- Maître Diméthyde ?
La voix abasourdie de Thresh résonnait, devant le spectacle auquel il assistait, figé sur l'embrasure de la porte donnant sur le somptueux bureau du doyen. Celui-là même à l'origine de son étonnement, était couvert de sang, un corps gisant à ses pieds. La si blanche tenue de ce dernier, poisseuse de l'élixir de vie d'un semblable, image de la transgression de la première règle sacrée d'Hélia. L'homme plus âgé se retourna vers son disciple, semblant le jauger. Soudainement, il agrippa le jeune homme, le forçant à rentrer dans la pièce, puis referma précautionneusement la porte, après avoir vérifié que personne d'autre n'arpentait les couloirs adjacents.
Thresh ne pouvait défaire son regard du cadavre, comme attiré par ce singulier spectacle. L'hémoglobine continuait de se déverser doucement, sur le sol marbré de la pièce, formant une flaque à l'endroit de ce contact, entre vivant et inerte. Une foule de questions assaillit le plus jeune, quant à la chaleur que dégageait encore le corps, sa rigidité, la blessure ayant provoqué son trépas, la position de son visage, les dernières pensées que le mort avait pu formuler. Avait-il songé à sa vie, à celles des êtres aimés ? A quoi pense-t-on quand on comprend que la fin arrive inévitablement ?
Le contact avec le mur le ramena à la réalité, tandis que le meurtrier présumé l'y poussa violemment, avant de l'y maintenir contre. Thresh daigna accorder, à contrecœur, un regard à son interlocuteur, dont les lèvres semblaient bouger, mais dont les sons semblaient si lointain. Le souffle chaud de son vis-à-vis, s'écrasait contre son visage. Le timbre de sa voix se voulait rassurant, mais ses yeux exultaient de peur et d'une culpabilité factices. Ce regard, Thresh ne le connaissait que trop bien. Il avait appris à le distinguer presque instinctivement, depuis qu'il était jeune. Ce justificatif para-verbal qui pouvait transformer le monstre le plus machiavélique en doux agneau, illusion de l'appartenance commune à un même troupeau. Ainsi, chasseurs et proies se côtoyaient sous le regard de tous, avec la bénédiction de l'ensemble. A dire vrai, le disciple savait que cette hypocrisie était une condition nécessaire pour se fondre dans la foule, toutefois à ses yeux, cela revenait à nier l'acte commis. Faire semblant. Il n'était entouré que de cela dans cette cité, soi-disant bénie.
- Thresh, tu m'entends ? C'était un accident ... Aide-moi, il ne faut pas que l'on voit cela.
L'appelé ne décrocha pas un mot, mais hocha la tête, signe qu'il répondait à la requête de Diméthyde. Le benjamin s'avança vers la dépouille, d'un pas lent, puis repoussa délicatement l'épaule du mort, afin d'examiner la cause de l'hémorragie. A première vue, le saignement provenait de la gorge du défunt, mais l'objet à l'origine était difficilement identifiable. Alors que le jeune homme, tenta de répondre à cette interrogation, le doyen empoigna son avant-bras, le stoppant dans sa recherche d'indices. Thresh, sans lui adresser un regard, le questionna sereinement :
- Qu'est ce qui l'a tué ?
- Tu n'as pas besoin de le savoir. Je sais que ce genre de choses t'a toujours fasciné, mais il faudra qu'on en rediscute, à l'occasion, soupira le plus vieux.
Cela sonnait comme un reproche. Si sa curiosité n'était pas à ce point sollicitée, le prosélyte aurait pu relever l'ironie de la situation. Toutefois, le contexte ne se prêtait pas à ce genre de simagrées. Pour l'instant, il ne devait pas être vu à côté d'un corps inerte, d'autant plus s'il n'en était pas la cause directe. Le jeune homme ne se leurrait pas d'illusions quant au monde qui l'entourait. Il savait pertinemment que les gens tiraient toujours des conclusions hâtives, bien souvent à l'origine de nombreux crises et tourments. Par ailleurs, être puni pour les crimes d'un autre sonnait quelque peu familier, et l'expérience cuisante dont il avait souvenir ne le disposait pas particulièrement à retenter la chose. Même pour Diméthyde. Le seul lui ayant accordé un regard, alors qu'il mettait en terre, esseulé, sous une pluie torrentielle, le corps de sa propre mère, il y a quatre années de cela. L'orphelin ferma doucement ses paupières, comme pour chasser ses souvenirs et exorciser les images associées.
