Les contes de l'Oie Saoule

Chapitre 15 : L'hiver des loups - La longue traque

3203 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 25/09/2015 16:27

L’hiver du loup Partie 3 - La longue traque.

 

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Le traineau glisse sur une neige lourde et grise dans le jour déclinant. Le chasseur, les yeux rivés sur sa piste, ahane au rythme de ses pas de patineur, soulageant l'effort des chiens attelés. Le souffle rauque mêlé des dogues et du maître, laisse de minces traînées blanches, témoins d’une vie obstinée et ardente, qu’aussitôt l’air sec dissout dans un froid silence minéral. Le rythme rapide et répétitif emporte les pensées du veneur dans une demi-conscience fugace.

Finran aime à se laisser porter par la griserie de la course, laissant la volonté du chasseur se fondre dans l'instinct de la meute. La chasse au gros gibier rappelle à lui son âme de jeune homme, seigneur parmi les guerriers libres de son clan. Dans les hautes vallées de l'Anduin, les Eothraim étalonnaient alors la valeur de l'homme, au nombre de ses victoires de guerre comme aux prouesses de sa meute. A cette époque, son père commandait à une nation libre, qui combattait les orques du Gundabad, vivant de l'élevage des chèvres et de la chasse.

Le souvenir lointain de ses premières batailles revient flotter dans la conscience fluide de Finran - l’afflux inouï de vitalité irriguant tout son être d’ivresse et d'espérance, lorsque la victoire sublime la rage et la terreur du combat dans le fracas des armes. Il se revoit petit garçon, toucher fièrement sa cible pour la première fois dans une clairière de sapins, en un matin d’éternité sur le toit du monde septentrional. Dès lors sa flèche d’argent fait mouche à tous les coups, pourvu qu’il la réserve au moment opportun.

Surnage également le danger immanent, la lente défaite des siens, repoussés de village en village, le deuil de ses proches et les pleurs réprimés dans le regard des veuves guerrières. Ce n'est pas le danger qui les a vaincus; la fin n'est venue que lorsque l’espoir a faibli.

C'est pourquoi Finran a secoué la craintive torpeur hivernale de ses amis de Thalion, sa nouvelle famille, son nouveau peuple. Mais il lui semble avoir à nouveau échoué. Son prestige de capitaine les a menés à braver la peur, à faire face à l'hiver du loup, mais la bête a broyé leur pitoyable révolte et jeté l'effroi dans les cœurs. La bête... ou  ce qu'il est en train de pister, car il n'ose conjecturer quelle créature a laissé des traces de sabots aussi gigantesques...

La neige se met à tomber comme la pénombre gagne, semant son voile de doute sur la piste, et l'engourdissement dans les cœurs. Les chiens ressentent certainement fléchir l'allant de leur maître. La meute ralentit, tirant Finran de ses sombres pensées.

La nuit approchant, il ne peut trouver d'endroit où faire du feu. Il monte les deux tentes à la hâte et abrite sa meute, qui se pelotonne après quelques chamailleries de préséance.

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L'aube appelle à l'effort sans ramener l'espoir. De bas nuages anthracite répandent leur suave malice poudrée sur les hauts, en figeant les collines dans une stupeur glacée.

Le chasseur sonde l'horizon et hume les flocons qui tombent encore aux quatre vents : la veille il avait lancé son attelage vers l'occident, traquant son gibier sur trois lieues avant d'être contraint à l'arrêt. A présent, bien que son sens inné de l'orientation lui souffle dans quelle direction la piste partait hier, le chasseur ne peut lancer ses chiens sur la piste, dissimulée sous une épaisseur de neige considérable.

Le grand veneur, sans grande conviction, remballe alors son équipement. Il monte l'attelage, mais réserve la lice, qu'il mène devant lui au bout de son trait, à tout hasard, vers l'ouest. Au bout d'un mille, les flocons se raréfient, et Finran aperçoit à nouveau quelques buissons, darder frileusement leurs branches nues de sous une modeste couche de neige. Par quelque prodige, la tempête semble s’être acharnée sur l'éminence où il a passé la nuit...

