Shadow Of Mordor
Chapitre 7 : Le maître de lumière.
Le vent porte l’odeur de la cendre et du fer brûlé. La ville supérieure de Minas Ithil est un chaos vibrant : les cris des hommes se mêlent aux hurlements des Uruks, le fracas des armes et le roulement des pierres qui s’effondrent sous les assauts. Je marche parmi les décombres, hanté par le souvenir brûlant de la belle Arachne… mais toujours vigilant, les sens tendus comme un fil de métal. Chaque pas résonne sur les pierres, mais je ne cherche pas seulement à me faire entendre : je surveille. Les rues sont des pièges, et chaque silence peut être mortel. C’est alors que je les aperçois. Deux jeunes soldats, à peine plus d’une vingtaine d’années, recroquevillés derrière un amas de pierres, terrifiés. Leurs mains tremblent, serrant des épées mal maniées, tandis qu’un Uruk massif s’avance, dominant la ruelle de sa carrure et de sa sauvagerie. Les jeunes hommes n’osent même pas lever le bras pour attaquer. Je m’approche doucement par derrière. Le vent porte leur respiration haletante, leurs voix basses et précipitées. Ils ne me voient pas. Leurs regards restent figés sur le colosse devant eux qui commence à dévorer un cadavre d’Uruk encore tiède dans des râlement gutturaux, et je perçois enfin les mots qu’ils s’échangent… Le blond, aux yeux noisette, tente un rire nerveux.
- Tu prétends être un grand chevalier, sire Alec… alors, à toi l’honneur !
L’autre, un jeune homme à la peau mate et aux cheveux châtains, écarquille les yeux.
- Hein ?! Tu plaisantes ? C’est toi qui dis être le chevalier sans peur ! C’est donc à toi de te charger de lui, Elder !
L’Uruk rugit soudain, faisant sursauter les deux garçons qui se tassent encore davantage derrière leur abri, crispés sur leurs armes comme des enfants sur un jouet brisé. Je m’approche alors, silencieux. Un léger sourire m’échappe devant cette scène de bravoure mal assurée. Puis, d’une voix calme mais assez forte pour les faire tressaillir, je dis :
- Sachez qu’il faut toujours surveiller vos arrières, jeunes hommes.
Les deux jeunes hommes se retournent d’un bond, les yeux écarquillés. Quand leurs regards croisent le mien, la peur se mue aussitôt en soulagement… puis en une admiration sincère.
- Oh, seigneur Talion… c’est vous ! s’exclame le blond, haletant. Nous sommes contents de vous voir !
- Nous avons besoin de vous plus que jamais, ajoute son camarade, Alec, en jetant un regard effrayé vers la créature. Cette bête… elle est terrible.
Je m’accroupis à leurs côtés, dissimulé avec eux derrière les pierres brisées. Mon regard glisse vers l’Uruk qui rôde au milieu des cadavres. Sa peau épaisse reflète les flammes comme du cuir brûlé, striée de plaques métalliques soudées à même la chair.
- En effet, murmuré-je. Un colosse… Il font partie de ces monstres qu’il vaut mieux abattre d’un trait sûr. Leur peau est dure, souvent renforcée de métal.
Je les observe un instant. Leur souffle court, leurs doigts crispés sur leurs armes trop lourdes pour eux. Ils ont l’air de gamins jetés dans une guerre qui n’est pas la leur.
- Dites-moi, quel âge avez-vous ?
Le blond, nommé Elder, celui qui m’a reconnu, redresse un peu la tête.
- Dix-huit ans, seigneur Talion, répond-il avec une politesse maladroite. L’autre renchérit aussitôt :
- Moi aussi. Nous venions tout juste de rejoindre l’armée de Minas Ithil quand… tout a commencé. La formation commençait à peine…
Je pousse un léger soupir, détournant un instant le regard vers les flammes qui dévorent la cité.
- Je vois… Puis je reporte mon attention sur eux, adoucissant un peu ma voix. Inutile de m’appeler “seigneur”. Appelez-moi simplement Talion.
Une voix glaciale, familière, s’élève alors dans mon esprit :
- “Ce ne sont encore que des enfants… en matière de combat.”
Je ferme brièvement les yeux, chassant le ton méprisant de Celebrimbor comme une ombre indésirable même si clairement pour une fois il a raison. Ses deux jeunes hommes n'ont visiblement rien à faire dans cette guerre. Je leur adresse un regard long, lourd de silence, avant de demander :
- Pourquoi êtes-vous séparés de votre unité principale ? Qui vous commande ? Baranor ? Idril ?
Alec baisse aussitôt les yeux. Sa main tremble sur la garde de son épée, couverte de poussière et de sang séché.
- C'est le commandant Baranor et… Il y a eu… un assaut, murmure-t-il, la voix rauque. Les Uruks… ils sont sortis des ruines sans prévenir. On s’est battus, oui, à deux contre un seul… on a réussi à le tuer, mais…
Il hésite, la honte le cloue au sol. Elder le fixe un instant, puis prend une grande inspiration.
- Ne mens pas, Alec. Pas à lui. Il tourne vers moi un regard vacillant, puis confesse d’une voix plus basse : On a eu peur… On s’est planqués. Avant que vous arriviez, on essayait juste de retrouver le courage pour ressortir et affronter ces abominations… Il baisse la tête, honteux. Pardonnez-nous, Seigneur Talion.
Je grimace, mais pas de colère. De tristesse. Un instant, leurs visages se brouillent dans la brume du souvenir, et c’est un autre jeune visage que je vois à leur place, celui de Dirhael, mon fils. Il avait leur âge… la même ardeur maladroite, la même lumière dans les yeux avant que la guerre ne la dévore. Je détourne le regard, inspirant profondément pour chasser le poids qui m’écrase la poitrine. Je laisse ensuite échapper un léger rire, presque imperceptible, et un sourire, rare, sincère qui étire mes lèvres. Un sourire de père, sans armure ni gloire. Je tends la main et ébouriffe les cheveux blonds d’Elder, ce qui lui arrache un sursaut de surprise.