- Aide-moi à le recouvrir, ordonna le plus vieux.
Thresh s'exécuta, emballant la dépouille dans un tissu sombre.
- Ne risque-t-on pas de découvrir que vous en êtes l'auteur ? Demanda-t-il en désignant de la tête l'objet enfoncé dans la gorge du cadavre.
- Pas si on le brûle, répliqua avec assurance le meurtrier.
- Les flammes vont attirer l'attention. Si vous cherchez la discrétion, il ne s'agit peut-être pas de la meilleure option, exposa le cadet, tout en poursuivant tranquillement sa tâche.
- Alors, que proposes-tu ? Releva son vis-à-vis, visiblement intrigué et rassuré à l'idée d'avoir une autre alternative à sa propre tactique.
- De l'enterrer dans une tombe récemment mise en bière. Le fait de retourner de nouveau la terre ne sera pas évocateur de l'acte. De plus, peu de personnes auraient l'idée de chercher un corps dans l'endroit précis, dédié à les recevoir habituellement.
Diméthyde sourit et posa sa main sur l'épaule de son disciple. Thresh avait pourtant l'impression que ce n'était pas ce genre de réaction qu'il devrait récolter, en lui proposant ce plan. En même temps, il n'avait jamais vraiment eu d'exemple de ce qui était normatif, seulement quelques aperçus amers. La règle d'or étant : « tout est permis, tant que tu ne te fais pas prendre ». Pourtant, il se souvenait de rares moments, où la violence et le profit d'autrui n'étaient pas les seules choses qui réchauffaient son cœur dans sa poitrine, même si tout cela était loin. C'était d'ailleurs, ce qui l'empêchait d'être à la place de son maître à cet instant. Cette idée, cette impression, cet espoir que quelque part, les choses ne doivent pas se passer ainsi, que la lumière pourrait aussi faire partie de sa vie.
*****
Thresh observa la tâche de sang coagulé, avant de s'accroupir pour ramasser le bout de doigt inerte juxtaposé à la flaque carmin ; le souvenir du second cadavre découvert et de Diméthyde en tête. Le spectre avait, depuis longtemps, perdu le compte de la liste des morts à son actif, en regard de l'importance du nombre de meurtres dont il avait été la source, directement ou non. Sans compter, que le plaisir ne résidait pas tant dans la quantité, mais surtout dans la façon de faire. Néanmoins, malgré toutes les réminiscences de sa vie de mortel, parmi lesquelles beaucoup avait été altérées par le temps et la folie, cette dernière demeurait étrangement intacte. Dans ces moments, entre souvenirs et réalité, les ruines se revêtissaient de leurs parures d'antan, et l'apparition aurait pu jurer entendre la voix de ses anciens camarades résonner, comme si la Ruine n'avait jamais eu lieu. Comme si tout ce qu'il vivait présentement n'était qu'un horrible cauchemar ou plutôt un doux rêve. Pourtant, bien que la situation lui était satisfaisante, à chaque fois que ces images lui revenaient en mémoire, il éprouvait l'insatiable besoin de disséquer une âme ou de réduire à l'état de charpie quelque chose de vivant.
Il est vrai qu'il avait une distraction qui n'attendait que lui, mais cela risquait de compromettre la suite des événements s'il se précipitait trop avec l'humaine. Le fantôme se décida alors à s'amuser avec l'âme de la mère de sa captive. En effet, peut-être que cette dernière saurait être plus combative que de son vivant, en plus de pouvoir lui fournir des renseignements, quant à la résistance de sa progéniture face à la brume sombre typique de ces îles. De plus, le caractère incertain de cette pensée méritait d'être éclairé, puisque le savoir est, et sera toujours, synonyme de pouvoir et de contrôle de la situation. Ainsi, le Garde aux chaînes extirpa de sa lanterne, l'esprit qu'il convoitait. Pendant un instant, la lueur verte s'accentua autour de la veilleuse, tandis qu'un tumulte incompréhensible de voix résonnait dans un mélange de langues, mortes ou non. Puis, le calme revint tandis que les deux apparitions se trouvaient face à face, l'une se tenant fièrement debout, l'autre, agenouillée, les mains devant elle, en guise de protection.
