Liés-par-le-sang

Chapitre 1 : Liés-par-le-sang

Chapitre final

7605 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 14/06/2023 22:44

Note de l’autrice : Sublimées, guerrières, chasseuses, guérisseuses, pillardes. Dans ce récit ces mots désignent des groupes mixtes mais sont accordés au féminin pour mettre en lumière les femmes et l’aspect matriarcal de cette société.



Rakelstake


Sigrid n’était encore qu’une enfant quand elle rencontra Ashe. Elle voyait sa vie s’achever sous le gourdin d'un des trolls qui attaquaient son village, quand Ashe apparut, son grand arc de Glace Pure à la main. Flèches après flèches, l’archère exécuta jusqu’à la dernière de ces immondes créature et la vie de nombreux villageois fut épargnée grâce à elle. La tribu reconnaissante se rallia à la jeune cheffe de guerre et dans les yeux de la fillette, une héroïne était née. 

Elle n’avait pas eu la chance de naître Sublimée comme son modèle, mais elle était déterminée à prouver sa vaillance. Elle apprit le maniement de l’arc et l’épée et s’entraîna sans relâche, dans l’espoir de pouvoir être utile à sa cheffe. Ses efforts payèrent le jour où Ashe finit par remarquer son ardeur au combat et lui proposa son poste de seconde. Pouvoir assister Ashe au quotidien dans ses fonctions de cheffe de guerre, représentait le plus grand des honneurs pour elle, et elle s'efforçait chaque jour de le mériter.    

– Sigrid, merci d’être venue.

Elle s'extirpa de ses souvenirs. Ashe se tenait en face d'elle, dans le grand hall de la capitale des Avarosans, son arc accroché dans son dos. Arc qui fascinait toujours autant Sigrid, depuis la première fois qu’elle l’avait vu. Entièrement composé de Glace Pure, aussi grand que sa porteuse, il était magnifique. Pourtant il signait un arrêt de mort immédiat pour une âtrinsèque comme elle. La Glace Pure était si froide qu’elle ne fondait pas même dans un foyer, et seules les Sublimées, avec leur naturelle résistance aux basses températures, étaient capables de survivre à son contact.  

– Tu as demandé à me voir ? interrogea Sigrid.

– Quelles sont les nouvelles des chasseuses ?

– Elles ont beau élargir leur périmètre de chasse, elles reviennent toujours bredouilles.

Une ombre assombrit le visage d'Ashe. 

– Nous devons organiser une rencontre avec les cheffes de clan.

– Je m'en charge. 

La jeune fille resta sur place, se balançant d'un pied sur l'autre.

– Dis-moi, Sigrid.

– C’est que… Les cheffes de clan s’impatientent du choix de tes Liés-par-le-sang.

Ashe soupira.

– Je sais que tu crains que ton choix alimente les rivalités entre les clans, reprit Sigrid. Mais je crois que l’attente et l’indécision les alimentent encore davantage. 

– Et si les conséquences étaient pires encore ?

– C’est ton choix Ashe, et les cheffes de clans devront l’accepter, qu’il leur plaise ou non. Et s'il t'arrivait malheur en l'absence de Lié-par-le-sang et d’héritière, l'union entre les clans que tu t'efforces à mettre en place ne tiendrait pas une seconde.

– Alors tu anticipes déjà ma mort ? taquina Ashe.

La jeune femme s'empourpra et baissa la tête.

– Toutes mes excuses, cheffe de guerre !

– Je plaisante, Sigrid. Je plaisante. Je sais que tu as raison. Je le sais bien...

Sigrid se sentait mal pour elle. Les responsabilités de cheffe de guerre étaient écrasantes et Ashe sacrifiait sa personne pour le bien des Avarosans. Jusqu'à en être dépossédée de son propre mariage.

– Tu avais autre chose à me dire ? 

– Le guerrier barbare fait à nouveau parler de lui.

Quelques jours plus tôt, une dizaine de vagabonds s’étaient installés dans des tentes à proximité de la capitale des Avarosans. Elle leur avait fait parvenir des vivres et couvertures et avait mis leurs faits et gestes sous surveillance. Le groupe ne paraissait pas hostile, d’autant plus qu’il était constitué presque uniquement d'enfants et de personnes âgées. Seul un homme se faisait remarquer en provoquant en duel tous ceux qui acceptaient de se mesurer à lui. Il n’avait pas perdu un seul de ses affrontements, et la population commençait à se méfier de cet étranger. 

– Allons voir ça maintenant. 


Ashe repéra le lieu au bruit du fer qui s’entrechoque. Un cercle de curieux s’était formé à distance respectable autour du duel. Elle se mêla à eux avec Sigrid. Il était différent de ce à quoi elle s’attendait. A peine plus âgé qu’elle, des cheveux bruns qui dépassaient de sous son casque. S'il portait des bottes fourrées et un bas renforcé de plaques de métal, il n’était vêtu pour tout haut que d’une épaulière gauche. Il dévoilait ainsi ses atouts ne laissant aucun doute sur sa nature de guerrier.

– Est-ce un Sublimé pour résister ainsi au froid ? demanda Ashe à sa seconde. 

– Non, il ne semble pas. Les rumeurs parlent d’étranges pouvoirs.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Tryndamere.

L'Avarosan qui l'affrontait se nommait Tornn, un Sublimé du clan d'Odda. Ashe ne dénigrait pas la valeur des âtrinsèques au combat, ils ne manquaient ni de courage ni de ténacité mais les Sublimées étaient de fait, plus endurantes, plus résistantes et plus fortes et seuls les plus brillants âtrinsèques pouvaient rivaliser avec les Sublimées les moins aguerries. Et Tornn ne faisait pas partie de celles-là. Son âge avancé n'avait pas amoindri ses capacités et lui faisait bénéficier de l'avantage de l'expérience. Il était sans nul doute parmi les meilleures guerrières d'Ashe. 

