Les contes de l'Oie Saoule

Chapitre 29 : Petite suite des collines

2037 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 14/05/2017 00:40

Petite suite des collines.

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A l’auberge de l’Oie Saoule…

Le vieux rôdeur passe rarement par l’Oie Saoule. Lorsqu’il vient s’y reposer, il conte aux villageois, les aventures de sa jeunesse. En fait, on ne sait pas trop quel âge peut avoir le bonhomme : son front dégarni dément une robuste carcasse. Mais surtout, ses histoires sont un peu étranges. On a l’impression que le rôdeur les a vécues, bien qu’elles semblent parler de siècles lointains.

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Dans un manoir caché des Dùnedain, entre le lac et les montagnes…

Derrière le carreau embué, les collines enneigées se perdaient dans la grisaille d'une matinée d'hiver. L'esprit du garçon y vagabondait aux côtés des chasseurs Dùnedain.

- Arahad, veux-tu reprendre le quatrième mouvement de la suite, en la majeur ?

Le garçon tressaillit, de retour dans la tour du vieux manoir vermoulu.

Son professeur de musique – une tante éloignée, Arahad l’appelait la vieille bique - avait une voix de crécelle, et des rappels à l'ordre absolument horripilants. Les longs doigts de virtuose de la vieille bique s’agitèrent un instant sur les cordes de sa harpe, égrenant un accord en sol majeur, d’une ample majesté.

La tête folle d’Arahad, encore ébouriffée par sa chevauchée imaginaire dans les Collines du Crépuscule, lança avec dépit :

- Pourquoi on doit apprendre tout ça ? Ça ne sert à rien pour vaincre les orques ! »

Après un hochement de tête peiné, la vieille dame rétorqua de sa voix éraillée :

- Les orques ne font pas de musique. Ne vaux-tu pas mieux qu’un orque ? Tu ne penses qu’au combat ! Les exploits de ton père, notre seigneur Araglas, n’ont pas d’autre but que préserver la grandeur des Dùnedain, nos arts et nos lettres, dans l’espoir qu’un jour ils puissent renaitre. Bien plus que la gloire de notre lignée, c’est la grâce de ta sœur et le savoir de ton frère qu’il protège, et que bientôt tu devras protéger, et mieux encore, transmettre à la génération suivante ! Notre peuple est passé dans l’obscurité pour survivre à la haine du Roi-Sorcier d’Angmar ; mais chacune de nos ombres doit se montrer aussi vaillante glaive au poing, que plume à la main.

Arahad chercha de l'aide autour de lui.

Sa grande sœur, qui d'ordinaire enveloppait la fratrie d’un regard serein et protecteur, le toisait d’un air sévère. Le port royal, comme il sied dans la lignée d’Isildur, et le buste droit dans sa guimpe austère, la jeune fille tenait son archet d’un poignet souple et gracieux. Prête à attaquer la suite d’Arvedui sur sa viole de gambe, Eleanor[1] attendait le bon vouloir de son cadet, un sourcil et l’auriculaire en l'air.

Le petit dernier, juché sur un tabouret entre son aînée et le professeur, tachait de masquer derrière son pipeau, un sourire de connivence gênée. Comme un silence s’éternisait, le petit Dirhad, sans piper mot, esquissa de ses doigts graciles, quelques notes sur son instrument.

Arahad remercia d’un battement de cils. Hésitant, il reproduisit le mouvement sur sa flûte à bec. O Miracle ! Dirhad avait transposé de mémoire, la séquence qui manquait à son grand frère.

Le thème s’éleva presque malgré lui, modeste complainte chantant l’âpreté des collines, bientôt relayée par une ritournelle du pipeau, sautillante comme un ruisseau dévalant les pentes jusqu’au lac Evendim. La plénitude de l’été inonda la petite pièce lambrissée, comme la viole majestueuse prenait le contrepoint de la flûte et embrassait l’Eriador tout entier, chargé des épis et des grappes autrefois récoltés par les Dùnedain. La harpe du professeur reprit le thème, enlevant les enfants jusqu’aux glaces de Forochel, où gisaient, selon la légende, les trésors du royaume des Dùnedain dans le nord, depuis que le dernier Roi de Fornost les y avaient cachés[2].

