Les contes de l'Oie Saoule

Chapitre 47 : Le jardin de l'arène - 1 - Le matassin et le roi

2455 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 27/03/2021 16:00

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Cette nouvelle participerait au défi « Le jardin maléfique » proposé par Fanfictions.fr en Octobre-Novembre 2020, si elle était postée dans les temps. Alors on va classer ça dans les « Secondes chances » !

La nouvelle nous plongera in media res (horti) et tant mieux si ça pique…

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La chamade me bat aux tempes. Le feu me hurle dans la poitrine. Cette fois, hors de question de me laisser reprendre ! Je les ai bien bernés et fatigués dans les ruelles de l’Ile-Royale ! Ces lourdauds de sergents du guet soufflent et suent dans leurs armures rutilantes... Mais ils ne lâchent pas prise, il faut accélérer encore !

Hop, en enfilade, l’escarpe aux filandières ! À son métier sous une travée, un minois timide lève son regard de ses trames colorées Elle lance un sourire d’encouragement au fugitif héroïque ! Une conquête ! ... Son prénom m’échappe, mais voilà qui met du cœur au ventre !

Hop un crochet, et puis sous les arcades des tanneurs ! Si, avec ces odeurs, les molosses de la garde ne perdent pas ma trace…

Les rumeurs de poursuite s’éloignent loin derrière… C’est le moment de prendre le large, voilà le pont du salut !

Allez, on donne le change – un petit bouquet cueilli dans un pot à une fenêtre en passant, le pas alerte du flâneur s’en allant rejoindre sa maîtresse, et voilà ! On s’engage sur la côte pavée du pont, la mine dégagée et l’œillade folâtre…

Tout va bien, ces braves archers sont tout à l’octroi1… Ils dévalisent réglementairement les gagne-petit et commis des échoppes...

– Bien le bonjour, Mes Sergents ! Salutations à Monseigneur mon frère !

Les gardes hésitent à faire le salut devant mes péroraisons. Ils se ravisent après le coup d’œil furieux du lieutenant. Je me fends d’une petite révérence désinvolte. Le brave officier reçoit mes familiarités comme un soufflet, ses mains crispées dans le dos. Rien que ce mois dernier, il m’a arrêté à trois reprises… Mais on relâche toujours le frère de lait du Roi ! Je suis intouchable ! Pourtant cette fois, vu sa face ulcérée, le lieutenant espérait que la graine de potence, ayant insulté un juge de paix, allait chèrement le payer… Mais me voilà libre…

Soudain un sifflet se fait entendre au bas du pont. Une escouade déboule de sous les arcades, hurlant de retenir le gredin…

– Le gredin ! Il y va fort !

Le lieutenant de l’octroi perd une demi-seconde à comprendre...

Je m’élance, roule sous une charrette de cochonnailles, échappe au premier garde, subtilise sa rapière au second et corrige le troisième du plat de l’arme. Passez Muscade, en avant pour la rive Est !

Un salut plein de panache à droite, un baiser volé à gauche, sous les ovations de la populace, toujours friande de voir rosser les cognes… Mais ne traînons pas, ces butors vont rameuter les archers à cheval...

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Bergil, mon chéri ! Tu vas me faire mourir de frayeur ! Qu’as-tu encore fait ?

La plantureuse maman entraîne son chenapan de rejeton vers l’office, sa généreuse poitrine se soulevant sous le coup de l’émotion.

Trois fois rien, Mère chérie ! Laisse-moi te regarder ! Tu es toute pimpante... mais un peu pâlotte ! Tu manges assez ?

L’œil est câlin, le ton caressant, mais le gaillard empanaché – à qui a-t-il chapardé ce galurin à plume ? – reste marqué par sa course éperdue.

– Arrête de faire l’idiot ! Bien sûr que je suis habillée, je reviens tout juste du tribunal ! Et si je suis toute pâle, tu te doutes bien pourquoi ! Tu t’es échappé ? Pourtant le jugement de ce matin t’avait été clément !

Clément ? Deux semaines à récurer les fosses d’aisance de la garnison ! Sans parler de l’amende ! C’est un abus de pouvoir honteux !

– Bergil, tu sais bien que ton frère de cœur aurait payé cette amende ! Mais il va bien te falloir apprendre la valeur du travail et le respect de l’autorité ! Sa majesté ne pourra pas toujours te protéger, tu le sais !


Le muscadin des troquets s’énerve. L’hidalgo des vide-goussets se révolte. Sa margoulette de beau gosse, coqueluche des grisettes, s’empourpre de fureur :

Ah, ça oui ! Son Altitude Suprémissime me fait constamment sentir qui est le patron ! Des largesses sentencieuses par ici, des réprimandes munificentes par-là ! Le tout miellé d’une condescendance insupportable !