Il fracassait son épée dans des assauts répétés contre celle du guerrier barbare, et parait tous ceux qu'il lui renvoyait. Le combat dura ainsi, aucun des deux n'arrivant à percer la défense de l'autre. Malgré le nombre et la force de leurs attaques, ils n'étaient pas essoufflés le moins du monde. Tornn effectua un pas et fit prendre à sa lame un large arc de cercle. Avec la force de l'élan, le choc promettait d’être violent. Pourtant Tryndamere n’amorça pas le moindre mouvement pour parer le coup, pas plus qu’il n’essaya d’esquiver. Campé sur sa position, il regarda venir l'attaque, impassible. L’arme broyat l’épaulière et déchiqueta la chair. La sang coula le long de son bras et teinta la neige à leurs pieds. Le barbare ne broncha pas, tout juste s’il serra les dents, tandis que Tornn, stupéfait, se trouva totalement inhibé. Tryndamere en profita pour enrouler son bras blessé autour de celui de son adversaire, la torsion le forçant à lâcher son arme. Tout en maintenant sa prise, il contraignit l'Avarosan pour le tirer vers l'arrière tandis qu'il bloquait ses pieds, et le fit chuter au sol. Il mit fin à l'affrontement en pointant le bout de sa lame sur la gorge de Tornn avant de la planter dans la neige.

Il lui tendit le bras pour le remettre sur pied. 

– Tu t’es bien battu.

– Je ne voulais pas croire ces rumeurs farfelues, mais il semble que j'ai eu tort, admit Tornn.

La plaie de Tryndamere, pourtant conséquente et qui aurait nécessité des soins et de nombreux points de suture, était déjà moins profonde et le sang avait cessé de couler.

Tornn se retira et les spectateurs se dispersèrent dans un murmure de réprobation. Seules restèrent Ashe et Sigrid. L'intérêt de la cheffe de guerre était piqué au vif. Cet étranger était tout sauf commun.

– Laisse-nous un moment s'il te plaît, demanda-t-elle.

Sigrid se replia et Ashe s'approcha du vainqueur.

– Beau combat Tryndamere. Je suis Ashe, fille de Grena, cheffe de guerre des Avarosans. 

Il retira son casque et Ashe put mieux voir son visage. C'était un bel homme. Ses yeux verts pâles tranchaient avec son expression sombre. Une barbe imposante, qui n'avait pas été taillée depuis un moment, démontrait que son voyage avec sa tribu avait dû être long. 

– D’où venez vous et que venez vous faire ici ?

– Nous venons de l’est, guidés par la légende de la réincarnation d’Avarosa, espérant qu’elle pourrait nous offrir refuge. Nous sommes tout ce qu’il reste de notre tribu, nous avons enduré le deuil, la faim et l’errance. Vous êtes notre seule chance.

Ce n'était ni la première, ni la dernière tribu détruite et désespérée à venir trouver secours chez elle. Et c'était la mission qu'Ashe s’était donnée. Venir en aide à tous les Fredljordiens jusqu'aux plus faibles et aux plus démunis. Même si ses mérites ne lui revenaient qu’en tant que « réincarnation d’Avarosa ».

– J'accueillerai ta tribu, guerrier. Mais j'ai un service à te demander en échange.

– Je vous écoute.

– Devenir mon premier et unique Lié-par-le-sang.

Il crut d'abord avoir mal entendu, puis la phrase s'imposa dans son esprit. Lié-par-le-sang. Premier et unique Lié-par-le-sang. Il fut interloqué qu'une cheffe de guerre telle qu'Ashe n'ait pas déjà une dizaine d'époux. Et surtout abasourdi qu'elle le choisisse, lui.

Il sortit de son hébétude pour deux simples mots. 

– Pourquoi moi ?

– Je cherche un époux qui ne fasse partie d'aucun clan pour éviter tout conflit politique. Et tu sais suffisamment te battre pour te défendre contre les éventuels rivaux qui n'auraient pas été effrayés par tes étonnantes capacités de régénération.

Tryndamere envisagea avec peu de réjouissance le mariage politique qui se présentait à lui. Ce qui devait constituer le plus grand des honneurs pour les plupart des hommes, s'apparentait pour lui davantage à une réduction en esclavage. Il serait lié par serment à Ashe jusqu'à son dernier souffle, ce qui signifiait qu'il n'aurait jamais plus la possibilité de partir pourchasser la créature qui avait anéanti son village. Mais pouvait-il seulement annoncer aux siens, qu'après tout ce voyage, les portes de la cité des Avarosans leur resteraient fermées à cause de lui ? Pouvait-il réduire à néant leur unique espoir ?

– Je te laisse jusqu'à demain pour me donner ta réponse.

– C'est inutile. J'accepte.

Ce n'est qu'à ce moment qu'Ashe réalisa ce qu'elle était en train de faire. Elle qui n'avait toujours pris que des décisions pesées et réfléchies, la voilà qui s'engageait sur un coup de tête. Certes ce choix n'était pas dénué de logique et de bien-fondé, mais elle espérait au fond d'elle qu'elle ne commettait pas une erreur monumentale. Au moins les cheffes de clan ne lui reprocheraient plus de ne pas avoir d'époux, même s'il ne faisait aucun doute que celui-ci ne leur plairait pas. 

– Et bien nous voilà fiancés. Je vais faire en sorte que ta tribu soit mise à l'abri dès aujourd'hui. Et Sigrid reviendra vers toi pour l'organisation de la cérémonie. 

