Mangeons plus de pain au fromage

Chapitre 1 : Mangeons plus de pain au fromage

Chapitre final

1590 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 11/10/2023 21:23

– J'en ai marre de cette forêt ! 

Graves et TF s'étaient arrêtés pour un bivouac. Autour d'eux s'étendait la jungle d'Ixtal, dense et luxuriante. La chaleur étouffante et humide qui y régnait avait contraint Graves à quitter sa cape et malgré ça, son haut était marqué par des tâches de transpiration. TF aussi, adossé contre un arbre, avait dû renoncer à sa veste et son veston pour ne garder que sa chemise blanche dont la couleur commençait à souffrir de la durée de leur excursion. Il avait bien sûr conservé son chapeau, même s'il était parfaitement inadapté au lieu où ils se trouvaient. 

– C'est toi qui as voulu venir, rétorqua TF.

– Ouais, mais je croyais qu'on la trouverait plus facilement, cette foutue cité. Ça fait une semaine qu'on tourne en rond dans cette maudite jungle. Pourquoi tes cartes ne nous montrent pas le chemin ? 

– Ce n'est pas comme ça que ça marche. 

Graves grommela. Le brouhaha joyeux, mélange de chants d'oiseaux, de crissements d'insectes et de cris de bêtes variées, lui tapait sur le système. Tout comme ce paysage encombré où l'on ne voyait pas à deux mètres devant soi, tellement la végétation était envahissante, et où même le ciel était invisible, dissimulé derrière la haute canopée. Sa mauvaise humeur était intensifiée par le fait qu'il n'avait pas pu mettre les pieds dans une taverne depuis une semaine, ce qui constituait son record de sobriété depuis ses quinze ans. Sans parler de sa réserve de cigare qui commençait dangereusement à s’amenuiser. 

Les deux compagnons n'avaient pour se rassasier que les végétaux qu'ils pouvaient trouver autour d'eux, leur stock de nourriture ayant été achevé depuis plusieurs jours. Ils ramassaient des fruits sur leur chemin, par dépit, et en croisant les doigts pour qu'ils ne soient pas toxiques, aucun d'entre eux n'ayant la moindre connaissance en botanique. La chance de TF jouait certainement en leur faveur, ils n'étaient toujours pas tombés malade. 

– Je préférerais encore manger du rat des quais plutôt que de devoir à nouveau manger ces fruits, grogna Graves.

Tous deux ignoraient être observés de près. 

Perchée sur les hauteurs d'un arbre, sa queue reptilienne enroulée autour d'une branche, les couleurs de sa peau se fondant avec le décor, Neeko scrutait les deux intrus avec attention. Elle avait remarqué l'arme de Graves, son imposant double canon, et elle n'aimait pas ça. Les armes à feu étaient bruyantes et l'odeur de la poudre lui piquait le nez. Il n'était pas rare que des braconniers pénètrent dans la jungle avec ce même genre d'armes, et Neeko se plaisait à leur jouer de mauvais tours pour les faire fuir. Ces deux-là en revanche ne ressemblaient pas à ceux qu'elle avait l'habitude de voir. 

Elle vit l'un d'eux s'éloigner afin, sans doute, de soulager un besoin pressant et Neeko décida d'en profiter. Elle prit appui de ses pieds nus sur la branche et sauta souplement de son perchoir. Elle atterrit sur le sol, métamorphosée, ses pieds étaient maintenant chaussés de bottes montantes, et sa tête couverte d'un chapeau. Elle revêtait un pantalon et une chemise qui avait un jour été blanche. Son apparence de femme-caméléon avait été changée en un corps masculin d'un certain âge, avec de longs cheveux bruns. Sous cette forme, elle s'approcha alors du bivouac. 

– Ressembler à un garçon, c'est… heu… Ça demande un temps d'adaptation.

Neeko avait l'habitude de se parler à elle-même. Elle ne se rendit compte que trop tard qu'elle venait de prononcer cette phrase à voix haute. 

– Hein ? fit Graves. Qu'est-ce que tu racontes ? Tu t'es pris un coup sur la tête ? 

Neeko fouilla dans les souvenirs de celui dont elle venait de voler l'apparence pour comprendre qui il était. Il s'appelait Twisted Fate. Ou Tobias Felix, elle ne comprenait pas trop. En quelques secondes, elle eut un rapide aperçu de son existence. Une enfance nomade, une vie de crime et de magouille, une peur viscérale de l'eau. Et surtout un très fort attachement à l'homme qui lui faisait face. Neeko réfléchit. Elle venait de faire une boulette, elle devait réussir à rattraper le coup pour ne pas se faire démasquer. Comment les humains exprimaient-ils leur affection ? Oui, les câlins ! 

Neeko-TF se rapprocha alors de Graves, passa ses bras autour de son cou et posa sa tête sur son épaule, faisant tomber son chapeau. 

– Tobias ? Qu'est-ce qu'il te prend ?

