courts cheveux blonds et perchés sur son crâne, des yeux marrons, et des narines visibles qui me faisait l’appeler : « nez de cochon ».

Après avoir crié à sa satiété, mon oncle m’avait mis deux claques retentissantes (au lieu « d’une bonne dizaine », comme avait hurlé mon père au téléphone), et m’avait ordonné de filer dans ma chambre. 


— Je suis très déçu par ton attitude Lucy ! m’avait-il crié alors que je m’en allais dans le couloir. Moi qui te pensais sage ! Et voilà que je te vois te battre avec mon fils alors que je reviens des courses ! 


J’avais envie de riposter, de lui hurler la vérité, mais ma gorge était nouée. Et puis, je ne voulais pas pleurer devant Eustache. Je m’étais donc réfugiée dans la chambre d’invité le plus vite possible. Mais alors que je sanglotais, je l’avais entendu ricaner à ma porte : C’est à ce moment-là que je choisis de lui faire regretter ses actes, le lendemain même. 


Ce serait un 2 juillet 1946. Et j’étais loin d’imaginer que mon projet de vengeance enclencherait les moments les plus sombres de ma vie. 


 

o0o

 


Le jour d’après donc, mon oncle et ma tante nous envoyèrent dehors en début d’après-midi. Ils avaient aménagé Dieu sait comment une piscine dans leur jardin, dans laquelle je comptais bien me baigner ! Nous étions à Sheffield, c’est-à-dire, bien trop loin de la plage pour espérer y piquer une tête ! Et pourtant, il nous fallait bien profiter du beau temps qui normalement boudait notre pays, même en période estival. 

Avant de plonger à l’eau, ma tante m’envoya me mouiller un peu à la douche, avant d’enfiler mon maillot une pièce : un mélange de boxer et de débardeur. J’étais déjà assez ridicule dans cet accoutrement pour en plus porter un bonnet de bain ! Je prétextais donc à ma tante que je l’avais oublié, et elle décida de ne pas aller plus loin. 


— Après tout, murmurait-elle derrière moi en me caressant les cheveux, ce serait dommage de cacher une si belle chevelure… 


Hum… Ma tante était bizarre, mais elle au moins ne me vannait pas sur mes la couleur de mes cheveux, ou sur mes dents de devant que je trouvais trop longue. Une fois apprêtée, je sortis discrètement dans le couloir. Eustache était toujours dans sa chambre à s’habiller. Ou bien à contempler sa collection d’insectes morts… ! Je profitai donc de son absence pour marcher tel une danseuse étoile sur le plancher froid, avant de retrouver le gazon légèrement mouillé de l’extérieur. Je l’enjambai en quelque pas, puis m’assit au bord de la piscine en trempant mes jambes dans l’eau, ne cessant de jeter des coups d’œil nerveux derrière moi, de peur que mon cousin n’arrive par surprise et me pousse dans l’eau. 

L’eau en question n'était pas si froide que ça, mais j’étais une grande frileuse, et hésitai à m’immerger complètement. Au lieu de cela, je promenais mon regard sur le jardin exotique de mon oncle.


Le simple fait d’en avoir un montrait que mon oncle et ma tante était des gens très riches, comme l’étaient toutes les personnes habitant cette rue. Je l’avais remarqué lors d’une sortie en extérieur lors de laquelle j’avais alors récolté moult regards amusés envers moi, jusqu’à ce que j'entende un chuchotement concernant mes habits de paysannes. Mais tout le monde ne pouvait pas porter le New Look de Christian Dior ! En tout cas, on ne me reprendrait pas à arpenter cette rue… ! En plus, ils avaient la chance d’avoir une « maison détachée » comme l’on dit en Grande-Bretagne, c’est-à-dire, une maison séparée des autres. C’était le cas de toute la rue. Moi et ma famille, nous vivions dans des petites maisons collées les unes aux autres, sans jardin, séparées de la route par des briques rouges, noircies par la fumée des voitures.

Finalement une petite minute plus tard, j’entendis la poignée de la porte vitrée s’actionner. Je vis mon oncle s’apprêtant à sortir à travers la fenêtre, le regard rivé sur le journal de ce matin. Je constatai alors que j’avais définitivement beaucoup de mal à me montrer dénudée à la gente masculine, car je glissai dans l’eau comme un caillou et sans un bruit.

J’avais vraiment tort de m’inquiéter de la température de l’eau. Je restai en suspens sous la surface, mes cheveux virevoltant aux ralentis autour de ma tête, comme les rayons d’un soleil. 


— Oncle Harold, que fait Eustache ? Lui demandais-je après avoir sorti la tête de l’eau.

— Je t’ai déjà dit de m’appeler Harold, me répondit-il avec un sourire découvrant ses dents jaunes. Il est dans sa chambre et refuse catégoriquement d’en sortir. Je ne sais pas ce qu’il a, mais il va bientôt te rejoindre, ne t’inquiète pas.


Oh, je ne m’inquiétais pas… Au contraire, c'était parfait ! Je me mis à faire des longueurs, comme me l'avait appris Susan l'été dernier, afin de perfectionner ma technique. J'étais encore aussi agité qu'un naufragé quand je nageais, me répétait-elle. Il fallait que mes mouvements soient plus fluides, plus gracieux. Un peu comme elle, qui était plus belle et plus gracieuse que moi… Plus intelligente aussi… 


Lorsque j'en eus assez, je décidai de sortir de la piscine, épuisée. Je sortis de l'eau par le bord, puis commença à m'essorer les cheveux tout en me dirigeant vers la terrasse. C'est alors que la porte de cette dernière s'ouvrit sur Eustache… ! 


Il avait un short de bain qui s’arrêtait au genou, et un bonnet gris plaqué sur sa tête. Je me retins de rire en le voyant, et il dut le voir. À mon grand désespoir, je le vis alors qui commençait à me regarder de bas en haut. Comme lui quelques secondes auparavant, mes joues rosirent dangereusement. 

Soudain, la porte de la terrasse s’ouvrit de nouveau sur mon oncle ! Mais il n’eut aucun regard pour moi. Il avait juste balancé sa tête au-dehors, agitant une bouée dans sa main. 


— Une petite aide, Eustache… ? sourit-il gentiment. 

— Non, papa ! hurla celui-ci sans se retourner, profondément gêné. 

—Hum… soupira simplement ce dernier avec un sourire moqueur.


Et il rentra. 

Eustache se mit à marcher à grands pas vers la piscine. A mon tour, je marchai vers la terrasse. Lorsque nous nous croisâmes, il me bouscula légèrement l'épaule ("Oh, fais bien le malin, toi ! Fanfaronnais-je intérieurement. Tu es bien loin de savoir ce qui t'attend !). Je pris le temps de m'essuyer, puis m'entoura de la serviette avant de m'asseoir à la petite table, regardant avec un sourire moqueur mon cousin prenant la température de l'eau du bout des pieds.


À côté de moi, par terre, il y avait un tuyau jaune dont se servait mon oncle pour arroser son jardin. Il m'avait montré avec passion comment il faisait pour moduler un jet fort, faible ou évasé, avant de me faire faire un tour des lieux. Avec un sourire malicieux, je m'emparai du tuyau et activa doucement l'arrivée d'eau grâce à une manivelle sur le mur. Puis, je plaçai mon pouce devant la sortie d'eau, bouchant une grande partie du trou, le tuyau dirigé vers mon cousin. Il ne me restait alors qu'à tourner puissamment la manivelle pour provoquer un grand jet d'eau. 

Étant donné que je bouchai partiellement l'entrée, le jet n'en fut que plus précis et le frappa au milieu du dos ! 


— AaaAAargh !!! 


Et il tomba à l'eau, son cri étranglé, étouffé au moment où il rentrait dans l'eau. J'étais encore morte de rire au moment où il émergea, profondément choqué ! 


— Espèce de sale petite… ! 


Il essaya alors de sortir, mais je le maintins dans l'eau grâce au jet. 


— Arrête immédiatement… ! réussit-il à me crier en me tournant le dos. Je le dirais à Harold et Alberta ! 


Aurais-je oublié de mentionner qu'Eustache appelait ses parents par leurs prénoms ? 


— Jamais ! C'est bien fait pour toi ! Ça t'apprendra à regarder sous les jupons d'une fille ! Et désormais, tu devras arrêter de m'appeler sorcière ! 

— Tu peux rêver, sale sorcière ! 

— Tant pis pour toi !


C'est alors que j'entendis des bruits sourds derrière moi : c'était les talons de ma tante, que j'entendais frapper le sol depuis l'extérieur. Sûrement s'apprêtait-elle à sortir ! Vite, je tournai la manivelle et laissa le tuyau à côté du mur. Mais de toute façon, si Eustache se mettait à cafter, j'étais morte…. ! 

Lorsque ma tante sortit, elle nous demanda si tout allait bien. À ma grande surprise, Eustache lui répondit positivement. Sa mère rentra, contente de nous voir nous entendre. Quant à mon cousin, il commença à faire des longueurs en me regardant dédaigneusement. Je dois avouer que je fus tentée de recommencer. Mais bon, je m’étais suffisamment amusée, et préférait m'entraîner à dessiner sur les dernières pages de mon journal. 


Mais seulement quelques minutes plus tard, il sortit de la piscine et s'approcha d'un pas affirmé vers moi. Machinalement, je remontais le col en U de mon maillot et le regardait, mi-indécise, mi-agacée. 


— Oui ? 

— Je ne vois qu'une seule façon de régler notre désaccord.

— Ah ? 

— Une course. On commence ici. On court jusqu'à la piscine, et on fait deux allers-retours. Celui qui a gagné… Non, disons que celui qui a perdu devient l'esclave de l'autre pour une semaine, d'accord ? 

— Une semaine ? 

— Ben, on est ensemble pour deux mois donc bon… Bon, disons, quatre jours. 

— Hum… Et il y a possibilité de remettre le titre en jeu ? 

— Chaque semaine, me promit-il en levant la main en l'air. Sauf si les deux participants ne veulent pas en même temps. Si un seul des deux refuse le défi, c'est une poule mouillée, l'équivalent d'un déserteur, et il devra faire autre chose à la place. Un défi. 

— De quel genre ? 

— Se promener en sous-vêtements dans la rue, donner une claque au facteur et réussir à le courser, casser le vase d'Alberta sans se faire attraper… 

— Je veux bien. 


Ça avait l'air un peu casse-cou. Non, en fait c'était carrément stupide. En temps normal, j'aurais refusé d'y jouer, en tout cas avec lui. Connaissant l'esprit pervers de mon cousin, je savais que je détesterais perdre à ce petit jeu, mais au moins, ça animerait l'été plus qu'ennuyeux pour le moment. Nous nous mîmes côte à côté au bord de la terrasse.


— À vos marques… Prêts… Partez ! 


Comme prévu, je lui mis une bonne avance dès le départ. Je courus rapidement vers la piscine, ne pouvant retenir un sourire d'excitation. Avant de sauter, je regardai en arrière pour voir où il était. Je m'arrêtai alors au bord de l'eau, la bouche entrouverte, frappée d'horreur.


Eustache avait mon journal dans sa main.


Profitant de ma surprise, il s'approcha doucement de moi, se plaça aussi au bord de l'eau et Il agita mon journal au-dessus de l'eau. Immédiatement, je me retournai vers la terrasse pour prévenir ma tante. 


— Ils ne sont plus là ! Me prévint alors mon cousin. Je leur ai dit de profiter un peu de leur après-midi, eux aussi… ! 

— Non… Eustache… S'il te plaît… ! 

— Eh ben, ça change de comportement tout d'un coup, hein ? 

— J'y tiens beaucoup… ! 

— Pourquoi ? Il vient de ton monde imaginaire, là ? Narnia ?!

— Ma mère me l'a offert pour fêter nos retrouvailles après la guerre… lui expliquai-je, la voix tremblante. 

— Ça ne va pas, murmura-t-il doucement sans se départir de son sourire. Il va falloir faire plus que ça pour le récupérer… ! 


À ce moment précis, je le détestais tellement que j'aurais pu… Non, je ne le dirais pas. Je préfère encore oublier cet instant, et ce qu'il m'a fait ressentir. 


— Que veux-tu que je fasse ? Demandais-je alors, résignée. 

— Je veux que tu dises, « Eustache est le roi du monde » ! 

— Eustache est le roi du monde et de l'univers, maintenant rends-moi mon journal, s'il te plaît ! 


Ouf, si ce n'était que des paroles en l'air… ! Mais il sentit bien que c'était trop facile pour moi. Gardant toujours la main tendue au-dessus de l'eau, il me dit : 


— Tu ne m'as pas laissé finir. Je veux que tu le dises à genoux, et que tu embrasses mes pieds.