– Entendu.

– Bienvenue chez les Avarosans, Tryndamere.

Puis elle tourna les talons, étrangement sereine. Elle retrouva Sigrid qui l'attendait un peu plus loin. 

– J'ai trouvé mon Lié-par-le-sang, annonça-t-elle.

– Quoi ?

Le regard de Sigrid passa successivement de Tryndamere resté planté sur place, à Ashe retournant vers le grand hall. Elle pressa le pas pour la rattraper.

– Mais Ashe ? Est-ce raisonnable ?

– « C’est mon choix, et les cheffes de clans devront l’accepter, qu’il leur plaise ou non. » J'ai fait mon choix.

– Heu… d’accord. Je me charge de l’organisation dans ce cas. 

– Je te remercie, le plus tôt sera le mieux. J'aimerais aussi que tu trouves une place pour lui et sa tribu à l'intérieur de nos murs.

– Je m'en occupe tout de suite.

Sigrid s'exécuta et commença à s'éloigner avant de s'interrompre. 

– Ashe ? interpella-t-elle.

L’intéressée se retourna. 

– J'espère que ce choix te rendra heureuse. Tu le mérites.

– Merci, Sigrid.


La cérémonie eut lieu trois jours plus tard, le temps nécessaire pour que l'information parvienne jusqu'aux villages les plus reculés et permettre à leurs habitants de venir y assister. Nombreux étaient les Avarosans qui s'étaient déplacés pour l’occasion, autant venus célébrer le mariage tant attendu d’Ashe, que de curieux qui souhaitaient voir l'illustre inconnu propulsé au rang de Lié-par-le-sang de cheffe de guerre en seulement trois jours. 

Leur union avait lieu au Rakelstake, l'un des lieux sacrés des Avarosans. Une immense statue d'Avarosa s'y élevait, si haute que c'était à se demander si ce n'était pas les dieux eux-mêmes qui l'avait créée. Elle tenait une pierre de cristal dans une main tendue vers le ciel et un arc dans l'autre, le regard lointain comme si elle surveillait l'horizon. Ashe et Tryndamere se tenaient juste en dessous, l'un en face de l'autre.

Il mit un genou à terre et prit la parole d'une voix forte pour se faire entendre de tous les spectateurs agglutinés devant eux. 

– Ashe, sur mon honneur, je jure de te protéger, de protéger tes descendantes et de servir les Avarosans, par ma vie ou par ma mort. Mon sang est le tien et par cet acte, je scelle mon serment. 

Il se releva et, d’un coup de dague, il entailla sa paume assez profondément pour que ses capacités de régénération n’endiguent pas trop vite son flux vital, puis Ashe en fit de même.

Leurs mains s’unirent et leur sang se mêla.

– Qu'Avarosa soit témoin de ton serment. Tu es maintenant mien Tryndamere, tu es mon Lié-par-le-sang. 


Une union de ce rang aurait normalement dû être accompagnée d’un grand festin jusqu'à tard dans la nuit. Mais la saison et le manque de ressources ne s'y prêtant pas, seuls étaient prévus la cérémonie et un court temps d'échange après pour permettre aux cheffes de clan et au peuple de transmettre leurs vœux de bonheur. Ashe était avenante et elle remerciait chaleureusement tous ceux qui se présentaient à eux. Tryndamere lui, essayait de cacher son malaise devant cette foule d'inconnus qui déblatéraient des félicitations plates et vides de sens. 

Il se dérida seulement quand se fut au tour de sa tribu de s'approcher. Les aînées n'avaient pas pu faire le déplacement mais tous les enfants étaient là. Erika était la plus âgée d'entre eux. Un puissant instinct de protection s'était éveillé en elle après le drame. Elle-même n'était pourtant qu'une adolescente mais la charge qu'elle s'était fixée lui avait fait prendre dix ans de maturité d'un coup. C'était elle qui s'était occupé des autres enfants pendant leur errance ; elle qui séchait leurs larmes ; elle qui les serrait dans ses bras pour les protéger du froid ; elle qui se levait en pleine nuit pour consoler ceux qui faisaient des cauchemars, sans tenir compte des traumatismes qui la torturaient elle aussi ; elle qui sacrifiait ses maigres portions de nourriture pour offrir ne serait ce qu'une bouchée de plus aux autres, ignorant les supplications de son propre ventre. Elle était devenue la mère de substitution de tous ces orphelins. 

Calé contre sa hanche, maintenu d’un bras, se trouvait le petit Ulf, le plus jeune des rescapés. Tryndamere le revoyait encore, au moment où, cherchant des survivants au massacre, il l'avait retrouvé, recroquevillé entre les cadavres de ses parents. 

Erika salua Ashe poliment puis s'approcha de Tryndamere, les trois autres enfants sur ses talons. Elle déposa sa main libre sur l'avant-bras musclé du jeune marié. 

– Merci. 

Il se contenta de hocher la tête. Ils étaient en sécurité, il avait fait ce qu'il avait à faire. 



La mer de glace


Ashe présidait l’assemblée des cheffes de clan, debout à l’extrémité de la table du grand hall. Tryndamere était assis en retrait derrière elle. 

Elle avait exigé qu’il reste à ses côtés en permanence, avançant qu’ils devaient être vus ensemble afin d’affirmer leur union, en particulier auprès des cheffes de clan. Et c’était ce qu’il faisait depuis les cinq jours qu’ils étaient mariés, qui lui paraissaient les plus longs de sa vie. Il l’avait suivi dans toutes ses rencontres, discussions et débats interminables. Les rumeurs sur Ashe se révélaient fondées. Elle était bienveillante, ne laissait personne sur le côté, et se préoccupait du sort de chacun de ses administrés. Si son rêve d'unifier tous les fredljordiens paraissait utopique, la volonté et la détermination qu'elle déployait pour le voir se réaliser forçait l'admiration. Mais Tryndamere était un guerrier, pas un diplomate. Il se sentait aussi à l’aise dans ces réunions qu’un mammouth sur une banquise trop fine. La rage qui bouillonnait constamment en lui ne trouvait aucune échappatoire dans cette situation.

