Les contes de l'Oie Saoule

Chapitre 4 : Le damné de Samain - Naissance

3241 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2016 16:19

Les regards des habitués convergent vers un escogriffe attablé à l’écart, absorbé dans de mélancoliques confidences intimes avec sa pinte. L’homme sans âge gratte sa tignasse noire, lève ses yeux jaunes fatigués et jette un regard désabusé sur l’assistance :

-« Bah, vous l’aurez voulu ! »

Rhast fournit la ville en tourbe, amoncelant les mottes en hiver pour les sécher et les livrer toute l’année. Mais son rude coup de bêche en a également fait le fossoyeur de Thalion. Il enterre les morts, entretient les puits et répare la palissade lorsque la ville peut se le permettre. Taciturne et observateur, il parle peu mais à bon escient. D’aucuns prétendent qu’il fut un ancien compagnon d’armes de Messer Finran – d’autres, que ce truand repenti a fui Tharbad pour rester en vie.

Evidemment, son profil de fouine affamée, sa longue silhouette voutée et sa démarche indolente lui ont valu le statut de croquemitaine de la marmaille et quelques surnoms peu flatteurs. Rhast fait un peu peur à qui le connait mal. Son regard perçant et désenchanté évente tous les secrets, laissant à chacun la sensation désagréable d’une âme mise à nu. Sa simple présence a le pouvoir d’exhumer du cœur des mortels, le trouble enfoui sous le rassurant bien-être familial et le lénifiant confort domestique. Lorsqu’on le croise, on se souvient que les terreurs obscures nous emporteront un jour dans la tombe. Il sait les horreurs de l’outre-monde. Mais lui semble n’avoir peur de rien, et c’est cela qui trouble le plus.

Il est rare que Sire Finran lui réclame une histoire…

Et juste avant Samain, les nuits des morts ?

Soit.

.oOo.

Un couple de paysans rentre à la chaumière. La jeune femme, enceinte et presque à terme, tresse une couronne de branches souples. Le jeune homme, ployant sous un énorme fagot de bois, la suit péniblement, à bout de souffle :

-« Nous l’appellerons Tordemir, comme mon père ! C’est une tradition familiale qui remonte de père en fils jusqu’à notre ancêtre le grand échanson de sa majesté Malvegil d’Arthedain !

- Ton père était un ivrogne, tout juste capable de se rappeler son propre nom ! Sa mémoire remontait péniblement à sa cuite de la veille ! Si ça se trouve, Tordemir l’aïeul était commis aux poubelles, s’il a jamais existé !

- Cesse de médire de ma famille ! De toute façon Tordemir, c’est un très joli nom !

- Un nom prétentieux. Ca empeste le nobliau d’Arthedain, oisif et hautain. Je préfère Tuisog !

- … boaf ! C’est pas un nom, ça ressemble à rien !

- Ca veut dire « Prince » dans la langue de mes ancêtres !

- C’est pas prétentieux, Prince, peut-être ? Tu es sûre que ce sera un garçon, au moins ?

- Je te l’ai dit cent fois, je descends des shamans de Prenn Lûth… Je sais lire les présages !

- C’est ça ! Tu as appris à les lire dans les tripes des immangeables sangliers rôtis de ta mère ?

- Torgil, laisse l’esprit de ma mère en repos ! Tu as envie qu’elle vienne te griller les pieds pendant ton sommeil ? Je suis sûre qu’elle en a bien envie, un gros cochon d’Arthedain comme toi !

- Oh, arrête avec tes contes de grand-mère, hein ! Ça rime à quoi ces simagrées, là, accoucher dans les bois, avoir des visions, planter des arbres la nuit, lire les entrailles, appeler les esprits… Tout ça, c’est bon pour ces arriérés de Dunnish du Cardolan ! Il faut vivre avec son temps !