— Alors là, mon ami… ! 

— Ok ! 


Il ouvrit alors le journal et commença à déchirer la première page. 


—Non ! hurlais-je d'une voix étranglée. 

— Alors ?! rétorqua-t-il violemment, une lueur malsaine dans les yeux. J'attends !


Non mais quel monstre… J'étais complètement désespérée. J'avais tellement envie qu'un adulte, n'importe lequel, puisse venir à mon secours. J'avais pensé à crier le plus fort possible pour alerter quelqu'un dans la rue, mais lorsqu'ils regarderaient à travers le portail, ils ne verraient que deux enfants probablement en plein jeu, et ce même si je hurlais à l'aide.

Mais je ne pouvais pas perdre ce journal.

J'y avais consigné mes souvenirs depuis 1943. Depuis ce jour où nous avions dû, moi, ma mère, ma sœur et mes frères, partir en trombe de la maison, puis de Londres, bombardée. Nous étions alors partis nous réfugier chez un professeur, M.Kirke, maison dans laquelle nous avons pu accéder pour la première fois à Narnia. Mais outre mes aventures fantastiques, j'y avais des anecdotes bénignes que je ne voulais oublier, des secrets… 


Lentement, les lèvres serrées, je me mis à genou sous le sourire suffisant d'Eustache. Mais ce qu'il ne savait pas, c'est que j'avais un plan. J'allais essayer de prendre son pied et de le tirer vers ma gauche, pour l'écarter de la piscine. Je ne pouvais pas juste me soumettre à cette espèce de ragondin… Je ne reprendrais pas mon journal sans me battre. 


— Allez, m'encouragea-t-il d'un air narquois en levant son pied. 


Je le regardai avec toute la haine du monde et prit son pied entre mes mains.


Au même moment, Eustache éclata de rire. 


Et mon journal tomba à l'eau. 


Mon cœur éclata en mille morceaux, au moment où je vis mon gros journal frapper la surface de l'eau et y couler rapidement. Les larmes embuèrent mes yeux, avant de se déverser sur mes joues. Quant à mon idiot de cousin, il ne disait rien.


— Nooooon !!! Espèce de… ! 


Je le plaquai alors à la taille et le fit tomber sur le gazon. Immédiatement, notre bagarre commença avec nettement plus d'intensité qu'il y a quelques jours. Je lui infligeai un violent coup de poing dans le ventre que je regrettai immédiatement, sûrement pour le cri de douleur qu'il lâcha juste après. Mais tant pis, je passai outre ce sentiment et décidai de lui faire payer. Il commença à me tirer les cheveux comme on tire sur une corde afin de faire tinter les cloches. En même temps, je sentais ses multiples coups de coudes dans mon ventre. La douleur était insoutenable, mais je ne lâchai pas l'affaire. J'abattis mes poings à multiples reprises sur son visage avec l'intention de lui éclater le crâne. 


Soudain, voyant que j'avais le dessus, il abandonna toute tentative de coups et commença à me faire de furieuses chatouilles dans les côtes. J'en avais presque mal, mais je me mis à éclater de rire et tomba à la renverse sur le sol, à côté de lui. Il s'assit sur moi et continua de plus belle. Mes rires se transformèrent en cris. Je n'arrivais plus du tout à respirer. La simple inspiration que je pus prendre, c'est quand il plaça ma tête juste au-dessus de l'eau. Je lui donnai de violents coups de genoux dans le dos, mais il n'arrêta pas de me faire hurler de rire, assis sur mon ventre, ses mains torturant mes côtes. Je n'arrivais plus à respirer. Je pus apercevoir son regard subrepticement à travers mes larmes. 


Lui aussi pleurait. Il semblait dément, complètement fou. Quelques secondes plus tard, il frappa mon front tellement fort que ma tête s'engouffra dans l'eau. À cet instant, tout devint noir 



oOo



Son corps s'arrêta de bouger sous le mien. Elle devint soudain inerte, et glissa dans la piscine lorsque pris de panique, je me levai. Nos deux cris combinés avaient laissé place au silence. Le temps semblait s'être arrêté. Je tentai de regarder à travers la surface de l'eau, mais mon œil n'arrivait pas à l'apercevoir. Le fond n'était pourtant qu'à un peu plus de deux mètres… ! 


L'avais-je tué ? C'est-ce dont j'avais peur. Je me mis à pleurer, le cœur lourd de culpabilité, avant de me ressaisir au plus vite. Il y avait peut-être encore un moyen de la sauver. Il fallait que je saute, maintenant. J'avais une peur panique de l'eau, mais au moins, je me débrouillais à la nage. Au moment où je m'engouffrai dans l'eau, je vis Lucy, cinq mètres plus bas. Par contre, je n'apercevais pas le fond de la piscine. 


Je m'emparai du corps étonnamment léger de ma cousine, enserrant son ventre de mon bras. Je vis son dos se cabrer gracieusement tandis que je le remontais, ses cheveux ondulant au ralenti. Lorsque je sortis ma tête de l'eau, je me rendis compte que la surface de l'eau était nettement plus agitée que quelques secondes auparavant, comme dans un jacuzzi. Quoique, c'était de grosses vagues qui frappaient régulièrement mon visage... ! De plus, l'eau était devenue nettement plus salée, mais je ne tint pas compte de ces détails : je devais sauver Lucy, réparer mes erreurs. Je la collai contre moi, faisait basculer sa tête dans mon cou. Puis je levai la tête, recrachant l'eau qui ne cessait d'entrer dans ma bouche grande ouverte, en quête d'air.


Mais je ne vis pas le bord de la piscine, ni le jardin, ni même ma maison. L'eau s'étendait désormais sur une distance infinie devant moi, agitée par le vent fort et froid que je ressentis soudainement. Le ciel auparavant habité par un simple soleil était désormais rempli de nuages menaçants qui se déplaçaient à grande vitesse. J'étais terriblement mal à l'aise, et pas seulement parce que je me retrouvais soudainement au milieu d'un océan alors qu'une tempête semblait éclater, avec une jeune fille dans les bras qui ne semblait pas vouloir se réveiller… ! 


— Mais qu'est-ce que…. mais qu'est-ce qu'il se passe ?! bégayai-je, le regard hagard. Au secours ! Oh mon Dieu… ! 


Il me vint alors l'idée de prier, mais je ne connaissais aucun de ces chants que les croyants chantaient dans le vide.


— Lucy…. Lucy, réveille-toi…. 


La façon dont son corps reposait sur le mien m'inquiétait énormément. Elle n'avait pas l'air juste endormie, le corps mise en veille, suffisamment inactif pour se reposer, et suffisamment actif pour se reposer en cas de danger. Tout le corps de ma cousine semblait. Tous ses membres étaient désolidarisés les uns des autres, comme une poupée, et j'eus la soudaine impression qu'elle était morte. Mais c'était impossible. Elle restait endormie juste pour me faire une farce. 

Je me retournai, et c'est alors que je vis une petite île de quelques mètres carrés, à une poignée de brasses de ma position. Elle semblait avoir apparue comme par magie, car je ne l'avais pas vue auparavant, mais je n'en tins guère compte. Une pluie fine se mit à tomber au moment où je traînais des pieds sur le sable, après avoir posé Lucy sur le sol.


— Oh, zut ! Mais où est-ce que je suis tombée !? Qu'est-ce qu'il se passe ?! Est-ce que...


C'est alors que je compris : moi et ma cousine étions morts. Je n'étais pas remonté à la surface suffisamment vite dans la piscine. Était-ce le paradis, ou bien l'enfer ? Je décidai d'entrer dans la forêt devant la plage avec Lucy. Je la posai sur le gazon. Ici, l'atmosphère était chaude, accueillante. De plus, la pluie ne tombait pas ici. 


— Lucy…. Réveille-toi maintenant, c'est urgent ! On est morts ! 


Je la secouai par les épaules vigoureusement mais rien n'y fit. 


— Allez, Lucy ! C'est pas le moment de mourir, on est au paradis, là ! Continuais-je, ne me rendant pas compte de l'absurdité de ma phrase. Allez…. Je sais que tu le fais exprès... C'est bon, j'ai compris la leçon... Je suis désolé... 


Toujours rien. Sa pâleur m'inquiétait fortement, effaçait carrément ses taches de rousseur qui illuminait son visage auparavant. 


— Je suis désolé, soupirai-je, au bord des larmes. Je n'aurais pas dû te frapper comme cela…. Mon père m'a toujours dit de ne pas frapper les filles... C'est vrai, vous êtes plus faibles ! 


Là encore, je ne me rendais pas compte de l'absurdité de mes propos, d'autant que ma cousine était plus grande et forte que moi. 


— Je…. Je ne voulais pas faire ça…. 

— En es-tu sûr ? s'enquit alors une voix gutturale et aiguë derrière moi. 


Je me retournai vers la voix et laissa échapper un hurlement de terreur. Se trouvait en face de moi une abomination. Cette fois, j'en étais sûr : j'étais en enfer… ! 


La bête devant moi était immense, au moins trois mètres. C'était une espèce de volatile ressemblant à un vautour, aux plumes longues et défrisés virevoltant qui lui donnaient un air chaotique, avec deux gros bras humains déformés et poilus juste sous ses ailes. Ces dernières, ouvertes, étaient tellement grandes, que j'eus l'impression qu'il allait m'engloutir avec toute l'île. Quant à ses serres, elles étaient si sévèrement plantés dans le sol que ce dernier s'en retrouvait déformé, fissuré. Sa respiration, lente et rocailleuse, arrivait à faire taire la tempête naissante. Je vis que ses deux yeux étaient cachés par des lunettes d'aviateur d'un noir opaque qui m'aurait presque fait croire qu'il regardait dans deux directions différentes en raison de la verticalité de sa tête. Lorsqu'il ouvrit de nouveau la bouche, une lumière rouge et diffuse s'en échappait, ainsi que des ombres s'agitant sur les parois internes de son bec…. On aurait dit que des bras humains s'agitant depuis le fond de son estomac... ! 


— AaAAaAAaAAAAAargh !!!

— Pourquoi te mens-tu à toi-même ? me demanda de nouveau la bête, empiétant sur mes cris. 

— À l'aide, au secooours !


Je me levai et je me mis à fuir sans un regard en arrière, trébuchant sur le corps inerte de Lucy, me cognant contre des arbres entre lesquels je slalomais comme un homme ivre. Quelques secondes plus tard, je vis de nouveau la silhouette du vautour de dos, devant moi, avec Lucy à terre plus loin. Il se retourna lentement, à la fois impassible et cruel, me posant inexorablement la même question. 


— Pourquoi te mens-tu à toi-même ? 

— AaAAaAAaAAAAAargh !!! 


De nouveau, je pivotai sur mes talons et sprinta de toutes mes forces, ne cherchant pas à comprendre ce qu'il s'était passé. Un éclair trancha le ciel un peu après avoir fait gronder ce dernier. 

J'arrivai encore dans le dos de la bête à ma grande surprise. Cette fois, je restai bouche bée, interdit. Je m'éloignais tout le temps de lui, alors pourquoi je le croisais constamment par derrière… ? De nouveau, il se retourna et comme pour me répondre, me dit : 


— Tu ne peux pas te fuir. 

— Hein… Je. ! 


Cela dura encore longtemps. Entre temps, la pluie s'était changée en une véritable mousson, dont la forêt dans laquelle je courais était miraculeusement épargnée. Le ciel était d'un gris foncé, quelque fois coupé en deux par un filet de lumière blanche et dévastateur qui frappait violemment la surface de l'océan. Au bout de la dixième fois, je m'arrêtai encore derrière le grand vautour. J'étais toujours terrifié par cette apparition encore inexpliquée, mais trop occupé à reprendre mon souffle, je restai immobile, les mains que mes genoux, le visage luisant de sueur.


— Tu ne cours plus ? M’interrogeai-t-il, la voix encore plus gutturale et aiguë qu'avant. 


Je levai le regard vers lui. Il était encore plus terrifiant. Ses longues plumes virevoltaient violemment dans tous les sens, lui donnant une silhouette complètement chaotique, changeant à chaque instant. Il ne ressemblait plus à un volatile, mais plus à une espèce de monstre "humanoïde" qui implosait sans cesse.

Dès que je croisai sa silhouette, j'eus la bizarre impression que la dégradation du temps était due à sa présence.


— Qui êtes-vous ?

— Tash. 