- C'est étrange, commença Thresh en faisant plusieurs pas de côté.
Les tremblements de l'esprit assujetti semblaient s'accorder au tintement métallique des chaînes, suivant le rythme des pas du geôlier. Il s'en amusa quelques secondes, avant de s'arrêter et de poursuivre :
- Tu serais surprise de savoir que ta fille est plus courageuse que tu n'es l'est, même en tant que mortelle.
- Pitié ... Ne me faites rien !
- Son sort ne t'intéresse donc pas ? Releva l'ancien garde des artefacts, avec la certitude de provoquer une réaction.
- Bien ... bien sûr que si, répondit la défunte, en détournant la tête, comme prise sur le fait de faire passer ses intérêts avant ceux de son enfant.
Analysant la réaction que sa vis-à-vis venait d'avoir, Thresh choisit d'appuyer sur ce levier pour obtenir, avec la bénédiction de la concernée, un jouet suffisamment en colère pour être satisfaisant à déchiqueter.
- Je te propose quelque chose. Je suppose que tu n'es pas sans savoir que cette brume finira par dévorer l'entièreté de son énergie vitale. Néanmoins, si tu me confies la raison de sa résistance, je concéderais à minimiser les supplices qui t'attendent, durant un temps. Qu'en penses-tu ?
- Qui ... qui me dit que je peux vous croire ?
- Personne, concéda le ravisseur. Toutefois, je peux tout aussi bien te torturer pour obtenir ce que je souhaite, expliqua Thresh, l'un de ses doigts caressant la lame courbe à sa ceinture, transmettant visuellement sa menace. Tout comme, je pourrais te la rendre morceau par morceau.
Le spectre s'approcha de la génitrice et laissa tomber la portion en décomposition qu'il avait lui-même détaché du corps de sa descendance, quelques heures auparavant.
- Vous n'êtes qu'un monstre ! S'écria-t-elle en récupérant le doigt mutilé de sa fille, avant de le serrer contre elle et de lui adresser un regard noir.
- Hum, j'attendais une autre réponse après une si généreuse offre, mais au final, je suppose que tu as raison. D'une façon ou d'une autre tu me donneras ce que je désire, mais puisque tu me laisses le choix, trêve de politesse, menaça ouvertement le tortionnaire.
Thresh attrapa son crochet, alors que la mère de l'humaine compris immédiatement ce qui l'attendait et se mit à courir. Le faisant tournoyer, il lui laissa quelques secondes d'avance. Puis à travers l'immense hall résonna sa voix mélodieusement aliénée :
- Amusons-nous !
Une course poursuite débuta alors, dans le sombre cadre et sous l'expertise du maître des lieux. Thresh pouvait sentir l'esprit de la fuyarde s'enfoncer dans les entrailles du bâtiment. Tandis qu'il arpentait son terrain de prédilection, le ravisseur se mouvait de manière suffisamment bruyante pour acculer sa proie dans le coin qu'il avait lui-même prédéfini. Il faut dire que cette partie des ruines n'avait aucun secret pour lui, étant donné qu'à une époque révolue, elle était la prison contenant sa folie meurtrière, du moins, pendant un temps. Puis, cette place était devenue le lieu de l'avènement et de l'expression quotidienne de celle-ci, délitant chaque joug de normalité au fil du temps, jusqu'à ce que ne demeure que cette frénésie démente qui l'habitait depuis.
Le pas toujours monotone, le Garde aux chaînes pouvait sentir le désir monter en lui crescendo, parallèlement avec les pensées macabres se bousculant dans sa tête. Plus le tortionnaire s'approchait, plus il entendait les échos des gémissements et la respiration erratique de sa proie, plus la sienne devenait calme et contrôlée, ultime retenue avant de céder au plaisir de la souffrance physique et psychologique qu'il provoquerait.
