La Folie du Roi Scar

Chapitre 2 : Du Sacre à la Lune

8032 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 02/11/2018 01:58

Yo tout l'monde ! Voilà le deuxième chapitre, le cœur de la fic... Et le seul qui reprenne complètement la chanson, en fait. Bonne lecture.


**OooooOOOoooO**


Sous l'œil choqué des lionnes et consterné du vieux Rafiki, Scar monta enfin sur le trône de la Terre des Lions. Bien sûr, par souci de crédibilité, il passa par les étapes intermédiaires : deuil démonstratif et mélodramatique de cher son grand frère et roi bien-aimé, acceptation douloureuse des nouvelles charges qui lui incombaient, accession au trône, dépassement du passé, puis prêche d'un avenir flamboyant où même le plus sombre nuage cacherait un côté lumineux. Tout cela en deux phrases.


« (d'une voix tremblante) -La mort de Mufasa est une horrible tragédie (la voix descend jusqu'à devenir rauque), mais perdre Simba qui était à l'aube de sa vie est pour moi… un drame personnel d'une cruauté insoutenable. (Pause). C'est donc le cœur brisé par le chagrin que je monte sur le trône, (le timbre remonte), tout en sachant que malgré notre infinie douleur, (s'éclaircit progressivement) nous nous relèverons pour saluer l'avènement d'une ère nouvelle, (pour achever sur une exclamation triomphante) où les lions et les hyènes s'uniront pour ériger l'avenir en un glorieux édifice ! »


Lapidaire. Magistral.


Lorsqu'il s'installa enfin dans la grotte centrale du Rocher de l'Honneur, Scar frissonna du poil de sa barbiche à ceux de sa queue d'une intense et sourde satisfaction. Sa jalousie, sa peur : elles l'avaient toutes deux quitté pour enfin laisser place à un sentiment de bien-être. Il se remémora son discours aux hyènes, la transe qui l'avait envahi lorsqu'il le prononçait. Elle était toujours là, mais elle se faisait plus diffuse. Elle était comme repue. Apaisée. Elle respirait en lui, elle ronronnait, faisant frissonner ses narines au parfum de l'encens, et soulever sa poitrine au rythme de la sérénité. Soulagé d'un poids immense, Scar savoura chaque seconde de son début de règne sous le signe de la liberté. Son premier acte en tant que roi et être libre fut de reléguer le majordome Zazu au rang de bouffon.


Peut-être était-ce parce que les hyènes étaient trop stupides pour comprendre les règles du jeu auquel elles s'étaient intégrées de force, peut-être était-ce une sorte de vengeance divine ? La sécheresse prit possession du territoire. Une sécheresse intense, lourde, écrasante. L'eau s'évaporait dans le lit des rivières, l'herbe devint jaune, la terre se craquela, les arbres pourrirent. Le vent brûlant apportait avec lui toute la poussière du monde. Et Scar eut beau réfléchir -ou faire semblant pour donner le change aux lionnes, il ne comprit pas pourquoi la Terre des Lions devenait une terre morte. Il ne comprit pas pourquoi les lionnes le regardaient avec morgue lorsqu'elles lui annonçaient que les antilopes une à une fuyaient le territoire et que les points d'eau s'asséchaient un peu plus chaque jour qui passait. Mais après tout, peu lui importait : il n'avait pas besoin de leur respect, seulement de leur obéissance.


D'après son hypothèse la plus farfelue - il ricanait en y pensant, Mufasa était devenu par-delà la tombe une sorte de gardien du temps. N'avait-il trouvé que cela pour punir son petit frère d'avoir pris sa place sur le trône ? Provoquer la sécheresse ? Affamer sa cour et son peuple ? Lui qui se réclamait de respecter son fameux Cycle de la Vie plus que sa propre vie, c'était de sa part d'une éclatante mauvaise foi. Scar eut presque envie de rire devant la pauvreté de ce stratagème. Son frère avait toujours été un monstre d'égoïsme. Et quoiqu'il puisse tenter, tout roi qu'il fût, Scar n'était pas un dieu. Il ne pouvait rien face aux caprices du climat. Beau joueur, Scar choisit de ne pas se battre pour un combat perdu d'avance, et ne fit rien, absolument rien pour endiguer les conséquences de la sécheresse.



Des chansons déprimantes au possible sortaient en boucle du bec de Zazu. Il faisait décidément un piètre bouffon. Même menacé par les hyènes, son répertoire oscillait entre le gospel, les ritournelles insupportables et les comptines enfantines, qui étaient encore le meilleur. Ou le moins pire. Scar avait du mal à se décider.


- Personne au monde ne connaît ma peine-euh... Personne au monde ne m'aime-euh.


Scar levait les yeux au ciel, lui balançait un os de charogne à la tête :


- Oh Zazu, un peu d'enthousiasme ! Tu n'as pas quelque chose de... de plus entraînant ?


- Ah, comme le monde est petit !


- Non, non, non ! Tout ce que tu veux, sauf ça.


- Boubidi-bobidi-bou !


- Parfait ! J'ai un joli petit lot de noix de coco...


- ...Qui se suivent-euh comme des numérooos…


- ...Des grosses, des naines, toutes à la file indienne...


Parfois, les rôles s'inversaient. Scar geignait sa solitude et Zazu l'écoutait avec un ennui profond, sauf que contrairement à son interlocuteur, il n'était pas le roi et ne pouvait pas répliquer.


Sur un ton dédaigneux :


- Zazu. Pourquoi ne suis-je pas... aimé ?


L'intonation, et plus particulièrement la pause avant le dernier mot, suintait le mépris par chaque vibration des cordes vocales. L'amour, le respect, des histoires de gosses et d'altruistes. Des contes de mandrill. Il était largement au-dessus de tout ça, de tous ceux-là qui ne pouvaient pas vivre sans laisser cette mélasse dégoulinante d'erreurs de jugement embrouiller leurs cerveaux. Mais le simple fait de poser la question indiquait qu'il se souciait de l'avis de ces imbéciles, et l'admettre le remplissait de dégoût envers il-ne-savait-quoi.