S'obstinant encore, le chasseur fait travailler la chienne dans un large vallon, tachant de retrouver la piste perdue. La brave bête en relève plusieurs, à la grande confusion de son maître, qui doit la remettre à la traque après avoir reconnu l'empreinte solitaire d'un loup.

Après deux heures de recherches aux résultats contradictoires et déroutants, le veneur s'avoue vaincu. La rage au cœur, il attèle la lice en queue de meute, et lance son traineau vers le sud et Thalion.

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Comme le chasseur grimpe une morne pente pour s'orienter au sommet, soudain les chiens font une embardée et se postent à l'arrêt, hormis le mâtin qui déjà veut s'élancer.

Une plaine s'ouvre vers l'ouest, baignée d'une lueur irréelle sous le sombre dais nuageux. Un grand cerf dresse là ses andouillers majestueux. Le veneur peine à en évaluer l'âge, la puissante silhouette noire frissonnant comme un mirage sur la pente immaculée. Le sombre colosse des forêts semble défier le chasseur désorienté.

Voilà la bête sanguinaire aux sabots gigantesques ! La victoire reste à portée !

Finran lance l'attelage d'un ordre sec.

L'équipage s'approche rapidement de son gibier, qui le toise fièrement, immobile sous la voûte nuageuse roulant ses noires menaces. La vaste carrure de la bête se révèle lentement au chasseur subjugué, qu'étonne l'envergure réduite des cors de l'animal. Finran observe avidement la puissante anatomie de son adversaire. Les bois semblent taillés pour trancher et tuer, leur étroitesse doit laisser à l'animal une grande mobilité dans les sous-bois. Ses fuseaux forts et sombres grattent nerveusement la neige comme un auroch de Rhûn prêt à charger. La posture de défi étonne le chasseur qui, pris de doute, ralentit l'allure et examine les alentours. Lorsqu'il détèle sa meute et la lance à vive allure, à moins d'un sillon[1] de la bête, d'un bond celle-ci prend la fuite, sous les jappements hargneux des chiens pressentant l'hallali.

Mais l'enthousiasme du chasseur est de courte durée. La bête vigoureuse distance la meute déchaînée avec une facilité surnaturelle, contraignant Finran à rassembler ses chiens et réatteler, pour la poursuivre.

La traque sera longue, mais le temps joue en faveur du chasseur, qui sait que le nombre de poursuivants s'avère d'ordinaire un avantage déterminant.

Finran mène sa meute sur les traces fraîches, économisant la vigueur de ses chiens et anticipant les détours de la bête en poussant tantôt vers l'ouest, tantôt vers le nord.  Dans le labyrinthe des hauts, les chasseurs poursuivent d'étranges rumeurs, la piste de leur gibier côtoyant d'autres traces, parfois de lourdes laissées[2] que le veneur peine à identifier. Aux sommets dénudés et hérissés de rocs crayeux, les allures de la bête déroutent la chasse, la poussant à accélérer, en feignant les glissades du gibier fatigué. Par deux fois au fond de vallons comblés de neige, la bête revient sur elle-même, sa piste reprenant étrangement à la croisée de voies[3] anciennes et brouillées.

Le soleil hivernal fait une brève apparition à son zénith, comme les traqueurs atteignent une douce pente boisée versant devant eux. Au fond de la vallée, un bois protège une rivière rapide dont le lit, profondément creusé, coure vers l'ouest à la rencontre du Brandevin. A nouveau les chiens donnent de la voix. Lorsque Finran les délie, tous s'élancent.

Mais la bête ne se laisse point acculer. Un bond lui suffit pour traverser la rivière. Elle passe comme une ombre de peur, suspendue aux rayons d'or pâle qui percent au-dessus du lit encombré de glaces.