Quel nom stupide, vraiment ! Je me serais bien moqué si je n'avais pas aussi peur… ! 


— Tu fais bien de ne pas te moquer. Je déteste les gens qui me manquent de respect.


À ce moment, que vous le croyiez ou non, je ne pensai plus à rien pendant l'espace d'un moment tant j'étais choqué. 


— Mais il n'est pas important de savoir qui je suis. Le vrai problème se trouve derrière moi.

— Mais…. 

— Ta cousine est demi-morte. 

— Hein ?! Quoi…. ! Oh non, oh non non non non non... Attendez, qu'est-ce que vous voulez dire ? 

— Ou à moitié vivante, au choix. J'ai arrêté son flux temporel. Je peux encore la sauver, mais je peux aussi la tuer…. 

— Vous êtes Dieu, c'est ça ? S'il vous plaît, sauvez-la, je ne voulais pas faire ça… ! 

— Tu mens encore ? 

— Comment ça ? 

— Tu voulais bien la tuer, n’est-ce pas ? 

— Heu… non. 

— Rappelle-toi, insista le vautour. L'impulsion meurtrière qui t’as habité, au moment où tu as décidé de ne plus réfléchir décemment. 

— Non…

— Tu as laissé ton instinct prendre le dessus…. tu as laissé ta nature animale de dicter la seule et unique solution viable dans un combat à mort. Tu l'as frappé pour la tuer. 

— Non... ! répétai-je incertain, le regard dans le vide.

— Rappelle-toi de ce sentiment de satisfaction qui a duré une demi-seconde, quand tu as senti son corps se relâcher sous le tien, tandis que sa tête frappait sèchement la surface de l'eau, signe de ta victoire fracassante… 

— Je ne voulais pas… murmurai-je, les larmes aux yeux.


Et pourtant, il avait raison. Il lisait en moi avec une clarté telle que continuer de nier était risible. Tout ce qu'il disait était vrai…. Et cela me rongeait de l'intérieur. 


— Mais est-ce vraiment une victoire, de gagner contre une personne qui ne veut pas se battre… ! 

— C'est elle qui as commencé ! 

— C'est vrai, gronda-t-il doucement, en se penchant brutalement vers moi. C'est sa faute finalement… Tu n'as fait que te défendre, n'est-ce-pas ? 


Le souffle de sa voix emplit mes narines d'une odeur de pourriture qui me fit vaciller.


— Je… oui, c'est ça… répondis-je, soulagé.

— Donc elle mérite de mourir, n’est-ce pas ? 

—Heu… non…

— Alors il va falloir clarifier tes pensées : Veux-tu la laisser mourir ? Ou bien la sauver ? 


Que dirait Harold et Alberta en apprenant que ma cousine était morte ? Je n'osais imaginer la punition que j'allais récolter… ! 


— Je veux la sauver, s'il vous plaît monsieur Tash ! 


Derrière son visage de volatile impassible, je sentais une satisfaction non dissimulée. Je suis sûr qu'il aurait souri s'il avait pu. 


— Très bien. Mais pour ça, il va te falloir faire quelque chose pour moi… ! 



o0o



Lorsque j'ouvris les yeux, j'eus l'impression de renaître. Ma vision floue captait de douces couleurs dorées, ou ambres. J'étais couchée dans un lit confortable. J'attendis juste que ma vision se rétablisse un peu avant de me redresser. 

Manifestement, j'étais dans une pièce luxueuse et belle à haut plafond, un peu comme dans ceux dans lesquels je dormais à Cair Paravel lors de mes derniers voyages à Narnia. En fait, plus je scrutais les alentours, plus j'étais sûre de me trouver dans un palais royal, chose qui me choqua une poignée de secondes plus tard : que s'était-il passé… ? 


Nous étions en train de nous battre avec Eustache, jusqu'à ce qu'il me frappe violemment au front.. Puis je ne rappelais plus de rien. Je devrais être allongée au bord de la piscine, ou bien à l'intérieur, sur le canapé du salon. Qu'est-ce que je faisais ici ? Je commençai à paniquer sérieusement. Je dégageai de mes jambes la grosse couverture rouge, ne découvrant que maintenant que j'avais toujours mon maillot de bain. C'était la preuve que ma bataille contre mon cousin n'était pas un songe. Et que j'étais toujours bel et bien dans la réalité.


Je me déplaçai donc dans la chambre, balançant mon regard encore fatigué un peu partout. Je vis alors accrochée au mur, à côté du portrait d'un homme, une cape rouge dont je me servis pour me couvrir. La chambre débouchait sur un grand couloir intimidant, éclairé tous les dix mètres, et doté d'une atmosphère inquiétante et froide qui me fit frissonner. Je me mis à marcher sur le pointe des pieds, foulant timidement le sol glacial fait de bloc de pierres grises, foncées et inexpressives. Cette partie du château détonait clairement de la chambre. C'est alors que je me demandais si cette dernière avait une fenêtre.


Je revins en arrière et écarta les rideaux. C'est clair, je n'étais plus en Angleterre. Et je n'avais pas l'impression irréfutable d'être à Narnia… La paysage devant moi était juste une grande forêt parsemée de collines sur laquelle je semblais être. Mais les arbres pourtant si verts semblaient si immobiles, si inertes... ils ressemblaient trop à ceux de mon monde. A Narnia, on pouvait presque ressentir chaque végétal respirer, danser intelligemment au rythme du vent... Là, ils se faisaient ballotter par ce dernier comme de vulgaires bouts de bois. Le ciel d'un gris foncé uniforme et inexpressif n'arrangeait rien. Ce tableau ne dégageait pas la magie habituelle que je ressentais en étant venu à Narnia pour la première fois. Plus je le regardais, moins je me sentais à l'aise, tant et si bien que je m'empressais de remettre les rideaux à leur place 


Il fallait que je sorte ici. Certes j'avais peur, mais je n'étais pas une peureuse ! Cependant, j'avais l'impression qu'il me faudrait m'alimenter en ressources quelconques avant de sortir de la chambre. J'ouvris les tiroirs et y découvrit des habits de garçons à ma taille. Après avoir ouverts les deux armoires et maints tiroirs, j'étais prête à sortir.


Désormais, je portais par-dessus mon maillot de bain une large chemise blanche, ainsi qu'un pantalon marron bouffant et des bottes usés. Je trouvai aussi un galéron d'un cuir très souple avec une plume en haut que je décidai de porter pour me donner du courage. De plus, j'avais trouvé un vieux sac rempli de poussières et de débris métalliques, dont j'avais troqué le contenu pour un petit couteau, un vieux livre à la reliure craquelée et une petite fiole que je n'arrivai pas à ouvrir. Tandis que je sortais de la chambre, attachant mes longs cheveux roux, la porte se claque brutalement derrière moi, m'arrachant un cri de terreur qui résonna bien trop longtemps dans le couloir.  


— Oh mon Dieu... murmurai-je, craignant un nouvel écho. Que se passe-t-il ici ? Eustache ? 


Aucune réponse. Je choisis ma droite pour avancer dans le couloir, trébuchant de temps à autre sur de gros bouts de pierres. Le pire était de passer les passages d'obscurité, entre les deux faibles torches posées face à face sur le mur. Elles étaient trop hautes pour que je puisse m'en emparer, malheureusement. Le couloir s'avéra être une suite de bifurcations au détour desquelles je craignais sans cesse de faire une mauvaise rencontre. De plus, je descendais, mais vers où ?  

Au bout d'une dizaines de minutes, j'entendis, horrifiée, des bruits de pas précipités derrière moi, emplissant soudain l'air de milliers de petits pas résonnant dans le couloir et ma boîte crânienne. Je me retournai avec effroi, le visage sûrement pris d'une pâleur qui m'aurait fait sursauter. En quelques secondes, quelque chose s'arrêta à une vingtaine de mètres de moi, dans une zone éclairée.  


La bête marchait à quatre pattes en prenant tout l'espace. Elle devait faire quatre mètres de largeur et six de hauteur, son ventre bougeant grossièrement au rythme de sa respiration. On aurait dit un chat sauvage aux poils ébouriffés, d'une couleur marron clair, tachés de traits noirs qui dépassait de son dos. Il avait de gros yeux injectés de sang et empreint d'une touche de folie, l'un vert, l'autre rouge. Sa bouche sertie de dents si grandes qu'elles sortaient de sa bouche s'ouvrit en grand et il hurla dans le noir, crachant des décilitres de baves devant lui. Des griffes démesurées sortirent de ses pattes et il se tendit, me regardant fixement comme un chat toise une souris avant de la courser. 


— Oh mon Dieu, mais...  dites-moi que je rêve... ! 


Le second cri qu'il poussa était tellement puissant qu'il fit virevolter mes vêtements. J'avais envie de m'enfuir, mais mes jambes tremblantes arrivaient à peine à me supporter debout tant j'étais terrifiée. Il sauta alors vers moi, se cognant violemment contre le plafond qui vibra en laissant échapper plusieurs filets de poussières. Cette fois, je pris mon courage à deux mains et m'enfuit en arrière, courant aussi vite que possible.  


Je ne pouvais pas crier, cela m'était tout simplement impossible. Il existe des moments où la tristesse est bien trop violente pour qu'on se mette à pleurer, tout comme il existait des moments bien trop effrayants pour que notre réponse physiologique estime intelligent de hurler pour survivre. Mon cœur battait à mille à l'heure, mon ouïe filtrait les échos désordonnés de ses cris pour ne garder que le galop saccadé du monstre à ma poursuite. Je n'avais jamais couru aussi vite de toute mon existence, et j'étais sûre que ce serait la première et dernière fois que mon métabolisme me pousserait autant à bout.  


Je tentai de bifurquer à droite à un carrefour, essayant de surprendre le monstre qui ne se laissa pas duper, tandis que je sortais mon petit couteau, qui ne me servirait certainement à rien. Mes bottes frappèrent bientôt de leurs semelles usés et troués de petites flaques d'eau.  


Soudain, la bête frappa avec force le sol du couloir le faisant trembler légèrement. Je trébuchai et tombais dans l'eau mêlé de terre. J'essayai de me relever le plus rapidement possible, mais je sentis quelque chose qui me retenais pas derrière : le chat sauvage avait posé sa patte au sol, l'une de ses griffes passant à travers ma chemise trop grande et me maintenant au sol. 


— Aaaah ! Non non non !  


D'un geste réflexe et maladroit, je balançai mon couteau, coupant ma chemise avant de me relever précipitamment. Mais un coup violent de son autre patte m'envoya valser contre un mur. Mon chapeau était encore en l'air lorsque je retombais sur le sol, hagard. Je commençai à paniquer lâchant des gémissements de peur. De nouveau, je vis sa patte s'approcher dangereusement de moi, comme s'il voulait m'écraser contre le mur. Dans un dernier geste fou, je contrai son coup avec mon couteau, enfonçant mon arme dans sa chair jusqu'au fourreau.  


Le chat sauvage lâcha un feulement de rage, se cognant de plus belle contre les parois duquel tombait des briques entières de pierres. Si l'une d'elle tombait sur ma tête, chapeau ou pas, j'étais morte. Je ramassai d'ailleurs ce dernier et me leva tant bien que mal. Le monstre, fou de rage, plongea sa tête vers moi, la gueule grande ouverte. Je plongeai en avant, juste sous son ventre. Le chat ferma sa bouche sur des gigantesque mottes de boues qu'il avala sans broncher sous mon regard dégoûté. Puis il se mit à gigoter dans tous les sens, provoquant un vacarme que je ne pensais jamais entendre de ma vie. Entre ses divers coups, et les multiples échos irréels du couloir, le bruit relevait carrément de la torture. Tant bien que mal, j'échappai en quelques foulées à ses coups de pattes hasardeux. Cependant, je n'allais pas jouer à ce jeu éternellement. Et il me le fit bien comprendre la seconde d'après.  


Une de ses griffes vint taillader ma cuisse droite. Je hurlai de douleur en lâchant mon couteau pour mettre mes mains sur la plaie. Les larmes me montèrent rapidement aux yeux. Le sang slaloma bientôt entre mes doigts fins, me colorant les mains d'un rouge profond qui me fit frémir d'effroi. Sa queue touffue m'entoura alors à la taille et il me souleva en l'air, se calmant enfin. Il tourna la tête vers moi avec un sourire grotesque, et tenta de s'approcher de moi. C'est bon, c'était la fin. J'allais mourir dans la gueule d'un chat sauvage géant dans un monde que je ne connaissais pas, et ce sans avoir trouvé Eustache... 


— Eustache, hurlai-je alors d'une voix étranglée dans le vide, au comble du désespoir.  