- Ah ouais, parlons-en, de vos mœurs dégénérées ! Tu veux sans doute dire traîner avec tes glandeurs de copains et te beurrer à l’Oie Saoule ! Ça c’est sûr, les visions t’as pas besoin de les appeler au grand air, tu les inventes tout seul dans les vapeurs du troquet ! J’aime autant te dire que c’est terminé cette vie pépère de bourgeois d’Arthedain ! Tu vas te mettre au travail ! Bientôt tu seras père ! »

.oOo.

Au milieu des renflements rosâtres, l'enfant apparait, enserré de muscles engorgés et tendus. Sa main pend hors de la vulve. La petite main grêle, dont les doigts cyanosés s'ouvrent convulsivement, cherche à tâtons un secours en ce monde. Depuis douze heures, les efforts du ventre et des reins tâchent de chasser cette vie encombrante, arrachant des hurlements de douleur au corps tordu en travers des draps de misère. Dans ce profil décomposé de souffrance, le père atterré ne reconnait plus la svelte fille aux traits mutins et au charme envoûtant, qui courait les collines une gerbe de bruyères au bras.

La vieille Sarff, la sage-femme du village, roule des yeux épouvantés. Malédiction ! La main noire du Seigneur des Morts semble jeter l’anathème sur la maisonnée. Elle est un peu sorcière et cet augure lui donne des sueurs froides.

Soudain un coassement claque dans leur dos, manquant d’arrêter le cœur de la vieille femme. Un gros corbeau, sombre comme la suie, les guette de son œil fixe et mauvais, perché sur la table. Un lambeau de charogne visqueux pend du bec gris. D’où tombe-t-il, celui-là ?

-« Chasse-le, vite ! », souffle la vieille Sarff.

Tremblant de méfiance, Torgil saisit un balai et ouvre la porte. L’oiseau bondit sur le rebord du lit avec un cri rauque de contentement, comme un hôte qui s’impose avant l’heure du repas. Le mari courroucé lui assène un coup qui se perd mais oblige le volatile à renoncer à ses sombres desseins.

-« Ne le tue pas, surtout ! », glapit la sorcière.

Le corbeau doit battre en retraite. Passant la porte, l’oiseau lâche un cri de protestation haineuse et prend son envol. Lorsque Torgil referme la porte, aussitôt les éléments semblent s’éveiller autour de la chaumière. Un mugissement lugubre monte du tréfonds de la terre, envahissant les airs et s’insinuant par tous les interstices.

La mère, saisie de nouvelles contractions, tressaute au rythme vindicatif des assauts du vent sur la porte. La sage-femme refoule le petit bras, le rentre en son œuf originel. Un vacarme de corbeaux malfaisants se déchaîne sur le chaume.

-« Garde la porte ! » ordonne sèchement la sorcière au mari.

Puis elle entonne l’appel du printemps, tentant de couvrir la malveillance du Seigneur des Morts de sa voix chevrotante.

La sage-femme enduit de saindoux ses doigts, qu'elle introduit lentement, allongés en forme de coin. Pénétrant peu à peu avec un léger mouvement tournant jusqu'au poignet, elle expulse des glaires suintantes dans des bruits de succion répugnants. Torgil, livide, va vider sa bile dans un seau. Un rictus d’effort aux lèvres, la sorcière s'enfonce encore, ajustant la posture de l'enfant, tandis que l'autre main appuie sur le ventre et guide le repositionnement.

Un silence s’installe comme un sourire de satisfaction passe sur le visage de la sage-femme accablée de fatigue. Mais un grondement sourd et des reniflements de bête se font entendre derrière la porte de la chaumière. Les peurs de la nuit s’avancent lorsque le corps fatigue et que les cœurs fléchissent. Un fauve rôde autour de la chaumière, humant les débuts hésitants de la vie, traquant les pas vacillants de la proie affaiblie.