L'apparition s'arrêta devant une pièce sombre, avant d'y pénétrer. Ce qui restait d'un lit trônait au milieu de la salle, ainsi que des tronçons de bois, vestige d'un bureau et d'une chaise dans cette même matière. Il était aisé de deviner d'où provenait les expirations contenues de sa proie, mais il préférait savourer, encore quelques minutes, ce jeu du chat et de la souris. Ainsi, tournant les talons après avoir volontairement exploré imparfaitement l'endroit, il s'éloigna, bruit à l'appui. La fugitive devait s'être rendu compte de l'impasse dans laquelle elle se trouvait. Il ne s'agissait que d'une question de temps avant qu'elle ne sorte de sa cachette. Voilà que se présente à nouveau ce même dilemme : attendre et lui donner encore une once d'espoir dans sa quête de fuite désespérée ou terminer immédiatement ce jeu de cache-cache et accéder à la satisfaction de son désir. La captive semblait avoir fait son choix, tandis que Thresh appuyé contre un mur adjacent dans la pénombre, la vit fouler de nouveau les couloirs imprudemment.
Soit, ce sera le plaisir immédiat dans ce cas.
Le maître de la situation la vit avancer doucement, jetant des coups d'œil, les deux mains contre elle, serrant probablement encore le doigt de sa fille. Thresh attendit le dernier moment, pour se montrer, amorçant un mouvement circulaire avec sa lame recourbée. La fuyarde écarquilla les yeux et s'élança de nouveau, mais le crochet parcourut une distance plus rapide dans sa direction. Touchant la cible, cette dernière s'écroula, alors que l'arme s'était enroulée autour de ses jambes. Refusant d'abandonner, l'esprit tentait de s'extraire de l'étreinte, en vain. Elle se remit alors sur le ventre et essaya d'avancer à la seule force de ces bras. Le geôlier avança toujours avec la même démarche lente, accélérant les suppliques de sa victime à la cadence de son avancée vers elle.
- D'accord, d'accord. Je vais vous dire ce que je sais ! Pitié !
- L'information ne transmet pas autant de plaisir à la connaître, que la façon de l'acquérir, déclara l'assaillant doctement, comme énonçant un précepte religieux.
- Quoi ? Mais ...
- Et puis, (Il tira d'un coup sec sur la chaîne pour l'approcher à portée de ses mains, avant de saisir l'asservie par la gorge, l'immobilisant plus qu'il ne l'étranglait.) c'est bien plus récréatif de cette façon, ne trouves-tu pas ? Ce qui est intéressant avec une âme et non un corps, c'est que les blessures guérissent plus rapidement, tant que le point de rupture n'est pas atteint. Il est unique pour chacun, et dépend de multiples facteurs, mais c'est aussi ce qui permet à l'âme de rester unie et de ne pas se disloquer en de multiples fragments.
- De ... De quoi parlez-vous ? Interrogea l'otage, visiblement aussi paniquée que dans l'incompréhension du dessein des propos de son bourreau.
- Cependant, comme pour une enveloppe corporelle, il existe des points centraux, qui, en se retrouvant obstrués d'une façon ou d'une autre, entraînent ce délitement plus ou moins graduellement. Par exemple, (Libérant les membres inférieurs de sa captive, il saisit le crochet avant de le planter vers son aine.) ici, ta jambe ne te sera plus d'aucune utilité pendant 2 minutes si j'enlève mon crochet maintenant, mais si je le maintiens, disons, une dizaine de minutes, tu peux multiplier cette durée par cent, et tu auras l'impression qu'on t'arrache lentement quelque chose. Cependant, le plus intéressant est, qu'en paralysant une partie de soi, comme l'âme est un tout, cela inhibe voire annihile les souvenirs. Ainsi, plus la torture dure, plus tu ne deviens qu'une coquille vide, qui ne peut que souffrir en perdant toute identité. A cet instant, ton unique but deviendra celui de recevoir cette souffrance et tu ne te définiras plus qu'à travers elle. N'est-ce pas magnifique ? Jubila Thresh, ne dissimulant aucunement sa fascination quant à l'exploration du fonctionnement des âmes.