- Vous n’avez pas d’inquiétude à avoir, dis-je d’une voix plus douce. Je vais vous aider à sortir d’ici… et je vous ramènerai jusqu’au château.
Alec relève la tête, les yeux brûlants d’une flamme neuve.
- Non, seigneur Talion… je veux me battre. Aider mon peuple ! Je ne veux plus fuir ! Sa voix tremble, mais la détermination perce à travers la peur. Apprenez-nous à nous battre, je vous en supplie. Joint-il ses mains comme une prière. Mais je secoue lentement la tête.
- Le temps nous manque pour cela, Alec. Et il y a mille façons de servir Gondor. Je pose une main sur son épaule, ferme. Les archers sur les murs font autant pour la cité que ceux qui croisent la lame. Trouvez votre place là-haut, où votre courage comptera tout autant.
Elder acquiesce doucement, le regard fixé sur l’Uruk qui rôde plus loin.
- Oui… seigneur Talion… Je… Je ne suis pas le chevalier sans peur que j’imaginais être, souffle-t-il. Il déglutit, les yeux voilés. La guerre… est bien plus terrifiante que dans nos histoires.
Je soutiens son regard, et dans ses prunelles je vois ce même éclat fragile qu’avaient ceux que j’ai perdus. Un éclat qui vacille entre la peur et l’espérance.
- Tu as raison, Elder, dis-je doucement. Mais ne crois pas que le courage naît de l’absence de peur. Même moi… je ne suis pas un chevalier sans crainte. La peur est un fardeau, oui… mais aussi un flambeau. Elle nous rappelle que nos cœurs battent encore, que nous avons quelque chose à perdre et donc, quelque chose pour quoi nous battre. Je me redresse, laissant le vent glacial de la ruine soulever mon manteau. N’aie pas honte d’avoir peur. Elle est le souffle des vivants, et les morts seuls n’en ressentent plus le poids.
Un instant, le silence s’étire entre nous, aussi solennel qu’une prière. Je me tourne ensuite vers l’ombre mouvante au loin. L’Uruk massif, courbé sur un cadavre qu’il déchiquette.
- Restez ici, murmuré-je. Je m’occupe de lui.
D’un pas souple, je me fonds dans les ténèbres. Le vent couvre le froissement de ma cape, et le râle de la bête masque ma présence. Lorsque j’arrive à sa hauteur, ma dague glisse hors de son fourreau comme un serpent silencieux. Un éclair d’acier, un souffle bref, la lame s’enfonce dans sa gorge. L’Uruk s’effondre sans un cri, la vie fuyant entre ses lèvres noires. Je retire ma lame et essuie le sang d’un geste calme avant de revenir vers les deux jeunes hommes. Ils me regardent, figés entre stupeur et admiration.
- Par les Valar…, murmure Alec. Vous êtes incroyable, seigneur Talion.
Elder hoche la tête, encore tremblant, mais un sourire sincère lui échappe.
- Nous sommes fiers de vous avoir parmi nos rangs.
Je réponds d’un simple signe de tête, le regard tourné vers les ruines. Leur foi est fragile… mais c’est une flamme, et pour l’instant, elle suffit.
- Allons, dit-je en rengainant ma lame. Il est temps de rentrer. Le château n’est plus très loin.
Alec et Elder échangent un regard puis acquiescent, soulagés. Ils me suivent sans un mot, leurs pas résonnent faiblement sur les pierres fendues. Je sens leur excitation grandir à mesure que nous approchons des remparts, celle d’enfants marchant aux côtés d’un héros qu’ils croyaient perdu dans les légendes. Leurs yeux brillent d’admiration, et malgré moi, je ressens ce vieux pincement dans la poitrine… celui qu’éveille la confiance des innocents. Mais à peine avons-nous franchi le dernier pan de ruines qu’une ombre surgit devant nous. Un rugissement sourd, suivi d’un pas lourd qui fait vibrer le sol. Les jeunes hommes bondissent en arrière, tirant leurs lames.
- En arrière ! crie Alec, la voix étranglée par la peur.
L’Uruk s’avance, imposant, cuir noirci, regard brûlant de malice. Sa main agrippe le manche de sa hache, puis un rire grave roule entre les pierres.
- Du calme, gamin… Pas la peine d’me trancher la tête, grogne-t-il.
Alec, pâle comme la lune, échappe son épée dans un fracas métallique qu'il récupère aussitôt en panique… Sa main ayant faibli avec la peur. Azutra, lui, tourne la tête vers lui un rictus moqueur, découvrant ses crocs.
- Héhé… j’crois qu’celui-là n’a jamais vu un Uruk d’aussi près sans mouiller ses braies.
- Assez, Azutra, dis-je d’un ton ferme. Je me tourne vers les deux jeunes, qui se tiennent toujours à demi cachés derrière moi. Pas d’inquiétude. Cet Uruk n’est pas un ennemi. Il travaille pour moi.
- Un Uruk… allié ? répète Elder, incrédule.
Azutra ricane de plus belle, tapotant sa poitrine d’un poing massif.
- Ouais, p’tits rats. L’chef et moi, on s’comprend.
Les deux jeunes restent pétrifiés, leurs doigts crispés sur leurs armes, sans trop savoir s’ils doivent croire à une trahison ou à un miracle. Je soupire, l’ombre d’un sourire au coin des lèvres.
- Vous apprendrez, dis-je simplement. Dans cette guerre, les alliés ne portent pas toujours le visage qu’on attend.
- Ce visage-là, je l’attendais pas… marmonne Alec, encore pâle. Elder, blême, hoche la tête en reculant d’un pas.
- Et c’est un visage… bien hideux, souffle-t-il, la voix tremblante. Mais Azutra fronce aussitôt les sourcils, vexé.
- Quoi ?! rugit-il en grondant comme une bête blessée.