Finran admire la grâce aérienne du sombre colosse, qui s'attarde sur la rive opposée pour le braver quelques instants, avant de reprendre sa course légère vers le nord. Revenu de son saisissement, le veneur rassemble ses chiens éperdus, et sans risquer de le traverser, longe le cours d'eau en maudissant son adversaire.

A la tombée du jour, enfin, le chasseur trouve un passage en amont et bat les halliers sur la voie présumée de son gibier, au nord de son point de passage.

La piste s'étend devant lui, nette et pourtant troublée par d'étranges contre-voies. Mais Finran doit se résoudre à établir son campement. Il distribue leur pitance aux chiens, veillant à ce que la chef de meute reçoive son dû la première.

Toute la nuit, dans le sommeil léger du veneur, s'affrontent sa passion de la chasse, son besoin vital de vaincre et son émerveillement craintif pour la bête, cette force brute des forêts, qui a décimé ses assaillants et déjoué jusqu'ici sa poursuite.

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La  neige a cessé de tomber des cieux embrumés lorsque la traque reprend à l'aube, au long d'une piste ténue. Finran doit bientôt faire travailler sa lice en avant de la meute. De plateaux désolés en halliers encombrés de congères, l'équipage chemine lentement, vers l'ouest et le nord.

Comme la chienne semble s'être déroutée sur d'autres voies, le chasseur à nouveau prend de la hauteur, et à nouveau aperçoit le grand cerf, menaçante figure hiératique qui le défie à la lisière d'un bois dénudé. La bête commence-t-elle à sentir la fatigue, pour s'attarder ainsi après deux jours de poursuite ?

Finran lance son attelage au fond d'un ravin, pour s'approcher de son gibier sans en être vu. Lorsqu'il ordonne d'en sortir, l'équipage donne un furieux coup de rein. Mais le mâtin s'écroule dans un jappement aigu, paralysant le traineau.

Le chasseur remet de l'ordre dans la meute et examine l'énorme dogue qui geint doucement, couché sur le côté dans la neige. Le mâtin souffre d'un allongement du postérieur, incapable de courir.

Finran jure entre ses dents. Dans les vallées lointaines des montagnes grises, un chien médiocre, blessé en pleine course, était sacrifié, surtout lors d'une chasse rituelle. Mais le veneur ne se sent plus le cœur d'abandonner un compagnon qui l'a fidèlement servi, et qui du reste ne lui appartient pas. Il a déjà suffisamment causé de morts lors de cette chasse.

Finran fait l'inventaire de son équipement : outre la viande salée, les biscuits, le sel et l'eau, ils transportent des tentes, des couvertures, quelques ustensiles et des armes de chasse - javelots, épieux, flèches et dague. Les vivres sont maigres, il ne pourra nourrir sa troupe si la chasse reste vaine.

Le veneur soigne le mâtin et, la rage au cœur, part avec la lice. Ils chassent longuement le lièvre et Finran doit corriger son limier, qui se laisse distraire en voyant des écureuils fouiller leurs cachettes. Dans le courre au lièvre, les à-vues sont pernicieux pour les jeunes chiens, parce qu'ils leur font contracter l'habitude de quêter des yeux plus que du nez. Quelques heures plus tard, le chasseur a tiré un couple de lièvres blancs qu'il distribue à sa meute.

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Mais Finran a également établi un plan complet des voies de gros gibiers alentours. Et il se sent plus troublé et inquiet que jamais. Les voies de loups et d’autres animaux cohabitent, qui ne devraient pas même se croiser. Et toujours reviennent les traces de sabots monstrueux de la bête.

Jusqu'ici sa fierté, l'honneur de sa ville et son instinct de chasseur l’ont poussé en avant. A présent il sent, il sait qu'un monstre, un puissant animal issu des profondeurs légendaires de la vieille forêt, ourdit quelque maléfice contre les hommes, et contre lui en particulier.