La captive tendit ses mains vers la lame courbe, mais elle fut rapidement stoppé par une de ses homologues adverses.
- Donc, reprenons. Je voulais m'assurer que tu visualises bien les enjeux. Maintenant, on peut débuter.
Une série de hurlements s'en suivit, tandis que la réaction de sa proie déclencha l'hilarité du prédateur.
- Stop, stop. Arrêtez !
- Me supplier ne changera pas le devenir de la situation.
La femme récemment morte sanglota, tandis qu'au fur et à mesure des secondes, son visage fantomatique se creusait en grimace. Le flot sillonnant son âme commençait déjà à montrer des difficultés à circuler en son sein. Comme annoncé précédemment, la fragmentation de l'entité avait débuté et Thresh admirait ce spectacle au première loge. Avant de retirer son crochet, et d'explorer de nouvelles zones de cette divertissante et presque immaculée victime, le tortionnaire s'appliqua à ressentir pleinement le flot de terreur et de souffrance de cette scène. Le bourreau savait que la compréhension ne passait jamais aussi bien que par le ressenti, en particulier dans ces situations. Avait-il réfléchi à la suite ? Pas vraiment. Chaque torture était unique, en analogie à la singularité et au vécu des victimes, bien que certains points pouvaient se recouper. De ce fait, il fallait toujours faire preuve d'une inventivité nouvelle. C'était d'ailleurs, ce qui en faisait une activité sans fin, à l'image du spectre qu'il était devenu. Aussi éternel que la mort elle-même. Cette idée lui plaisait particulièrement.
- Mais pourquoi vous faites cela ? Hurla-t-elle entre deux râles d'agonie.
En soi, la réponse était simple : parce que cela lui procurait tout simplement un plaisir inégalable, que les cris étaient comme une douce mélodie qui berçait son esprit et que le fait de sentir une âme se déchirer lui rappelait combien lui-même, différait des autres. Un constat qui lui avait valu bien des tourments de son vivant, mais qui lui avait également permis de survivre, là où beaucoup auraient cédé à la facilité de se laisser consumer par le feu ravageur de l'humanité et de son insatiable soif de profit.
*****
Ouvrant les yeux, le garçon tenta de se mouvoir, mais ses membres semblaient refuser de lui répondre. Son organisme entier paraissait endormi ou plutôt dénué de vie. Alors pourquoi continuait-il de ressentir les flots tombant du ciel, frappant irrégulièrement son enveloppe ? Pourquoi ne l'avait-il pas achevé ? Ah oui ! Le responsable ne voulait entacher ses mains si pieuses du sang d'un enfant. En revanche, celui de sa mère ne semblait pas le déranger outre mesure. Triste réflexion que de déterminer la sentence de la fin d'une vie selon l'âge de la victime, d'autant plus pour le proche rescapé. A cette pensée, il parvint à tourner légèrement son visage, pour apercevoir le cadavre de cette dernière, la tête séparée du reste de sa personne, les yeux grands ouverts, mais les pupilles sans vie. Sa mère. Pouvait-elle vraiment prétendre à ce rôle désormais ?
Malgré la douceur de la température, le temps avait déjà commencé son inarrêtable chemin sur la chair de celle-ci. Inspirant profondément, il cligna fermement ses yeux, avant de concentrer l'ensemble de ses forces afin de bouger une main, puis un bras. Son cerveau fut assailli de sensations douloureuses, tandis que serrant les dents aussi fort qu'il le pouvait, le blessé se redressa. D'abord sur le ventre, puis l'orphelin s'agenouilla, expirant à grande fréquence sous l'effort qu'il venait de faire subir à son corps. Le jeune garçon observa un instant la paume de sa main : il put sentir l'eau qui dégoulinait sur son visage finir sa course contre elle. Non, ce n'était pas des larmes. A quoi bon ? Qui d'autre pleurerait sa mère ? Sans doute, personne. Tout comme lui. Personne ne le regretterait, s'il venait à mourir ici, dans l'indifférence la plus totale, jouxtant le cadavre de la femme l'ayant mise au monde. Cette idée le fit sourire. La mort et la vie, dans un sempiternel affrontement. Concernant sa mère, la victoire de la première était évidente. Le concernant, il ne saurait dire. Il ressentait la douleur, certes, mais quelque chose semblait à l'agonie en lui.
