Les contes de l'Oie Saoule

Chapitre 13 : L'hiver des loups - la meute errante

2628 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 09/11/2016 10:45

L’hiver du loup Partie 1 – La meute errante.

.oOo.

A l’auberge de l’oie saoule, on bajanotte du ciboulot, on refait l’Histoire, on déambule dans la mémoire, on cultive le paradoxe, bref, on raconte des histoires.

C’est devenu une tradition, chacun y met son talent, les blagueurs, les inventifs, les radoteurs, les méticuleux, les grandiloquents, les menteurs…

Maître Gigolet narre l’histoire des royaumes de jadis et des temps héroïques. Les villageois font assaut d’anecdotes croustillantes. Rhast, le fossoyeur et cantonnier, s’est fait une spécialité du frisson les soirs d’hiver. Bonim le nain colporteur, tourne des boniments –est-ce là l’origine de son surnom ? – et rapporte des contes exotiques à la mode d’Eriador.

Quant à lui, Finran, le maître tavernier, a collecté bien des récits de voyage - en particulier les siens - mais il a surtout une habileté particulière à faire parler ses clients, susciter la confidence, flatter la verve créatrice, ou ranimer la mémoire paresseuse.

Bien sûr les voyageurs de passage sont mis à contribution, pour partager des nouvelles des contrées lointaines et échanger des contes ou des chansons.

Mais il est des histoires dont on ne parle pas.

Car parler du malheur n’en dispense pas. Ça l’attire.

Aussi certaines histoires sont tues, comme celle-ci.

.oOo.

Lorsque Finran arriva à Thalion, il mit du temps à se faire accepter. Il fallut du temps pour délier les langues… Un soir pourtant, l’eau-de-vie de poire aidant, le meunier consentit à lui raconter…

-« Autrefois régnait au nord d’ici, le Hir de Tyrn Gorthad. Un grand seigneur, descendant des premiers Ouïstriens venus explorer et éclairer nos rivages. On dit même qu’il était un neveu d’Odrazar le Grand. Il avait su conserver son Comté face aux hordes d’Angmar, et veillait à la sécurité des tombes.

Il était animé d’une grande passion pour la chasse, et une prédiction l’avait destiné, à sa naissance, à devenir l’auteur de hauts faits, que douze générations se rappelleraient encore.

La chance semblait lui sourire, cette année-là. Il avait remporté une victoire éclatante sur les hommes des collines de Rhudaur, rallié les cantons de Feotar et leurs milices, assuré une récolte honorable, et son épouse devait donner la vie avant le printemps.

Après de lourdes chutes de neige, la graisse et la viande vinrent à manquer au castel et au bourg. Le Hir manda donc son grand veneur qui convoqua l’arrière-ban pour une grande chasse. Ainsi le seigneur nourrirait sa maisonnée, les veuves et les orphelins du bourg.

Encore une fois la chance et son habileté prévalurent : une harde de daims fut décimée.

La chasse revenait joyeusement au bourg lorsque le tocsin du castel sonna le signal d’un événement extraordinaire. Le Hir quitta donc ses rabatteurs, leur abandonnant la majorité du gibier, pour se hâter vers ses douves avec sa meute et quelques piquiers.

Au sortir des taillis, ils croisèrent des traces inhabituelles, de loups énormes et nombreux, comme si la mère des meutes du nord était descendue par les hauts de Tyrn Gorthad.

Le tocsin l’appela à nouveau au château. Sans doute son épouse était-elle prise des premières douleurs de l’enfantement… Ou peut-être la sonnerie annonçait-elle un autre événement exceptionnel… comme la présence d’une harde monstrueuse, qu’un chasseur émérite tel que lui se devait d’éradiquer pour assurer la sécurité de ses terres et de ses gens ?

La foi en sa bonne étoile et l’héroïque passion de la traque l’emportèrent. Rameutant ses piquiers éreintés, il se lança sur les traces énigmatiques.

Alors que le jour déclinait, la petite troupe débusqua une meute de grands loups gris, qui défendirent leur progéniture jusqu’au dernier. Pourtant par le courage et la ténacité des hommes, les fauves furent anéantis. Contemplant le carnage de ses armes, ses chiens hors d’haleine et ses piquiers à bout, le seigneur entendit retentir encore l’appel du tocsin.