– Ne sois pas injuste ! Il a de nombreux devoirs à présent et ne vit que pour la grandeur du royaume. Et depuis son mariage avec cette étrangère… je ne la connais pas, mais...

– Oh, cesse de lui trouver des excuses ! Il n’a jamais été très doué avec les femmes, voilà tout ! Ironise le Beau Gosse avec un sourire méprisant. Il est certaines choses que la naissance ne donne pas… Il traite sa femme tellement mal qu’il n’ose même pas se montrer avec elle !

– Si tu étais venu au mariage, tu les aurais vus côte-à-côte ! On aurait dit le Roi et la Reine de l’Île Perdue...

– À qui la faute si je n’y étais pas ? Il s’est bien gardé de lever le mandat, histoire de t’avoir pour lui tout seul ! Peut-être prétend-il aussi l’emporter dans l’affection de ma propre mère ?


Mais un aboiement militaire retentit dans la cour de l’hôtel particulier, interrompant les récriminations d’enfant gâté :

À mon commandement, une escouade à l’écurie, une pour les communs, une autre avec moi par le corps principal, les autres encerclent l’hôtel ! Ce gibier de potence a cru qu’il échapperait à la police de sa majesté ! Mais le bellâtre s’est réfugié directement chez sa Môman, j’en suis bien sûr !

Bergil jette un coup d’œil furtif par la verrière colorée : des armures étincellent dans la cour, des surcots de la garde bloquent toutes les issues de la vieille bâtisse familiale aux pierres blondes.

Notre matassin blêmit, embrasse sa mère et dégaine sa rapière dans un mouvement de cape dramatique, mais d’une pogne ayant élevé huit marmousets, la matrone le taloche et le pousse dans le cellier.

Un officier aux favoris pigeonnants se présente dans le hall d’entrée, lissant sa moustache d’un air gourmand. Lorsque la maîtresse de maison avance son opulente poitrine jusqu’au militaire, barrant le passage du matamore de sa courte mais large stature, il s’arrête net. Les moustaches perdent un peu de leur superbe, le capitaine retire son casque qu’il relègue sous son bras. Il salue vivement et réglementairement, imité par les spadassins qui le suivent tant bien que mal, ayant ajusté des patins sous leurs bottes de cavaliers.

C’est que l’on ne badine pas avec les parquets cirés, chez l’ancienne nourrice de sa Majesté ! Pas plus qu’avec la politesse ou la courtoisie...Toute la police du palais sait cela, qui a eu maintes fois l’occasion de ramener chez sa mère le fils indigne et réprimandé, au grand dam de son frère de lait – Sa Majesté Elle-même, pour les lecteurs qu’on aurait laissés à la traîne !

Les estafiers, rompus à la manœuvre, investissent tout l’hôtel. Ils ne vont pas tarder à mettre la main sur le fugitif – le capitaine à présent en est vraiment sûr, puisque la pauvre maman, tassée devant lui, se tord les mains sans déverser sur ses galons rutilants les habituels torrents de reproches, que seul mérite pourtant son polisson de fils. Le brave homme, presque peiné par ce silence résigné, rumine une conclusion charitable pour calmer les prévisibles transports de la matrone lorsque l’on emmènera son fils enchaîné.

Mais il n’a pas le temps d’adoucir de compassion son raide procès-verbal. Des trompettes d’argent tonnent dans la cour, annonçant l’arrivée du Roi lui-même !

Réflexe oblige, les troupiers se rassemblent au pas de course et s’alignent sur le pavé comme à l’exercice. Rameutant ses acolytes, le capitaine redresse la moustache et ordonne de rendre les honneurs.

Avec grâce et lenteur, le souverain démonte. Débonnaire, affable, il adresse quelques saluts courtois aux surcots statufiés et traverse le perron. Après une courte révérence de sa nourrice, Sa Majesté la prend dans ses bras avec toute l’affection d’un fils.

Dans la cour ardente de soleil, les archers sont restés au garde-à-vous.