Il avait emménagé chez Ashe dès le soir de la cérémonie. Le confort était appréciable mais il aurait mille fois préféré rester loger avec les siens, entassés à huit dans une pièce. La demeure, typique de celles des cheffes de clan, comportait une dizaine de chambres, l'une pour Ashe, les autres destinées à accueillir ses époux, comme il était de coutume. Puisqu'elle avait décidé de ne pas suivre la tradition, Tryndamere se trouvait être son seul Lié-par-le-sang et la maison semblait bien vide. Ashe avait déjà proposé, à plusieurs reprises, à des Avarosans dans le besoin de loger chez elle, mais elle avait renoncé après avoir essuyé des refus systématiques. 

Le mariage arrangé pesait à Tryndamere, et il était évident qu’il en était de même pour Ashe. Leurs devoirs et responsabilités respectives les avaient tous les deux coincés dans cette situation inconfortable. Ils avaient bien tenté de briser la glace entre eux, mais les discussions restaient distantes et maladroites. 

– Je vous remercie d'avoir répondu présentes, déclara Ashe. Vous le savez, les récoltes ont été maigres cette année encore, les bêtes d'élevage frappées d'une épidémie et les zones de chasses proches vidées de leur gibier. Nous allons manquer de réserves pour passer l’hiver.

– Peut-être aurait-il fallu que tu ne prennes pas encore de nouvelles bouches à nourrir, lança Hermel.

Elle était celle qui s'était ralliée le plus récemment aux Avarosans. C'était une guerrière Sublimée, comme toutes les cheffes de clan, mais pour l'avoir déjà vue combattre, Ashe savait qu'elle était particulièrement redoutable. Un tas de breloques parsemaient sa tignasse rousse.

Elle fixait Tryndamere en disant cela. Évidemment ce n’était pas une dizaine de va-nu-pieds qui changeaient la situation mais elle n’avait pas digéré qu’Ashe ne prenne pas l’un des hommes de son clan pour Lié-par-le-sang. 

 Tryndamere serra les poings, se retenant de réagir à cette provocation.

– Depuis quand laissons-nous des enfants mourir de faim devant nos portes ? rétorqua Ashe. Ma générosité te gênait moins quand c'est à toi qu'elle a bénéficié, Hermel.

– Il ne s’agit pas de générosité mais de bon sens. A quoi bon les accueillir alors que nous manquons déjà de vivre pour les nôtres ?

– Si je vous ai fait venir, c’est pour que nous envisagions ensemble les solutions qui s’offrent à nous. 

– Il existe encore des tribus indépendantes, qui n’opposeront pas une grande résistance si nous voulions nous emparer de leur vivre, avança Brynhild. 

– Nous ne sommes pas des pillardes et tu le sais très bien.

– C’est une question de survie, renchérit Hermel. Quand il n’y a pas assez de ressources, tout le monde ne peut pas s’en sortir. Arrête de te bercer d’illusions. Des sacrifices sont nécessaires.

– Je suis d’accord avec Ashe, intervient Odda. Nous n’avons pas à nous en prendre aux tribus indépendantes. En revanche, nous pourrions envisager d’attaquer les tribus de la Griffe Hivernale qui elles n’ont pas ta clémence Ashe. 

Odda, doyenne des cheffes de clan, l'une des premières à lui avoir prêté allégeance et également l'une de ses meilleurs soutiens. Ses cheveux blancs adoucissaient les traits marqués de son visage. 

– Oui, des sacrifices sont nécessaires, admit Ashe. Mais je ne ferais pas couler le sang des Freljordiens, pas même ceux de la Griffe Hivernale. A vrai dire, si vous n’avez rien d’autre à proposer, je compte envoyer une expédition chasser sur la mer de glace.

– Tu préfères sacrifier les Avarosans dans une mission suicide contre les bêtes de la mer de glace ? s'exclama Brynhild. Alors qu'on pourrait subsister sans la moindre perte en pillant les tribus indépendantes ? 

– Les plus forts vivent aux dépens des plus faibles, c'est l'ordre des choses, affirma Hermel. Accepte le. 

Ashe ne leur en voulait pas. C'étaient les conditions de vie qui rendaient les Fredljordiens rudes et belliqueux. Mais comment réussir à transmettre un sentiment d'unité dans ces circonstances ? Elle avait la sensation de remonter un torrent à la nage. 

– Non, les plus forts doivent tenter l'impossible pour les plus faibles. Nul doute que beaucoup en mourront, et c'est un sacrifice que je consens à faire. Mais je n'enverrai pas des Fredljordiens en massacrer d'autres.

– Combien as-tu besoin de guerrières ? interrogea Odda. 

– Trente.

– Et combien en reviendront ? grommela Brynhild. 

Hermel frappa du poing sur la table.

– Non, je ne sacrifierai pas la moindre de mes guerrières pour cette stupide expédition.

– Tu refuses d'obéir ?

– Je te respecte Ashe, et je t'ai prêté serment. Mais je ne te suivrai pas aveuglément. Si tu persistes à prendre des mauvaises décisions, alors nos chemins se séparent. 

– Hermel, tu ne penses pas ce que tu dis, s'offusqua Odda.

– Je sais parfaitement ce que je dis.

