La maraude du Vieux Touque

Chapitre 6 : La route se poursuit sans fin - Enlèvement

2219 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 13/11/2019 21:54

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Gerry et le magicien franchirent le gué, puis dépassèrent le seuil des hautes pierres levées, le hobbit épuisé juché sur le poney et rentrant piteusement les épaules.

Loin en aval, sur la rive gauche, scintillaient les feux d’un village de pêcheurs des Grandes Gens : quelques huttes de roseaux autour d’un fumoir de pierre.

Gandalf les dirigea vers une grande étendue de quenouilles des marais, un mille en amont du fleuve. Là, il autorisa enfin une courte pause. Gerry dévora comme un hobbit affamé, entamé, et ébranlé dans ses habitudes. Alors qu’il se tenait au bord du désespoir, il trouva la force de lancer d’un ton revêche et supérieur :

- Où prétendez-vous m’emmener ?

- Pour l’instant, je vous ai simplement escamoté de la Comté, où vos excès semblent vous avoir attiré quelques inimitiés… et aussi quelques trop nombreuses intimités ! Mais gardez courage ! Si vos semblables ont quelques défauts, la rancœur n’en fait pas partie. J’ai plus d’inquiétudes quant à la ténacité des jeunes hobbites amourachées…

Gerry regarda le vieux rabâcheur par en-dessous : avec un tel moralisateur, l’excursion commençait mal… Devant la désinvolture du galopin, Gandalf insista :

- Vous rendez-vous compte de la situation inconfortable dans laquelle vous avez risqué de mettre ces jeunes hobbites ? En est-il au moins une avec laquelle vous souhaiteriez convoler ? 

Gerry ne considérait pas du tout les situations partagées avec les jeunes filles, comme inconfortables ! Il sourit par devers-lui, malgré sa lassitude et sa contrariété, aux souvenirs grivois qui lui venaient :

- Je n’y ai jamais réfléchi… Je ne suis pas prêt à m’engager !

- La petite Sonnecor a l’air sérieusement engagée, quant à elle ! Et combien d’autres ?

Gerry lança un regard torve au vieillard, ne parvenant pas à croire qu’un magicien, même un vieux fâcheux aussi gênant que celui-ci, puisse s’intéresser aux frasques juvéniles de sa petite personne, fût-elle la plus élégante de sa génération.

Gandalf tenta de donner un tour concret à ses reproches :

- Imaginez une descendance inattendue et nombreuse accourant des quatre Quartiers à votre retour… 

Mais l’extravagance de la scène tira encore un sourire au chenapan, qui temporisa, du ton de l’innocent injustement calomnié :

- Ce n’est pas exact, Gandalf ! Ce que l’on prétend est très exagéré. Voyez-vous, les plumes de mon chapeau sont encore blanches pour la plupart, seules quelques-unes sont colorées… 

Le magicien mesura immédiatement l’irrévérence de l’impudent, contrairement peut-être à notre chère lectrice. [1]

- Incurable sacripant ! Je vous emmène avec moi pour un voyage qui vous sera profitable à plus d’un titre ! Et croyez bien que ce n’est pas de gaité de cœur, mais pour rendre service à votre père, dont je suis l’obligé !

- Mais je n’ai jamais quitté la Comté…

- C’est précisément la raison qui me pousse à vous faire ce bout de conduite ! Gerry, vous connaissez fort bien la Comté, ses habitants… et ses habitantes. Mais le fils du Thain doit appréhender par lui-même ce qu’est le monde extérieur. Que savez-vous de vos frontières, par exemple ?

- Quelle importance ? …

Les sourcils de Gandalf commençaient à friser d’agacement. Gerry céda :

- … Nous avons un corps de volontaires pour battre les limites du pays. Lorsqu’un malandrin fait du tapage, nous le raccompagnons en dehors des frontières. Je sais aussi que certains des nôtres vivent de concert avec des Grandes Gens au pays de Bree, suivant un arrangement particulier. Mais je n’y suis jamais allé.

- Vous n’avez donc aucune idée des gens qui vivent autour de vous ou un peu au-delà…

- Gandalf, je n’ai ni l’envie ni le besoin de connaitre le vaste monde et ses dangers. Je vis en un temps où ils ne menacent plus la Comté.