Les deux jeunes hommes sursautent et se cachent derrière moi, les yeux écarquillés. Un sourire discret me vient malgré moi. La scène a quelque chose de presque comique, et cela faisait longtemps que le rire n’avait pas effleuré mes lèvres. Mais je le ravale aussitôt.
- Assez, dis-je en me tournant vers Azutra. Est-ce que tout est prêt ?
L’Uruk se redresse, le regard dur, reprenant aussitôt son ton de guerrier.
- Ouais, rôdeur. L’embuscade contre Bruz la Bête est en place. L’Olog sera là d’un instant à l’autre. J’veux profiter de l’attaque des Gondoriens pour frapper sans témoin. On n’a pas de temps à perdre. Je hoche lentement la tête.
- Très bien. Alors allons-y. Je me tourne vers Alec et Elder, qui peinent encore à cacher leur peur. Vous deux, rentrez au château. Vite. Et ne vous arrêtez pas avant d’avoir passé les portes.
Ils acquiescent sans discuter cette fois. Alec incline la tête.
- Merci, Seigneur Talion… pour tout. Elder ajoute d’une voix plus timide :
- Que les Valar veillent sur vous.
Je réponds d’un simple signe, la gorge serrée. Leur jeunesse, leur ferveur, tout cela me rappelle Dirhael, mon fils. J’aurais voulu lui dire les mêmes mots… lui enseigner à affronter la peur, comme à ces deux garçons. Ils s’éloignent en courant vers la lueur du château, et je les regarde disparaître dans la brume avant de reprendre ma marche. Azutra m’attend, massif, dans l’ombre d’un mur brisé. Je le rejoins sans un mot, et ensemble, nous nous enfonçons dans les ruines, vers le point d’embuscade où Bruz la Bête ne tardera pas à paraître. Le vent porte déjà l’odeur du sang et de la guerre à venir.
…
Le vent siffle entre les arches éventrées. Perché sur un toit écroulé, la main sur le manche de ma lame, j’observe, immobile, prêt à frapper au premier signe. En contrebas, Azutra avance d’un pas lourd mais sûr, la lance sur l’épaule. Son masque de faucon, d’acier sombre orné d’une crête de plumes bleues, renvoie des reflets froids sous le soleil du midi. Autour de lui, ses guerriers uruks patientent, silencieux, les yeux brillants de trahison. Tous portent, à leur manière, la marque bleutée de leur nouveau maître : un pan de tissu, une trace de peinture, une corde teinte. Le bleu du seigneur de lumière, celui du Rôdeur. Le mien… Face à eux s’avance Bruz la Bête. L’Olog est gigantesque, une montagne de chair et de muscles couverte d’une armure grossière martelée de crânes. Ses yeux, deux braises cruelles, brûlent d’un orgueil inébranlable. Chaque pas qu’il fait fait trembler les pierres, chaque souffle empeste la fange et le sang.
- Alors, Azutra, rugit-il d’une voix de tonnerre, t’as trouvé d’la viande fraîche à m’offrir ?
Azutra incline la tête, un sourire carnassier sous son masque.
- Ouais, chef. Un p’tit groupe d’humains qui s’planquent près des murailles. Faciles à écraser, et peut-être bons à rôtir aussi. Bruz éclate d’un rire gras.
- Hah ! Parfait ! J’en prendrai un pour le cuir c’midi, un autre pour le dîner ! Ces p’tits rats de Gondor feront un bon festin avant que j’prenne la place de ce tas d’fumier d’Az-Karo. Il bombe le torse, grognant, satisfait de sa propre gloire. Quand j’aurai fini, c’est moi qu’les autres appelleront chef suprême. La Bête régnera sur ces terres !
Azutra esquisse un sourire qu’il dissimule mal. Sous le masque, ses yeux étincellent d’une haine froide. Il jette un rapide regard vers les hauteurs. Là, dans l’ombre, je l’observe, prêt. Il me fait un signe discret de la main, imperceptible pour quiconque d’autre. Le moment est venu. Azutra saisit sa lance à deux mains. Dans un sifflement sec, l’arme fend l’air et se plante dans le flanc de Bruz. Le hurlement de l’Olog déchire la nuit. Il chancelle, la surprise se muant en rage.
- TRAÎTRE ! tonne-t-il, sa voix roulant comme un orage.
Ses yeux s’embrasent, sa massue s’élève, abattant un pan de mur dans une pluie de pierres. Azutra recule d’un bond, esquivant la fureur brute de la bête. Et moi, je plonge. Du haut du toit, je me laisse tomber dans un souffle, comme une ombre qui s’arrache au ciel. Ma dague brille une seconde, puis s’enfonce profondément dans l’épaule de l’Olog. Le monstre pousse un rugissement de douleur, s’agenouille, son souffle chaud et fétide éclatant contre mon visage.
- À genoux ! ordonné-je.
Je pose ma main sur son front, et le monde vacille. Une lueur spectrale jaillit, bleue et glacée. Les runes de l’Anneau s’embrasent tandis que Celebrimbor surgit, son ombre se superposant à la mienne.
- “Accepte-moi !” hurle sa voix, résonnant dans l’esprit de la bête. “Soumets-toi à la Lumière !”
Bruz lutte. Il gronde, ses muscles se contractent, sa volonté rugit contre la mienne. Mais la puissance de l’Anneau le submerge comme une marée brûlante. Son regard vacille, sa colère s’éteint. Puis, lentement, il abaisse la tête.
- Je… suis à votre service… Seigneur de Lumière.
Le silence retombe. Je retire ma main, haletant. Le souffle froid de Celebrimbor s’estompe derrière moi. Autour, les Uruks fidèles d’Azutra s’agenouillent à leur tour, tandis qu’Azutra, masque levé, observe Bruz avec un sourire de faucon satisfait. Le piège a fonctionné. La Bête est tombée.
Le silence s’installe après la soumission de Bruz. Le souffle lourd de l’Olog soulève la poussière tandis qu’il reste à genoux, la tête inclinée, prisonnier de la lumière bleue qui s’éteint peu à peu sur sa peau. Azutra s’avance, sa lance toujours en main, et observe son ancien ennemi avec un rictus triomphant.