– Laissez-moi y aller, interrompit une voix d'homme.

Le silence se fit dans la salle. 

Toutes se tournèrent vers Tryndamere. 

– Qu'est ce que tu proposes ? lui demanda Ashe.

– Laissez-moi aller sur la mer de glace. Confiez-moi trois guerrières et nous ramènerons de quoi passer l’hiver.

Hermel ricana. 

– Ashe, ton homme serait-il pressé de mourir ?

Celle-ci ne releva pas. Tournée vers son mari, elle le sondait du regard avec une telle intensité qu’elle semblait lire directement dans son esprit. Elle avait conscience de ses capacités hors normes et l’assurance qu’il dégageait acheva de la convaincre.  

– C'est d'accord !

– Tu as perdu la raison ? Tu veux confier la survie des Avarosans à un vagabond suicidaire ?

– Hermel ! gronda Ashe. C'est la deuxième fois que tu fais un affront à mon Lié-par-le-sang. Je ne tolérerai pas de troisième fois. Nous avons trouvé une solution, la discussion est close. Je vous remercie une nouvelle fois d'avoir été présentes. 


L'expédition fut sur le départ dès le lendemain matin. Une guerrière et deux guerriers s’étaient portés volontaires pour en faire partie, dont Tornn. Plusieurs traîneaux étaient en train d’être chargés d’épaisses tentes, d’une réserve de bois et de vivre, ainsi que de lances, haches, harpons, scies... Tout l’attirail capable de percer l'épais cuir des bêtes de la mer de glace et de les dépecer. 

Les traîneaux étaient tirés par des sangliers des neiges. Des animaux parfaits pour cet usage, petits mais trapus, lents mais capables de transporter de lourdes charges sur de longue distance sans se fatiguer.

Ashe observait les derniers préparatifs aux côtés de Tryndamere.

– J’espère que tu sais ce que tu fais. Il en va de ma crédibilité auprès des cheffes de clan.

– Je sais ce que je fais.

– Il en va aussi de la sécurité de mon époux. Je ne voudrais pas devenir une veuve éplorée alors que nous venons à peine d’être mariés, plaisanta-t-elle.

Cette réplique tira un sourire à Tryndamere. 

– Mais je suis sérieuse. Fais attention à toi et reviens en vie.

Il hocha la tête pour toute réponse et rejoignit ses camarades d'expédition.

Les sangliers s’élancèrent de leur pas lents et fermes et la petite troupe de mit en route. 

Ashe resta jusqu’à ce que leurs silhouettes disparaissent dans le vent et la neige.  


L’arc dans la main gauche d’Ashe irradiait tandis qu’elle tenait son poing droit, serré devant elle. Ses doigts s’ouvrirent sur un œuf translucide et bleuté au creux de sa paume. La coquille gelée craquela et un minuscule oiseau de glace en sortit. Il grandit à vue d'œil jusqu'à atteindre la taille d'un aigle, l'arc scintillant de plus belle. Ashe tendit haut son bras, le rapace prit son envol et fila vers le nord. 

Ashe voyait à travers ses yeux défiler les paysages, les monts et les vallées, les plaines et les lacs, les villages et les steppes. Du blanc à perte de vue. Et aucune trace de la caravane. L'oiseau se volatilisa et la vision s'estompa.

Déjà quarante-deux jours qu’ils étaient partis. L’hiver était à leur porte. Le vent se renforçait un peu plus chaque jour, la glace du lac de Rakelstake était maintenant si épaisse qu’un troupeau de drüvask aurait pu y passer.

Leur était-il arrivé malheur ? Tryndamere n’avait-il jamais eu l’intention de revenir ?

Seul le sifflement du vent répondit à ses tourments. 

– Louée soit Anivia, la porteuse du givre. Protège mon peuple, protège mon mari et puissent-ils revenir victorieux. 

 Sigrid s’était approchée sans un bruit derrière elle. 

– Toujours rien ? 

– Ils vont revenir, affirma Ashe. Ils vont revenir.


Au cinquantième matin, le rapace lui fit enfin parvenir la vision de la caravane. Ils étaient en vie, tous les quatre et les traîneaux étaient chargés à ras bord de viande. 

Ashe poussa un long soupir de soulagement et dut s'asseoir pour encaisser l'émotion. Son cœur était maintenant aussi léger qu'un flocon de neige. 

Lorsqu'ils arrivèrent à la capitale dans l'après-midi, Ashe ne put se retenir de se jeter dans les bras de son mari. Pris de cours, il ne sut comment réagir. Elle paraissait frêle contre la carrure massive du guerrier. Un mélange de sueur et d'entrailles de Grellfeen émanait de lui mais Ashe n'en fut pas incommodée. 

– Tu es revenu.

Il posa maladroitement ses mains sur son dos. 

– Je te l'avais dit.

– Merci, souffla-t-elle en relâchant son étreinte. 

Des cris de joie s'élevaient de la foule qui s'affairait à décharger la viande. Ceux qui avaient accompagné Tryndamere narraient avec entrain ses exploits.

– Il a abattu un Grellfeen à lui seul ! s'exclama la guerrière. Vous auriez vu ça, c'était impressionnant. 

– Il est sans aucun doute à la hauteur de notre cheffe de guerre, renchérit Tornn. Il est son digne Lié-par-le-sang. 

Tryndamere estimait ne pas mériter ces éloges. Il avait simplement fait son devoir.

Ashe, elle, était ravie. Toutes ses craintes s'étaient envolées et ses objectifs avaient été réalisés au-delà de ses espérances. Tryndamere l'avait tiré d'un mauvais pas avec les cheffes de clan, il avait ramené de la viande plus qu'il n'en fallait, et son coup d'éclat venait de lui faire gagner l'approbation de tous les Avarosans. Elle n'aurait pas pu trouver meilleur Lié-par-le-sang. 