- C'est simple, Sire. La Terre des Lions est devenue le paillasson des hyènes. Elles ne respectent ni la répartition des points d'eau, ni le rationnement des ...


- Hmm... Quelque chose me manque...


- Le sens des réalités !


- Bla, bla, bla ...


Puis, sans crier gare, le ton passait à mélodramatique. Cette fois, le ton n'était plus méprisant, ni même rempli de pitié à l'égard des imbéciles sentimentaux du reste du monde : non, c'était une pitié toute entière dirigée contre lui-même. Dans la famille de Zazu, on appelait cela "la complainte du poussin noir". Et tout cela en une seule phrase.


- Zazu. Personne ne m'aime, mais pourquoi ?


Sans laisser à Zazu le temps de répondre, il continuait decrescendo sur sa lancée, de grandiloquent à mélancolique pour finir sur suppliant.


- Je suis un roi, un vrai, le seul, l'unique ! Alors... pourquoi diable suis-je en proie au doute ? N'était-ce pas mon destin de monter sur le trône de la Terre des Lions ? De régner en roi, en guide, en seigneur et maître ?


Zazu pouffait de rire dans son aile, mais Scar était si absorbé dans sa complainte qu'il ne le remarquait pas :


- Et, quand mon nom est évoqué, est-ce des paroles d'admiration, ou un projet de régicide ? Oh, dites-moi qu'on m'adore, n'importe qui...


Parfois, même, sortait d'entre ses lèvres un rauque "je vous en supplie".


- Mais enfin, Sire, glissait perfidement Zazu, ne venez-vous pas d'affirmer que personne ne vous aimait ?


- J'ai dit ça ?


- En effet.


Scar passait la patte dans sa crinière noire. Il ne savait plus ce qu'il racontait.


Scar était nerveux, anxieux. Le calme froid mêlé de pur plaisir qu'il avait éprouvé au moment de tuer son frère et son neveu n'avait duré qu'un instant. Avait-il été idiot de croire que cette sensation de liberté continuerait éternellement dès les marches du trône gravies ? Pourquoi ses griffes étaient-elles toujours sorties si elles n'avaient plus rien à conquérir ? Ce n'était pas possible. Il était enfin sur le trône, là où il avait toujours voulu être, et pourtant, quelque chose lui manquait.


- Le sens des réalités ! croassait Zazu à l'unisson avec les lionnes.


Pft ! Scar savait parfaitement la réalité de la chose. Comme depuis son enfance, personne ne le regardait avec admiration. Personne ne le regardait comme on regardait Mufasa. Même sur le trône, les regards portés sur lui ne changeaient pas. Quel bellâtre, quel baratineur ; ah, ça ! il parle comme un livre, mais dès qu'il s'agit d'agir, plus personne. Ah ! Son frère était tellement, tellement mieux …


La faim tordait le ventre de la Terre des Lions. La terre se craquelait, la chaleur irradiait de partout et la poussière piquait les yeux, desséchait la gorge et infiltrait les poumons. Tous avaient la respiration sifflante, la démarche lourde, les os saillants. Hyènes et lionnes venaient demander audience quotidiennement pour protester, le majordome Zazu ne savait plus où donner de la tête. Les charognes de zèbres, d'antilopes, de buffles, de gnous ; tous, ils pullulaient, ils répandaient leur odeur forte, sucrée et écœurante de décomposition ; leurs ventres ouverts explosés sous l'action du pourrissement -au moins l'odeur qui persistait des heures après consommation donnait le reflet d'avoir quelque chose dans la gueule ; et puis les mouches.


Les mouches, bourdonnantes, agaçantes, répugnantes ; les mouches, ces vautours miniatures ; les mouches d'autant plus insupportables qu'elles étaient insaisissables et donc impossibles à manger. Elles narguaient tout le royaume de leur prospérité : elles mangeaient à leur faim, circulaient à leur envie sous le nez des habitants affamés qui se disputaient les maigres restes des charognes de leurs congénères, parfois entre membres de même espèce.


Une hyène, l'hystérique qui ricanait sans discontinuer, avait fini par se ronger le tibia jusqu'à devenir boiteuse : elle avait même avalé un caillou, un rocher gros comme Zazu. Bien sûr, son estomac l'avait rejeté dans la minute, elle le vomit tel quel, couvert de bile acide. Quand on l'avait interrogée, elle avait répondu par gestes, sans cesser de ricaner, qu'elle avait pensé apaiser ainsi le monstre dans son ventre.


- Et après ? lâcha Scar lorsqu'on lui rapporta l'affaire.


Lui s'était contenté de presque rien tout au long de sa vie, et il n'en était pas mort, que diable !


Que le peuple cesse ses jérémiades ! Ils ne savaient pas ce qu'était la faim, la vraie. Jour après jour, Scar se sentait littéralement rongé de l'intérieur. Comme l'hyène qui avalait un caillou pour apaiser le monstre de son estomac, Scar s'accrochait aux regards des lionnes en espérant y trouver de l'estime ou de l'affection. Mais la hyène avait vomi le caillou, et Scar ne trouvait chez Sarabi, Saraphina ou Nala que du dédain. Eh, quoi ? Était-ce de sa faute si ces imbéciles de lionnes ne ramenaient aucun gibier, ne faisaient tout simplement pas leur travail ? Oh ! Ça le dévorait, comme une démangeaison profonde, persistante, viscérale, comme des larves colonisant son organisme pour se nourrir de ses tripes. Était-ce pour cela qu'il devenait de plus en plus maigre ? Que ses pattes faisaient figure de brindilles ? Même les souris autrefois si chères à son cœur avaient déserté leur poste. Pourquoi cette avalanche de haine depuis sa naissance alors qu'il était bien mieux qualifié que son insupportable frère pour guider la Terre des Lions ? Pourquoi ne cessait-il de voir le regard plein de morgue d'Ahadi chez tout ce qui avait des yeux, alors que son père était mort depuis des années et qu'il était enfin roi ?