C’est alors que surgit des fourrés, la bête noire la plus énorme qui ait foulé ses terres. L’animal monstrueux, strié de sombre et d’argent, en quelques coups de gueule éviscéra les chiens, abattit le grand veneur, et s’enfuit sous les frondaisons.

Porté par le courroux et la fièvre de la chasse, le Hir enfourcha son destrier et se lança à sa poursuite.

Longtemps, par fondrières et halliers, il traqua le monstrueux animal, qui déploya mille ruses pour lui échapper. Enfin, à la nuit tombée, le Hir parvint à acculer la bête au fond d’une ancienne carrière. Il démonta de son destrier pantelant et saisit ses épieux, s’approchant de sa proie haletante.

Mais qui était le chasseur, qui était la proie ? La bête lui faisait face, hérissant sa puissante échine et arc-boutée sur ses robustes fuseaux. Ne montrant ni fatigue ni peur, elle roulait des regards enflammés de défi.

Alors à nouveau s’éleva l’appel du castel, lointain, son timbre voilé par ces lieues incertaines qui séparent le monde des femmes et du foyer, de celui des étendues sauvages et merveilleuses. Le Seigneur, sentant son destin s’accomplir, rejeta encore l’appel.

Soudain apparut une biche, grande et belle, nimbée d’une lueur d’argent comme une lune pleine. Elle s’interposa tandis que retentissait encore l’appel de l’épouse, mandant le Hir pour l’assister dans l’épreuve de la naissance. Ou était-ce la biche qui venait de parler ?

Lorsque le Hir revint de sa stupeur, le fauve avait disparu. Frustré de sa grande victoire, son courroux de veneur se tourna contre l’animal merveilleux. Il chargea furieusement la biche blanche !

Las ! La fée de la forêt, car c’était elle, ne lui pardonna ni sa fureur chasseresse, ni ses manquements envers son épouse. Elle disparut dans un éclair, accablant le Hir de sa malédiction.

On raconte que depuis cet hiver funeste, une meute errante rôde de chaumière en chaumière, poursuivie par un spectre monté. Lorsque s’y trouve quelque nouveau-né, le chasseur solitaire s’attarde dans l’espoir d’être délivré de sa malédiction, pour peu que le jeune père ose, un soir d’enfantement, ouvrir la porte de son foyer, aux rumeurs sauvages qui assaillent les hommes au plus profond de l’hiver… »

.oOo.

Finran trouva le conte édifiant et bien tourné, mais lorsqu’il objecta avec un sourire, qu’il n’y avait guère là motif à craindre la saison froide, le regard acéré du meunier décomposé le frappa :

- « Il ne faut pas rire des contes. Il y a du vrai dans chacun d’eux. Depuis cette époque, tous les sept ans, nous avons un hiver… très éprouvant… Et puis surtout, il se passe des choses terribles... »

Finran ne contredit pas le meunier, mais son regard incrédule poussa son hôte à donner des détails :

-« Les vieux disent que la pire saison jamais vécue a été le Long Hiver en cinquante-huit...  – quatre mois abominables…

Cet hiver-là, quelque-chose s’est avancé avec le froid. Un démon du nord a étendu son bras pour nous étrangler de sa poigne glacée… Les loups sont venus en grand nombre - de vrais monstres, hargneux et malins. On les a d’abord entendus, rôdant autour des fermes éloignées. La première fois qu’on aperçut la meute errante, ce fut un soir de pleine lune, avec aux trousses un cavalier de brume…

Vous savez, on ramène les troupeaux du plateau, en hiver. Les moutons sont parqués dans les enclos, au-delà de la porte de Tharbad. Hé bien toutes les nuits, ils tentaient de forcer une bergerie pour y faire un carnage. Souvent, les sales bêtes y parvenaient…  Alors c’était la ruine pour les familles, et puis la famine pour beaucoup…

Les fermiers et les pâtres qui sortirent pour défendre leur troupeau se firent attaquer – certains furent dévorés. Il fallait une troupe nombreuse et bien armée pour les mettre en fuite.

Le jour, on chercha à débusquer ces loups qui se cachaient dans la campagne. On essaya de trouver leur tanière pour les piéger ou les déloger, mais rien…

Chaque nuit pourtant, ils avaient l’avantage, ils revenaient. Bientôt les fermes des alentours se vidèrent - les paysans ne pouvaient plus se défendre seuls, ils ramenèrent en ville leur famille, leurs réserves de nourriture, leurs vaches et leur basse-cour.