- Héhé… j’crois qu’la Bête a enfin trouvé son maître.
Je rengaine lentement ma dague, le regard fixé sur l’Olog qui respire encore fort, mais sans résistance. Puis la voix glaciale de Celebrimbor s’élève derrière mes pensées, claire comme un éclat d’acier :
- “Regarde-le, Talion.” Une silhouette bleutée apparaît brièvement à mes côtés, ses yeux brillant d’une fierté froide. “Un Olog d’une telle puissance… à genoux devant toi. C’est un signe.” Il tourne lentement son regard vers les Uruks qui observent la scène, encore pétrifiés. “Notre armée commence à prendre forme. Et avec un monstre comme celui-ci parmi nous… Elle ne connaîtra bientôt plus d’égale.”
- Nous sommes quand même loin de l’armée de Sauron… Reste-je les pieds sur terre.
L’idée d’une armée sous mon commandement, composée de créatures qui, hier encore, massacraient les miens, me brûle le cœur autant qu’elle m’attire…
- Une armée, murmuré-je. Oui… mais à quel prix, Celebrimbor ?
Un souffle spectral glisse contre mon oreille, comme un murmure de glace.
- “À celui du pouvoir, Talion. Et du pouvoir naît la liberté.”
Je baisse les yeux vers Bruz, qui reste agenouillé, soumis. Et je me demande, dans un éclat fugitif de lucidité, lequel de nous deux vient vraiment d’être enchaîné.
- Relève-toi. Lui ordonne-je.
L’olog se redresse dans un grognement, ses yeux jaunes pétillant d’une lueur mêlant crainte et enthousiasme. Ses crocs se découvrent dans un large sourire qui n’a rien d’humain.
- Alors c’est décidé, hein ? marmonne-t-il, d’un ton goguenard. J’bosse plus pour ces tas d’ordures d’Ushak et sa clique… maintenant, je suis chef de guerre et je sers le Seigneur de Lumière !
Il bombe le torse, satisfait de sa propre déclaration, comme s’il venait d’inventer le titre. Je soutiens son regard, grave.
- Si tu veux mériter ce titre, ramène-moi des forces. Des guerriers dignes de ce nom. Une armée.
Bruz ricane, son rire résonne dans la ruine comme un coup de tonnerre.
- Oh, ça, j’peux faire. Les gars m’aiment bien, moi. Ils m’écoutent. Ou ont peur, j’sais pas trop ! En tout cas, j’vais t’en ramener une belle bande, Seigneur de Lumière.
Je me rapproche, posant la main sur la garde de mon épée.
- Et si tu réussis… Az-Karo sera à toi. Sa tête, sa gloire, sa peur. Et tu auras une place de choix dans mon armée… tout comme Azutra.
Le colosse Uruk à mes côtés relève la tête, ses traits balafrés s’étirent en un sourire mauvais.
- Ha ! Enfin un maître qui comprend la valeur d’un bon massacre bien ordonné. Bruz rit à nouveau.
- Tant qu’j’suis pas celui qu’on massacre, ça me va.
Je les fixe tour à tour et ma voix se fait plus dure, plus glacée.
- Mais écoutez-moi bien, tous les deux. Vous resterez discrets. Pas de vagues. Pas de pillages, pas de cadavres d’hommes. La moindre mort inutile, et je vous fais regretter d’avoir survécu à Ushak.
Un silence épais suit mes mots. Même les mouches semblent suspendre leur vol. Puis Bruz acquiesce lentement, levant les mains.
- T’en fais pas, capitaine. On va jouer les ombres… pour un temps. Azutra renifle.
- Jusqu’à ce qu’on frappe. Fort.
- Bien. Attendez le moment. Quand Ushak pointera le bout de son nez, vous saurez quoi faire pour me soutenir.
Ils échangent un regard entendu. Puis, en ricanant et se chamaillant déjà sur la question de qui commande qui, ils s’éloignent dans les ruelles noires, leurs voix s’éteignant peu à peu. Le silence retombe, et Celebrimbor murmure dans ma tête, un ton amusé dans sa froideur :
- “Ils t’obéiront, pour un temps. Mais souviens-toi, Talion… les chaînes que nous forgeons pour ses monstres se resserrent aussi autour de nos âmes… Il faut les maintenir par la peur. Tu devras leur montrer notre puissance régulièrement si tu ne veux pas de trahison.”
- Je sais, répondis-je très conscient de ce jeu dangereux.
Et dans le vent froid de Minas Ithil, j’ignore encore lequel de nous trois vient de signer le plus noir des pactes…
Je retourne dans la ville supérieure après cet instant suspendu… et c’est la guerre… Pur et véritable… Les murs tremblent sous les cris, les flammes dévorent les toits, les tambours d’Uruks résonnent jusque dans les entrailles de la cité. Partout, le chaos. Les hommes du Gondor reculent, blessés, à bout de forces. Certains traînent leurs camarades, d’autres jettent leurs épées en pleurant. Les survivants se ruent vers le château, dernier refuge dans ce carnage. Je m’avance à travers eux, Urfael à la main. Les ruelles sont inondées de sang et de corps inerte. Je frappe sans hésiter, taillant les Uruks qui poursuivent les soldats. Chaque cri arraché à leurs gorges éteint un peu plus le tumulte. Devant la grande porte du château, la situation dégénère : les gardes la referment déjà, de peur que des Uruks pénètrent la cour, laissant dehors les derniers blessés, les suppliant en vain. Mais je me place devant eux, en rempart. Les Uruks se figent, reconnaissant ma silhouette.
- C’est lui ! Le dark puant !!
- L’rôdeur !
- L’immortel !!