Confusément, Scar sentit grandir en lui l'impression de s'être fait avoir quelque part. Tout le monde aimait le roi Ahadi, tout le monde aimait le roi Mufasa, personne n'aimait le roi Scar. Aurait-il sacrifié son frère pour un produit défectueux ? Pourquoi avoir monté tous ces stratagèmes si c'était pour n'obtenir que du mépris ? Tuez-vous donc pour avoir du respect. Ou tuez votre frère. Quoique, ce n'était pas comme si ce sacrifice lui avait été cruel -c'était même tout l'inverse...


Mais, réalisa Scar, si j'ai tué Mufasa et l'autre boule de poils, si j'ai tué mon propre frère et mon neveu, si, moi, j'ai eu le courage de faire ça ...


Si lui, la personnification de la lâcheté, s'il avait eu le courage de tuer son propre frère et son neveu, n'importe qui pouvait le tuer à son tour. Personne n'était digne de confiance. Tous des menteurs. Tous des traîtres.


Il dormait mal. Ne mangeait encore moins qu'habituellement, c'est-à-dire presque plus. Les ronronnements des lionnes l'énervaient. Les chansons de Zazu l'irritaient. Les ricanements des hyènes le faisaient grincer des crocs. Les croassements des vautours lui faisaient frissonner l'échine. Le bourdonnement des mouches le faisait trembler. Le moindre grillon le réveillait en sursaut pour l'assassiner. Une migraine prenait possession de son crâne, d'abord de façon occasionnelle, puis de plus en plus souvent pour ne plus le quitter et devenir insoutenable. Hectique. Comme à la peur, Scar ne parvint pas à s'habituer à la douleur. Lorsqu'en se réveillant au beau milieu de la nuit, il entendait des murmures à son oreille, des insultes, des rires ou des phrases sans queue ni tête d'un ton monocorde, Scar avait de plus en plus de mal à croire qu'il ne dormait pas. Il se retournait, refermait les yeux ...


- Mufasa, arrête de me suivre tout le temps, s'il te plaît …


- Je suis ton frère, abruti. Je veillerai toujours sur toi.


Ses paupières se soulevaient, révélant des yeux verts misérables remplis de lassitude et d'irritation.


Et puis il ne dormit presque plus. Même si son port restait tant bien que mal fier et altier, comme il ne mangeait presque rien, sa démarche devint plus hésitante, chancelante, comme s'il craignait à chaque pas de tomber dans un gouffre. Sa voix déjà grave, à force de hurler dans ses rares heures de sommeil, devint plus de plus en plus rauque. Il parlait plus lentement, et même son éloquence s'effrita au point qu'il oubliait parfois de finir ses phrases -un comble. À la cicatrice vinrent s'ajouter d'énormes cernes. Bientôt, la grotte dont Scar ne sortait plus fut emplie de tapotements frénétiques contre la pierre, rythmant le pas d'une inaudible danse macabre. Zazu, dont la cage était dans la chambre de Scar, ne dormit plus tant le son strident des griffes contre le calcaire résonnait plusieurs heures de suite comme une plainte sourde. De toutes manières, il ne pouvait pas puisque le roi lui ordonnait parfois de chanter toute la nuit pour couvrir des voix qu'il entendait ou de de picorer les larves qu'il voyait envahir la grotte. Aux lionnes venues lui demander de les laisser dormir, il leur retournait des répliques si cinglantes qu'elles abandonnèrent l'idée de faire des nuits complètes.


- Scar, s'il te plaît, nous savons que tu as mal digéré la perte de Mufa... hum, ton frère, mais pourrais-tu cesser de faire autant de bruit en pleine nuit ?


- Pouvez-vous cesser d'importuner votre roi ou faut-il que je vous importune en pleine nuit pour qu'enfin vous fassiez votre devoir de lionne à lion ?


Et si encore Mufasa n'apparaissait que dans ses rêves. Scar commençait à le voir partout. Dans le regard désapprobateur des lionnes, c'était lui qui le fixait. Dans chaque animal parcourant encore la terre des Lions, c'était lui qui le fixait. Dans les étoiles parsemant le ciel obscur, c'était lui qui le fixait. Dans le soleil, dans la chaleur vorace et impitoyable, c'était lui qui le fixait. Dans son propre reflet renvoyé par un cours d'eau où il lapait à petites gorgées, c'était lui qui le fixait. Scar plongeait rageusement la patte dans l'eau, s'éclaboussant au passage. L'image de son frère disparaissait, pour laisser place à un lion haletant au teint mat, à la crinière charbon, aux yeux verts d'irritation et d'épuisement, une cicatrice barrant son œil gauche, aux griffes acérées, et dont les côtes saillaient de plus en plus chaque jour sous la peau fine...


Scar regardait les gouttes d'eau couler entre ses poils. Sa patte frissonnait, tout son corps frissonnait.


Il ne sortit presque plus de la grotte centrale du Rocher.


Une nuit, Scar dormait comme d'habitude d'un sommeil agité, murmurant des phrases sans queue ni tête. Quelques hyènes s'introduisirent dans son antre avec la ferme intention de se partager Zazu. Le calao, enfermé dans une carcasse en guise de cage, ne pouvait que supplier face à la menace ricanante qui approchait les yeux luisants, les côtes à l'air, la langue pendante, la bave aux lèvres.


- Nnnon, balbutiait-il. Vous n'aimeriez pas. Je suis coriace, maigre, avarié, très amer...


- Alors, petite merde...


- On aimerait que tu nous dises un truc avant de te boulotter...


- Ouais, on aimerait savoir...


- Ça te fait quoi…


- ... De ne plus sucer la queue de Mufasa ?


Ni Zazu ni les hyènes ne comprirent ce qui se passa. D'un bond, Scar était sur eux, rugissant de rage, les yeux brillants, les veines gonflées, de la sueur perlant dans sa crinière noire. Il dormait encore il y avait une seconde... D'où lui venait cette fureur soudaine ?


- Mufasa ? MUFASA ?


Les hyènes se figèrent, claquèrent des dents ; Zazu, lui, tremblait de chacune de ses plumes. La tension était plus que palpable, elle était lourde, écrasante, elle viciait l'air. Scar, situé entre lui et les hyènes, grondait d'une voix où on entendait l'édifice de sa raison vaciller, tout près du bord, pourri jusqu'au cœur. La plante grimpante de la folie faisait pourrir son mur de sarcasmes pour le laisser aussi fragile et sans défense que le lionceau qu'il avait été, hurlant à la simple mention d'un nom :


- Comment osez-vous ? J'avais pourtant ordonné de ne plus jamais, jamais, prononcer ce nom en ma présence. JE suis le roi !