La suite[3] s’acheva. Les enfants émergèrent d’un songe éveillé, un peu étonnés d’en être venus à bout, comme si la force du thème les avait portés jusqu’à son terme prévu de longue date. Un sourire complice s’esquissa au doux minois presque maternel d’Eleanor, éclaira la frimousse studieuse de Dirhad, étira une grimace satisfaite sur le visage farouche d’Arahad, avant de semer une larme sur la joue sèche et ridée du professeur.

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Quelques années plus tard

Les Dùnedain exténués jonchaient les marbres anciens. La patrouille surprise par l’ennemi pansait ses plaies et recouvrait ses forces. Arahad, guidé par l’instinct d’Isildur, avait su rallier ses hommes et les conduire dans un refuge caché. Le chef des rôdeurs faisait à présent le tour des bivouacs, réconfortait ses rôdeurs. A la veillée, son jeune frère leur conta la geste des Rois.

- « … et tu l'appelleras Arvedui, car il sera le dernier en Arthedain. Mais un choix sera proposé aux Dùnedain, et s'ils prennent le moins prometteur en apparence, alors ton fils changera son nom et il deviendra souverain d'un vaste royaume. Sinon, de grands maux adviendront et bien des vies d'hommes s'écouleront avant que ne se relèvent les Dùnedain et qu'ils ne retrouvent leur unité d'antan.[4] » Ainsi parla Malbeth[5] à l’heure du péril pour le royaume du nord. Et depuis cette époque, les Dùnedain chérissent la mémoire de leur grandeur, espoir tenace et ferment caché d’un renouveau lointain.

Alors s’éleva un petit duo de flûtes, léger comme la brise dans les branches du coudrier. Dans les mélodies allègres des deux frères, se répondaient l’héroïsme des rois et la patience du sage. Et bientôt fredonnait toute la compagnie, les airs réconfortants de la suite des collines.

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Quelques années plus tard

Les Dùnedain en grand arroi, s’étaient rassemblés autour de leur capitaine. Les riches tuniques et les robes chamarrées voletaient dans la brise qui baignait le lieu consacré.

Comme un saphir enchâssé entre les collines, le lac Evendim miroitait en contrebas. Nulle reine de Fornost n’avait porté jadis, bijou plus magnifique pour son mariage.

Arahad et sa promise échangèrent leurs vœux devant leurs amis et parents, sous le regard de Manwë. La suite des collines s’éleva, bénédiction complice de la joie des mariés et promesse solennelle d’un espoir renouvelé.

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Quelques années plus tard…

Le vent d’ouest soufflait sur les hauts des galgals. A l’ombre d’une pierre levée, une femme majestueuse tirait des accords désespérés de la viole de son enfance.

Les dames des Dùnedain fredonnaient avec elle, tandis que sourdait le bourdon des hommes, jeunes et vieux mêlés faisant autour d’elles, un rempart de leurs hautes statures.

Sous la voûte du ciel filaient de tristes nuées. Une dernière fois retentit la suite des collines, en l’honneur de celui qui était tombé pour la défendre.

Le seigneur des rôdeurs jouait sa partition aux côtés de sa sœur, comme ses compagnons emportaient au tombeau, la dépouille de leur frère Dirhad, sage parmi les preux.

A la faveur d’une courte éclaircie, la brande en fleurs s’éclaira toute entière d’une pourpre chaleureuse. Arahad songea avec reconnaissance, qu’aucun roi d’Annuminas n’avait eu autrefois de funérailles plus somptueuses, sous son catafalque d’or.