- Croyez-vous ? Votre ancêtre Bandobras Touque, le Taureau Mugissant, a défait une invasion d’orques à la bataille des Champs Verts voici à peine cent ans. Il y a décapité le chef gobelin Golfimbul, du Mont Gram. Notez que Bandobras fut l’un de mes élèves les plus assidus ! La tête de l'orque – un type vraiment pas recommandable, je vous l’assure ! - vola quelques cents pas avant de tomber dans un terrier de lapin. On prétend d’ailleurs que c’est là l’origine du jeu de golf !

La lectrice se doute bien qu’à l’âge de Gerry, un siècle paraissait une éternité !

- Hé bien donc mon peuple est apte à se défendre ! J’en suis fort aise, car je ne vois pas la nécessité d’aller chercher les ennuis au-dehors.

- La connaissance de son environnement immédiat est absolument nécessaire au futur Thain ! Ce sera bientôt à vous d’anticiper et de résoudre ces difficultés. Sachez que si cette bataille fut une victoire, c’est aussi grâce à l’assistance de vos gardiens. Votre bienheureuse Comté bénéficie de la protection d’alliés dont vous ignorez l’existence. Voilà ce qu’il vous faut apprendre à connaître et assumer, à la suite de votre père ! 

Le hobbit, saisi par ces révélations, resta un instant bouche bée. Ce qu’il avait considéré jusque-là comme une sévère mais passagère mesure de rétorsion paternelle, s’annonçait en définitive comme un impitoyable embrigadement vers l’âge adulte… Malgré sa fatigue, il se composa un air buté, et entra en résistance ouverte :

- Je ne suis pas fait pour la Thainerie et ses responsabilités, ni prêt à m’encombrer de devoirs !

- On ne s’encombre pas du devoir. Le devoir est le droit que les autres ont sur nous. [2] Mais vos euphémismes coupables démontrent une certaine lucidité. Comme vous semblez ignorer que vous ne sauriez faire un pas en ce monde sans trouver quelque devoir à remplir [3], je vous emmène parcourir le monde quelques temps ! 

Une grimace involontaire accompagna la prise de conscience du hobbit : ce trouble-paix incommode n’allait pas le lâcher ! Il changea donc de stratégie, prêt à concéder le juste nécessaire pour préserver l’essentiel de sa tranquillité :

- Combien de temps ?

- Autant que je le jugerai nécessaire ! 

Cette déplaisante et implacable logique accula Gerry à son expédient habituel – Il se recomposa un visage candide et implorant :

- Gandalf, j’ai besoin de votre aide ! 

Le ton juste, pathétique et émouvant, ne trompa aucunement le magicien. Mais il prit le hobbit au mot :

- Je suis là pour cela, mon garçon, du moins au début. Ai-je votre parole que vous vous efforcerez de bien vous conduire ? 

La réponse fut un modèle de rouerie, ménageant la modestie du candide et la bonne volonté du grand cœur :

- Je vous promets de faire des efforts, mais je doute d’être à la hauteur. 

Gandalf nota qu’il n’y avait là aucune réelle promesse, sourit intérieurement et déclara d’un air faussement paternel, en posant sa main sur l’épaule du jeune hobbit :

- Je me contenterai de cela… pour le moment ! 

Il observa attentivement sa petite victime, dont l’air de sincérité désolée aurait fendu tout autre cœur que le sien. Puis le magicien reprit :

- Prenez courage ! Vous allez aussi découvrir quelques merveilles. Les voyages ne sont pas seulement perturbants et dangereux, ils peuvent aussi se révéler passionnants et instructifs. Pourquoi douter de votre talent à goûter l’enchantement de la route qui se poursuit sans fin ?

- Et y-a-t-il seulement quelque chose à manger dans les terres sauvages ? 

Ventre affamé ne saurait goûter l’enchantement… Gandalf émit un petit rire conciliant :

- Le hobbit ne saurait se départir de son bon sens ! Les terres autour de la Comté ne sont pas aussi sauvages que vous semblez l’imaginer. Elles ont été cultivées, il n’y a pas si longtemps. Loin, à l’est ou au nord, au-delà des montagnes, s’étendent des contrées véritablement inhospitalières. Mais même dans ces parages, vous serez surpris des ressources qui s’offrent au voyageur averti. Par exemple, les quenouilles des marais qui nous entourent…

Gerry jeta un regard circulaire. Une multitude de longues tiges vert tendre se balançaient sous le poids de leurs cocons oblongs, sombres et feutrés, qui ressemblaient en effet à la quenouille d’un rouet hobbit.