En lui le chasseur chevronné souffle d'abandonner, de revenir en nombre pour piéger la bête. Mais le guerrier qu’il est toujours, sait que chasser l'ombre de la peur ne souffre aucun délai. Finran résout de poursuivre la bête et de l'occire s'il le peut.

Il charge le mâtin souffrant sur son traineau, et reprend sa traque, déterminé à débusquer la bête.

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Finran suit donc de sombres pistes, qui, de ruses en pièges, toujours le rapprochent des frondaisons inquiétantes de la vieille forêt. L'équipage bientôt ressent l'influence de ses sortilèges.

Un chemin les mène abruptement au milieu d'une mare gelée, qui cède sous leur poids. Finran sauve sa meute mais y perd une partie de son matériel.

Lorsqu'il tente de prendre son chemin, ce dernier semble avoir disparu…

Plus loin, les chiens aux abois sont entraînés dans une bauge profonde, dont ils ressortent bredouilles mais couverts de parasites et de douloureuses épines. Le chasseur en est quitte pour un nouvel arrêt, des heures de soins et une nouvelle nuit glaciale.

Le lendemain, les voies s'avèrent toujours aussi déroutantes, mais tout le jour les empreintes de sabots monstrueux aiguillonnent Finran.

Comme le crépuscule épaissit des ombres fantomatiques, la neige se remet à tomber. Mais les arbres environnant le pauvre campement n'en sont pas couverts. Toute la nuit, leurs branches noires chuchotent dans le vent, la mélopée malveillante des arbres dérangés dans leur assoupissement hivernal.

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Finran, malgré son épuisement, ne peut tout d'abord trouver le sommeil au fond de son abri de fortune. Enfin, une heure avant l'aube, il sombre dans un rêve étrange.

Son abri s’est mué en cabane.

Ses compagnons à quatre pattes ont disparu, peut-être relégués sur le seuil.

Mais Finran ne peut pas dormir, car son lit est occupé par une femme.

Elle porte les traits décidés d'Aleth, la boulangère de Thalion, veuve gironde et prolixe, qui partage bien des nuits avec le tavernier.

Alors Finran découvre pourquoi il ne peut rejoindre Aleth : elle est en plein accouchement !

Finran s'active de son mieux, vaguement ému de cette paternité hypothétique et soudaine.

Mais aux petites fenêtres de bois, l'on peut voir des scènes de vènerie et l'on entend des sonneries de cors autour de la cabane.

Soudain un poing puissant frappe à la porte de la masure.

La porte s’ouvrant révèle le visage du père de Finran, implorant l’aide du jeune père pour trouver le repos.

Faut-il lui abandonner l'enfant pour que la malédiction de la chasse errante cesse enfin?

Finran se réveille en sursaut.

D’ordinaire il ne rêve pas – du moins, il ne se rappelle pas ses rêves. Jamais il n’avait ressenti la force évocatrice de ce qu’il vient de voir. Aussi ces pensées décousues s’imposent à lui comme une vérité. Encore lui faut-il les décoder…

Faut-il qu'il se sacrifie pour sauver Thalion ? Son père s’était sacrifié pour que les siens puissent s'échapper vers Eriador. Finran ne possède plus rien d’eux, hormis la flèche d'argent, cette flèche avec laquelle il a appris à tirer. Son destin serait-il de suivre son exemple ?

Ou ce songe demande-t-il à ce qu'il rentre à Thalion, comme le Hir du conte ?

Entêté, Finran résout de poursuivre la chasse...

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A suivre...

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NOTES

[1] Unité de longueur médiévale (équivalent du furlong anglais), de l’ordre de 200m.

[2] Excréments des animaux, plus particulièrement des carnivores. Pour le cerf on parle plutôt de fumées.

[3] Piste d’un animal chassé, suivi grâce à l’odorat des limiers.

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