- D... D'accord, patron, c'est toi le roi, m-mais on a toujours faim...


- DEHORS !


Les hyènes s'enfuirent en poussant des cris nerveux.


Resté seul avec Zazu, l'obscurité de la nuit envahissait la grotte. Zazu ne voyait presque rien. Il n'entendait que la respiration hachée de Scar. Le roi défaillait d'inanition. Malgré les réserves de gibier déposées dans sa grotte par les lionnes, il n'avait ni mangé ni bu depuis trois jours entiers. Grands dieux, il tenait à peine sur ses jambes … Dans quel état se trouvait son esprit pour ne pas s'apercevoir que rien n'avait franchi ses lèvres depuis tant de temps ? Zazu n'osait toujours pas bouger, ni prononcer un mot, et encore moins respirer. La tension lui écrasait sa petite poitrine d'oiseau. Scar venait de lui sauver la vie, mais il ne savait même pas s'il l'avait fait exprès. Que dire ? Que faire ?


- Mufasa…


Zazu sursauta. La voix de Scar était plus grave que jamais. Elle semblait venir du plus profond de sa gorge. Elle semblait venir du plus noir de ses tripes. Elle semblait sortir d'outre-tombe.


Peut-être qu'elle en provenait réellement ?


- Même dans la mort, son ombre plane au-dessus de ma tête… Le voilà ! Il est là… Zazu, tu le vois ? Dis-moi que tu le vois ... Il est juste là, à l'entrée de la grotte !


- P… pardon, votre altesse ? De-de qui parlez-vous ?


-De Mufasa, triple idiot ! Il est là, es-tu aveugle ?


- Mufas… euh, l'ancien roi ?


- Vite. Chante quelque chose. Je ne veux plus l'entendre.


- S… Sire, entendre quoi ? Chanter qui ? euh, l'inver…


- Tais-toi et CHANTE !


- Euh…


Zazu déglutit, entonna d'une voix fausse et enrouée :


- Dieu sauve, sa majesté, Dieu sauve sa gracieuse majesté, que Dieu la fasse victorieuse, que son règne sur nous soit long …


- Ca ne va pas ! Tais-toi, stupide oiseau ! Tu entends, tais-toi. Tais-toi ...


Scar était le roi, mille fois supérieur à Mufasa. Scar était un dieu, mais personne ne le traitait comme tel. Les lionnes le regardaient avec mépris. Les hyènes doutaient de sa capacité à les guider. Même Zazu se moquait ouvertement de lui. Une opinion qui n'est pas confortée par qui que soit est fragile. Un dieu sans adorateurs est voué à disparaître. Bien piètre dieu qu'il campait en vérité ! L'esprit d'un fou gardant un pied sur terre, ou une cicatrice à l'œil, peut concevoir des idées folles ; mais si personne n'est là pour les soutenir, il ne reste plus que lui. Scar n'avait pas l'esprit assez fort pour soutenir seul contre tous qu'il était dieu. Scar n'était pas assez fort pour trouver le chemin dans son propre esprit peuplé de cauchemars. Il s'était perdu trop loin en lui-même.


Tout et son contraire se succédait.


Scar savait qu'il ne ferait jamais rien aussi bien que son frère. Scar savait qu'il était un déchet. Scar savait qu'il n'était rien d'autre qu'un détritus ambulant. Scar savait que son père avait raison. Taka, Taka, Taka. Par sa faute, il n'y avait plus rien à boire ni à manger dans la Terre des Lions. Ce n'était qu'une question de temps avant que les sujets puis le roi ne meurent de faim. Scar ne voulait pas mourir. Mourir, c'était se retrouver face à Mufasa, le frère parfait qu'il avait assassiné, et à Ahadi, le monstre qui lui servait de géniteur, qui l'avait détruit dès la naissance pour ne laisser qu'une boule de jalousie, de lâcheté et de peur.


Malade de terreur, la crinière maculée de transpiration, le cœur tambourinant dans sa poitrine, Scar regarde autour de lui. Il ne voit plus Zazu, ni la grotte. Il ne voit que l'obscurité. Le monde est devenu froid et noir. Le néant. Est-ce cela, la mort ? Au cœur des ténèbres, bientôt, il distingue des gueules qui le fixent, tels des juges à la porte des damnés. Mufasa est devant lui.


Ce sont bien sa silhouette, sa robe, sa crinière, ses yeux, mais d'où viennent ces larves qui lui sortent des orbites ? D'où vient cette odeur pestilentielle ? Scar a brusquement envie de vomir. Il détourne la tête, mais Mufasa est encore là, en sphinx sur le rocher, et il continue de le fixer. Son regard lui transperce l'âme. Usurpateur ! Les hyènes ont dévoré son cadavre : il continue de le fixer, ses boyaux lui sortent du ventre, il continue toujours de le fixer, ils se déversent au sol, il continue toujours de le fixer, Scar glisse dedans, ne peut pas se relever, des larves sortent d'entre les boyaux et commencent à entrer par ses narines, ses oreilles, sa bouche, il continue toujours de les fixer, elles commencent à le dévorer de l'intérieur, il continue toujours de le fixer. Usurpateur !


Puis Ahadi- non, c'est encore Mufasa s'approche, il a la même expression que ce jour-là : les yeux jaunes injectés de sang, la gueule ouverte, il rugit, son haleine de mort lui arrive en plein dans ses sinus. Usurpateur ! Scar hurle. Il veut bouger, utiliser ses griffes, se relever, courir, fuir comme il l'a toujours fait, mais la peur s'est infiltrée dans la moindre de ses cellules, du poil de sa barbiche à ceux de sa queue, et le cloue sur place. Il est paralysé, il ne peut rien face à cette scène qui se rejoue chaque nuit. Mufasa -ou Ahadi, il ne sait plus, il sort ses griffes aiguisées, et avant que Scar - ou Taka, il ne sait plus, n'ait eu le temps de supplier, une douleur indescriptible lui brûle l'œil gauche. Du sang s'échappe de la plaie, il regarde par terre, il voit son globe oculaire vert au sol parmi les larves, qui le fixe, figé, immobile... mort.