Dans un élan, le jeune homme se rapprocha de la dépouille, récupérant le morceau tronqué à proximité. Le garçon l'introduisit, accompagné des bras de la défunte, non sans difficulté, dans la longue robe entourant le cadavre, avant de faire un nœud à chaque extrémité. Seuls les pieds dépassaient du sac mortuaire improvisé. Sa peau était si froide et son contact si rigide, que cela lui arracha un frémissement. Sans grande délicatesse, l'enfant attrapa l'ensemble par le bas, puis commença à le tirer derrière lui, cherchant un endroit où déposer son fardeau.
Le souffle de la mort semblait lui caresser le visage. La pluie continuait de s'abattre sans relâche, frappant les multiples blessures sur son dos meurtri des coups de fouets reçus naguère. Les quelques haillons sur lui laissaient paraître les traces de sang sur sa peau si opaline, contrastant avec l'ébène de ses cheveux. Le déluge le forçait à plisser les yeux, tandis que l'eau ruisselait sur les contours de son fin visage, se mêlant à la plaie ornant son arcade sourcilière droite.
Les lèvres légèrement entrouvertes, l'orphelin traînait le sac noir depuis une vingtaine de minutes dans son sillage. Tandis qu'il laissait une empreinte prononcée et uniforme dans la boue, sa respiration, elle, s'accélérait et devint saccadée au fil du temps. Au bout d'un moment, le blessé redressa la tête, apercevant un petit coin à l'écart. Les quelques passants qu'il croisait, lui jetaient des regards étonnés, sans toutefois arrêter leurs routes. L'un d'eux le bouscula, le faisant trébucher. Le brun se rattrapa sur les mains et grimaça, sentant la peau de son dos s'étendre légèrement, agrandissant momentanément ses blessures.
- Ça va ? Retentit une voix fluette.
Lui faisant face, une fillette à peine plus jeune que lui, le scrutait avec compassion. Elle lui tendit la main avec un sourire.
- Janice, ne parle pas aux inconnus. Tu ne sais pas pourquoi il est dans cet état. Laisse-le, commanda une voix autoritaire, retirant l'appui ponctuel que lui fournissait la petite, en s'éloignant dans un déluge sonore de pas boueux.
Au prix d'un dernier effort, le garçon se redressa, comme un soldat allant livrer sa dernière bataille, ou comme un animal se dirigeant vers un abattoir. Non. Être une proie... Quelque chose le dégoûtait particulièrement dans cette pensée. Il était plus fort que ça. La preuve étant : il était encore debout, encore éveillé, encore vivant. Cela avait bien un but, non ? A lui de le trouver. En attendant, il atteignit la zone visée. L'orphelin se laissa tomber à genoux sans retenue et commença à creuser de ses mains, le sol boueux. Ses gestes se faisaient de plus en plus rapides et frénétiques, comme luttant contre un ennemi invisible. Alors que ses forces semblaient s'amenuiser, le brun continuait avec la même cadence, refusant de se soumettre à la souffrance parcourant ses membres meurtris.
- C'est bien la première fois que je vois ça, résonna une phonation masculine, cette fois.
Ne prenant même pas la peine de voir de qui il s'agissait, le garçon persévéra dans sa conduite.
- C'est ta mère, je suppose. Petit, tu ne peux pas l'enterrer ici. Si les gardes te voient tu risques d'être châtié et au vu de ton allure, je suppose que tu as déjà pu l'expérimenter, prévint la voix qui semblait s'être rapprochée.
Aucune réaction. L'homme soupira, ses bruits de pas s'écartant. Quelques minutes plus tard, il revint et jeta un objet à côté du plus jeune.
- Ceci devrait t'aider.
Continuant dans sa lancée, l'orphelin poursuivit sa tâche, ne prêtant toujours aucune attention à l'étranger. Le blessé sentit une main arrêter l'une des siennes, le tirant vers le haut. Instinctivement, il se débattit du mieux qu'il put, mais la poigne de l'homme était plus forte et lui, était à bout de force.