Mais personne ne me répondit. Et de toute façon, aurait-il vraiment couru à son secours... ? Elle aurait tellement avoir Susan à ses côtés, qui, arc à la main, ne ratait jamais sa cible. Ou bien Edmund et Peter, redoutables en combat à l'épée contre des bêtes de toutes tailles.  


— Je vais mourir loin d'eux, soufflai-je pour moi-même, des larmes coulant sur mes joues.  


Et mes parents... mes pauvres parents. Je venais à peine de les retrouver après cette guerre interminable, et ils ne sauraient jamais ce qu'il s'était passé. Cela me fendit le cœur. Je me mis à sangloter, la gorge nouée au possible, mes mains essayant en vain d'arracher les milliers de poils qui m'enserraient. La tête du chat s'approcha de la mienne, toujours avec ce sourire, puis il ouvrit grand la bouche.  


Je hurlai de désespoir, les joues inondés de larmes, les yeux étroitement fermés et les mains pleines de sans tendus devant moi dans un ultime et vain geste de protection, secouée de tremblements. Le temps sembla s'allonger à l'infini avant qu'il ne me mette dans sa bouche. Je pouvais sentir son haleine chaude et fétide, semblable à de la pourriture, si odorante que je crus m'évanouir pendant un moment. Mais rien ne se passait.  


J'ouvris un œil, craintive, croisant son regard vert et rouge. Il avait la gueule fermée, et me regardait fixement. Nous nous regardâmes fixement, attendant quelque chose que je ne comprenais pas. Je constatai alors que ses deux yeux étaient désormais bleus.  

Et puis, il me lécha alors ma blessure, la couvrant de sa bave épaisse. Cela aurait pu me dégoûter, mais je n'eus pas le temps de l'être : la salive en question me brûla si fort que j'en oubliais ma situation. Je me mis à beugler de douleur en m'agitant dans tous les sens, essayant de toucher ma blessure pour calmer la sensation de piqûre. Il me lâcha devant lui sans ménagement. Je titubai en arrière, aveugle tant mes yeux étaient emplis de larmes de douleur. Et c'est alors que je me mis à dévaler une pente, ballottée en tous sens. 


Je finis ma course dans un champ de hautes herbes, exténuée. Je sus immédiatement que j'étais en dehors du château, en témoignait la forte brise qui me faisait frissonner de froid. Je me retournai sur le dos, ma jambe blessée pliée contre moi, apercevant la clarté du ciel à travers mes yeux embués. La douleur était toujours horriblement forte, tellement que je n'arrivais plus à penser décemment. Au terme d'une poignée de minutes de souffrance, je défaillis.  



o0o



J'étais dans la cour de mon collège, les quelques livres ne rentrant pas dans mon sac, collées contre ma poitrine. C'était la rentrée. Mes parents m'avaient acheté des souliers et un uniforme tout neuf. J'en étais très fière, et je traversais sans complexe la cour, cherchant du regard mes amies. Mais à chaque fois que je passais, les gens hurlaient en me regardant, bondissaient en arrière, s'arrachaient les cheveux avec épouvante, encore plus hystérique que quelqu'un devant sa phobie. Certains s'évanouissaient même... ! Perplexe et vexée, je cherchais un regard malicieux dans un groupe de garçons, signe que tout cela était une farce, mais en vain.  

De dépit, je baissai la tête, et aperçut alors mon reflet dans un flaque. J'avais une hideuse tête de vautour, avec des yeux rouges pleurant du sang qui ne tombaient en gouttes au bout de mon bec. J'avais aussi des plumes noires ébouriffés et longues, d'un grotesque presque risible. Lorsque j'ouvris la bouche pour crier, le vautour dans le reflet le fit aussi. Et dans sa bouche, je vis la tête d'Eustache, rouge, le regard empli de détresse, hurlant au secours. 



o0o



De nouveau, le décor avait changé lorsque je me réveillai, horrifiée. A peine puis-je scruter les environs que j'entendis des voix.  


— Oh, elle se réveille ! s'exclama une petite voix. 

— Mais non... ! rétorqua une autre plus rauque. 

— Mais si, regarde, elle se frotte les yeux ! répondit une autre. 

— Et alors ?! Elle a bougé maintes fois dans son sommeil ! 

— Chuuut ! A force, vous allez vraiment la réveiller !  

— Vous m'énervez bon sang de bois ! On n'a pas intérêt à ce qu'elle se réveille, c'est moi qui vous le dit ! Le mieux serait de la livrer directement à... 

— Tais-toi, donc ! 


Devant moi, sur une petite table, étaient en train discuter des animaux de la forêt. Je n'en étais pas surprise : c'était quelque chose de courant à Narnia, et c'est sûr que j'y étais désormais. Il y avait un vieux castor aux quelques poils blanchis parmi sa touffe brune, vêtu d'un simple pull vert et de chaussons. Il avait des lunettes en demi-lunes et des chaussons. Il semblait que j'étais dans sa demeure. J'avais déjà été dans la maison d'un castor et elle y ressemblait comme deux gouttes d'eau. 


À côté de lui, je vis un nain aux longs cheveux noirs et hirsutes, avec une grande barbe. Il avait un œil en moins, et le visage sculpté par de nombreuses cicatrices. En face de lui, trois écureuils me regardaient avec des yeux ronds, immensément surpris de me voir éveillée. Il y avait aussi un raton-laveur, et un hibou. Manifestement, le castor avait invité ses amis pour me voir. 


La demeure était tout petite, je devais tenir à peine debout dedans. Les murs étaient en terre. Je distinguai une cuisine derrière eux, des étagères et des portraits au mur, ainsi qu'une porte sur ma droite.  


— Et voilà, vous l'avez réveillé ! s'écria le raton-laveur blanc et noir. 

— Tais-toi donc, Léodum ! 


L'intéressé sembla profondément outré de l'insolence du nain, mais ne releva pas. Ce dernier descendit péniblement de sa chaise et s'approcha à grands pas de moi, les sourcils froncés.  


— Maintenant que tu es réveillée, je peux reprendre mon écharpe.  


Ce n'était pas une question. Il m'arracha le tissu grand et confortable qui me recouvrait partiellement d'un geste sec.  


— Hey, pas besoin d'être comme ça... ! s'exclama l'un des trois écureuils d'une petite voix.  

— Toi, tu la fermes ! 

— Ça suffit, Grundir, trancha le castor d'un ton sec. Nous avons des divergences sur de nombreux points, mais je pense que nous sommes tous en mesure de nous comporter comme des adul...  


Il s'interrompit, lançant un regard incertain vers les trois écureuils au-dessus de ses lunettes en demi-lune.  


— En tout cas, je pense que... enfin, je vous demanderais de bien vouloir vous calmer, ou alors de sortir de chez moi, finit-il par dire.  

— Allons, Gaston !  protesta le nain. Je reprenais juste mon éch... 

— Comment vas-tu, fille d'Eve, demanda doucement le dénommé Gaston, coupant délibérément son hôte. 

— Euh... ça va, merci. Où suis-je ? 

— Dans ma demeure, répondit le castor. Ce sont les triplettes ici présentes qui t'ont trouvée vers le nord, dans une contrée déserte. Elles y avaient entendu des cris de monstres qui s'étaient répercutés dans toute la vallée... Comment t'app... 

— Que faisais-tu dans la Vallée de la Mort ? s'enquit brusquement le nain, interrompant à son tour Gaston.  

— La Vallée de la Mort... ? Il n'existe pas de vallée pareille à Narnia ! m'exclamai-je alors, outrée d'entendre un nom aussi grotesque. 

— Bien sûr que si, ça a toujours été le cas, rétorqua le nain.  

— En fait, non, pas exactement, rectifia Gaston avec le calme qui semblait le caractériser. La Vallée de la Mort ne s'appelait pas comme cela avant. Elle se dénommait, le pic des Tempêtes. C'était il y a des siècles. 

— J'étais là-bas ?! m'étranglai-je, choquée. 


Je connaissais bien cette région. Nous y étions allés par deux fois lors de mon dernier passage à Narnia, et en compagnie d'Aslan, afin de régler quelques problèmes...   


— Et maintenant, où suis-je, précisément ? 

— Dans les bois nord-est de Narnia, répondit immédiatement Léodum. Mais dites, vous ne vous êtes pas présentée.  

— C'est vrai. Je m'appelle Lucy Pevensie. 


Seule la réaction de Gaston me fit tilter. Il ouvrit grand sa petite bouche et je vis ses petites moustaches frétiller. Quant au raton-laveur, il sembla réfléchir un moment, puis haussa les épaules et finit sa tasse de thé, comme s'il avait abandonné une idée naissante. 


— C'est impossible, décréta fermement Gaston. 

— Pourquoi donc ? s'enquit l'un des écureuils.  

— Eh bien, parce que c'est le nom d'une des Reines de Narnia ayant vécu il y a environ un demi-millénaire, lors de l'âge d'or... ! 

— Hein ? Ah oui, c'est vrai... Mon monde et le vôtre n'ont pas le même "temps"… essayai-je maladroitement d'expliquer. J'ai constaté cela lors de mon deuxième passage à Narnia, lorsque j'ai aidé le prince Caspian à reprendre le trône que lui avait volé son oncle Miraz. Depuis ma dernière venue, il s'était passé 1300 ans si je me souviens bien. 


Ils me regardèrent avec des yeux ronds, abasourdie.  


— Alors, vous voyez ! 

— C'est vrai que les écrits parlent de votre grande aide lors de la bataille pour la reprise du trône du roi Caspian... ! Admit le castor. Et qu'il y a plus d'un millénaire entre ces deux actes... 

— Elle ment, affirma Grundir. 

— Elle dit vrai, contredit une voix féminine et assurée. 


Je tournai la tête vers le coin de la pièce. En haut d'une armoire était perchée un magnifique hibou aux plumes argentées, avec des grands yeux orange foncé. Le nain ouvrit la bouche, puis la referma d'un air renfrogné, s'enfonçant dans un silence boudeur. Manifestement, même ce Grundir qui semblait bien têtu ne jugea pas nécessaire de tenir tête au hibou. 


— Mon nom est Glimfeather. Ma Reine, je suis infiniment honorée de pouvoir vous côtoyer de mon vivant. 

— Ça alors ! s'exclama Léodum, les yeux écarquillés. La Reine ? Lucy la Vaillante ? Celle des légendes ?! 

— Pas des légendes, des écrits, rectifia Glimfeather d'un ton neutre. Les légendes sont des contes à la véracité contestable. Les écrits sont des faits. C'est bien elle. 

— En personne, lui assurai-je avec un léger sourire devant la surprise de Léodum. Je n'arrive pas à croire qu'il se soit passé autant de temps depuis mon dernier passage... 

— Mais alors... ces cris de monstre que les triplettes ont entendus dans la vallée... ? 

— Ce n'était pas moi, mais plutôt un gros chat sauvage que j'ai découvert dans les couloirs d'un château abandonné. Il était absolument énorme, et d'ailleurs, il m'a blessé à la jambe... 


En même temps, je regardai à travers la coupure de mon pantalon. Je ne vis qu'une fin trait rose en travers de ma cuisse. La cicatrisation avait été extraordinairement rapide... D'ailleurs, je ne sentais plus rien ! 


— Merci de m'avoir soignée, d'ailleurs ! 

— Nous n'avons rien fait. Nous vous avons découverts comme cela.  

— Ah... ?  

— Un gros chat sauvage ! clama alors Grundir avec un sourire ironique et édenté. Et puis quoi encore ? 

— Cela ne m'étonnerait pas que ce soit une des multiples formes de Tash, murmura le hibou, songeuse.  

— Tash... ? m'exclamai-je en me redressant sur mon fauteuil. Tash comme... la divinité des Calormènes ? 

— Vous le connaissez ?  

— J'en ai entendu parler lors de mon premier voyage à Narnia, lorsque j'étais reine... 


En effet, nous étions restés à Narnia une vingtaine d'années après avoir battu la Sorcière Blanche, et avions donc eu le temps de grandement nous informer sur les us et coutumes des pays alentours. Calormène se trouvait au sud, séparé de Narnia par une grande étendue de désert. Les gens y étaient basanés en raison du soleil omniprésent dans cette région, avec un style vestimentaire qui n'était pas sans rappeler celui des pays du Moyen-Orient.  

Ils avaient une divinité du nom de Tash qu'ils vénéraient dans des temples, et pour qui ils organisaient des jours de fêtes, des sacrifices. La première fois que j'en avais vu une représentation, j'en avais eu des frissons. C'est une sorte de grand vautour avec deux bras humains, avec des plumes longues et ébouriffés donnant une impression générale de chaos s'émanant de lui. C'est alors que je m'étais posé une question déterminante : Est-ce que Aslan était une divinité au même titre que Tash ?  