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La nourrice en a la larme à l’œil. Son petit – à présent un gaillard de six pieds – s’est attablé à l’office, tout comme autrefois. Les galons chamarrés de sa vêture et les plumes de sa coiffe enflamment de couleurs vives les cuivres alignés aux murs de pierre de l’austère cuisine. Le buffet cossu, le sage vaisselier, le poêle patiné par les petits plats semblent revivre les hautes heures des grandes flambées, le branle-bas des goûters et des assemblées tumultueuses. Si seulement son frère pouvait se joindre à eux, manger à la même table… la brave matrone donnerait tout pour réunir ses deux garçons comme autrefois…


Tandis qu’elle sert des gougères toutes chaudes, de la viande séchée d’Emyn Arnen et des copeaux de fromage de brebis, le regard mouillé de la commère s’attarde malgré elle vers la porte entrebâillée du cellier. Presque à regret, elle décachète une bouteille enserrée d’une tresse d’osier : le nectar maison, celui qui fait tout descendre, tout passer – le morne fil des jours, les riches agapes, les revers de la vie et les frasques du petit dernier.

Le roi sait ses œillades éplorées sans même observer sa nourrice et prend dans sa dextre baguée de mithril, la main maternelle que les souvenirs gardent si caressante.

On en a passé des heures avec Bergil, cachés dans cette réserve à piller tes trésors… à prendre des forces pour des équipées lointaines… à préparer des fugues… à fêter notre retour, une fois pardonnés…

Tout en babillant, le roi entasse quelques morceaux choisis dans une assiette et s’en va négligemment la déposer dans l’entrebâillement de la porte de la réserve.

Pour le chat ! lance-t-il avec malice.

Le souverain vient se rasseoir avec nonchalance et plonge son regard perçant dans les prunelles étonnées mais attentives de la vaste femme attablée en face de lui. Il leur ressert à tous deux un gobelet de liqueur dorée, lève le sien et lance :

À ta santé, Bergil, où que tu sois ! Et puisses-tu profiter longtemps des bienfaits du cellier, pourvu que tu t’assagisses un peu !

Comme jadis, le roi appuie sans façon les coudes de sa tunique passementée d’or sur le chêne patiné de la table familiale et fait honneur aux saveurs fraîches et salées de son enfance.

Encouragée par l’humeur bénigne de son fils de coeur, la matrone, les épaules affaissées, ose enfin la question qui noue ses entrailles de mère :

Que va-t-il advenir de mon chenapan de fils ?

Tout en mirant les reflets vermeils scintillant dans le cruchon, le roi choisit soigneusement ses mots, articulant nettement, comme s’il souhaitait que toute la cuisine, jusqu’à l’ombre du cellier, s’imprègne de l’essence de ses paroles :

Il serait bon que mon frère se fasse oublier, loin d’Osgiliath. S’il avait la bonne idée de gagner vos vignobles d’Emyn Arnen, par exemple, sans doute pourrait-il s’y rendre utile durant les vendanges… La basse justice de la capitale n’a pas mandat pour le poursuivre jusque là-bas...

Bergil n’a pas mauvais fond, il s’amendera certainement...

Je le sais bien, douce Berodwen, ma nourrice ! Par amour pour toi et pour lui, j’aimerais pouvoir intervenir... Mais Bergil devait bien se douter que le juge n’apprécierait point de le trouver roucoulant sous la couette de son épouse…

Eh bien ce vieux grigou n’aurait pas dû la choisir aussi jeune et tant pis pour lui si...

Mais cette fois, en s ‘échappant devant le tribunal, Bergil a bafoué l’autorité des juges, qui la tirent du soutien que je dois leur manifester publiquement…

Le souverain a sèchement interrompu la maîtresse de maison et laisse longuement peser l’argument.

Je ne saurais mettre en péril la paix sociale de ma capitale pour des bravades de mirliflore ! ajoute-t-il en coulant un sourire moqueur vers la porte entrouverte du cellier. Éloigner notre gandin, disons pour une saison, nous sera salutaire à tous.


Comme une convive repue, la quiétude s’installe dans la cuisine, scellant un assentiment jusqu’à la pénombre réticente de la resserre.

Savourant cette courte et fragile concorde, tous demeurent silencieux.


Mais le capitaine a finalement recouvré ses esprits et se risque sur ses patins jusqu’à l’entrée des communs.

Alors le roi se lève, embrassant la matrone en haussant la voix pour être entendu de tous ses officiers :

Je constate que mon frère de lait n’est point ici ! Mère Berodwen, je vous salue et vous supplie, si Bergil votre fils vous rendait visite, enjoignez-lui de se rendre au commandement de son roi, que je viens de vous rappeler !

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1 L’octroi était une taxe que certaines municipalités percevaient au moyen âge (et jusqu’au milieu du 20ème siècle) sur certaines marchandises de consommation locale à leur entrée dans la ville. Le terme désigne aussi la « barrière d’octroi » ou le « bureau d’octroi », l’endroit où se faisaient les contrôles et les paiements.


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A suivre...

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