- Tu vas t'arracher les ongles en creusant de la sorte. Pousse-toi.
Son vis-à-vis le lâcha, puis le recouvrit de son manteau, avant de saisir lui-même la pelle et de continuer à creuser. Le benjamin tremblait, réalisant la fraîcheur de l'environnement uniquement du fait de la chaleur que lui prodiguait le vêtement de l'inconnu. Une fois le trou suffisamment profond, l'homme déposa soigneusement le corps avant de le recouvrir. Au bout de quelques minutes, l'adulte tapota plusieurs fois sur le trou rebouché afin d'aplanir la surface, puis s'exclama :
- Ouf, voilà. Bon maintenant ... (Il se pencha de plus près, appuyant de son index sous le menton de l'estropié, afin de forcer un contact visuel.). Ah, je comprends mieux ... tu es le fils illégitime de ce noble. Effectivement, tu as des yeux très semblables et identifiables. Toutefois, j'avais cru entendre que tu avais péri, toi aussi. Enfin, on peut dire que c'est à moitié vrai en t'observant, conclut avec une pointe de compassion Diméthyde.
- Vous allez me dénoncer aux gardes ? Demanda sans détour le petit, un ton de défi dans la voix et les prunelles brûlantes de détermination.
- Oh non, ne t'inquiète pas. Leur petite guerre pour la suprématie de la noblesse ne m'intéresse pas. En revanche, toi, oui.
- Pourquoi cela ? Interrogea du tac-au tac le benjamin.
- J'aime beaucoup ton regard, rigola le doyen.
- Je ne suis pas dupe, vous savez.
- Très bien, concéda son homologue, en secouant la tête. Et bien, puisque tout le monde te pense mort, cela peut être utile, vu que tu n'as plus d'existence juridique. (Son regard s'adoucit et il s'agenouilla face à ce garçon, déposant la pelle à ses côtés.) Enfin, je ne vais peut-être pas rentrer dans les détails maintenant. Viens avec moi et je te promets que tu ne finiras pas comme ta mère, petit.
L'orphelin sentait qu'au delà de son corps grelottant, son esprit commençait à divaguer, ne permettant pas de songer aux desseins que pouvaient attendre cet homme de lui. Toutefois, s'il avait une chance de survivre, il devait la saisir et ce n'était certainement pas en restant ici.
- Qui êtes vous ?
- Je suis un des serviteurs du sanctuaire d'Hélia. Je me prénomme Diméthyde, répondit simplement son vis-à-vis, lui désignant de l'index un grand bâtiment blanc au loin.
- Vous me conduirez là bas ? Enchaîna le garçon sans laisser de répit à son interlocuteur.
- C'est, en effet, mon intention. Je pense que tu as besoin de soins plus, il faut te vêtir et te nourrir. Ce sera possible une fois là bas. Sans compter que, dans cet espace, personne ne fera attention à un orphelin, même avec ces prunelles ambrées. Par contre, tu dois garder pour toi, cette histoire.
Le brun jaugea le plus vieux, puis acquiesça.
- Une dernière chose, non des moindres. Comment t'appelles-tu, mon garçon ?
Il voulut prononcer cet enchaînement de lettres si familier, mais la prudence était requise dès à présent. De toute façon, son identité devait disparaître des mémoires, tout comme son nom. La seule alternative lui venant à l'esprit, était celui d'un héros d'une histoire que lui avait conté si souvent sa mère. A la fin, celui-ci avait survécu à toutes les péripéties que les Dieux avaient mis sur sa route, non sans douleur, non sans sacrifices, non sans avoir regarder la Mort en face. Ainsi, ce serait sans doute, l'unique relique de cette vie là qu'il serait autorisé à dévoiler au monde désormais.
- Je m'appelle Thresh.