La Griffe Hivernale


Les Avarosans avaient passé un nouvel hiver, dans l'habituelle léthargie des mois les plus rudes, attendant patiemment que la neige se fasse moins épaisse, le froid moins intense et le vent moins violent. 

Les jours plus cléments étaient revenus. L'agriculture redevenait possible sur les quelques terres les plus au sud et les mieux exposées au soleil, les troupeaux d'élevage pouvaient paître la végétation rase et drue qui poussait entre les couches de neige résiduelle, et les bêtes sauvages sortaient de leur hibernation, relançant l'activité de la chasse.

Avec eux revenaient également leur lot de préoccupations. Les peuples du sud s'enhardissaient et relançaient leurs incessantes tentatives d'invasions. Et les tribus freljordiennes se replongeaient dans leurs guerres sororicides. 

– Cheffe de guerre, Lié-par-le-sang, merci de m'accorder de votre temps. 

Dans le grand hall, Ashe et Tryndamere recevaient les doléances de leur peuple. Sigrid y assistait également. C'était au tour d'un petit homme trapu, représentant des agriculteurs, de s'exprimer.

Dehors le vent sifflait. Une tempête imprévisible et inhabituelle pour la saison dévastait la région depuis la veille au soir, si bien qu’on aurait pu se croire à nouveau en plein hiver. Volibear, le dieu sauvage, les mettaient à l’épreuve. 

– Nous t'écoutons, Runolf, annonça Tryndamere.

– Cette brusque chute de température va faire regeler la terre. Nous allons perdre tout ce que nous venions de semer, et nous n'avons presque plus de graine pour replanter quand la tempête sera passée.

– Qu'attends-tu de nous ?

Ashe n'écoutait que d'une oreille. Tryndamere gérait parfaitement l'échange et elle avait même été surprise de constater qu'il connaissait le nom de son interlocuteur alors qu'il n'était pas parmi les personnalités les plus importantes des Avarosans.

Elle était préoccupée par autre chose. Son rapace de glace parcourait le ciel de grands cercles, surveillant tous les environs. La neige tombait en un mur opaque, mais ses yeux perçants y voyaient parfaitement.

Pour les âtrinsèques, affronter cette tourmente avoisinait l'impossible. Les tribus isolées des Avarosans se retrouvaient coupées de tout. En revanche les Sublimées, elles, pouvaient braver la tempête. Et la Griffe Hivernale n'en manquait pas. Les conditions jouaient en leur faveur, il était fort à parier qu’elles allaient en profiter pour lancer une attaque. D’autant plus que la grande partie des forces armées des Avarosans avait été déployée au sud pour repousser les invasions. Ashe était la seule Sublimée restante entre ces murs. 

Elle se redressa subitement, faisant chuter sa chaise. 

– La Griffe Hivernale, je l’ai repérée ! Elle s’approche de la tribu de Liv. Runolf, nous reviendrons vers toi ultérieurement. Sigrid !  

– Oui !

– Je pars devant leur porter secours. Tu prends dix guerrières et des guérisseuses avec toi, et vous tentez de nous rejoindre aussi vite que possible. 

– Compris !

– Tryndamere, tu penses pouvoir me suivre ?

– Oui. 

– Alors tu viens avec moi. 

Sans plus tarder, ils s’emparèrent de leurs armes et quittèrent le grand hall puis les murs de la capitale pour s’aventurer dans la tempête. Les pas légers d’Ashe s’enfonçaient à peine dans l’épaisse couche de neige et les souffles de la tempête coulaient autour d’elle sans la ralentir. Tryndamere lui, luttait contre les éléments, chaque pas était une victoire contre les forces de la nature, mais son endurance hors du commun lui permettait de suivre le rythme imposé par sa compagne. 

Au terme d’une demie-heure de course effrénée, la clameur de la bataille leur parvint dans le tumulte de la tempête. A la faveur d’une brèche dans le rideau de neige, ils aperçurent un Avarosan lutter vaillamment contre une guerrière Sublimée. 

Ashe banda son arc. Un acte insensé. Elle était bien trop loin et les flocons tombaient si dru qu’ils brouillaient la vue. Même une excellente archère n'aurait pu espérer toucher sa cible dans ces conditions. Une flèche de glace apparut entre ses doigts et elle tira. La flèche transperça le poignet de la Sublimée, son arme chuta dans la poudreuse. 

Tryndamere avait déjà entendu parler des exploits d'Ashe avec son arc, mais il les constatait de ses propres yeux pour la première fois. Elle lui avait avoué un jour qu'elle n'était pas la réincarnation d'Avarosa, qu'elle se servait des croyances des gens pour les unir sous sa bannière. 

Elle se trompait. 

A la voir ainsi, il était évident qu'elle était habitée par Avarosa en personne. Elle seule refusait de l'admettre. 

L’arrivée du couple interrompit les affrontements. Ashe hurla pour tenter de couvrir le vacarme de la tempête. 

– Guerrières de la Griffe Hivernale ! Je ne veux pas votre mort ! Laissez ce village en paix et vous aurez la vie sauve !

– Ashe ! C'est nous qui aurons ta tête !

Une pillarde fonça sur elle, une masse à la main. Tryndamere voulu s'interposer. 

Il n'en eut pas le temps. 

La guerrière s'effondra dans un gargouillis, la gorge transpercée d'une flèche. 

– Dernier avertissement ! clama Ashe.

Elle avait encoché une nouvelle flèche. Celle-ci vibrait de puissance et prenait de l'ampleur à chaque seconde. 