Certains reculent, mais d’autres hurlent de rage et se jettent sur moi. Je tranche, je pare, je renverse leurs corps. Le sang noir éclabousse mes bottes. Puis un rire grave fend le tumulte. Un Uruk massif s’avance, ses pas lourds faisant vibrer les pavés. Sa peau est lacérée, cousue de fil grossier ; des plaques de métal remplacent son œil et une partie de son bras… J'ai rarement vu un tel rafistolage…
- Tu t’souviens de moi, rôdeur ?! rugit-il, brandissant une lame ébréchée. Son rire claque comme une cicatrice mal refermée. J’suis Mogg le Survivant ! Ouais, tu m’as déjà tué, mais comme toi… j’suis revenu !
Je serre la garde d’Urfael. La lame vibre, résonne d’un frisson bleu pâle. Et c'est avec un regard défiant que je réplique sans crainte :
- Alors tu sais déjà comment ça finira, Mogg. Il ricane, dévoilant ses crocs tordus.
- Ouais. Par ton sang sur les pierres !
Son épée s’abat. Le choc secoue Urfael, le métal gémit, les étincelles volent. L’impact m’arrache un grognement.
- “Ces abominations sont résistantes,” souffle Celebrimbor, glacial.
- Je sais, dis-je dans un grognement.
Je pivote, pare un nouveau coup, et riposte de toute ma force. Le combat est engagé. Mogg s’avance, massif, son rire roulant comme un tonnerre moqueur.
- Eh bien, rôdeur, t’as perdu de ta superbe ?! grogne-t-il, frappant le sol de son épée d’un coup sec. La dernière fois, t’avais eu d’la chance. Cette fois, c’est moi qui vais te tuer !
Je ne réponds pas. Je me place entre lui et les derniers soldats du Gondor, qui reculent péniblement vers la porte. Derrière moi, j’entends leurs cris et leur coup contre la porte. Ils cherchent désespérément à ce qu'on leur ouvre… Ils n’ont plus de forces… alors je serai leur mur… Pas le choix… Le capitaine Uruk fonce. Ses coups sont plus lourds, plus précis qu’autrefois. Sa force brute secoue le pavé, fissure les dalles. Mais j’ai appris. Chaque impact, je l’esquive d’un pas fluide ; chaque ouverture, je la rends mortelle. Urfael siffle, fend la chair, entaille l’acier. Le sang noir jaillit.
- Tu tiens mieux l’coup que dans mon souvenir, rôdeur ! ricane Mogg, sa voix pleine de fiel. Mais on sait comment ça finit, pas vrai ?
Je pare encore, je frappe. Un autre Uruk surgit à ma droite, je le décapite sans même tourner la tête. Un second tente de me prendre de flanc, ma dague perce son œil, et il s’effondre. Le vent porte le cri des hommes derrière moi qui ont enfin été récupérés. Ils sont saufs, à présent. Je fixe Mogg. Ses crocs s’étirent en un rictus satisfait, persuadé de ma fatigue. Je feins de céder du terrain, puis bondis. Mon élan me propulse au-dessus de lui, il lève la tête, surpris et je retombe derrière son dos, ma main gauche déjà tendue. L’anneau brille. Un froid spectral se répand, mordant l’air et les chairs. Mogg hurle, son corps figé par la glace qui grimpe le long de ses cicatrices de fer.
- Non… pas encore… !
Je n’attends pas. Urfael s’abat, une fois, deux fois, trois fois, l’acier rencontre la chair, puis le métal. Des éclats gèlent dans l’air. Le dernier coup pulvérise son torse, et Mogg s’écroule, brisé, son crâne frappant la pierre dans un craquement sourd. Son sang noir fume sur le sol. Je recule lentement, essoufflé. Les murmures de Celebrimbor s’élèvent dans ma tête, calmes et glacés :
- “Espérons qu'il ne revienne pas cette fois”
Je fixe les restes de Mogg. Ses yeux morts me semblent encore ricaner.
- Qu’il revienne, soufflé-je. Je serai là pour le tuer… encore.
Mais les tambours grondent encore. Deux hordes d’Uruks déferlent sur la plaine, menées par leurs capitaines, masses hurlantes et couvertes d’acier noir. Celebrimbor murmure dans mon esprit, sa voix glacée.
- « Pas maintenant, Talion. Fuis. »
Je serre la mâchoire. Fuir… encore... Cela me contrarie… Et pourtant, je sais que je ne dois pas périre maintenant. Pas ici, pas face à une armée entière. Si je tombe maintenant, je renaîtrai loin de Minas Ithil. Je ne peux pas risquer ça. Pas quand Baranor et Idril comptent sur moi. Je me glisse donc dans l’ombre du mur, puis bondis, escaladant la pierre comme une bête traquée. Le soleil tape sur mes épaules, et la chaleur me brûle les doigts et les yeux. En haut, je me hisse sur les remparts où les hommes m’attendent, tremblants, les arcs bandés vers la horde. En contrebas, la marée noire s’avance, leurs armures étincelant sous le soleil de midi. La poussière de leurs pas s’élève, formant un nuage qui gronde comme un écho de leur rage. Deux capitaines émergent en premier : Snagogue le Démembré et Bagga le Bleu. L’un lève sa hache déformée par le sang et le feu, l’autre brandit une masse qui semble avaler la lumière. Tous deux me fixent, et leurs voix grondent à l’unisson :
- Alors voilà… l’rôdeur fuit quand Snagogue le démembré se pointe ! Aurait-il fait dans son froc ?! Gna gna…!
- Descends sale dark puant ! Viens nous affronter comme un homme ! Me provoque le second.