Il avait des pouvoirs, c'était indéniable, et une aura mystique, mais personne ne le vénérait comme Tash. Dans ma tête, je m'étais donc dit que Tash était le Dieu unique du monde de Narnia. 


— Il est apparu ? Je ne l'ai jamais vu de mon vivant... 

— Personne ne l'a jamais vu, mais tout le monde dit qu'il est là, à sévir ! Répondit Léodum, sarcastique au possible.  

— Les Calormènes clament son retour depuis des jours, expliqua Gaston. Il est apparu devant un temple, alors même que toute la population était dehors pour une fête en son nom. 

— C'est génial ! M'exclamai-je, réellement contente. Cela fait tellement longtemps que les Calormènes l'attendent... ! 


C'est vrai que Calormène et Narnia avait eu quelques tensions par le passé. Une guerre avait failli éclater environ quatorze ans après la chute de la Sorcière Blanche. Mais je n'étais pas quelqu'un de rancunière. Et puis, c'était réellement une bonne chose pour eux. 


— Génial ? Pesta Grundir en tapant du poing sur la table. Je doute de plus en plus qu'elle soit réellement la Reine des légendes... ! 

— Des écrits, pas des légendes ! Rectifia durement Gaston. Si vous voulez bien, Glimfeather va vous raconter ce qu'il s'est passé ces derniers temps, et pourquoi l'apparition de Tash, si elle s'est réellement produite, ne signifie pour tous qu'un grand malheur. Mais avant, permettez-moi de vous inviter à ma table. J'ai l'oreille fine, et j'ai entendu votre estomac grogner maintes fois lors de notre discussion. Léodum, veux-tu bien préparer pour la Reine quelques-uns de tes mets délicieux ? 


Ce dernier approuva avec plaisir. J'éprouvais une vague de gratitude pour le castor. Je n'osais pas demander à manger tant les visages en face de moi semblaient graves, et l'annonce du déjeuner me rassura tellement que je bondis de ma chaise en inondant Gaston de remerciement. Tandis que le hibou commençait son histoire, des odeurs délicieuses s'emmêlaient dans mes narines, décuplant exponentiellement ma faim. Je sentais le parfum des œufs frits, du pain grillé et du beurre qui ne constituerait d'après les dires du raton-laveur, que l'entrée du grand festin qu'il s'apprêtait à préparer pour tous. 


J'appris que cela faisait des centaines d'années qu'Aslan ne s'était pas montré, et que personne ne s'en plaignait guère. Narnia allait bien, plus aucune guerre ou tensions ne pointait le bout de son nez. Quant aux relations commerciales entre ce dernier et Calormène, elles s'étaient décuplées, tant et si bien que les rois des deux pays étaient connus pour être bons amis. Alors que le roi narnien, du nom de Mirian, était invité à Calormène, un centaure était venu au palais pour avertir son fils le prince d'une prédiction grave.  


En effet, il avait vu dans l'agencement des étoiles, que l'absence d'Aslan n'était pas normale. Habituellement, il s'absentait pour s'occuper d'autres affaires. Après tout, il n'appartenait pas à Narnia : ce n'était pas un lion apprivoisé ! Et pourtant, le centaure avait affirmé qu'Aslan était en fait enchaîné contre son gré loin de Narnia ! De plus, il avait prévenu qu'une divinité allait profiter de son absence pour le remplacer et régner ici.  


— J'ai l'habitude de croire les centaures d'habitude, murmura Gaston, mais là, ça m'a l'air un peu gros comme prédiction.  

— Elle s'est pourtant réalisée, répliqua calmement Glimfeather. Une semaine plus tard, Tash faisait sa première apparition dans notre monde, alors que notre roi était toujours à Calormène.  

— Je ne l'ai jamais vu, et je veux bien te croire, mais Aslan, enchaîne ? Par qui ? Par quoi ? Comment ? Même la Sorcière Blanche n'est pas venue à bout de lui ! Rappelez-vous les écrits ! Il est mort sur la Table de Pierre, lâchement tué par la Sorcière, et il a ressuscité ! 

— Je n'en sais pas plus que toi. Mais toujours est-il que le prince a aimé encore moins que toi les prédictions du centaure, qu'il a décapité sans l'accord de son père le roi pour hérésie. 

— Hein ? m'exclamai-je avant de mettre les mains devant ma bouche remplie de patates chaudes. 

— Je n'ai jamais aimé le prince... répondit simplement Glimfeather. Toujours est-il que la venue de Tash dans notre monde est une malédiction. Nous, les hiboux, sommes une communauté qui transmet habilement l'histoire de génération en génération, et ce depuis le début des temps. Et d'après ce que m'a toujours dit ma mère, Tash n'est pas comme Aslan, malgré qu'ils aient tout deux des pouvoirs. Lui as besoin de sang pour vivre, de sacrifices. Plus il y en a, et plus il est puissant. Il paraît même qu'il mange les âmes et les étoiles.  

— Depuis sa prétendue venue, la moitié de notre monde a été ravagé par des catastrophes naturelles, ajouta le castor. À Narnia, les animaux perdent leur capacité à parler, petit à petit. Le roi n'est toujours pas revenu, et c'est désormais le prince, plus sanguinaire que jamais, qui règne sur notre contrée. Les Géants sortent de leurs pays et commencent à mettre le bazar partout sans que personne ne lève le petit doigt pour les stopper, comme seul savait le faire votre frère il y a de cela un millénaire, le Roi Suprême Peter. Les Calormènes viennent désormais acheter des terres ici ! 

— Oh mon Dieu... murmurai-je, horrifiée. 

— Mais ce n'est pas tout, renchérit le nain à voix basse. J'ai un frère qui fait partie de l'armée royale, très proche du prince, et qui m'a révélé une information capitale. A ce qu'il paraît, Tash s'est présenté au roi de Calormène, en lui demandant du sang en quantité. Effrayé, ce dernier qui ne voulait pas tuer sa population, lui as dit qu'il en trouvera suffisamment au nord, par-delà le désert, là où les animaux parlent, chantent et dansent... 

— Il va venir ici ? 

— Non, il est ici, répondit fermement Glimfeather. Des arbres avec qui j'avais l'habitude de parler meurent de plus en plus vers le sud de Narnia. Il s'approche d'ici, du palais et du pays des Géants.  

— Et aucun d'entre vous ne l'a jamais vu ? questionnai-je.  


Tous me répondirent par la négative. 


— Si je comprends bien... Ce Tash est une mauvaise divinité qui serait à l'origine des maux qui frappent votre monde depuis peu. Mais comment l'arrêter ? 

— Comment arrêter Aslan ? me demanda Glimfeather en retour. 

— C'est absolument impossible. 

— Même chose pour Tash.  


Je commençai alors à comprendre la place qu'occupait Tash à Narnia. D'ailleurs cela éclaircissait une discussion que j'avais avec Aslan par le passé, lors d'une fête organisée à Cair Paravel. 


— Aslan, saviez-vous que les Calormène vénérait une sorte de vautour comme un Dieu ? Lui avais-je demandé. Son nom est Tash. 


Quelque chose avait alors habité son regard. Il eut comme un léger moment d'absence, puis répondit de sa voix ample et profonde. 


— En effet, enfant, je le savais. 

— Existe-il dans ce monde ?  

— Oui, il existe.  

— Vraiment ! Alors, vous êtes amis ? 

— Non, enfant, répondit-il après un léger silence. Nous ne sommes pas amis.  


À ce moment-là, j'avais compris qu'il était inutile d'aller plus loin dans la discussion, discussion que j'oubliai le lendemain. Il n'était pas enclin à m'en dire plus, en témoignait ses réponses tendant à clore le possible débat. Aslan n'était donc pas le seul être avec des pouvoirs dans ce monde. Et si Tash n'était pas un ami, alors il était un ennemi... ! Même s'il n'y avait aucune preuve que ce soit lui qui soit à l'origine de tous ces malheurs, il fallait faire quelque chose immédiatement.  


— Mais quoi donc ? rétorqua Grundir en levant les yeux au ciel. Si Tash existe réellement, tous les légendes qui entourent ses pouvoirs sont vrais ! Et si c'est le cas, il nous est impossible de s'en approcher ! Glimfeather vous l'a bien fait remarquer ! S'attaquer à lui, c'est comme s'attaquer à Aslan ! 

— Mais... je refuse de rester les bras croisés alors que mon royaume est sur le point de disparaître ! M'emportai-je en me redressant sur ma chaise. Les arbres meurent, les animaux cessent de parler, le temps devient déplorable, des monstres commencent à envahir ce pays, ajoutai-je en pensant au gros chat sauvage. Sous prétexte que notre ennemi est Tash, nous devrions poser le genou à terre et attendre qu'il prenne son tribut ? Hors de question ! Narnia s'est toujours fièrement défendu contre l'envahisseur, et j'ai combattu pour lui alors que vous n'étiez même pas à l'état de projet, mon cher ! Si ce n'est pas vous, ce seront les centaures, les capricornes, les faunes, les ânes, les chiens, les écureuils, les hiboux, les castors, les renards ou encore les chevaux qui m'épauleront ! Et n'attendez pas d'Aslan qu'il apparaisse sous prétexte qu'il soit le seul et unique recours ! Il n'est pas un lion apprivoisé, et certainement pas l'esclave de... de Narniens pathétiques qui s'avouent vaincus avant même d'avoir essayé ! Finis-je par dire, légèrement essoufflée. 


Un grand silence suivit mon discours improvisé qui me plongea dans un profond état de malaise. Je me fit toute petite sur ma chaise, les joues en feu et les lèvres pincés, attendant que quelqu'un contre avec un argument logique mes arrogantes énonciations, chose qui ne devait pas être aisé. 


— Alors, Grundir ? s'enquit Glimfeather avec une pointe d'amusement dans la voix. Tu penses toujours que ce n'est pas la Reine de Narnia en personne que tu es en train d'observer comme un merlan frit ? 


Ce dernier ferma sa bouche entrouverte et s'enfonça dans son fauteuil, boudeur. Cependant, son regard envers moi avait changé. Il n'était plus hostile, mais pas encore amicale. Je percevais quelque chose qui devait être du respect, et j'en était honorée.  


— Vous portez bien votre surnom Votre Majestée ! s'exclama Gaston, accentuant encore le rougissement de mes joues. Mais alors, que faire pour sauver Narnia de ce fléau invisible ? 


Tous les regards se tournèrent vers moi, avec cette attente cruelle de réponses qui me ramena pleinement à mon rôle de Reine d'il y a un peu plus d'un millénaire. Et encore, je n'avais pas à trancher dans des moments aussi critiques à l'époque. La présence de mon grand frère, Peter, arrangeait bien des choses. L'espèce d'un instant, j'eus une responsabilité colossale sur les épaules, et je me demandai comme il faisait pour l'endurer, non seulement en tant que Roi, mais aussi en tant que grand frère en général.  


— Je... il... nous... eh bien, d'abord, j'aimerais rendre visite à ce prince sanguinaire, et lui toucher deux mots quant à sa façon de gérer Narnia. D'ailleurs, sans lui à nos côtés, nous sommes perdus. Enfin, je pense que ce n'est pas une trop mauvaise idée... ! 

— C'est une excellente idée ! acquiesça Léodum. Je vous accompagnerais !  

— Moi de même ! renchérit Grundir. Il ne me fait plus aucun doute que vous êtes la Reine, et en tant que bon nain, je me dois de mettre ma vie à votre service. 

— Oula, mais on ne va pas mourir, n'est-ce-pas ! Protestai-je, paniquée.  


Mais ils ne m'écoutaient plus. 


— Gaston, n'aurais-tu pas des vêtements de rechange pour notre Reine ? s'enquit Glimfeather. Et il faut préparer un encas pour la route ! 


Et tout le monde se mit à s'activer autour de moi, s'affairant au voyage qui allait avoir lieu la nuit même, si j'avais bien compris ! Je n'en menais pas large. Un tremblement habitait mon ventre qui n'avait rien à voir avec la faim. J'étais de plus en plus anxieuse au fur et à mesure que les préparations touchaient à leur fin. Finalement, Gaston ne trouva aucun vêtement à ma taille. Je devais donc continuer à me trimbaler avec ma chemise sale, et mon pantalon déchiré qui tout deux surplombaient mon maillot de bain. J'attachai mes cheveux sur le haut de ma tête et les cacha sous mon galéron, avec l'objectif caché de garder secrète mon identité, au cas où. 