- Ces roseaux sont donc comestibles ?

- Ils sont plus que comestibles, et ce ne sont pas des roseaux, qui sont par ailleurs très utiles eux aussi.

- Quelle partie mange-t-on ?

- Les habitants du pays de Dun ont coutume de dire « Dis-moi quel plat tu veux manger, je te dirai comment le faire avec des quenouilles ». Pour commencer, lorsque les pousses nouvelles atteignent deux paumes, ce sont les « asperges asdriags », d’une saveur à nulle égale, bouillies avec sel, poivre et beurre. Les habitants du petit pays de Bree les nomment les « queues de chat ». Ils les récoltent par charretées entières dans les marais aux cousins.

- Nous en goûterons ?

- Au rythme où vous épuisez nos provisions, ce sera bientôt nécessaire… Mais ce n’est pas le seul usage, écoutez plutôt. Au mois de cerveth, les radicelles broyées pourraient vous donner une farine, pour préparer pains et biscuits, ou même une purée très savoureuse. La base de la racine, laminée mais crue, a une saveur sucrée, qui me rappelle de grosses noix de l’extrême Harad. On peut également manger les jeunes têtes bouillies, qui ressemblent à des cœurs d’artichaut.

Gerry geignit avec une moue dubitative :

- À vous entendre, les terres sauvages sont un véritable plateau de victuailles !

- Ce n’est pas faux, encore qu’il faille les mériter. Comment croyez-vous que vos ancêtres parvinrent à survivre, avant de migrer vers la Comté ? Mais cette plante vous fournira également ses tiges, pour tresser chapeaux ou paniers. Une fois mûrie, elle peut s’effilocher pour se transformer en un isolant de premier choix, pour les matelas et les oreillers. Elle devient une mousse, qui conserve la chaleur tout comme le duvet d’oiseau…

Gerry leva le visage vers le magicien en face de lui. Où ce vieillard pontifiant avait-il pu apprendre tout cela ? Et pour quelle raison le sage s’évertuait-il à le lui transmettre ? Pour la première fois, le hobbit commença à entrevoir que les pérégrinations et les intrigues du vieux bonhomme visaient avant tout à défendre et éduquer, fut-ce contre le gré de ses élèves.

Il va sans dire que le ressentiment du hobbit en fut renforcé : l’odieux enlèvement dont il faisait l’objet se trouvait justifié par une finalité, haute et impérieuse… adulte en un mot ! Gerry ne pouvait accepter de quitter l’indolence libertine de cette vie qui lui convenait parfaitement ainsi…

Mais le magicien poursuivait ses ennuyeuses péroraisons :

- Non, Gérontius Touque, vous n’êtes pas sans ressources ni sans amis, même au milieu des périls dans les terres sauvages. Mais vous devez apprendre à les connaître, et vous aguerrir quelque peu, pour vous montrer, vous aussi, un allié appréciable.

Voyant se durcir le morne visage du hobbit, Gandalf lui exprima sa satisfaction :

- À ce propos, vous avez réagi tout à l’heure en imaginant une réplique au danger, malgré mes… contentions et avertissements ! Je vous en félicite ! On fera quelque chose de vous ! Mais il faudra vous pourvoir d’une autre arme que ce moulin ! Quoiqu’il soit d’une grande efficacité tant que la chasse n’est pas lancée… En attendant savourez cet instant : nous quittons la Comté et les ennuis que vous y avez semés. Puisse ce voyage vous enseigner la sagesse et vous conférer la force de les affronter à votre retour !

Gerry coula un regard de commisération vers le vieux fou : les problèmes, pour un fils de Thain, avaient une tendance naturelle à s’estomper assez rapidement…

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NOTES

[1] Pour sa part, le magicien comprit immédiatement que les plumes blanches symbolisent les jeunes hobbites qui n’ont pas encore ouvert leur place forte au jeune conquérant, au contraire des plumes noires qui se sont déjà rendues à ses mâles appétits.

[2] F. Nietsche.

[3] Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La nouvelle Héloïse

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