Le rire bestial des Uruks secoue leurs rangs. Ils frappent leurs armes contre leurs boucliers, scandant mon nom dans la poussière et le vent. Je reste immobile, le regard fixé sur eux, mon esprit pesé par l’urgence. Je ne peux pas me permettre de mourir maintenant. Pas ici. Pas loin de Baranor et d’Idril. Celebrimbor chuchote encore :
- « Le temps viendra où la vengeance sera douloureuse pour eux. »
Je ne réponds pas. Je sens seulement le poids de ma lame, tiède sous ma paume, et la haine qui pulse dans ma poitrine. Oui… le temps viendra. Et quand ils tomberont, Snagogue et Bagga crieront mon nom jusqu’à ce que s’écoule la dernière goutte de leur sang…
…
Un ordre s’élève sur les remparts. Le capitaine gondorien lève la main et commande aux archers de faire feu. Dans un chuintement soudain, une pluie de flèches s’abat sur les Uruks. La majorité hurle et recule, fuyant en désordre. Quelques-uns, pris de rage, tentent de lancer des lances ou de brandir des haches, mais chaque geste est puni par une flèche précise, frappant le front, le cou ou la poitrine. Le vent emporte leurs cris et la poussière, et bientôt, le champ redevient silencieux, seulement troublé par la pluie fine qui tombe sur la pierre chaude. Je détourne le regard et mon cœur se serre. La bataille se calme, mais je n’y trouve aucun repos. Mes yeux glissent vers la grande cour, cherchant Idril et Baranor parmi les survivants. Mais ce n’est pas eux que je vois. Alec est assis seul, recroquevillé, ses épaules tremblantes, les larmes traçant des sillons sur ses joues. Mon souffle se fait plus lourd, et l’inquiétude me serre la gorge. Je descends vers lui, lentement, les mains ouvertes.
- Alec… que s’est-il passé ? Où est Elder ?
Le garçon lève des yeux rougis, remplis de douleur et de culpabilité. Sa voix se brise :
- Il… il est très gravement blessé… On a été attaqués par un Uruk… j’ai… J’ai essayé de le combattre… Je voulais être brave comme vous… mais il était trop fort… à cause de moi, Elder est blessé… C’est… c’est Baranor qui l’a sauvé…
Je m’agenouille à côté de lui, posant ma main sur son épaule tremblante. Le souvenir de mon fils m’effleure, une douleur douce-amère dans la poitrine. Je laisse la pluie tiède tomber sur nous deux.
- Alec… ce n’est en rien ta faute. Tu as été courageux. Ce que tu as fait… c’est immense. Maintenant, va… veille sur ton ami. Montre-lui que tu es là.
Le garçon hoche timidement la tête, encore tremblant, et ses yeux rencontrent les miens, brillants d’une émotion fragile.
- Nous sommes en train de perdre…
Une évidence que je ne peux pas nier… Et je pense qu'il est temps que Castamir évacue la ville avant que tout le monde ne meurt… Car s'ils restent en ses murs… Leurs destins est déjà écrit de sang.
- Je… je ne pensais pas que ça finirait comme ça… Baisse-t-il les yeux.
Mais un léger sourire fend mes lèvres, froid et tendre à la fois.
- Finir ? Non… Le voyage ne s’achève pas ici. La mort n’est qu’un autre chemin. Un chemin que nous devons tous prendre, marque-je un temps de pause, le rideau de pluie grisâtre de ce monde s’ouvrira, et tout sera brillant comme l’argent. Un silence tombe, épais et doux. Puis je reprends, avec un rictus léger : Alors… vous les verrez… Pose-je ma main ferme sur son épaule.
- Quoi… ? Voir quoi, Seigneur Talion ?
- Les rivages blancs… dit ma voix, basse mais ferme. Et au-delà, une prairie lointaine, verdoyante. Un fugace lever de soleil, qui éclaire tout d’une lumière tendre et pure. Alec laisse échapper un souffle tremblant :
- Alors… ça ne va pas si mal ?
- Non… Non, en effet. Lui souris-je avec bienveillance.
Il incline la tête, la gratitude et l’émerveillement dans ses yeux :
- Merci, Seigneur Talion.
Je me relève lentement, l’entraînant avec moi en le tenant par le bras, sentant le poids et la lumière de mes mots flotter autour de nous.
- Dans chaque passage d’ombre, une lumière persiste. Souviens‑t’en, et rejoins ton ami.
Il hoche la tête et s’éloigne d’un pas plus sûr, déjà guidé par l’espoir. Alors Baranor approche, silencieux d’abord, ayant entendu mes paroles. Ses yeux brillent d’émotion contenue :
- C’était… touchant. Beau. Tu as bien fait de lui dire cela… Ce garçon a besoin d’un peu de lumière. Même Celebrimbor, approuve.
- « Tes mots… ils sont beaux, Talion. Il donne de l’espoir. Même si c' est vain. »
Je ferme les yeux un instant, laissant le vent et la pluie effleurer mon visage. La bonté, la grandeur d’âme… ce sont des armes aussi puissantes que la lame. Je me tourne vers Baranor. Mon regard s’attarde sur son armure éraflée, cabossée, tachée de sang et de boue. Chaque entaille, chaque marque raconte la violence de la bataille. Mon estomac se serre.
- Baranor… ton armure… est-ce que ça va ?
Son visage se crispe immédiatement, les traits tirés par la fatigue et l’agacement. Ses lèvres se pincent, ses mâchoires se serrent, et ses yeux sombres brillent d’une colère sourde. Il secoue la tête, ses épaules tremblant légèrement sous le poids du corps et du fardeau qu’il porte.
- Non… trop de blessés… trop de pertes… souffle-t-il, la voix tendue, à peine contenue. Cette mission… c’était du suicide.
Je reste silencieux. Il n’y a pas besoin de mots. La rage contenue dans son regard parle pour lui, surtout envers Castamir. Je sens sa frustration comme une lame froide qui pourrait se retourner contre n’importe qui.
- Et Idril ?
Baranor détourne légèrement les yeux, un voile d’inquiétude traversant son expression avant qu’il ne réponde :
- Elle parle à son père.
Je pose ma main sur son épaule, ferme mais rassurante :
- On ferait mieux de la rejoindre.