Tryndamere avait vu des Sublimées hurler de douleur en tentant d'empoigner de la Glace Pure, tellement la morsure du froid était intense. Ashe n’en laissait rien paraître. Déterminée, campée sur ses appuis, arc en joue, ses cheveux blancs battus par les vents, elle était belle. 

Les villageois avaient profité de la diversion pour se mettre à l'abri. Les Sublimées de la Griffe Hivernale se regroupèrent face à Ashe. Elles étaient encore douze. Treize, si on comptait celle avec le poignet percé. 

– Mourir de faim ou mourir au combat. Tu connais notre choix, s’exclama l’une d’elles. 

Elles s'élancèrent. 

– Qu'il en soit ainsi, murmura Ashe. Tryndamere, elles ont choisi leur sort.

Elle lâcha la corde de son arc. La flèche avait atteint une taille telle qu'elle percuta deux pillardes d'un coup. Quatre autres tombèrent sous ses traits avant même d'avoir pu franchir les quelques mètres qui les séparaient. 

Tryndamere se mit en travers du chemin des restantes, bloquant leur passage de son imposante carrure, mais ne put en retenir que quatre. Les trois autres le contournèrent pour foncer droit sur la cheffe de guerre. 

Le premier des pillardes arrivait sur elle, hache levée au-dessus de sa tête. Ashe para le coup de son arc, et pivota pour en appuyer la courbure sur le visage de son adversaire. Celui-ci ne soutint pas la morsure de l'arme et cria de douleur, perdant l'équilibre. D'une rapidité fulgurante, Ashe se ramassa sur elle-même, esquivant un coup voué à la décapiter et faucha les jambes de l'homme. Elle l'acheva aussitôt d'une flèche dans le cœur, et dans un même temps, tua une autre de ses adversaires d'une nouvelle flèche. La troisième la prit de cours et Ashe ne put que se jeter sur le côté pour échapper à sa lame. Elle abandonna son arc au sol et s'empara de la hache de la première victime avant de se remettre sur pieds. 

Tryndamere ne se préoccupait pas de parer. Il voulait au plus vite se débarrasser de ses assaillantes pour rejoindre Ashe. Une lame traça une ligne rouge sur sa poitrine et une autre se ficha dans sa cuisse. Il répliqua de deux coups d’épée, puissants et précis, et les deux premières guerrières s'effondrèrent. Il se remit en garde, prêt à accueillir les deux suivantes. 

L’épée adverse s'arrêta à quelques centimètres du visage d’Ashe, bloquée par sa hache. Non loin derrière elle, Tryndamere affrontait ses deux dernières adversaires. Ashe coula sur le côté, laissant la guerrière se faire emporter en avant par son élan, et elle replaça derrière elle. Elle lança alors sa hache. L'arme frôla son vis-à-vis pour terminer sa course dans le dos de l'une des assaillantes de Tryndamere. Profitant de l’effet de surprise, il acheva le second et, sans donner le temps à la dernière survivante de comprendre la situation, abattit son épée sur elle.

Le combat avait duré moins de deux minutes.

Tryndamere s'approcha d’Ashe, la scrutant sous toutes les coutures.

– Tu n'as rien ?

– Je vais bien, répondit-elle en regardant, fascinée, la blessure sur le torse de son mari se résorber à vue d'œil. 

Puis son regard parcouru les corps sans vie des Avarosans et ceux de leurs adversaires à leurs pieds. 

– Tu pourrais monter un bûcher ? 

– Bien sûr.

– Merci. 

Tryndamere empoigna son épée et se dirigea vers les résineux épars qui poussaient un peu plus loin.

La tempête se calmait, comme si la fureur humaine avait satisfait Volibear.

Les villageois s'étaient regroupés sur le lieu de l'affrontement. Certains s'occupaient de leurs blessés, d'autres pleuraient leurs morts.

La cheffe de la tribu, Liv, vint trouver Ashe.

– Combien sont morts ?

– Neuf, cheffe de guerre.

– Je suis désolée de ne pas être arrivée plus tôt.

– Comment auriez-vous pu arriver plus vite ? Vous n'avez pas raison de vous en vouloir, vous nous avez sauvés.

– J'aurais dû faire mieux. Ma seconde est en route avec des guérisseuses. 

– Merci de votre aide, cheffe de guerre.

Tandis qu'elle assistait les villageois pour les premiers soins des blessés ou qu'elle réconfortait les endeuillés, les pensées d'Ashe allèrent à sa sœur d'armes. Sejuani. La cheffe de guerre de la Griffe Hivernale. Elle savait qu’elle ne pleurerait pas ses mortes. D’après elle, seuls les plus fortes méritaient de vivre et elle devait considérer que leurs vies ne valaient pas grand-chose si elles n'avaient pas été capable de mener leur mission à bien.

Ashe n’avait pas de scrupule à faire couler le sang quand il s’agissait de protéger les siens. Elle ne ressentait aucune compassion quand elle tuait les envahisseurs du sud, ceux qui vivaient de l’abondance de leur récolte, et qui avaient la prétention de penser pouvoir étendre leur territoire vers le nord, alors qu’ils seraient bien incapables d’y survivre un seul hiver. 

En revanche, chaque mort de Fredljordiens l’attristait. Leur existence entière n’était guidée que par l’instinct de survie, qui les poussait à des choix déraisonnables et désespérés. Ce jour-là, vingt-trois en perdirent la vie. Vingt-trois de trop. Sa seule consolation fut qu'elles étaient mortes les yeux ouverts. 

Elle prouverait un jour que ce peuple avait la capacité de survivre tous ensemble. Dût-elle y consacrer toute sa vie. 