Mais les nuits sans lune étaient les plus terribles. Les bêtes enragées s’attaquaient aux fenêtres, creusaient des galeries. Les huttes fragiles des plus pauvres, dans la ville basse, furent attaquées. Plusieurs familles furent décimées avant que les secours ne puissent arriver. On finit par rapatrier dans l’enceinte de la ville, tous les vieux, les femmes et les enfants des faubourgs. Même la milice avait du mal à se défendre – la horde carnassière attaquait tout ce qui vivait. A la fin, la ville était sous siège.

Et puis le Long Hiver s’est retiré et les loups ont disparu. Lorsque la terre a dégelé, Thalion a compté ses morts et enfin, a pu les enterrer. Mais les souffrances n’étaient pas terminées.

La chasse errante se fit entendre encore, à plusieurs reprises, laissant derrière elle une trainée morbide, une maladie terrible, qui se transmettait des troupeaux à la population. Les habitants devenaient livides et s’anémiaient, le cou et les plis des articulations se couvraient de pustules sombres. Une langueur emportait les malades et ceux qui les soignaient. Pour enrayer le fléau, il fallut brûler des maisons, des abris et assainir les lieux… et sacrifier les trois quarts des troupeaux. Durant l’année qui suivit, la mort faucha les vies des plus faibles –blessés, jeunes enfants et vieillards – avant que Thalion ne puisse se relever… »

.oOo.

Depuis cet hiver abominable, notre ville se claquemure dès que tombe la première neige. J’ai connu ça depuis tout petit… Ma mère essayait de me cacher son angoisse, mais je captais les regards apeurés de mes ainés lorsque les bois retentissaient des cris fantomatiques des loups et des chasseurs errants.

Pendant quelques hivers, ça se calme… Et puis le mal resurgit soudain, une femme entend une course effrénée à la tombée du jour, et il se produit des choses inquiétantes, et les gens perdent la tête…

Alors Thalion s’organise : ces hivers-là, on relève la palissade, on barricade les bergeries, on maintient allumés des feux à chaque porte de l’enceinte, gardés par des hommes armés, lorsqu’il s’en trouve d’assez courageux. Des veilleurs guettent aux fenêtres des longères les plus exposées…

N’empêche, la peur et le mal persistent. L’hiver, lorsqu’un malheur arrive au hurlement du loup, on en sait bien la cause…

On entend les sales bêtes, et puis on les voit, et elles rôdent alors autour de la ville, elles deviennent malines, hargneuses et… malveillantes. Les loups forcent l’étable d’une ferme, dans un hameau éloigné. Ils s’aventurent dans les rues du faubourg, avant la palissade. Les habitants deviennent très prudents, mais ça ne suffit pas toujours...

La dernière fois, deux enfants ont disparu. La grande battue qui a suivi n’a rien donné, mais on a perdu un chasseur, qu’on a retrouvé sur la lande au dégel, entièrement dévoré ! Les vieux ont raison : la meute errante revient comme le corbeau sur la dépouille du chevreau !

.oOo.

Finran se rappelle bien cette soirée, écoulée lentement au fil de la litanie du meunier en nage.

Il avait dû le reconduire à son moulin, car le gros bonhomme ne marchait pas bien droit. Sur le seuil de sa porte, ils avaient entendu un hurlement, lointain mais bref comme un avertissement. Le meunier s’était précipité à l’intérieur, invitant Finran à rester pour la nuit. Le tavernier avait décliné, car il devait encore boucler l’auberge et inspecter le moût dans la brasserie.

Cependant, en regagnant l’Oie Saoule sous les bourrasques humides, Finran n’était pas mécontent d’avoir emmené sa lanterne et sa rapière.

Depuis qu’il a rejoint le bourg il y a quelques années, le tavernier a vécu quelques hivers difficiles, mais jamais encore il n’a dû faire face à la meute errante… Pourtant de temps en temps certains soirs, le regard fuyant d’un conteur à l’auberge, trahit sa réticence à parler de « l’hiver du loup », de peur d’appeler la meute errante.

.oOo.

A suivre…

Laisser un commentaire ?