— À bientôt, Votre Majestée, me dit Gaston. Nous nous reverrons sous peu, j'en suis certains !  

— J'aurais bien aimé venir, renchérit le hibou qui essayait de calmer les triplettes, hurlant qu'elles voulaient m'accompagner, mais j'ai malheureusement quelques engagements cette soirée. Cependant, je viendrais après cela directement au palais pour vous y rencontrer de nouveau ! 

— Au revoir, et merci pour le repas ! Merci pour tout !  


Je franchis la porte du castor presque à quatre pattes, et me redressa à côté d'une rivière calme. L'eau semblait si fraîche et pure que je ne pus m'empêcher d'en boire un peu, puis de m'en asperger le visage et les bras avant que nous nous mettions en route. Je suivais mes deux guides à travers les bois. Nous espérions arriver à l'aube au palais. Mais je ne me sentais pas bien.  


C'était la première fois à proprement parler, depuis mon arrivée, que je profitais de l'air de Narnia, que j'en arpentais les forêts. Mais je n'avais plus ce sentiment de plénitude que j'avais en regardant les arbres, le ciel, tandis que je m'émerveillai de l'atmosphère onirique de son environnement. Là, j'étais mal à l'aise. Sur mon passage, j'avais l'impression que les arbres se penchaient sur moi, comme pour mieux m'épier, et leurs ombres enchevêtrés projetés par la lueur de la lune me faisaient sans cesse voir des silhouettes autour de nous par effet d'optique. D'ailleurs, je ressentais ce malaise chez mes deux compagnons de route qui se parlaient de moins en moins au fur et à mesure qu'on avançait. 


— Sommes-nous encore loin ? 

— Bien sûr, répliqua un peu brusquement Grundir. Quoi, vous avez encore faim ? 

— Je n'ai jamais dit ça ! ripostai-je, irritée de le voir hostile. C'est juste que... j'ai l'impression que nous marchons depuis des lustres... ! 

— Pauvre petite... ! 

— Hé, je vous ais entendus, Grundir ! 

— Arrête de l'embêter, mon vieux ! renchérit Léodum. Tu as l'une des premières Reines de Narnia devant les yeux et... 

— Alors de un, elle est derrière, de deux, nous sommes en temps de guerre, alors à bas les niaises politesses, et de trois, cela ne lui donne pas le droit de se comporter comme un vieil enfant aigri ! 


Pour seule réponse, je poussai un cri de surprise et grogna, m'interdisant de répondre à ces provocations. Comment avais-je pu croire un seul instant que son jugement envers moi avait changer avec un simple discours bateau ? Ce Grundir était plus têtu qu'une mule, et pourtant j'avais connu des nains vachement obtus... ! Finalement, je ne pus me retenir de répondre, mais il me devança. 


— J'ai envie de pisser, grogna-t-il à voix sourde. 


Je m'adossai contre un arbre, les bras croisés. Léodum regarda le nain partir derrière un arbre, haussa les épaules, puis se mit à faire les cent pas autour mon arbre.  


— Vous n'avez pas intérêt à me regarder ! hurla le nain de derrière sa cachette.  

— Non mais pour qui vous me prenez ! Je ne suis pas une perverse ! 

— Peut-être pas, mais vous êtes quand même une jeune fille qui porte des pantalons... ! 

— Je ne trouvais rien d'autre ! me défendis-je, légèrement honteuse.  

— Une chemise longue aurait fait l'affaire, rétorqua-t-il sèchement. Les filles ne devraient pas porter les habits réservés aux hommes ! 

— Hé, je fais ce que je veux ! m'exclamai-je, me surprenant à hurler, alors que j'avais le même avis que lui avant de venir ici. 

— Alors si je comprends bien, vous n'aviez pas le choix, mais vous faites ce que vous voulez ? 

— Je... vous... oh, et puis, je ne vous parle plus ! déclamai-je avec une immaturité dont je me rendis compte que par la suite. 


Il eut alors un rire sarcastique dont je compris parfaitement la signification.  


— Et je ne suis pas une petite fille !  

— Oui, oui...  

— Si vous continuez de m'embêtez, je viendrais vous voir pendant que vous faites vos besoins ! 

— Je savais que vous étiez une perverse ! claironna-t-il d'un air triomphant. 

— Bonsoir, jeune fille.  


Je me retournai brusquement vers la voix. Un homme venait d'apparaître comme par magie sur ma droite. Ou bien avait-il toujours été là ? Il était d'une beauté qui m'hypnotisa. Il avait de longs cheveux noirs et fortement bouclés qui entouraient un visage aux yeux rieurs, et à la bouche tordue en un léger sourire, ceinturée par une barbe de trois jours. Il semblait quelqu'un de noble, et d'honnête. Il était vêtu comme elle d'une chemise blanche, ainsi que d'un pantalon noir, tous deux partiellement caché par la longue fourrure qui frôlait le gazon humide au même titre que ses bottes neuves. C'est en voyant cette lourde veste que je me rendis compte que je frissonnais de froid. Il le vit, et me para de sa fourrure avant même que je puisse protester, puis posa ses mains chaudes sur mes épaules dans un geste paternaliste. Je découvris deux épées à sa taille. 


— Que fais donc une si jolie jeune fille toute seule dans la forêt, en pleine nuit de surcroît ? 

— Je... nous.... Attendez, seule ? 


Je me retournai sur moi-même, soudain prise de panique. Cet homme avait raison ! Léodum avait complètement disparu ! 


— Heu... en fait, j'étais avec un raton-laveur et... et un nain... Grundir ! l'appelai-je. 


Mais je n'eus pas de réponse non plus. Je tournai le regard vers lui, dans un geste inconscient d'appel au secours, sans même savoir si je pouvais compter sur lui ou pas.  


— Tes amis ont disparus ? me demanda-t-il.  

— On dirait...  

— Où vas-tu ? 

— Voir le prince, mais... ! 

— Puis-je t'y amener ? Il y a beaucoup de loups dans ses environs. 

— Les loups sont mes sujets, ils ne me feront rien, dis-je alors dans un souffle. 


Je l'avais énoncé le plus naturellement du monde, sans prétention, pour la simple et bonne raison que c'était vrai. Il existait en effet des créatures maléfiques, mais j'avais appris que moi, ma sœur et mes frères avions un impact retentissant sur eux, un peu comme Aslan avec tout le monde, dans le sens où ils ne pouvaient pas nous attaquer impunément à moins d'être aidé par une force maléfique encore plus grande : comme la Sorcière Blanche, par exemple. Mais en le disant, je devenais bien plus qu'une petite fille perdue dans la forêt, et je le voyais bien dans le regard de l'homme. Et rien ne servait d'essayer de me rectifier, cela ne me rendrait que plus suspecte. Cependant, il ne releva pas. 


— Donc, tu n'as pas besoin de mon aide ? 

— Euh... si, s'il vous plaît ! Mais pourriez-vous m'aider à trouver mes amis d'abord ? Je n'ai pas envie de les perdre comme cela... 

— Très bien. Un nain et un raton-laveur, n'est-ce-pas ? J'ai croisé un raton-laveur en venant par ici. 

— Vraiment ! me réjouis-je en frappant des mains. C'est super. Mais d'abord, je vais aller chercher ce têtu de Grundir. 


Ce fut malheureusement en vain. J'arpentai longuement les alentours à la recherche du nain grognon sans plus de succès. Mais qu'étais donc devenu Narnia ? Pourquoi tout tournait mal ? Au comble du désespoir, je repassais là où j'avais déjà scruté avec attention, allant jusqu'à tourner plusieurs fois autour du même arbre, à regarder d'un air méfiant le gazon comme si ce dernier cachait mon compagnon, à hurler son nom de toute mes forces quitte à ameuter tous les loups de la forêt. Mais rien n'y fit.  

Déprimée, l'homme dont je ne connaissais toujours pas le nom m'enserra au niveau des épaules et nous marchâmes vers l'endroit où il avait vu Léodum. Au bout de quelques minutes de marches, il me montra une grotte dont l'entrée était illuminée d'une lueur orangée, signe qu'on y avait allumé un feu, et dont j'étais séparé par un cours d'eau.  


— Il était de l'autre côté de ce cours d'eau, et rentrait probablement dans cette grotte.  

— Mais comment est-ce possible ? glissai-je faiblement, la voix affaiblie par le froid désormais hivernale.  

— Mon Dieu, mais tu es frigorifiée ! observa l'homme avec inquiétude. Allons-nous réchauffer dans cette grotte, c'est pour le mieux.   


C'est vrai que j'avais vraiment froid. J'avais décidé d'arrêter de m'empêcher de claquer des dents, mes doigts gelés étaient enfouis dans mon pantalon, faible protection contre l'air ambiant. Mes bottes trouées laissaient l'humidité du gazon mouiller la plante de mes pieds, glaçant ces derniers aussi.  


Il me porta alors comme les princesses dans les contes, et j'en fus un peu gênée, mais je ne vais pas mentir, c'était très agréable. Puis il traversa le cours d'eau qui lui arrivait à la taille en un rien de temps, avant de se diriger vers la grotte d'un pas assuré, sans me déposer sur le sol. J'aurais bien aimé qu'il le fasse d'ailleurs, parce que nous nous apprêtions à rentrer dans un endroit que nous ne connaissions pas sans aucun moyen de se défendre. La grotte était un long couloir avec des torches sur ses parois, qui bifurquait sur la droite. Nous suivîmes le chemin et tombâmes sur un feu de camp vide. J'étais à la fois rassuré, et un peu inquiète. Qu'il n'y est personne nous évitait les ennuis, mais forcément, celui qui l'avait allumé allait revenir, et nous en aurions à ce moment-là ! A moins que celui qui ait allumé ce feu soit Léodum... ! 

Il me posa près du feu avec une délicatesse qui me toucha, et s'assit juste à côté de moi en tailleur, adossé contre la paroi. Finalement, ce ne devait pas être un mauvais bougre. Même si je ne connaissais toujours pas son nom.  


— Ça va mieux ? 


J'acquiesçai timidement, les mains tendues vers le feu d'une chaleur exceptionnelle. Était-ce parce que je ne cessais de marcher dans un froid que je n'avais observé à Narnia qu'à l'époque de la sorcière blanche, parce que j'étais en compagnie de cet homme, ou parce que ce feu n'était pas normal, que je me sentis immédiatement si réchauffé que j'aurais pu piquer un somme sur le moment ? 


L'inconnu sortit alors d'une poche de son pantalon une flûte qui avait l'air d'être faite en paille et me raconta comment il l'avait eu lors d'une aventure rocambolesque, avant de se mettre à en faire, à mon grand plaisir. Et la mélodie qu'l improvisa me donna à la fois l'envie de rire et de pleurer. Je me mis à penser à ma famille, à mes disputes avec Eustache, à mon amoureux au collège, à la guerre qui s'était terminée mais que j'avais peur de voir éclater de nouveau. Et petit à petit, sans le savoir, je m'endormais. Et c'est alors que je compris.  


Je connaissais cette flûte de paille. Tumnus avait la même. Lors de mon premier voyage à Narnia, le tout premier, j'avais pris le thé avec un charmant faune qui était resté mon ami pour la vie, du nom de Tumnus, et qui était à ce moment-là à la solde de la Sorcière Blanche. Il avait essayé de m'endormir pour me livrer à elle. Et je ne savais pas pour quelle raison l'inconnu faisait cela, mais je savais qu'aucune personne n'endormait une jeune fille contre son gré avec de bonnes intentions ! Alors je sortis de ma torpeur dans un sursaut. 


J'eus tout d'abord ce drôle de sentiment d'avoir l'impression qu'il aurait pu se passer deux minutes ou une demi-heure pendant mon assoupissement. Puis, je le sentis très proche de moi. En fait, il avait toujours sa flûte dans la bouche, sifflotant sa mélodie si particulière, mais sa tête était enfouie dans ses cheveux, les respirant avec une obscénité morbide, et je sentais ses lèvres fines arpenter mon cou avec empressement. Il avait passé son bras droit autour de moi, pour poser sa main sur ma poitrine naissante. De l'autre main, il enlevait la braguette de mon pantalon. J'eus un haut-le-cœur tellement violent lorsque je compris ce qu'il allait faire, que je me demandais si j'aurais la force d'esprit nécessaire pour riposter. 


Cependant, je n'avais pas besoin de m'inquiéter.  