Tryndamere empilait des troncs de bois grossièrement taillés, perdu dans ses pensées.

La rage ne l'avait pas submergée. 

Depuis sa rencontre avec la créature qui avait détruit sa tribu, une fureur grondait au fond de lui et, au moindre prétexte, elle pouvait l'emporter et s'emparer de lui. Sa vision se teintait alors de rouge et il devenait spectateur de son propre corps, luttant pour garder le contrôle, et il ne retrouvait un semblant de calme que lorsque le sang avait fini de couler.

Cette fois, il avait bien senti son sang bouillir mais il était resté lucide tout du long. 

Il fit une pause dans son labeur pour observer Ashe, en pleine conversation avec les villageois. 

C'était elle qui l'apaisait, sans qu'il comprenne pourquoi. Peut-être grâce à Avarosa. Ou peut-être pas. 

Mais quelle qu'en soit la raison, c'était… rassurant et agréable.


Sigrid et les autres âtrinsèques arrivèrent bientôt, et Ashe les laissa prendre le relais auprès des villageois pour retourner avec Tryndamere. Il n'avait pas chômé et elle fut étonnée de constater qu’il avait monté non pas un mais deux bûchers. 

– Je me suis dit que les Avarosans n'auraient pas souhaité être incinérés avec leurs meurtrières, mais nous ne pouvons pas les laisser comme ça, se justifia Tryndamere.

Ashe lui en était reconnaissante. D'autres ne se seraient pas donné cette peine et auraient laissé les corps des adversaires à la merci des charognards. Elle savait qu'il n'avait pas agi ainsi uniquement pour lui faire plaisir. Était-il présomptueux de sa part de penser que son état d'esprit avait déteint sur son mari ?


Ashe attendait dans sa salle à manger, assise sur un tabouret, adossée contre le mur dans un rabicoin près d’une fenêtre. La pièce comportait un grand âtre, qui compensait bien qu’Ashe n’en ait pas besoin, le froid qui filtrait à travers les murs de pierre, et pour seuls mobiliers : des sièges et une simple table en bois toute aussi inutilement grande que le reste de la maison. 

Elle s'était réveillée tôt et une pensée tournant en boucle dans sa tête l'avait empêché de retrouver le sommeil. Son pouce glissait distraitement sur les légères cicatrices blanches qui filaient sur sa paume, alors que son regard se perdait dans la nuit. Tryndamere n'allait pas tarder à se lever. Il partait courir à la même heure tous les matins, avant même que le soleil ne pointe à l’horizon et quelque soit le temps. Il apparut en effet peu après dans l'encadrure de la porte de sa chambre. Ashe referma vivement sa main. 

Il s'étonna de la trouver debout si tôt et à l'expression qu'elle affichait sur le visage, il sut qu’elle avait quelque chose à lui dire. Il s'installa en face d’elle et attendit qu'elle se décide. 

– Je te libère de ton serment, annonça-t-elle.

Prononcer ces mots fit remonter des souvenirs douloureux. Elle avait déjà dit une phrase similaire, il y a longtemps, à ceux qu'elle considérait comme ses pères. 

Tryndamere accusait l'information, attendant qu'elle termine ce qu'elle avait à dire. 

– Je ne m'excuserai pas pour la façon dont je t'ai forcé la main. Certaine fois, les choses doivent être faites, et c'est une décision que je ne regrette pas étant donné l'aide que tu nous as apportée durant ces quelques mois. 

Un sourire triste s’étira sur ses lèvres. 

– Mais je ne veux pas te retenir plus longtemps contre ton gré. Tu as une créature à pourchasser, n'est-ce pas ?

Tryndamere avait évoqué le drame de son village. Et s'il avait tu son désir de vengeance, il était évident qu'Ashe l'avait facilement perçu. Ç’aurait été mentir que de dire que ce sentiment avait disparu mais il était petit à petit devenu moins important, au profit d'un autre.

– Comment comptes-tu l'annoncer aux cheffes de clan ? 

Ashe laissa échapper un léger rire. 

– Bonne question. Je vais tâcher de ne pas perdre la face. Et je suppose que je vais devoir me résoudre à choisir mes époux parmi les clans principaux. 

Une distance perdurait toujours entre eux, mais au long des mois passés ensemble, Tryndamere s'était mis à apprécier leur quotidien partagé. Il aimait vivre sous son toit, leurs dîners en tête à tête et être la première personne qu'elle voyait chaque matin. Il était tout à fait légitime qu’une cheffe de guerre ait d’autres époux mais imaginer d'autres hommes s'emparer de ces moments à sa place lui était désagréable. 

– C'est vraiment ce que tu souhaites ? 

– Je suis cheffe de guerre. Ce qui compte n'est pas ce que je souhaite. 

– Si ça compte. 

Tryndamere avait mis toute sa force de conviction dans ces trois petits mots qui déstabilisèrent Ashe. 

Elle ne s'était pas attendue à ça. Elle avait cru qu'il aurait été soulagé d'être libre, d'avoir la possibilité de partir, d'assouvir sa vengeance. Au lieu de cela, il se préoccupait uniquement d'elle.

Elle tendit alors sa main vers Tryndamere et il la saisit dans le même geste qui les avait unis il y a de cela plusieurs mois. 

– Je reste à tes côtés, aussi longtemps que tu le voudras. 

Le sourire d’Ashe répondit à sa place. 

– Je t'ai mis en retard pour ta course matinale.

Tryndamere se leva, la main d'Ashe toujours serrée dans la sienne. 

– A cette heure-ci, le ciel étoilé se reflète sur le lac de Rakelstake.

Elle se redressa à son tour, son regard plongé dans celui de son mari. 

– Je viens.

Laisser un commentaire ?