Un bref échange de regards suffit à sceller la compréhension. Sans un mot de plus, nous descendons la grande cour, la pluie ruisselant sur nos visages, mêlée à la poussière et à la fatigue. L’air est lourd, chargé de fer et de pluie, et chaque pas sur la pierre humide résonne comme un écho de la bataille à peine terminée. Je sens la tension qui ne quitte pas Baranor, ses poings serrés et sa colère envers Castamir bouillonnant sous son armure. Nous avançons côte à côte vers la tour où se trouve Castamir, prêts à affronter ce qui nous attend, le silence et la gravité entre nous plus lourds que les armes que nous portons. Nous entrons dans la pièce où se tiennent Idril et Castamir. Le silence nous accueille. Je m’arrête aux côtés de Baranor, et nos regards scrutent les visages devant nous. Idril semble contrariée, ses sourcils froncés, ses lèvres serrées. La fatigue et l’inquiétude se lisent dans ses yeux brillants. Castamir se tourne vers Baranor, la voix dure et assurée :
- Demain, je retente une percée avec tous les hommes encore debout. Baranor fronce les sourcils, la mâchoire serrée :
- C’est risqué…
Idril ose enfin contredire son père, sa voix tremblante mais ferme :
- C’est de la folie.
Castamir la foudroie du regard et la remet sèchement à sa place :
- Silence ! Je sais ce que je fais.
Je reste silencieux, mais mon regard se tourne vers Idril et Baranor. Leur inquiétude me semble juste, légitime. Je vais dans leur sens, muet, mes poings serrés, le souffle lourd de cette tension.
- Nous ne devrions pas… souffle Idril à son père, le ton tremblant mais clair. Il faudrait mieux abandonner la cité avant qu’il ne soit trop tard.
Castamir se redresse, son visage durci par la détermination et la colère :
- Tu es faible… dit-il à Idril, le mépris glacial dans sa voix. Baranor conduira les hommes demain, et cette fois, nous enverrons les cavaliers.
Sans un mot de plus, il quitte la pièce, suivi de ses conseillers, laissant derrière lui un silence pesant. Je tourne la tête vers Idril, mais avant que je ne puisse dire quoi que ce soit, elle s’éloigne, les larmes aux yeux, ses pas rapides résonnant sur le sol. Mon instinct me pousse à la suivre, mais Baranor passe une main devant moi, ferme et protectrice :
- Je m’en occupe.
Je reste seul en arrière, le regard suivant son dos, impuissant. La pièce vide respire encore de la tension et des émotions contenues. Celebrimbor brise le silence, sa voix glaciale et sarcastique :
- « Castamir est fou… Nous devrions fouiller le château. Le Palantír ne nous attendra pas éternellement. »
Je hoche la tête, approuvant ses paroles. Une part de moi sait qu’il a raison. Ce château recèle encore des secrets, et si nous voulons tenir notre vengeance… ou survivre… il faut agir maintenant.
…
Je passe d’une pièce à l’autre, les bottes glissant sur les dalles froides, mes pas résonnant dans les couloirs déserts. Les murs du château, noircis par la suie et les flammes passées, suintent encore la peur et l’orgueil. Chaque salle que j’ouvre ne me livre que du vide, des cartes froissées, des plumes brisées, quelques soldats qui me dévisagent avec méfiance. Je réponds d’un simple signe de tête. Qu’ils me prennent pour un rôdeur dérangé, peu m’importe. Rien. Toujours rien. Je poursuis, ouvrant une lourde porte de bois sculpté, dont les gonds grincent comme des os sous la contrainte. Une lumière pâle filtre par une meurtrière, caressant une montagne d’objets entassés là, pêle-mêle. Des reliques. Des fragments d’histoires oubliées. Je m’avance lentement. Une hache naine, gravée de runes effacées par le temps. Une bague elfique, si fine qu’elle semble tissée de lune. Des parures, des armes, des coffres éventrés. Tout un amas de gloires éteintes. Je tends la main, soulève un vieux bouclier gondorien. L’écu est fendu, mais le symbole du Soleil blanc s’y devine encore. Celebrimbor ricane doucement dans mon esprit.
- «Voilà donc ce que les Hommes collectionnent. Des trophées de peuples qu’ils ne comprennent pas. Quelle ironie… toi, un mort, entouré de vestiges d’un monde qui s’éteint. »
Je fronce les sourcils, mais ne réponds pas. Mon regard s’arrête sur une petite pipe, sculptée dans un bois clair, et noircit par les usages. Une pipe de Hobbit. Je la tourne entre mes doigts, étonné.
- Voilà longtemps que je n’avais pas vu pareille chose… murmuré-je pour moi-même.
- « Ces petites créatures naines qui fument tout le jour ? » raille Celebrimbor. Je souris malgré moi.
- Pas des nains… des Hobbits. Ils vivaient loin, au nord-ouest. Des êtres paisibles…
Je m’interromps. Je ne sais pas pourquoi cette simple relique me serre le cœur. Peut-être parce qu’elle me rappelle un temps où les choses simples existaient encore. Une carte attire alors mon attention. Dépliée, usée, elle décrit les Mines des Montagnes Bleues, avec des annotations en langue naine.
- « Les Nains tracent toujours des chemins là où les autres voient des murs, » commente Celebrimbor, d’un ton presque admiratif. « Ils creusent jusqu’à réveiller la terre elle-même. »
- Où l’ombre… Souffle-je dans un murmure de crainte songeant à ce qui habite dans les ténèbres.
Et puis, derrière moi, une voix douce, familière, fend le silence :
- C’est ma pièce préférée.
Je me retourne brusquement. Idril se tient sur le seuil. Ses yeux encore rougis par les larmes, mais son maintien est digne, calme. La lumière effleure ses cheveux d’or comme un souvenir de soleil perdu. Elle s’avance lentement, ses doigts glissant sur les objets.
- Chaque chose ici raconte une histoire, dit-elle doucement. Un monde, une bataille, une vie. J’aime venir ici… ça me rappelle pourquoi nous nous battons.
Je la regarde, surpris, mais aussi… soulagé. Qu’elle me parle à nouveau, malgré la colère, malgré la douleur.
- C’est un beau lieu pour se souvenir, dis-je, ma voix plus rauque que je ne le voudrais. Elle me lance un petit sourire triste.