– Ben, heu, je t'aime bien. C'est ce qu'on fait quand on s'aime bien, non ? 

Graves ne répondit pas tout de suite. Il savait à quel point TF tenait à lui, et à quel point il tenait à TF, mais se l'entendre dire était une chose différente. Les démonstrations d'affection n'étaient pas leur fort à l'un comme à l'autre, et ce comportement était inhabituel de la part de son partenaire. 

– Heu… moi aussi, je t'aime bien. 

– Malcolm ? fit la voix de TF. 

TF était revenu et regardait, sidéré, son parfait sosie en train d'enlacer son partenaire. 

Graves réagit à sa vue comme s'il venait d'être piqué par un insecte, il repoussa Neeko-TF et s'empara de son arme pour la braquer devant lui. 

– Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? 

Son regard passa frénétiquement sur les deux TF en face de lui. Il avait déjà pu avoir ce genre d'hallucinations lors de soirées bien arrosées, mais à l'instant présent, il ne pouvait nullement accuser l'alcool. 

Neeko n'avait pas pris en compte dans son plan le fait que le TF originel allait évidemment revenir. Son déguisement étant mis à mal, elle l'abandonna et se servit de ses capacités de dissimulation pour disparaître un moment aux yeux des deux hommes. Elle réapparut cette fois-ci sous la forme de Graves. 

– Malcolm, ne tire pas, s'exclama TF, ne connaissant que trop bien sa tendance à s'emporter et à réfléchir seulement après. 

TF n'avait pas besoin de le lui dire. Se retrouver face à son double était déjà suffisamment perturbant pour Graves, l'idée de tirer sur lui-même ne lui avait pas traversé l'esprit. 

Neeko analysa son nouvel hôte. La différence entre les deux compagnons n'était pas flagrante. La même vie de crime et de magouille, la même forte affection envers son partenaire. En deuxième place, juste après TF dans la liste de ce qui comptait le plus aux yeux de Graves, se trouvait… son fusil ? Neeko ignorait qu'un tel lien était possible. Les armes possédaient-elles elles aussi des sho'ma

– Qui es-tu ? cracha Graves.

– Neeko est Neeko. 

Graves cligna des yeux. 

– C'est pas une réponse ça. Tu pourrais arrêter de me ressembler ? 

– Si Neeko peut être tout le monde, comment Neeko sait qu'elle est quelqu'un ? 

– Hein ? 

Neeko décida de se montrer conciliante et reprit sa propre apparence, celle d'une jeune femme aux cheveux violets, aux grands yeux dorés brillants de curiosité, vêtue de courtes pièces de tissu et dotée d'une longue queue de caméléon. Elle se tenait accroupie, ses doigts écartés au contact du sol, son appendice reptilien enroulé derrière elle.

Graves abaissa le canon de son fusil. 

– Vastaya, souffla TF. 

– Oovi-kat, corrigea Neeko en se relevant. Neeko est sa propre tribu maintenant.

– On ne cherche pas d'ennui, déclara TF. On est juste de passage dans la région. 

– Vous n'êtes pas des braconniers, pas vrai ?

– On est des criminels, mais pas de ce genre là, claironna Graves.

– Ah, bon. Alors c'est bien. Neeko est contente. 

– Pourquoi avoir pris nos apparences ? interrogea TF.

– Neeko voulait connaître vos intentions. Neeko vous aime bien, alors Neeko ne brisera pas vos sho'ma

– Ah… Merci, je suppose. 

– Mais Neeko n'aime pas cette machine, déclara-t-elle en désignant le fusil de Graves. Si tu l'utilises, Neeko te donnera une leçon. 

Neeko changea subitement de sujet, comme si elle avait oublié ce qu'elle venait de dire. 

– Vous avez du pain au fromage ? 

– Si on en avait, crois-moi qu'on n'aurait pas été en train de manger ces maudits fruits. 

– C'est dommage, soupira Neeko. 

Sur ces mots, elle s'en retourna d'où elle venait, se mouvant avec aisance dans la jungle, d'une démarche souple tantôt bipède, tantôt quadrupède. Elle disparut rapidement de la vue des deux compagnons, tant elle se fondait dans son environnement. 

– Curieuse créature, fit TF en se rapprochant de Graves. 

– C'est bien toi cette fois ?

– Si tu veux savoir, il ne me viendrait jamais à l'esprit de te prendre dans mes bras. Pas tant que tu n'auras pas pris un bain du moins.

– C'est bien toi. 

Graves repensa soudain à son aveux d'affection qu'il avait fait sous la tromperie.  

– Tu n'as rien entendu, n'est-ce pas ? 

– Non, rien. 

Un silence s'installa entre eux. Que brisa finalement TF. 

– Malcolm ?

– Hum ?

– Moi aussi. 

TF avait prononcé ces mots en regardant ses pieds. Graves sourit et lui enfonça son chapeau sur le visage. 

– On se tire d'ici maintenant ?

TF rajusta son couvre-chef.

– Oui, sans regret.



Laisser un commentaire ?