Alors tout le corps de la mère s'ébranle brusquement, il lui semble qu'on la fend d'un lourd couperet, comme elle a vu séparer les bœufs au castel. Sur son lit de misère, sa révolte éclate si violente au rythme du tonnerre, qu'elle se tord d’un raidissement irrésistible de la nuque et que l'enfant glisse des mains de la sage-femme. Blodwen détend violemment ses jambes, avec l'idée fixe de se débarrasser de cette sorcière qui la torture en l'écartelant des reins jusqu'au ventre. La rage de Samain se glisse en elle alors que la bête gratte à la porte et pousse le chêne de ses larges épaules en grognant. Blodwen invective sa tortionnaire et lui déchire le visage de ses ongles.

Torgil se précipite pour calmer son épouse.

-« Garde la porte !, commande la sorcière de façon impérieuse, Il faut tenir encore ! ».

Torgil s’arc-boute sur la porte où s’acharne un vent mauvais. La sage-femme épuisée sort enfin sa main, amène doucement les petits pieds en terminant le mouvement de version. La sorcière pousse un soupir, le front en sueur, la respiration coupée, comme après un violent effort. Un bruit de tonnerre la prévient que son ennemi n’a pas abandonné. Le vent et la pluie redoublent, s’abattant sur la masure qui gémit. Torgil a poussé la table contre la porte et résiste aux coups de boutoir de la Nuit.

Il y a quelques instants effroyables, la malheureuse accouchée hurle encore plus fort, à mesure que la tête sort et repousse les chairs, qui s'arrondissent en un large anneau livide. L'enfant tombe dans un dernier effort, sous une pluie de sang et d'eaux sales.

Au même instant, la bête, ivre de l’odeur du sang et de la vie palpitante, force la porte et culbute son défenseur. Lorsque sa rumeur investit la chaumière dans un grondement victorieux, l’âtre s’assoupit, plongeant le modeste intérieur dans une pénombre d’outre-monde.

Epouvantée, la vieille sorcière se ratatine sur le petit être gluant immobile, soufflant pathétiquement dans ses petits poumons, encore et encore.

Mais lors des nuits de Samain, les mortels ne peuvent impunément convoquer la vie. Le Seigneur de la Nuit s’avance pour prendre son dû. Une grande ombre déploie ses puissantes volutes comme une musculature inhumaine qui obnubile l’entrée de la pauvre chaumière.

Torgil entrevoit des crocs à la faveur d’un éclair et brandit sa fourche. Un grondement sourd le jette à terre, haletant et baignant dans son sang. Un nuage impénétrable se penche sur sa victime, savourant l’incomparable fumet que l’épouvante confère à la chair palpitante.

Mais la sorcière anéantie donne son souffle à l’enfant jusqu’à n’en plus avoir, expirant l’espoir de vie et n’inspirant qu’une fadeur de mort. Elle souffle, encore et encore, alors que le Seigneur de la Nuit contemple d’un air gourmand sa pitoyable tentative de repousser l’inévitable.

Alors le coq chante. Le coq annonce le retour du jour, des hommes et de leur domination. Le noir nuage de malice tressaille d’un souffle de doute, et s’avance pour en finir.

Mais la vieille Sarff sent enfin s'animer un frisson léger de la petite bouche sous la sienne. Soudain l’enfant lance son premier cri. Comme frappée par la foudre, la créature d’ombre se ramasse sur elle-même, refluant vers la porte.

Alors le soleil levant projette au carreau l’ombre rouge du grand galgal, qui rameute la peur en son antre. La pénombre s’évanouit, abandonnant ses proies, pourtant vaincues, dans un hurlement sinistre annonçant frustration et soif de revanche.

.oOo.

La vieille Sarff rentre chez elle, par le bocage, à la brune. Le soir dernier, elle a vaincu le Seigneur de la Nuit. Elle Lui a soustrait une proie nouvelle-née que l’imprudence de ses parents n’avait pas protégée de l’orme salvateur. D’habitude, elle évite cette nuit-là, usant de subterfuges pour avancer ou retarder le travail. Mais cette fois, Il a bien failli la vaincre…