Mort.


Et puis les revenants se mettent à parler. Leurs voix d'outre-tombe résonnent comme autant de cloches à ses oreilles : le glas sonne, il emplit le silence, il emplit à ras bord le crâne de Scar. Il sent leurs haleines glaciales lui souffler sur la gueule. Il sent leurs pattes sur sa fourrure, il sent leurs griffes et leurs crocs pénétrer sa chair, entailler les os, le sang jaillit entre leurs pattes. Il veut hurler de douleur. Mais il n'a plus de voix, plus de souffle, il entend son haleine râler dans sa gorge comme le vent d'un sifflet crevé. Mufasa se jette sur lui. Usurpateur, usurpateur, usurpateur !


USURPATEUR !


- Sire ! Reprenez-Vous !


Scar aspira une grande goulée d'air. Ils avaient disparu. Il regarda autour de lui, le souffle court, hagard, les deux yeux écarquillés. La grotte était toujours dans la nuit. Il vit Zazu enfermé dans sa carcasse qui le regardait, épouvanté. Scar ne s'était même pas rendu compte qu'il hurlait de terreur. Le roi devenait complètement fou. La perte de son frère aîné l'avait détruit, songea Zazu. Sans ce soutien moral, sans cette figure paternelle, Scar était seul face à ses cauchemars contre lesquels ses griffes acérées n'avaient aucune emprise. Il devait réellement aimer son frère pour se retrouver ainsi démuni... Le calao ressentit brusquement un élan de pitié pour le roi. Le roi que la lumière du jour aveuglait et que les ténèbres de la nuit terrifiaient. Le roi qui ne trouvait même pas la paix dans son propre esprit. Le roi dont la cicatrice visiblement liée à des souvenirs désagréables semblait agir comme un signe distinctif. Navré, monsieur, mais vous êtes interdit de séjour à la surface du monde. Vous connaissez le statut des borgnes. Vous êtes le roi ? Enfin, Monseigneur, vous ne vous attendiez tout de même pas à ce qu'on fasse une exception pour vous ... (2)


Roi rejeté, exclu, banni, exilé. (3) Roi malheureux en vérité ... Peut-être l'avait-il mal jugé du temps où il proposait au défunt Mufasa de le battre comme plâtre... Zazu savait que les lionnes méprisaient leur roi et qu'elles trouvaient la mort accidentelle de ses prédécesseurs suspecte. Que les discours de Scar, que "le drame personnel d'une cruauté insoutenable" que constituait la mort de Mufasa et de Simba n'était que poudre aux yeux. Malgré ses grands airs, ses sourcils froncés de mépris en toute circonstance, il ne maîtrisait rien, et ne faisait même pas semblant de s'inquiéter du sort du royaume. Quel opportuniste ! Quel parasite ! Et dire qu'il pensait que feindre la maladie aussi grossièrement suffirait à lui garantir le respect de son peuple…


Zazu avait envie de les croire, mais l'état de Scar était bien trop inquiétant pour n'y voir qu'un mauvais jeu d'acteur. Scar avait l'air si perdu que l'oiseau obséquieux avait presque envie de lui tapoter le crâne comme à un lionceau, comme il le faisait autrefois à Simba.


- Pourquoi me regardes-tu ainsi ?


Zazu sursauta, déstabilisé par la hargne débordante dans la voix de Scar. Il déglutit, et articula :


- Vous n'allez pas bien, Sire. Un peu de repos peut-être, vous f...


- JE VAIS PARFAITEMENT BIEN !


Zazu fut propulsé en arrière et se prit une pluie de postillons en gage de sa sollicitude. Scar s'était rué sur sa cage, en sueur, fiévreux, livide, tremblant de tous ses membres. Zazu pouvait sentir chaque particule de son haleine fétide, chargée de rage, de terreur, de déni et d'épuisement.


- Je vais parfaitement bien, répéta Scar. Parfaitement bien, tu entends, stupide oiseau ? À quel moment t'ai-je demandé ton avis sur mon état de santé ? Je vais parfaitement bien, je vais parfaitement bien ...


Zazu entendit la voix de Scar se briser. Un hoquet s'échappa. Et puis elle passa. Une goutte d'eau, une goutte d'eau en ces temps de sécheresse, une goutte d'eau traîtresse, incisive. Elle flouta sa vision, passa la barrière de ses cils, tomba de son œil marqué et roula sur sa joue pour se perdre quelque part entre les poils de sa crinière. Mais Scar la sentit passer, la petite goutte d'eau, lui qui n'avait pas une fois pleuré depuis qu'il s'appelait Scar, il la vit, elle traçait un sillon sur sa joue, elle gravait sur sa chair tout ce qu'il avait échoué à être, elle le déchira comme un prolongement de sa cicatrice.


C'était si stupide, si répugnant, si douloureux qu'un hurlement jaillit de sa gorge, rugir son dégoût, son horreur, sa rage, son désespoir, qui résonnèrent longtemps dans la grotte, et déchirèrent la nuit et sa chaleur étouffante.


Tout le Rocher l'entendit.


Il réveilla toutes les lionnes et toutes les hyènes.


Mais personne, ni aucune lionne, ni aucune hyène, ne jugèrent indispensable de venir déranger leur roi.


Il devait encore être en train de dormir.


Zazu se demanda comment un son si puissant pouvait sortir d'un corps aussi squelettique, sur lequel les os produisaient tant de jeux d'ombres, faisant écho à sa crinière charbon. Zazu se demanda pourquoi il en avait une, et pourquoi il avait une barbiche. C'étaient les attributs d'un adulte, d'un roi. Pas du lionceau misérable qui lui faisait face...


Scar vit cette pitié. Il se souvint qu'il la détestait sur le visage de Mufasa. Mais Mufasa était mort, et s'abandonner à ce regard débordant de compassion était tellement facile. Tout raconter, se décharger, oublier...


