Les contes de l'Oie Saoule

Chapitre 33 : La conque d'Uinen

3227 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/05/2020 04:07

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Le loup de mer tue le temps à l’auberge de l’oie saoule, en attendant l’ouverture du marché. Il supporte stoïquement les nouvelles insignifiantes et les jérémiades météorologiques des paysans du cru – indécrottables bouseux, selon lui. Lorsque les locaux lui rabattent les oreilles en évoquant les « Règles du Roi » avec ce respect de bon chien ou la nostalgie de leur grandeur perdue, voici ce qu’il leur raconte…

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En rade d’Umbar…

Le clapotis de la rame se perdait dans la brume qui enserrait la barque de voiles inquiétants. Le pêcheur godillait à l’aveuglette, guidé seulement par des rumeurs trompeuses d’étraves et de brisants.

Sombres comme l’abysse, ourlés du vert et argent de la vague, les yeux de la Dame des océans, peints à la proue de l’embarcation, scrutaient fidèlement la mer étale.

Le fils cadet du pêcheur, comme une girouette indécise, jetait de tous côtés des regards inquiets, fouillant la brume à la recherche d’un fanal.

La barque glissait lentement, semblant errer sur un océan oublié, où le moindre clapot sonnait de façon étrange, déformé par le brouillard et l’imagination des marins.

Mais Sajjied savait parfaitement ce qu’il faisait. Par le sang du Kraken, l’occasion était trop belle ! Cette brume ne se produisait qu’une ou deux fois par an, vers l’équinoxe de printemps, tôt le matin avant que ne s’éteignît la brise de terre. Dans la nuit, les rhumatismes du pêcheur l’avaient averti du brouillard qui se levait, et les voilà debout avant le soleil pour profiter de l’aubaine !

Mais l’entreprise était dangereuse. De temps en temps, une cloche ou une corne de brume résonnait dans la pénombre, indice ténu des allées et venues dans la rade. Sajjied écoutait, déjouant les mirages du brouillard en reconnaissant un signal de galiote ou la corne d’un phare.

– On y est presque… chuchota le pêcheur, qui avait senti la présence du récif de Hûb Tafnen, sans vraiment le voir.

En effet, surgirent bientôt silencieusement de la brume, un quai couvert de moules - c’était marée basse – puis la muraille du lazaret.

– Pourquoi on vient ici, papa ?

– Qu’est-ce que tu crois ? Pour pêcher, mon fils ! Des langoustes grosses comme le bras !

Ce que Sajjied cachait à son fils, c’est que les corps des malheureux ayant succombé aux fièvres, étaient jetés du haut de la grande tour de quarantaine, juste devant eux. Alors les cadavres se décomposaient dans l’eau parce qu’il y avait là une cuvette peu profonde que la marée ne pouvait jamais complètement nettoyer… et la nuit les langoustes sortaient pour manger !

– Maintenant, il faut te taire, souffla le pêcheur. Il est défendu d’approcher. Si l’on nous prend, on nous jettera aux galères ! Au travail ! Juste là, la profondeur est idéale !

Les deux hommes s’emparèrent de leurs instruments, sortes de longues perches munies de râteaux en osier.

La pêche miraculeuse commença : par grappes orangées qui s’agitaient frénétiquement, les deux hommes remontaient les crustacés empêtrés dans leurs brins d’osier. Elles ne faisaient pas tout-à-fait la taille d’un bras, mais ils en tireraient un bon prix à l’auberge de l’Accorte Naufrageuse.

Pourtant, fréquemment, ils devaient rejeter à la mer, un lambeau de chair douteuse. Lorsqu’une main déchiquetée remonta, Sajjied chuchota à son fils livide :

– T’inquiète pas ! Là, les fièvres, elles sont déjà mortes ! La Dame des Océans, elle nous protège !

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Mais la curée fut de courte durée. Un tintement de cloche suspect alerta le pêcheur, qui ordonna promptement la retraite. Perches et crustacés furent cachés au fond des coffres, et les deux hommes ramèrent vigoureusement.

Guettant et louvoyant entre appels de brume et soupçons de poursuite, le rusé Sajjied regagna son lieu de pêche habituel, y releva son filet flottant Puis il le disposa sur le plat-bord, bien en évidence avec sa maigre prise de daurades, avant de regagner le port.

Comme ils pénétraient dans la crique, un cor retentit du haut de la vigie de Tol Cirya. La grande tour ne manquait jamais de signaler une entrée au port. Rauque et puissant, l’appel évoquait une conque marine appelant des profondeurs abyssales. Les deux hommes courbèrent les épaules, comme si la clameur formidable émanait d’un funeste pouvoir tutélaire.