Je lâchai un cri d'épouvante en le frappant durement d'un coup de coude. Lorsque je le vis, ce n'étais plus le bel homme au visage noble et honnête. Un filet de bave s'éloignai de sa bouche, le regard avide et cruel.  


— Votre Majestée ! 


Je tournai le regard et vit, à ma grande surprise et à mon grand bonheur, le nain Grundir, une épée à la main, son visage tordu par une surprise bête. 


— Mais qu'est-ce que... ? bafouilla-t-il, profondément choqué. 

— Grundir, je... ! hurlai-je, terrifiée.  


Mais l'homme m'interrompit. Il attrapa ma tête dans sa seule main et l'écrasa violemment contre le col, m'arrachant un cri de douleur étranglé.  


— COMMENT OSEZ-VOUS... ! Aaaargh ! 


Je ne vis pas ce qu'il se passait, mais j'entendis une masse tomber sur le sol, comme si Grundir s'était fait projeter au loin. L'inconnu se coucha contre moi, collant chaque partie de mon corps avec un empressement animal, et je sentis son souffle chaud envahir mes joues.  


— Ne pars pas maintenant, Lucy, me murmura-t-il. On ne fait que commencer après tout... ! 

— Arrêtez, vous me faites mal ! geignis-je. Je n'ai que quatorze ans ! 

— Déjà ? rétorqua-t-il dans un grognement animal. Normalement, je vise les très jeunes... 

— Espèce de monstre... ! 

— Oh, mais je ne les viole pas ! rebondit-il, se voulant rassurant. Je les mange. Mais là, je ne suis pas dans ma forme originelle, tu vois, alors, je ne peux pas te manger. En tout cas, pas en entier, ce qui est réellement dommage ! 


Tandis qu'il parlait, il me retourna sur le dos, et s'assis sur mon ventre, sa main si solidement empoigné dans ma chevelure que j'avais l'impression qu'elle s'en allait à chaque instant, tandis que l'autre enserrait mon poignet.  De mon bras libre, je le frappai au ventre sans succès. 


— Tu sais pourquoi je vise les plus petits, Lucy ? Parce qu'ils ont la plus exceptionnelle grandeur d'âme... J'ai même mangé des nouveau-nés mais toi... toi, tu es différente ! Je n'ai jamais vu un être humain avec une grandeur d'âme tel que la tienne. En te mangeant, je serais rassasié pour des siècles et des siècles !  

— ENLEVEZ VOS SALEZ PATTES ! beugla Grundir.  


Je vis alors l'homme tendre brusquement sa main au-dessus de lui, et à nouveau, j'entendais le bruit de chute. Il semblait faire tomber le nain à distance d'un simple geste du bras. Dans le même temps, je compris autre chose, notamment à cause de son histoire des âmes. 


— Vous êtes Tash, soufflai-je tellement bas que je m'entendis à peine.  


Il hurla alors comme un véritable fou, si fort que ses longs cheveux se hérissèrent en formant un soleil autour de sa tête, si fort que les poils de la fourrure se levèrent aussi en me chatouillant légèrement, si fort que j'avais l'impression que le cri se répercuta mille fois dans mon crâne.  


— On dirait que t'as enfin compris, s'écria-t-il à la cantonade. Ça t'en auras pris du temps ! 


Et il me frappa plusieurs fois mon visage contre le sol en continuant de hurler comme un véritable dément, alors que je me joignais à ses cris, la douleur à l'arrière de mon crâne devenant insoutenable. Je sentais mon cerveau se cogner maintes fois contre les parois de ma boîte crânienne, je n'arrivais plus à réfléchir, mais ce dont j'étais sûre avec certitude, c'est qu'il voulait me tuer, puis prendre ma virginité Dans cette situation, j'avais dans mon arsenal ultime défense contre un homme un peu trop entreprenant : je frappai violemment dans ses parties. Un cri de douleur succéda à ses cris de victoires.  


— Ah, la garce ! 


Et ventre sembla s'élargir, tant et si bien que sa chemise éclatait. Je découvrais alors, non pas un ventre d'obèse, mais une autre paire de bras, poilus. Avec l'un, il m'attrapa la main, et avec l'autre, il dégrafer ma chemise. De désespoir, je ne pouvais que taper vainement des pieds, regardant son visage bête à travers mes larmes de douleur, hurlant comme un animal blessé. Mais je n'abandonnais pas. Jamais. Il y avait encore mon maillot de bain qu'il n'arriverait certainement pas à déchirer à mains nus. Je profiterais alors d'un moment de faiblesse pour lui rendre la monnaie de sa pièce. 


Une épée entra alors dans mon champ de vision, et la seconde d'après, l'un des bras de Tash tomba en travers de mon ventre, ses doigts caressant mon menton. Après cette action héroïque, le nain lui donna un coup de pied dans la poitrine qui le fit tomber à la renverse sur mes jambes tandis qu'il hurlait de douleur, le sang jaillissant de la blessure étonnamment lentement. De plus, le sang, que je pensais voir rouge très foncé, était en fait noir. Lorsque je me redressai, puis vit les poils de la fourrure que j'avais enlevé s'agiter en tous sens, le bras coupé de Tash continuer de bouger, et ce sang noir semblable à de l'huile s'écouler paresseusement de sa blessure, je dois avouer que je fus à deux doigts de m'évanouir. 


— Courage, ma Reine, me dit Grundir, essayant de me rassurer. Je sais bien que vous n'êtes encore qu'une jeune fille, mais il va falloir endurer cette vue encore quelques instants... ! 

— Tu ne penses pas si bien dire, sous-homme, s'exclama une voix traînante derrière moi.  

Tandis que Grundir m'extirpait du corps de Tash qui se tordait toujours de douleur, un vautour passa alors au-dessus de nous et se posa à côté de sa tête.  

— Tu me fais vomir, espèce de sale merde... lui dit-il d'une voix traînante. Traiter de la sorte la Reine, Lucy la Vaillante ! As-tu pris en compte qu'elle n'était encore qu'une jeune fille !  

— Ferme-la, hurla Tash.  

— Excusez-moi pour ce traitement, ma Reine, me dit-il en ignorant complètement Tash. Ce petit humain ici présent est une forme de vie pour le moins... chaotique. Etant donné que son existence même n'a pas de place dans l'écosystème, sa raison et ses actes n'ont sont pas moins déroutants. Je ne comprends toujours pas la plupart de ces actes, mais...  


Il se tourna vers lui, marquant un petit temps de pause avant de reprendre. 


—Mais j'en ai cruellement besoin ! Sans lui, je ne pourrais ni prendre votre sang ni absorber votre âme. Or, j'ai besoin des deux.  


Il se posa alors sur la tête de Tash.  J'entendis alors un hurlement venir de l'homme, en même temps qu'il semblait exploser au ralenti dans un jaillissement d'obscurité et de vapeurs noirs. La réalité devint floue tant tout se mit à vibrer de manière folle. Le hurlement fit écho, comme les cris du chat sauvages dans les couloirs du château désert dans lequel je m'étais réveillée. Puis tout devint noir, pendant l'espace d'un instant. 

Une fraction de secondes plus tard je me retrouvai dans une grande salle au sol en terre, faiblement éclairée par des torches séparées les unes des autres. Elles éclairaient partiellement les parois en pierres sur lequel on pouvait voir des écrits étranges et des dessins macabres. Soudain, un lustre s'alluma au-dessus de nous, emplissant la pièce d'une lueur orangée brumeuse. 


Il y avait un chaudron qui bouillonnait non loin de moi, à côté d'une petite table en pierre. Un livre était ouvert dessus, et un homme encapuchonné semblait le lire sans tenir compte de nous. Tout autour de nous, en hauteur, je voyais des corps ensanglantés pendus au plafond, de toute tailles. 

Devant moi, j'avais une abomination.  


Un vautour immense, aux plumes ébouriffés, avec des lunettes d'aviateur sur ses yeux inexpressifs, un grand bec cruel et pointu, un bras d'humain d'un côté, et deux de l'autre. Tash, le vrai, dans sa "forme originelle", deux épées à ses pieds. Il émanait de lui de la cruauté, du chaos, comme émanait d'Aslan de l'amour et de la paix. Cette fois, c'était sûr, ce monstre était son alter-ego.  


J'avais compris autre chose au moment où le vautour s'était posé sur la tête de l'homme : Tash était en fait le vautour, et l'homme n'était qu'un hôte pour ce dernier. Cela me rassura presque : l'hôte était trop fou, trop imprévisible. Au moins le vautour semblait à peu près poli et sensé, de ce que j'en avais entendu. Cela ne le rendait pourtant pas moins cruel. 


— Aslan, s'il vous plaît... priai-je. J'ai peur, je l'avoue... je n'aime pas me battre, s'il vous plaît, venez m'aider... ! 

— Relevez-vous ma Reine, bon sang ! 


Grundir me donna un couteau alors que je m'exécutais péniblement, les jambes en coton. De ses serres, Tash me jeta une épée à ses pieds. Cette fois, il ne pouvait plus sourire, mais ses émotions étaient palpables dans l'air comme l'atmosphère lourde et consistante d'une déchetterie. 


— Prends ça, me dit-il d'une voix gutturale et aiguë, complètement opposée à la voix ample et profonde. Je veux un combat loyal. 

— Tu parles ! cracha Grundir. Tu t'en fous comme d'un pet de rat, sale monstruosité. 

— C'est pas faux, trois-pommes ! admit Tash avec de l'amusement dans la voix.  


De deux de ses bras se créèrent alors des épées à partir de rien.  


— Venez-vous battre ! 

— Restez en arrière ! s'exclama alors le nain en y allant. 

 — Hors de question ! répliquai-je en le suivant bien malgré moi.  


Peut-être que j'avais peur de mourir, peut-être que je n'aimais pas me battre, mais je refusais de rester en arrière alors qu'un de mes sujets allait au combat contre une divinité. Le laisser aller devant revenait juste à le regarder mourir sans filtre. Je me rappelai alors des quelques astuces que m'avait appris Edmund, maître dans l'art de l'épée dans le temps, et je commençai le combat contre Tash.  


— Écartez-vous donc ! disait le nain en me poussant au niveau de la taille. Ce n'est pas un combat pour une jeune fille comme vous. 

— Je ne suis pas une jeune fille, je suis la Reine Lucy ! rétorquai-je.  


Mais il n'arrêtait pas d'essayer de se mettre devant moi, encaissant maints coups de sabres de Tash. J'essayai alors de balancer un revers au niveau de son cou. Le monstre ouvrit alors la bouche et attrapa l'arme dans sa bouche. J'y vis une lueur rouge, avec des ombres dansant dans les parois intérieures de son bec qui ressemblait à des bras humains. Il mangea mon épée comme si de rien n'était, puis transperça brutalement le nain au ventre.  


—NOOON ! 


Je le réceptionnai dans sa chute, alors que lui me repoussait vainement de ses bras musclés, perdant sa force à vue d'œil.  


— Partez, ma Reine, ce n'est pas votre combat !  

— Si c'est le mien ! répliquai-je. 

— Vous allez vous tuer inutilement ! Partez, je vous prie, partez !  

— Vous parlez pour rien, Grundir... !  

— Vous êtes si têtue !  


Alors ça, c'était le comble ! Entendre ça, de lui ?! Il arriva à m'arracher un sourire à travers les larmes qui s'égouttait déjà au bas de mon visage, tombant sur la flaque de sang qui grandissait derrière sa tunique. Comme pour arrêter l'écoulement de sang, je mis ma main dessus. J'avais oublié Tash et cette salle bizarre, j'avais même oublié que j'étais à Narnia. Si seulement j'avais ma fiole, celle qui pouvait guérir n'importe quelle blessure. J'en aurais utilisé tout le contenu pour ce nain obtus comme jamais. J'aurais tout donner pour qu'on se dispute encore une fois, pour revivre ces dernières heures hostiles à l'infini, à croiser son regard refrogné et coléreux.  


— Grundir...  

— Ma Reine... 

— Appelez-moi Lucy. 


Pour la première fois, je vis un sourire au milieu de tous ces poils noirs et hirsutes.  


— Sauvez Narnia ! 

— Non, Grundir... ! Enfin, oui, je le ferais, je vous le promets ! Mais j'ai besoin de vous... ! 


Je me mis à arpenter les poches de mon pantalon à la recherche de ma fiole. C'était bien le style d'Aslan de me donner une aide comme cela, au dernier moment. Mais non, il n'apparaissait toujours pas.  


— C'était très touchant... ! jugea ironiquement Tash, avant d'éclater d'un grand rire, froid et plat. Sorcier, est-ce que la préparation est finie ? 