- Ou pour rêver à ce qui aurait pu être.
Je m’approche, sans un mot. Autour de nous, les reliques semblent observer, témoins silencieux d’un instant fragile. Celebrimbor ne dit rien. Pour une fois, il se tait. Idril, elle, s’avance d’un pas, les yeux brillants d’une lueur tremblante, mélange de chagrin et de courage. La lumière tombant de la meurtrière caresse son visage, glisse sur sa peau pâle et lisse comme le marbre. Ses cheveux blonds, défaits par la fatigue et la poussière, captent la clarté comme des fils d’or vivant. Ses yeux, d’un bleu pur, presque argenté, me fixent avec une intensité désarmante.
- Talion… je… je suis désolée, souffle-t-elle. Pour tout à l’heure. J’ai été injuste avec toi. Je reste muet, pris de court.
- Idril, tu n’as rien à…
- Si. Sa voix tremble, mais son regard ne faiblit pas. Ton passé… avec Lithariel… ne me regarde pas. Ce n’est pas mon histoire. Elle inspire profondément, et son visage s’adoucit. Moi, je veux écrire la mienne. Une histoire à moi… même si elle n’est qu’un court chapitre de ta vie.
Je la contemple sans un mot. Une partie de moi, celle que Celebrimbor juge faible, se laisse happer par cette image : la grâce d’une femme qui refuse d’abandonner la lumière, même au bord de la ruine. Je sens mon regard s’attarder sur les traits de son visage, sur la délicatesse de sa bouche, sur la courbe fragile de sa nuque. Elle est belle, terriblement belle et cette beauté, dans ce lieu de cendres et de fer, a quelque chose d’irréel…
- « Te voilà encore faible, Talion… » raille Celebrimbor, sa voix perçant mon esprit. « Ton cœur se laisse séduire par chaque flamme vacillante. Veux-tu que je te laisse savourer la suite de cette comédie ? »
Je serre la mâchoire, sans répondre. Car il a raison sur un point : Idril éveille en moi quelque chose que je croyais mort depuis longtemps. Non pas un amour, mais une chaleur, un désir de vie… De plaisir…
- Talion, murmure-t-elle, pourrais-tu me rendre un service ? Je hoche lentement la tête.
- Bien sûr.
Elle s’avance, si près que son souffle frôle ma peau. L’air se charge d’un parfum discret de fleurs fanées et de cuir.
- Ferme les yeux, dit-elle doucement.
Je la fixe un instant, intrigué. Puis j’obéis. L’obscurité me gagne. Le silence devient presque solennel. Je sens à peine le bruissement de son armure, le pas léger qui s’approche encore. Et soudain, ses mains se posent sur moi, hésitantes, puis assurées. Elle se hisse, ses doigts s’accrochent à mon plastron, et je sens la chaleur de son corps à travers le métal froid. Son souffle glisse contre ma joue. Puis, un contact léger, presque irréel : ses lèvres sur les miennes. Un baiser bref, sincère, qui brûle sans consumer. Quand je rouvre les yeux, elle s’est déjà reculée. Ses joues sont rouges, ses yeux humides, mais son sourire est vrai.
- Merci, murmure-t-elle simplement.
Je reste figé, incapable de parler. La lumière vacillante danse sur elle, et je me dis que jamais les ténèbres ne devraient oser la toucher. Celebrimbor alors souffle avec mépris :
- « Les mortels s’attachent toujours à ce qu’ils perdront. »
Je détourne le regard, troublé. Peut-être. Mais au milieu des ombres, cette femme vient de me rappeler que j’existe encore. Idril ne dit plus rien. Son regard reste un instant accroché au mien, plein de douceur, mais aussi d’une mélancolie que je ne comprends pas encore. Puis elle tourne les talons, sans un mot, et quitte la pièce. Le silence retombe, lourd, presque sacré. Je reste là, immobile, le cœur battant, les lèvres encore tièdes du contact de son baiser. Une part de moi voudrait la suivre… lui dire quelque chose, n’importe quoi. Mais les mots se meurent avant même d’exister. Je soupire, passe une main sur mon visage.
- « Reprends-toi, Talion. » La voix de Celebrimbor s’infiltre dans mon esprit, froide et sans pitié. « As-tu déjà oublié pourquoi nous sommes ici ? La vengeance, le Palantír, la guerre. Ce sont là tes seules vérités. Idril appartient à la lumière… et toi, tu marches dans l’ombre. » Je serre les dents, sans répondre. « Elle sera toujours au côté de Baranor, parmi les vivants, pendant que toi, tu t’enfonces plus loin dans la mort. »
Ses mots me transpercent. Pas par leur cruauté, j’y suis habitué, mais parce qu’ils sonnent juste. Je laisse échapper un rictus amer.
- Peut-être bien, oui…
Je baisse les yeux vers la petite pipe que je tiens encore dans ma main. Bois usé, poli par le temps et les souvenirs. Je la range dans ma ceinture, comme un vestige d’un autre monde, d’une paix révolue. Un souvenir, ou peut-être un rappel de ce qui vient de se produire… Un moment volé au monde des ombres. D’un pas lourd, je quitte la salle, la torche vacillante dessinant sur les murs des ombres tremblantes. Dehors, le soleil de midi s’écrase sur les ruines de la cité. Les cris des soldats, les coups de marteau sur les palissades, tout cela me ramène brutalement à la réalité. Je ne suis pas un homme fait pour les doux instants. Je suis un chasseur. Et la chasse reprend. Je descends les marches, rejoint les ruelles éventrées de la ville basse. Là, au milieu des décombres et de la suie, je sens déjà l’odeur fétide des Uruks. Mon souffle se calme. Mes doigts se resserrent sur le pommeau de ma lame. Le Palantír attendra. Ce soir, une autre mission m’attend, celle que m’a montrée Arachne dans ses visions. Une mission décisive. Et je sais, au fond de moi, que la nuit à venir baignera dans le sang et la vérité.
A suivre,