La voix autoritaire d’un factionnaire les héla du quai, dans la brume qui commençait à se disperser.

– C’est le vieux Sajjied qui ramène sa prise, répondit le pêcheur, la peur au ventre. Elle est assez maigre, maudit soit ce brouillard !

– Le poisson sur toi ! salua la voix.

Sans demander leur reste, Sajjied et son fils ramèrent de concert. Une fois au quai et le butin mis à l’abri, le fils demanda :

– Pourquoi cornent-ils à chaque passage, même pour la moindre barque ?

– La Haute Tour est vigilante, par tous les temps ! La conque enchantée sonne d’elle-même lorsqu’un vaisseau regagne le port grâce à Dame Uinen… C’est la loi de la mer, mon fils ! C’est un héritage de Númenor, l’impératrice de tous les océans. Lorsque la conque d’Uinen manque à corner, le mauvais œil est sur le navire !

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Bien des années plus tôt…

Dans la pénombre moite de l’alcôve, somnolaient deux corps entrelacés. La buée perlait le long de la faïence azurée. Une fontaine de marbre blanc gazouillait dans des senteurs enivrantes et des halètements alanguis.

Tailladée par le sabre et endurcie par le sel, mais alerte et déliée par le clavecin, une mâle main cajolait les courbes féminines. Dominatrice et sûre de sa victoire, cette main remontait lascivement le long d’une cuisse laiteuse et frémissante, en quête d’une dernière rapine.

La silhouette galbée s’échappa d’un coup de reins, retournant la situation avec un sourire espiègle. À califourchon sur son amant, elle lui chuchota une exhortation épicée. Ses yeux en amande, clos un instant par une onde de plaisir, s’entrouvrirent, animés d’une étincelle lubrique. Ses doigts agiles s’aventurèrent, prodiguant quelque caresse revigorante.

Experte et impudique, la douce main de l’odalisque se crispa soudain, arrachant un juron de douleur au corsaire basané : du bout du couloir perçaient des éclats de voix, qui dérangeaient l’ardente complicité de la salle d’eau.

La jeune femme s’élança à la porte qu’elle entrouvrit :

– Rhabille-toi ! Le voilà ! glapit-elle en se précipitant sur son corset.

– Déjà ? C’est agaçant ! Pourtant je l’avais envoyé en Belfalas ! répondit le corsaire en rassemblant ses habits avec indolence.

Dans le couloir, la rumeur enflait, chassant devant elle une nuée affolée de servantes et de domestiques. Le maître de maison, de retour du combat, réclamait son épouse à corps et à cris, explorant une à une les pièces où donnait la galerie voûtée de son manoir. 

– Mais dépêche-toi ! Prends tout ! Mais non, pas moi ! Par ici ! Vite !

Les amants passèrent dans la chambre à coucher attenante, l’une se tortillant pour fermer les agrafes de sa robe, l’autre sautillant pour enfiler bas de soie et chausses à boucles. Le corsaire, Grand Maître du port militaire d’Umbar, avait horreur de la précipitation. Mais le mari s’approchait dans la galerie...

– Par l’encre du Kraken, aide-moi un peu !

Après avoir resserré le corsage de sa compagne en lui lutinant le cou, le corsaire rajusta son jabot et ceignit son baudrier en s’attardant devant le miroir. Poussé dans un cabinet exigu, il tenta de voler un dernier baiser à la jeune femme – panache oblige ! – mais elle l’envoya vivement par un escalier dérobé. Le grand maître avait horreur de ces sorties bâclées, un tel manque de décorum lui était insupportable…

Les portes de la chambre s’ouvrirent avec fracas sur Karbuzahar. Le capitaine lissait sa moustache frémissante en roulant des yeux impatients.

– Vous voici, mon époux ! Je ne vous attendais pas si tôt ! Vous me prenez au dépourvu, ma toilette inachevée, et cela n’est pas digne d’un gentilhomme…

Petite cause, grands effets. La semaine suivante était promulguée une nouvelle ordonnance maritime, qui mettait bon ordre aux conséquences domestiques des impondérables de mer…

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Ordonnance Maritime de la rade corsaire d’Umbar

Amendement des mesures de surveillance.

Nous, Calimaitë, gouverneur du port militaire d’Umbar, ordonnons ce qui ensuit et plait au Conseil de la Rade Corsaire.

Faisons obligation aux factionnaires de Tol Cirya, de signaler l’approche des vaisseaux de toute taille.

L’entrée au port et la sortie des bâtiments – galères ou voiliers – sera signalée par sonneries échangées entre la tour de guet et les bâtiments en route, aux fins de décliner leur nom et leur état à la mer. Tout manquement à cette obligation par les capitaines entraînera de traiter en guerre leurs bâtiments non identifiés, sans préjudice d’amendes ultérieures.