- Zazu... Zazu, Zazu, Zazu…


- Oui, Sire ?


- Personne ne m'a jamais aimé, n'est-ce pas ?


Et c'était reparti. Même si le ton était passé de pleurnichard à celui d'un simple constat, le propos restait toujours le même. Zazu retint de justesse un soupir de lassitude :


- Eh bien... Il serait mensonger de prétendre le contraire, sire.


Scar ne parut même pas se formaliser :


- Tel est mon lot. Même lorsque j'étais lionceau...


Zazu sentit malgré lui sa pitié se changer en mépris. Il leva les yeux au ciel. Frère ou pas frère, Scar n'avait pas le centième de la dignité qu'affichait Mufasa en toutes circonstances. C'était si caricatural, si pathétique… Zazu sentit monter en lui une puissante envie de rire, qu'il parvint non sans mal à museler. Il était vraiment nerveux...


La vieille et familière colère remonta d'un coup en Scar. Tout le monde aimait Mufasa. Personne ne l'aimait lui, et l'injustice lui creva le cœur ! Que lui manquait-il pour recevoir ce que son frère avait toujours eu à sa place ? Pourquoi le tuer n'avait-il pas suffit à effacer cette jalousie ? D'où venait cette bouffée de frustration s'il n'y avait plus rien pour l'alimenter ? D'un spectre ? Et où était passé Mufasa ? Qu'il lui donne la réponse à cette question qui lui transperçait le cœur comme une flèche ! Mais il n'était jamais là quand on avait besoin de lui. Cet égoïste. Ce faux-frère. Ce traître !


Scar tourna en rond dans la grotte couverte de marques de griffes. Déambula furieusement, il fit les cent pas, les mille pas, des rugissements s'échappaient d'entre ses lèvres, résonnaient contre les parois de pierre, mais recouvrant à peine les plaintes de son estomac. Plus squelettique que jamais, les os crevaient la chair, la crinière charbon en bataille contre elle-même, les joues creuses, défiguré par les cernes et la cicatrice, les yeux absinthe brillaient, étincelaient dans leurs orbites, dans leur écrin de fourrure sombre, sa vue inspirait un sinistre malaise. Zazu entama un duel de regard avec une mouche pour se donner une contenance.


- Mais qu'avait donc mon frère que je n'ai pas ?!


La bouffée de compassion qu'avait sentie Zazu était vite retombée. À la place, le mépris suinta de chacune de ses plumes : si ce pauvre petit roi de pacotille lui demandait personnellement de le dénigrer, il n'allait certainement pas se gêner :


- Je vous fais toute la liste ou un résumé suffira ?


- Rah, ça va...


- Eh bien, il avait des sujets qui l'adoraient...


- Borf !


- Une famille affectueuse...


- Grrââh…


- Une reine dévouée...


Scar cessa brusquement de marcher et se figea. Ses oreilles se relevèrent, ses yeux s'écarquillèrent, brillèrent, pupilles dilatés, iris absinthe subitement si clairs qu'ils semblaient éclairés de l'intérieur, l'ombre d'un sourire sur sa gueule, seigneur quel imbécile, comment n'y avait-il pas pensé plus tôt, il lâcha, frappé par l'évidence :


-C'est ça. Il me faut une reine.


Zazu crut avoir mal entendu. Il cligna des yeux, déglutit, et articula, choqué :


-P-p-pardon ?!


Mais Scar ne l'écoutait déjà plus.


-Une reine, manant, une reine ! Sans reine que suis-je ? Un cul-de-sac. Ni descendants, ni lignée, ni postérité. Avec une reine, j'aurai...


Zazu n'osait plus respirer, effaré. Il avait peur d'entendre la suite. Ces mots, ces phrases, ce délire, ça dégoulinait de sa bouche comme un torrent de pus.


-... Des lionceaux !


Le raisonnement qui se dessinait dans l'esprit de Scar était si naïf et si glauque à la fois qu'il lui apparut d'une implacable et parfaite logique. Il murmura, la voix rauque, la respiration chaotique, ivre du triomphe de sa propre volonté :


- L'immortalité sera à moi …


Puis, comme un écho, il répéta, cette fois en criant :


- L'immortalité sera à moi !


Le sang est la vie ; perpétuer son sang, c'est perpétuer sa vie, c'est ne pas mourir.


Si mourir signifiait faire face à Mufasa, la seule façon d'y échapper était de ne pas mourir.


Un ricanement nerveux et incontrôlé s'échappa d'entre les lèvres de Scar. Qu'importe que le royaume périclite, que les hyènes répandent la désolation, que les troupeaux désertent, que la sécheresse détruise le territoire ! En tant que roi, il pouvait tout avoir. De la nourriture à ne plus savoir qu'en faire, des armées obéissantes au doigt et à l'œil, des lionnes à volonté...


La lumière de la lune entrait par un orifice de la grotte. Elle déchirait l'obscurité et tombait au sol dans une flaque blanche. Scar s'y jeta, tourna sa face marquée vers l'astre. Son ombre se dessinait sous la lune. Elle était gigantesque. Elle semblait l'avaler. Elle semblait le dévorer. Il chutait dans son ombre. Mais il ne le voyait pas. Il ne voyait que la lune. Le vent s'engouffra dans sa crinière noire. Les rois passés le fixaient et le jugeaient du haut des étoiles, mais Scar n'en avait cure. Il ne voyait que la lune blafarde qui le regardait avec insolence, comme une invitation à venir la prendre. Il se sentait brusquement un besoin d'impossible. Il tituba comme un ivrogne.


Une reine, donc. Scar pensa immédiatement à Sarabi. L'épouse de son défunt frère portait la dignité et l'élégance dans le moindre de ses déplacements. Au-dessus de toutes les insultes et grognements adressées par les hyènes qui lui reprochaient le manque de nourriture, auréolée de dignité. Même lorsqu'il l'accablait de sa hargne, elle conservait un flegme que rien ne semblait pouvoir percer. La lionne était aimée du peuple qui voyait en elle son ancien roi, et peut-être que Scar parviendrait à grappiller du même coup un peu de cette admiration. Et quitte à prendre le trône à son frère, autant lui prendre aussi sa femme. L'idée était plus qu'alléchante.