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Dans le manoir caché des Dùnedain, quelques années plus tard…

Un gamin lorgnait les ondulations des collines à travers les carreaux. Non-loin, un soleil neuf illuminait d’or une vallée printanière. L’enfant caracolait en rêve parmi les genêts, au pays des lutins. Ses mains étaient retombées le long des cordes d’une vieille harpe[6].

Une belle dame acheva un menuet solennel d’un gracieux mouvement d’archet. D’un ton ferme et doux, elle rappela son élève de sa rêverie, puis remit au travail le garçon qui grimaça. De temps à autres elle jetait un coup d’œil à un landau, où somnolait un bambin assoupi par le ronronnement caressant de sa viole. Un sourire nostalgique passait sur le visage royal de la dame, lorsqu’un homme de haute taille entra dans la pièce.

Le cuir de son attirail semblait lustré par un long usage, et sa cape fatiguée par les intempéries. Mais une étoile, une fibule d’argent, brillait sur la soie de sa tunique, le désignant comme le chef des Dùnedain d’Arnor. Le rôdeur observait la scène d’un air rêveur et amusé, alors que chantait à son esprit un air de douce éternité.

Le gamin, soufflant d’un air boudeur, profita de l’intermède pour interrompre ses gammes :

- Est-ce que toi aussi, tu étais obligé d’apprendre tout ça ?

Le guerrier lut une étincelle d’espoir rebelle dans la pupille du gamin, en quête d’une dispense paternelle. Arahad hésita. Sa clé d’ut était un peu rouillée…

La dame leva un sourcil mutin - elle redressa le buste et apprêta son archet, comme pour inspirer son frère. Le rôdeur lui sourit, sortit de son carquois un long objet, en déroula l’étoffe de satin.

Alors Eleanor et Arahad entonnèrent l’ouverture. Comme par magie, la voûte s’ouvrit et des senteurs de pinèdes descendirent des montagnes bleues. La suite des collines, comme autrefois, emmenait l’auditoire par les chemins du souvenir et de l’espoir.

L’enfant sous le charme s’abandonna à la plénitude des accords célébrant la beauté austère des landes d’Etten. Savourant l’harmonie subtile qui enveloppait le cours millénaire du Baranduin, il resta sans voix un moment.

Puis il lui vint à l’esprit qu’il lui faudrait sans doute, lui aussi, faire ses preuves au royaume ingrat des gammes et des arpèges.

- Alors tu as dû l’apprendre entièrement, la suite ?

- Non, mon fils, je n’en connais pas la fin. Mais nous vous enseignerons ce que nous en avons appris, à ta petite cousine, à toi et tous ceux qui viendront. Ce sera alors à vous de prendre la suite, et peut-être serez-vous de ceux qui la termineront.

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A l’auberge de l’Oie Saoule…

Le croirez-vous ? Le vieux rôdeur se débrouille avec son pipeau ! Lorsqu’il entonne une ritournelle, les jouvencelles bondissent sur les vieilles dalles, invitent leurs galants et bientôt toute la salle frappe des mains en cadence, comme si l’on fêtait le retour du roi par beau printemps !

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NOTES

[0] Inspiration : La petite fugue de Maxime Le Forestier. La suite des montagnes de Alan Stivell

[1] En sindarin, l’étymologie de ce prénom moderne donne « Soleil du monde elfique » (El – Eä – Anor). Joli hasard ?

[2] Il s’agit de deux des Palantir du Nord.

[3] Une suite, en musique, est un ensemble ordonné de pièces instrumentales ou orchestrales jouées en concert plutôt qu'en accompagnement.

[4] Le Seigneur des Anneaux. Appendice A

[5] Maitre-voyant Palantir, qui prédit la chute des Dunedain d’Arnor. Son nom signifie « Parole d’Or » en Sindarin.

[6] Au passage, permettez-moi de faire l’éloge de la musique ancienne et du consort. Juste pour faire contrepoids aux instruments rois – pianos et violons - dont certains ténors classiques négligent trop souvent, parfois jusqu'au mépris, les chefs d'œuvre médiévaux et baroques, qui leur ont pourtant donné naissance.


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