Cette disposition permettra que nul officier supérieur de marine, n’ignore l’état de la flotte présente en rade, tant au radoub, au quai du tribunal des prises, au repos, qu’en quarantaine.

Et cela évitera aussi aux susdits officiers supérieurs de se faire surprendre au lit avec l’épouse d’un capitaine revenant inopinément d’une rafle...

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Quittant le boudoir de sa belle, agacé par cette précipitation indigne de son rang, Calimaitë descendit furtivement les marches étroites, pour déboucher bientôt dans une antique hypogée.

Des trophées de guerre, probables souvenirs des plus belles prises en mer du capitaine Karbuzahar, s’y trouvaient mis en scène avec une emphase écœurante et un mauvais goût de butor inculte. Lettre de course d’un lointain et hypothétique aïeul, herbier des épices illicites de Bozisha-Dar, figure de proue d’une galère de Dor-en-Ernil, service à infusions du lointain Sampar, maquette de victoire navale, marine mitée d’un phare doré dominant une rade grandiose, etc. – tout cela sentait son contrebandier et son pirate nostalgique de Númenor l’Impériale…

Une sorte d’autel attira plus particulièrement l’attention du gouverneur du port. Éclairée par d’antiques candélabres, trônait là une grande trompe, sculptée dans une conque marine. L’hélice nacrée s’enroulait en un arc élégant de trois coudées, dans une châsse de cristal, dorée et incrustée de perles.

Calimaitë examina la relique de plus près. La châsse, d’un kitch navrant, s’avéra solidement fermée, mais l’œuvre toute en finesse, d’un travail inouï, d’une grâce fascinante.

Le gouverneur tressaillit, ses lèvres pincées et blanches de colère. N’était-ce pas là le trésor du sanctuaire d’Uinen, pillé il y a quelques années sur l’île de Tolfalas ? Calimaitë avait lui-même coordonné l’attaque…

En tout cas, cette pièce n’avait jamais été soumise au tribunal des prises de mer ! Calimaitë en était certain, il n’aurait pas laissé lui échapper une relique si prestigieuse !

Comment ce mécréant de Karbuzahar, fruste bâtard de Númenoréens d’Umbar et de roitelets du Harad, s’était-il accaparé pareil trésor ? La conque d’Uinen était un héritage de la gloire maritime du Gondor, elle revenait de droit aux Corsaires. Calimaitë, plein d’aigreur, se promit de remédier à pareille impiété…

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Quelques jours plus tard, dans la cave de l’Accorte Naufrageuse…

– Brise dans vos huniers, capitaine Karbuzahar !

Le Grand Maître du Port d’Umbar avait salué d’un air théâtral qui n’augurait rien de bon.

Calimaitë descendit les escaliers de pierre, en retirant ses gants d’un air indolent. Les clients de l’auberge levèrent les yeux, dardant des regards circonspects vers le bellâtre endimanché. Pour quelle obscure raison cet éminent officier supérieur s’aventurait-il dans un bouge aussi mal famé ? La bière y était médiocre et les filles de salle fleuraient la marée, quoique la langouste y fût fameuse.

Karbuzahar leva un œil torve, fronçant ses sourcils épais. Son crâne chauve, zébré de cicatrices, se rencogna encore plus entre ses puissantes épaules.

– Seigneur Calimaitë ! salua-t-il avec prudence, en épiant autour de lui.

Sans doute plusieurs affidés du Grand Maître étaient-ils déjà postés dans la salle… Quelques silhouettes se glissèrent furtivement vers la sortie de la taverne enfumée. Une serveuse à la poitrine généreuse, abandonnée par son lucratif galant du moment, lui lança une bordée d’insultes hautes en couleur, tout en remballant ses appâts. D’ordinaire, il était facile de recruter là quelques forbans pour compléter un équipage… mais la présence de l’autorité du port semblait les rendre nerveux. Les dos se voûtèrent, chacun faisant mine de bourrer sa pipe ou de déguster sa langouste. Les matelots se concentraient sur leur verre ou leur jeu de cartes, mais chacun épiait la scène du coin de l’œil.

Avec désinvolture, Calimaitë attrapa une chope sur un plateau qui passait et s’installa en face de Karbuzahar, délogeant sans ménagement un quartier-maître aviné.

– Dis-moi capitaine… j’ai reçu des plaintes… les langues vont bon train à ton bord…

– Encore une contestation ? Le capitaine a droit à la moitié des prises, c’est la règle !