Mais Scar, après mûre réflexion, finit par la réfuter. C'était la femme de son frère. Mufasa avait déjà posé sa marque sur elle. L'avoir elle, ce serait comme l'ombre de Mufasa le suivant à la trace, et son frère le suivait assez comme ça.


Quant à Zira, dont il avait enfin retenu le nom et qui était revenue le rejoindre à la cour, elle faisait d'autant une candidate de choix qu'elle lui avait déjà donné deux enfants. Mais l'aîné, Nuka, âgé d'environ huit mois, ne lui apportait aucune satisfaction. Scar avait était frappé de voir à quel point il s'y reconnaissait, dans la fourrure mate, la crinière charbon, le corps osseux et le côté angoissé -même ses griffes étaient aussi sorties en permanence ; autant qu'il s'en différenciait par la gestuelle tremblante, bondissante, presque convulsive, et l'accablante lenteur d'esprit. Pour un peu, Scar se demandait si Nuka n'était pas le fruit d'une nuit avec une hyène... Peu importait ce que pouvait tenter Nuka pour plaire à son père, Scar ne parvenait qu'à se demander, seigneur, comment avait-il pu engendrer un tel échec ? Avoir un imbécile pareil pour fils premier-né faisait honte à son intellect... Il ne savait même pas rentrer ses griffes ! Hors de question de le laisser diriger la Terre des Lions, ni quoi que ce soit d'ailleurs.


Ensuite venait Vitani, qui faisait tout à fait honneur à son père par une finesse et une intelligence très rare chez les lionceaux de cet âge. A quelques semaines, sachant à peine marcher, Scar avait déjà vu ses yeux se lever au ciel devant les frasques de son frère aîné -au moins n'était-il pas seul à voir l'abime constituant le cerveau de cet individu... Mais hélas, qu'attendre d'une femelle en termes d'héritage ?


Pour ne rien arranger, Zira était partie pendant deux semaines -lui laissant ses enfants dans les pattes, heureusement que les autres lionnes étaient là pour cette corvée; et elle était revenue enceinte. Étrangement, Scar, lui qui s'était laissé emporter par la jalousie depuis sa naissance, fut le premier surpris de constater qu'il se moquait éperdument l'identité du père et n'éprouvait absolument aucune rancune. C'était à croire que Mufasa l'avait entièrement vidé, avait à lui seul aspiré toute sa hargne comme un trou noir sans en laisser la moindre goutte pour les autres. L'égoïste !


Et puis, la lionne rachitique avait l'air tellement détruite par la culpabilité. Tu es toujours à tes cauchemars, tu me délaisses, alors forcément, il te ressemblait tellement, je te demande pardon, je suis prête à faire n'importe quoi pour que tu me pardonnes. Scar, dans un élan de bonté sorti littéralement de nulle part, avait décidé d'adopter le lionceau encore en gestation, de l'élever comme son fils, et, si aucune autre possibilité ne se présentait, d'en faire son héritier. Perpétuer sa lignée à travers un fils adoptif tenait du crime de lèse royauté, contre toutes les traditions établies depuis la nuit des temps, mais qui oserait reprocher quoique ce soit là-dessus au roi ? Qui s'attendait à ce qu'un roi régicide respecte l'héritage des rois ? L'idée même d'un père biologique le révulsait. Cette simple pensée, l'acide de sa cicatrice à l'œil se rappelait à lui. Famille, famille menteuse, famille injuste, famille méprisante, famille haineuse, famille, je vous hais !


Zira, lorsqu'il l'informa de sa décision, le regarda les yeux débordants de larmes et d'admiration. Elle ne voyait en lui qu'un noble héros, un prince charmant, un dieu miséricordieux. Son preux chevalier qui l'avait jadis sauvée. S'il lui avait un jour avoué qu'il avait tué son frère, elle l'avait complètement oublié.


Mais si Zira était toute prête à lui apporter l'affection qu'il désirait tant, elle était trop intelligente pour être parfaitement honnête. Elle ne voyait peut-être pas l'éclat de machiavélisme dans ses yeux jaunes, mais Scar, lui, savait parfaitement le reconnaître quand il l'avait devant lui. Mais il y avait aussi autre chose qu'il voyait chez elle. Quelque chose d'énorme, un brasier, un incendie. Un volcan. Un jour, elle lui avait même dit que sans lui, le monde devenait cendre. Que lui seul lui donnait l'impression de vivre. Elle l'aimait trop. Et cela le mettait mal à l'aise, pour ne pas dire que cela lui faisait peur. Et si le volcan devenait incontrôlable ? Cela devrait forcément arriver un jour ou l'autre. Peu importait le nombre d'enfants illégitimes qu'il lui offrait d'adopter, cela ne ferait que retarder l'échéance. Scar ne savait pas ce qu'il entendait par là. Il avait simplement l'impression confuse qu'elle pourrait le tuer. Il avait déjà entendu des histoires de lionnes si passionnées qu'elles en viendraient à tuer leurs époux ... Ou pire encore, s'il se laissait prendre à ses filets, si un jour il ressentait ce brasier et cette confiance aveugle, qui lui disait qu'il pourrait en réchapper ? N'était-ce pas en titillant l'affection entre son frère et son neveu qu'il avait pu les tuer tous les deux ? Seigneur, et si ce stratagème se retournait contre lui ... Zira pouvait tout à fait lui trancher la jugulaire d'un coup de griffe durant son sommeil et faire accuser un moustique, ou plus incroyable encore, Zazu. Tout le monde la croirait sans difficulté, et elle s'assiérait sur le trône, son trône...


Et quoiqu'on en dise, un fils adoptif ne serait jamais qu'un substitut à son sang. Le rejeton d'un autre. Un sang-de-Bourbe.