*****
Un vacarme assourdissant résonna, interrompant l'apparition dans sa tâche. Il n'avait pas vraiment prévu la visite d'autres êtres dans ces lieux, et même les autres spectres de l'île, ne s'aventuraient pas par ici. La raison étant que, bien qu'ils fussent affublés du même qualificatif, Thresh se refusait de les considérer au même niveau que sa personne et savait se montrer particulièrement hostile envers eux, en cas de transgression territoriale. En effet, ces pantins n'avaient conservé que très peu de choses de leur âme originelle. En particulier Hécarim, qui n'était plus que l'ombre de la personne qu'il avait été, arpentant sans relâche les pentes escarpées de l'île, dans une éternelle chevauchée, sans un soupçon de la gloire qu'il convoitait tant par le passé.
Sa prisonnière remua légèrement, le souffle irrégulier et le faciès déformé par la douleur, le fixant d'un effroi paroxystique. Son crochet avait trouvé un autre point central de son âme, à quelques centimètres de son épaule gauche. L'air ambiant empreint de magie noire s'infiltrait par la plaie. Une chose que Thresh s'était retenu de lui confier, durant son exposé précédent. Savoir ce qui les attendait, tout en laissant entrevoir une échappatoire, est la clef pour briser aussi lentement que méthodiquement ses jouets. De ce fait, taire certains renseignements peut se révéler tout autant nécessaire que d'en divulguer, la limite étant le seuil de tolérance de la victime dans ce cas de figure. Par ailleurs, expliquer que cette sombre énergie, qui l'a corrompue il y a de cela des siècles, modelait également l'âme quand cette dernière se retrouvait heurtée, n'avait, en soi, pas d'utilité pratique et risquait de plonger sa proie dans un état de profond désespoir.
Cependant, il était intéressant de noter que, c'est de cette façon qu'à partir d'une chose fantasmatique, pouvait naître les morts sur l'île, leur donnant une consistance physique. Ce phénomène qu'il avait eu le temps et la curiosité d'observer, était d'ailleurs ce qui était probablement à l'origine de son apparence actuelle, seule la dose de magie différait. A cet instant, elle était diffuse, contrairement au jour de la Ruine. Néanmoins, pour l'instant, Thresh n'avait su déterminer la raison précise de l'apparition restreinte d'une poignée de spectres parmi les milliers d'âmes se trouvant sur les Îles Bénies. Le fantôme avait plusieurs conjectures à ce sujet, mais rien de concret. De plus, le cataclysme avait réduit en cendre bon nombre d'ouvrage qui aurait pu l'éclairer et comme il ne pouvait pas s'éloigner outre mesure et durablement des Îles Obscures, cela compliquait les recherches.
Bien que l'interrogatoire ne l'avait pas encore mené à la confidence visée et à la délivrance extatique escomptée, l'apparition dût se résoudre à interrompre son divertissement. Il retira sa lame courbe sans plus de cérémonie, arrachant un geignement à la génitrice, puis saisit sa lanterne avant d'engloutir cette dernière en son sein. Ayant une idée, d'où provenait le bruit, le Garde aux chaînes arpenta rapidement les couloirs, empruntant un couloir adjacent qui donnait un accès visuel à l'emplacement visé. Thresh aperçu la porte du cachot de l'humaine entrouverte. Il pouvait sentir une âme s'agiter au sein de la brume sombre, à une centaine de mètres en direction de la mer.
Néanmoins, quelque chose le fit tiquer. Une impression, un sentiment, une intuition. Un rire lui échappa, alors qu'il se remémorait de la dernière fois où il avait ressenti cela. Il avait l'intention de jouer avec lui. Dans ce cas, soit. Donnons lui l'impression qu'il a gagné sa bataille, pendant une minuscule minute. Pour l'instant, l'idée de revoir cet enfant enragé le comblait particulièrement. Par ailleurs, l'apparition devait rapidement identifier la raison de son retour sur l'archipel, accompagné ou non de sa femme. Décidément, ce gamin ne cesserait de le surprendre. A se demander, si la folie ne se repaîtrait-elle pas déjà de son esprit ? En fin de compte, son exception, ne résidait-elle pas dans l'âme obstinée et emplie de haine de cet humain, de cette Sentinelle de la Lumière, de ce mortel ? Le spectre s'élança au delà du sanctuaire, l'esprit acéré et fusant d'une nuance d'idées quant aux délicieuses heures à venir, tandis qu'un seul mot revenait inlassablement et fixement parmi elles :
« Lucian. »