– Karbuzahar, tu le sais, c’est au tribunal des prises de déterminer la valeur des butins d’exception !

Le capitaine ne comprenait pas bien ce que lui reprochait l’officier supérieur. Il s’arc-bouta un peu plus sur son banc, comme une murène blessée s’enroulant autour du harpon, et lança un regard haineux au grand maître :

– Alors tu m’accuses d’avoir volé ma part ?

– Tu es l’un de nos plus hardis capitaines de vaisseaux. Tu es bien sûr d’avoir toujours respecté le droit de préemption du conseil corsaire en présentant toutes tes prises de mer ? Il me revient en mémoire une fameuse rafle au sanctuaire d’Uinen, sur Tolfalas, il y a quelques années…

Karbuzahar était un type simple – cruel, vaniteux, mais simple. Il n’avait pas démêlé comment il avait pu se faire dénoncer sur ce coup-là, mais il avait bien compris qu’on en voulait à son bien. Sa main gauche se crispa sur son poignard, sous la table.

– La conque, je l’ai offerte à ma femme ! Et les cadeaux, c’est sacré ! aboya-t-il en plantant son regard dans celui du Maître du Port.

Le vieux requin, en présence de la lie des équipages d’Umbar, avait choisi de montrer les dents.

L’imbécile… Le Grand Maître du Port eut un sourire cruel. Il lui suffisait d’ordonner la mise aux fers. Mais les corsaires ont leur code d’honneur, ils révèrent la capacité de commandement. Calimaitë ne pouvait, le premier, tirer le sabre pour se faire obéir. En sa qualité de Gouverneur du Port, il mettait un point d’honneur à se faire obéir au doigt et à l’œil. Mais Karbuzahar ne céderait pas – trop têtu, trop obtus pour ça – et ne lui laissait donc pas le choix.

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Calimaitë se leva, fit lentement le tour de la table, tandis que quelques buveurs s’éloignaient prudemment, de la démarche chaloupée des ivrognes patentés. Il enfourcha le banc sur lequel était assis le capitaine, et lui chuchota à l’oreille, pendant que le vieux requin sirotait sa bière pour se donner une contenance :

– Alors, la relique d’Uinen est sous la garde de Madame ton épouse ? Sais-tu qu’elle m’a fait les honneurs de sa conque ?

Le capitaine de vaisseau fronça les sourcils. Le second degré, c’était pas trop son truc, mais là, il le sentait, il y avait quelque chose qui lui échappait…

– Dans tes rêves ! aboya-t-il pour gagner du temps.

– C’est vrai, depuis j’en rêve souvent… la finesse de ses lèvres de corail rose…

Le doute s’insinuait dans l’esprit un peu lent de Karbuzahar.

– … la tiédeur veloutée de sa nacre… poursuivait le Grand Maître avec un rictus ambigu, la main sur le pommeau de son fleuret.

Les yeux fous de Karbuzahar lancèrent des éclairs et ses imposantes moustaches se hérissèrent de fureur. Cette fois, il avait compris !

– Et ses soupirs, ajouta Calimaitë en geignant presque - quelle profondeur dans ce son de gorge, pour qui sait faire frémir pareille conque ! Tu ne trouves pas ?... Quoi, tu ne lui as jamais fait soupirer la conque ?

La fureur déforma le visage couturé du capitaine, qui bondit et brandit son cimeterre.

– Rébellion armée ! s’écria joyeusement le Grand Maître en saluant de son fleuret.

Il avait parfaitement manœuvré et mené le vieux requin dans la nasse.

Les deux hommes se firent face, comme des fauves se jaugeant avant l’assaut.

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Faire-part de funérailles d’état.

Le Capitaine Karbuzahar a succombé à une soudaine poussée de fièvre quarte, à son retour d’expédition en Belfalas. Sa dépouille a été incinérée, par crainte de la contagion.

Le défunt est élevé à la dignité de Commodore à titre posthume, pour les services inestimables rendus par lui à la cause corsaire.

Sur son lit de mort, le commodore Karbuzahar a légué au conseil de la Rade, la conque d’Uinen, relique capturée aux dépens de l’usurpateur Gondorien. Cette corne sacrée, gage des faveurs de la Dame des mers, sera désormais enchâssée sous le dôme de la grande tour de Tol Cirya, afin d’être ouïe des havres et de la cité, et d’y répandre sa bénédiction.

La veuve du commodore Karbuzahar, que le Gouverneur du Port assure de sa profonde sympathie et prend sous sa protection, vous prie de vous joindre au convoi qui amènera les cendres de son regretté et valeureux époux, au caveau familial d’An Karagmir.

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NOTES

[0] Ce petit conte est inspiré des légendes maltaises.

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