Mais que faire alors ? Trouver une autre lionne ? Ce n'était pas ce qui manquait. Mais toutes étaient déjà passées par son frère. Toutes avaient porté ses enfants, sa marque, son odeur, son spectre. Où alors trouver la perle rare ? Qui le ferait passer à la postérité en tant que fondateur d'une dynastie millénaire ? Qui lui donnerait des héritiers dignes de ce nom ? Qui lui apporterait l'affection dont il avait tant besoin ? Qui l'aimerait, l'approuverait, l'encouragerait, le soutiendrait, le chérirait, ferait taire son frère, le bercerait le soir pour qu'enfin il puisse dormir d'un sommeil réparateur ?


Elle lui fut apportée sur un plateau d'argent. Elle venait l'entretenir d'il ne savait quelles futilités au sujet des hyènes, comme quoi elles détruisaient le territoire ou quelque chose dans ce goût-là... Scar ne s'en était pas aperçu à l'époque, mais c'était désormais si évident qu'il se demanda comment il ne l'avait pas vu plus tôt -Nuka déteignait sur lui apparemment. La noblesse imprégnant chacun de ses gestes, comme un habit d'or, le regard perçant, la beauté incomparable de son corps vierge à peine sorti de l'adolescence...

Zazu assista donc, pétri d'horreur, à la tentative perpétrée par Scar sur sa nièce Nala. Terrassé par son impuissance, il vit une lionne qu'il avait connue bébé, la fille de Mufasa et de Saraphina morte de faim depuis à peine un mois, tenter d'ignorer le plus respectueusement possible les injonctions de son oncle Scar qui n'écoutait rien, mais rien, de ce qu'elle lui disait.


- Scar, tu dois faire quelque chose. Il n'y a plus rien à chasser !


Scar hocha la tête, oui-oui, il comprenait :


- Hm-hm. Ah, Nala, tu sais... Le pouvoir est une si lourde charge... Ne penses-tu pas que je mérite... je ne sais pas, un soutien, ou une compagne ?


- Pardon ?


Scar reprit, affichant un air faussement désolé :


- Un roi seul est ma foi, une bien triste situation. Mais un roi sans héritiers, c'est une véritable tragédie...


Sa patte avant vint se frotter à celle de Nala qui la retira comme si elle avait été brûlée.


- Et, plus je t'observe, et plus je me dis que...


- ... que tu as probablement besoin de sommeil ?


Le roi balaya la réplique d'un geste de la patte. Du vent. Et le ton paternaliste, écœurant, reprit le cours de son idée devant une Nala de plus en plus dégoûtée :


- Par ailleurs, c'est incroyable ce que tu as grandi...


- Qu'est-ce que tu racontes ? Et, lâche-moi !


- Tu m'aimes ? Bien sûr que oui. Je suis ton roi, après tout. Dis-le, pour voir ?


Et de se coller littéralement à elle et de boire à la santé de leurs futurs héritiers... C'était si immonde que le petit estomac de Zazu pourtant presque vide, se contracta, s'agita de spasmes, et qu'il vomit dans la carcasse lui servant de cage.


Heureusement, Nala parvint à asséner à Scar une gifle mémorable ; mais le roi ne sembla même pas s'en apercevoir.


- Oh, Nala... tu sais à quel point la violence me répugne.


Était-ce bien celui qui avait assassiné son frère et son neveu, et qui s'apprêtait à violer sa propre nièce qu'il avait déjà tenté de tuer, était-ce bien cet individu qui prononçait ces mots ?


Oui.


Il était le roi. Il faisait ce qui lui plaisait. Il avait le pouvoir absolu. Tout était à lui. Le trône, les lionnes, la vie éternelle, la lune. Scar comprenait enfin l'utilité du pouvoir : il donnait ses chances à l'impossible, à la lune, à l'immortalité, au bonheur, à n'importe quoi qui ne soit pas de ce monde.


- J'obtiens toujours ce que je veux. Peu importe comment, tu seras à moi !


Nala se dégagea de sa poigne, la colère, le dégoût, étincelants dans ses yeux bleus.


- Plutôt mourir !


Scar ne l'écoutait déjà plus. Il n'écoutait plus rien. Il n'entendait même plus ce qu'il ricanait puis hurlait à la face de la lune qui le narguait :


- Je suis le roi, et vous tous, sans exception, vous êtes à moi !


Scar n'avait plus peur.


Scar était libre.


Il avait presque envie de plaindre Mufasa, et son père, et son grand-père, et tous les rois avant eux, pour ne pas avoir connu cette ivresse qui le rendait mille fois supérieur à n'importe lequel d'entre eux, et surtout, surtout, à Mufasa.


Et qu'importe l'avis des lionnes. Les troupeaux sont partis et les hyènes incontrôlables, qu'elles disaient. Il ne reste plus rien, qu'elles disaient. Il faut quitter la Terre des Lions, qu'elles disaient, ou nous sommes tous condamnés, qu'elles disaient. Ces imbéciles ne comprenaient rien. Plutôt mourir que d'abandonner ce trône. Ce rocher gigantesque qui l'avait nargué toutes ces années chaque fois qu'il posait son œil marqué sur lui. Plutôt mourir que d'abandonner ce trône à qui il avait tout sacrifié. Il avait besoin de ce trône comme ce trône avait besoin de lui pour se mener mutuellement jusqu'à la lune dans une danse folle, dans la valse macabre de l'impossible.


Scar s'était peut-être perdu trop loin en lui-même, dans un chemin où la rage ne le guidait plus et où les morts revenaient pour l'emporter avec eux en Enfer.


Mais il savait une chose.


Admettre publiquement que les lionnes avaient raison contre lui, qu'il était incapable de les guider, serait reconnaître qu'il était incapable de se guider lui-même. Les lionnes ne le respectaient pas. Les hyènes à peine, et encore moins Zazu. Et lui ne les respectait pas non plus -bien trop inférieures intellectuellement, et depuis quand un dieu se devait de respecter ses fidèles ?


Que lui restait-il alors sinon le respect envers lui-même ? Que faire sinon continuer d'avancer sur ce chemin entouré de ronces qui lui lacéraient son cerveau malade ? La folie le laissait totalement sans défense face à elles, fragile et comme un enfant, un lionceau naïf et arrogant à qui les concepts même de morale, de lois et de devoir était inconnu. Scar ne devait rien à personne. Scar n'avait plus peur.


Il était libre.


Jusqu'à ce que Mufasa refasse surface.


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