Exténuée, la sage-femme chemine lentement vers son logis. Les labeurs de ces dernières vingt-quatre heures l’ont vidée de tout autre désir que celui de sa pauvre paillasse. En sus de cette horrible nuit de Samain passée à veiller et batailler, elle a assisté deux autres patientes. Ce n’est plus de son âge… Il va peut-être falloir raccrocher, songe-t-elle distraite. Elle pourrait rejoindre son plus jeune frère, qui s’est installé près de Bree après la guerre. Elle se consacrerait à ses neveux, cessant enfin de courir les routes…

Le crépuscule alimente son vague à l’âme tandis que les derniers rayons baignent la combe d’une lueur incertaine. Au prochain coude de la sente, elle montera le talus à gauche et sera rendue. Elle accélère le pas comme un vieux cheval sentant approcher l’écurie.

Alors que les rayons solaires la saluent d’un dernier flamboiement, Sarff est prise d’un frisson de fatigue, de froid et d’un doute indéfinissable… Qu’a-t-elle bien pu oublier ?

Cherchant dans sa vieille mémoire ce qui a réveillé son anxiété, la sage-femme ne reconnait plus guère ce chemin qui serpente au fond de la combe. C’est bizarre, cette brume… La sente se perd à présent dans une boue fangeuse où elle patauge en glaçant ses vieux pieds. Un peu plus loin, la sorcière s’arrête, désorientée. Une odeur fade de pourriture et de souffre monte lentement du marais. La vieille dame, éperdue et très misérable, cherche à s’orienter, mais un voile épais de nues fantomatiques masque les environs.

Soudain, un gargouillement sourd derrière elle, comme étouffé par la brume. Le souffle de Sarff s’accélère. Etait-ce vraiment une exhalaison fétide du marais ?  Un bourdonnement lui monte à la tête alors que son cœur s’emballe. Il lui faut sortir de là ! Elle s’élance au hasard, aussitôt poursuivie d’une rumeur qui s’enfle de grondements bas et sinistres.

Lorsque la vieille femme trébuche et tombe dans la boue glacée, le contenu de sa gibecière se répand au sol. Alors la sorcière se rappelle ce qui lui a échappé. Le placenta de Blodwen ! Ce placenta qu’elle avait gardé pour l’enterrer dans les règles et neutraliser les maléfices du Seigneur de la Nuit ! Elle l’a oublié, malheureuse !

Alors la chape d’ombre et de nuit la submerge. Elle ne peut même proférer une incantation, alors que la chasse déferle sur elle, broyant son cœur d’une douleur fulgurante et fouillant ses viscères avec acharnement.

Le lendemain un bouvier trouve au milieu de son champ le cadavre de la vieille Sarff, qui semble avoir succombé à une crise cardiaque. Des chiens errants, probablement attirés par un placenta qu’elle avait gardé, ont horriblement mutilé sa dépouille.

.oOo.

Rhast essuie ses lèvres pleines de mousse d’un revers de manche. Posant sa chope vide, le fossoyeur au profil de fouine parcourt de son regard blasé, un auditoire silencieux qui le toise avec stupeur.

- « Ben quoi ? Faut pas sortir les soirs de brume si on n’a pas le cœur bien accroché ! », lance-t-il avec un rictus narquois.

La salle n’apprécie pas plus son humour que son conte. Rhast n’est pas doué pour détendre l’atmosphère.

- « Il fallait bien que quelqu’un rende cette vie escamotée… », commente-t-il en haussant les épaules.

La sécheresse de cette arithmétique funèbre heurte profondément l’assistance. Rhast dénierait-il aux hommes le droit de combattre la longue défaite ? La date de leur mort à tous serait-elle jouée d’avance ? Paysans et bourgeois se révoltent à cette idée. Et pourtant nombreux sont les présents qui se sentent impuissants et fatalistes, particulièrement en cette nuit de Samain. Les visages, outrés et silencieux, crient le besoin unanime d’exorciser cette odieuse insinuation.

- « Bon, d’accord, finissons-en ! Voici la suite ! Mais ne venez pas vous plaindre ensuite si la morale ne vous convient pas plus… »

.oOo.

NOTES

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