Je ne levai même pas la tête vers lui. Mes yeux s'étaient perdus dans ceux désormais vitreux de mon ami. 


— C'est prêt, répondit l'intéressé avec une pointe d'excitation dans la voix. Il ne reste plus que son sang.  

— Avez-vous entendu, ma Reine ? Si oui, veuillez bien vous lever s'il vous plaît, nous n'avons pas beaucoup de temps. 


Cette fois, je le regardai d'un air furieux, les joues rougies par mon sanglot silencieux. C'est alors que je vis, au-dessus de sa tête, un corps frêle que je connaissais bien, pendu au plafond. Je vacillai sous le choc de la surprise. J'aurai reconnu sa tête entre mille, même émaciée et ensanglantée comme maintenant. 


— EUSTACHE ! hurlai-je, les yeux écarquillés. 

— Ah oui... marmonna Tash, feignant le malaise. Eh bien, je n'ai pas besoin de faire les présentations... ! 

— Eustache ! 

— Il est mort, pas la peine de crier ! Si vous voulez bien, vous allez bientôt le rejoindre, mais avant, nous avons besoin d'un peu de ton sang, chère Lucy. Tu comprends ? 


Le monde s'écroula autour de moi. Je venais de découvrir que les deux personnes que je pensais détestais le plus au monde était morte, ici, dans ce monde si merveilleux qu'était Narnia ! Mais si je les détestais, pourquoi était-je si triste ? Pourquoi étais-je si bouleversée que j'avais l'impression que mon estomac voulait se vider, que mon corps ne pouvait plus suivre, que la vie s'arrêtait pour moi aussi. Mes moments avec mon cousin me vinrent en tête par flashs.  


J'étais horrifiée de la haine avec laquelle nous nous traitions. Je me sentais tellement coupable d'avoir été aussi sotte, et de répondre à ses provocations au lieu de comprendre pourquoi il était si aigri. Il aurait pu être mon frère, et au lieu de discuter, j'avais vécu avec un inconnu pendant des années. Je ne lui avais jamais dit que je tenais à lui, que même si ce n'était qu'un peureux au corps frêle, il restait mon cousin. 


Soudain, je me sentis envahi d'un flux d'air chaud qui me donnait une force surhumaine. Ce n'était pas de la colère, ou même l'esprit de vengeance. Ces émotions nécessitaient énormément d'énergie, et il ne m'en restait plus. J'éprouvais plutôt une grande tristesse, pour ceux qui étaient morts à cause de moi, mais aussi pour Tash. Bien qu'il soit un monstre, chaotique dans tous les sens du terme, je me disais qu'il y avait une raison à son état actuel, et d'une manière ou d'une autre, j'en venais presque à éprouver de la pitié pour lui.  


— Je vais la prendre, décida alors le sorcier. 


Il contourna la petite table de pierre, sortant un couteau de la cape qui le couvrait en le faisant tourner entre ses doigts blanchâtres et squelettiques. Plus il s'approchait, et plus j'avais de l'assurance, sans vraiment savoir pourquoi. Au moment où il tendit son bras vers mes longs cheveux, je l'attrapai par le poignet et le regarda dans les yeux : ces derniers étaient écarquillés de stupeur comme s'il venait de voir un fantôme.  


— Qu'est-ce que vous croyez faire ? Je suis la Reine Lucy la Vaillante, ce n'est pas avec un simple couteau que vous arriverez à me capturer ! 


Puis je balançai son bras. Enfin, tout ne se passa pas comme prévu : Au lieu de seulement le repousser, je l'envoyai valdinguer contre l'un des murs de la pièce après un vol plané de quelques mètres, fissurant grandement ce dernier. Abasourdie, je fixai mes mains avec incrédulité. Je ne savais pas ce qu'il s'était passé, mais je savais que je pourrais le refaire : je me sentais de plus en plus forte, de secondes en secondes. En y pensant bien, j'éprouvais le même sentiment que lorsque j'enfouissais ma tête dans la crinière d'Aslan... ! 


— Ah, en voilà un problème... ! 


Pour la première fois, je perçus de la peur dans la voix de Tash. Je me relevai lentement, défiant du regard l'abomination devant moi, sans armes, rien qu'avec mon courage. Ou ma témérité... ? La différence entre les deux est notable. 


— Je pense bien que le seul être duquel j'ai senti émaner plus de puissance que toi à l'instant est Aslan lui-même, continuai-t-il, immobile. On dirait qu'il a décidé de te donner un petit coup de main en t'envoyant un peu de sa force... ! Malheureusement pour toi, ce ne sera pas suffisant : ce lionceau n'a jamais réussi à me battre.  

— Narnia n'a pas besoin de toi, décrétai-je, ne me laissant pas décourager. Et les Calormènes ne te méritent pas. Tu n'es pas le bienvenu dans ce monde ! 

— Expulse-moi en alors ! 


Et il se jeta vers moi en un éclair comme le rapace qu'il était, ses trois bras tendus vers moi. Je tendis les miens par réflexe en fermant étroitement les yeux, attendant de sentir la charge de l'oiseau me propulser à l'autre bout de la salle. Mais au lieu de ça, je sentis une pression dans mes paumes, mais aussi dans tout mon corps, comme si je faisais face à une tempête. J'ouvris doucement les yeux.  

Mes mains étaient illuminées d'une douce lumière dorée à travers ma peau devenue translucide. Mes habits et mes cheveux virevoltaient frénétiquement derrière moi, et j'avais du mal à garder les yeux ouverts. Quant à Tash, il semblait aussi en grande difficulté face à moi, ses serres glissant sur le sol terreux. Nous nous repoussions mutuellement par je ne sais qu'elle magie, et je me rendis compte de la force que nous exercions tous les deux lorsque j'aperçus le chaudron une dizaine de mètres plus loin, complètement renversé par le choc de la confrontation.  


Mes bras se mirent à trembler violemment, en proie à une pression trop puissante. Je sentis que si je n'abandonnais pas maintenant, je n'en ressortirais pas indemne.  


— N'abandonne pas, Lucy ! murmura alors une voix ample et profonde.  


C'était la voix d'Aslan. Peut-être était-ce une simple hallucination due à l'envie maladive de le voir, mais j'en doutais fort. La clarté de son timbre m'avait frappé au cœur, comme s'il était en face de moi et je sentis ma volonté se démultiplier., tant et si bien qu'une force dantesque sembla prendre possession de moi. C'était un sentiment absolument grisant.  


— Bon sang, mais que se passe-t-il ? hurla Tash, désemparé. 


Et alors, il se passa plusieurs choses en même temps. La puissance qui m'habitait grandit exponentiellement, au point d'exploser littéralement en moi, ressortant à chaque pore de ma peau et m'entourant à la manière d'une aura protectrice.  


Cependant, Tash semblait aussi imploser. Il n'était plus qu'une grosse chose noire et difforme tant ses plumes s'agitait en tout sens.  


À peine compris-je que nous avions tous les deux atteints une sorte de climax que je fus brusquement propulsée.  


Je me retrouvai en l'air, dans la nuit éclairée par la pleine lune, avec en dessous de moi une mer de sable. Très loin devant moi, le paysage était plus vert, avec des montagnes, des vallées, des plaines et des collines, mais aussi des forêts, et je compris que j'étais en train de regarder Narnia. Quelques secondes plus tard, je survolais la mer à toute vitesse alors qu'il ne devenait qu'un tout petit point à l'horizon. Dire que j'avais été propulsé était un euphémisme. J'étais en train de quitter ce monde à grande vitesse, passant au-dessus de Narnia, de Calormène, de la mer, et de toutes les îles et royaumes que j'avais autres fois visitées, et ce par la voie des airs !  Bientôt, je traversai une mer de nuages dont je ressortis trempée et frigorifiée qui m'empêcha de voir le plancher des vaches. 


Mais moins d'une minute plus tard et à mon grand mécontentement, je traversai de nouveau la barrière blanche et opaque, regardant la surface d'une mare remplie de nénuphars s'approcher de moi beaucoup trop vite pour que le contact ne se fasse pas avec violence. Je fermai les yeux, et à ma grande surprise, je pénétrai dans l'eau sans encombre.  


Lorsque je les rouvris, j'étais encore en l'air. En dessous de moi se trouvait des arbres et des points d'eau à l'infini. Il régnait un calme dérangeant. Ce n'était pas un silence que l'on constate lorsqu'il n'y avait plus de bruit, voyez-vous ? On ne pouvait pas dire de l'atmosphère de quiétude qui régnait ici qu'elle était l'exacte contraire du brouhaha. 


Sur Terre, par exemple, l'obscurité ne vous éblouissait pas au même titre que la lumière, parce qu'elle n'était que le signe de l'absence de cette dernière. Or ici, à Narnia, j'avais été ébloui par la noirceur qui s'était dégagée de Tash au moment où le vautour et l'humain avaient fusionnés. Eh bien, c'était pareil ici. Le silence de ces bois emplissait mes oreilles exactement comme l'aurait fait le boucan d'une salle de classe agité. Et pourtant, je me sentais apaisé, si bien que j'en oubliai presque les événements passés.  


L'un des points d'eau semblait avoir été touché il y a peu, et je compris que c'est moi qui en était ressorti après avoir plongé dans la mer de nénuphars. Ces deux lieux étaient connectés d'une façon ou d'une autre, et en plongeant dans l'un, je reparaissais dans l'autre. Mais étant donné que ma chute dans l'océan avait été violente et rapide, mon apparition dans ce point d'eau m'avait propulsé quelques mètres en hauteur. Et maintenant, je redescendais lentement vers le sol, m'apprêtant à tomber dans un autre point d'eau.  


Par la suite, j'apprendrais que cet endroit bucolique était le Bois d'Entre-deux-Mondes.  


Cette fois, lorsque je rouvris les yeux, je m'aperçus que j'étais bel et bien dans l'eau. Et au-dessus de moi se trouvait Eustache, les bras tendus vers moi, les yeux fermés et la bouche légèrement ouverte, ses cheveux blonds ondulant légèrement sous le faible courant. J'eus envie de pousser un cri de joie : j'étais de retour dans mon monde ! Du pied, je revins vers la surface, attrapant au passage mon cousin. Je ressentis alors des milliers de piques me transpercer les bras et je dus me retenir de pousser un hurlement de douleur. Je ne sais pas comment j'ai fait pour continuer ce jour -là, mais toujours est-il que je suis arrivé à la surface dans un soupir de soulagement.  


— Eustache... ? Réveille-toi, nous sommes de retour ! 


Il s'était évanoui ! Malgré les douleurs lancinantes qui lançaient mes deux bras, je le hissai au bord de la piscine, attrapant au passage mon journal intime qui flottait au bord de l'eau, alors que j'étais sûr de l'avoir vu couler. Cependant, je ne fus pas aussi contente de le retrouver que je l'eus cru. Mes réflexions étaient focalisées sur mon cousin. 


— Eustache, allons, cesse tes bêtises ! Nous sommes de nouveau à la maison... ! 


Il ne répondait rien. J'essayai de lui claquer légèrement les joues, de le pincer, mais rien à faire, ce têtu d'Eustache feignait l'évanouissement pour que je m'inquiète.  


— Bon, je suis désolée, d'accord ? finis-je par dire, de plus en plus désemparée. Je... Je n'aurais pas dû te frapper ! Tu n'avais pas fait exprès de jeter mon journal à l'eau. En plus, il n'a rien eu, regarde ! Eustache...  


Je continuai de lui parler. Je ne sais plus combien de temps cela à duré. Sûrement quelques heures, étant donné qu'il faisait nuit lorsque j'arrêtai. Je sais qu'il s'était mit à pleuvoir un peu entre temps. Les parents d'Eustache étaient ensuite revenus et avaient criés beaucoup de choses à la cantonade. Ou bien, peut-être me parlaient-ils. 


En fait, je pense que je savais déjà qu'il était mort à l'instant même où mon regard s'était posé sur son visage, au fond de la piscine. Mais, je n'avais cessé d'y croire, toutes ces heures. Peut-être que le corps que j'avais vu à Narnia était un faux, un leurre de Tash pour me déstabiliser. Mais non, mon cousin était bel et bien mort dans la vraie vie.  


Le soir même, je rentrais dans la salle de bain pour me ressaisir. Mais alors que je pensais croiser dans mon reflet une fille aux joues et aux yeux rouges de tristesse, inondés de larmes, les bras endoloris par mon combat, je vis tout autre chose.  


A la place de ma silhouette, c'est Tash tout entier qui apparut dans le miroir. 



merci à LordWriter pour la correction :)

Laisser un commentaire ?