La tapisserie céleste

Chapitre 1 : La tapisserie céleste

Chapitre final

3110 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 26/11/2023 16:08

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions .fr : Le fil du destin - (septembre octobre 2023).




Appuyée contre le bastingage, Soraka observait la houle se fracasser contre la coque du bateau. L'ingéniosité humaine, la capacité qu'avaient les mortels, quand ils s'unissaient, de progresser, de s'adapter, de créer des choses formidables qui leur permettaient de dépasser les limites de leur condition, la fascinaient. Elle avait pu constater leur évolution depuis des millénaires et elle s'en réjouissait toujours. C'était bien là la preuve qu'ils avaient les capacités d'accomplir les grands desseins que les êtres célestes avaient pour eux. 

Et pourtant la grande tapisserie céleste, celle-là même qui était bâtie par les destinées des mortels, était en lambeau, constellée de déchirures provoquées par l'avarice, la violence et la cruauté humaine.

Voilà pourquoi Soraka parcourait les terres de Runeterra, en quête d’apporter son aide aux mortels et dans l’espoir de leur enseigner la solidarité et la compassion. La voilà qui faisait voile vers l'archipel de la Flamme bleue et la ville de Bilgewater. Elle avait retardé autant que possible le moment de s'y rendre, redoutant ce qu'elle allait y découvrir. Elle était déjà venue, il y a bien longtemps, quand ces îles étaient encore sauvages et paisibles, et elle avait vu alors, au cours d'une de ses visions, la cité abritant meurtre, vol et autres conflits en tout genre qui était destinée à s'y développer. Cela s'était réalisé, immanquablement, et ce lieu était désormais réputé pour être l'un des pires de Runeterra. Ou le meilleur, selon le point de vue. 

La capitaine du bateau avait bien failli ne pas la laisser monter à bord, sous prétexte qu'elle n'avait pas d'argent pour payer son voyage. Cela avait beau faire une éternité que Soraka vivait parmi les mortels, elle ne saisissait toujours pas l'obsession des humains pour ces petits objets brillants.

Elle avait heureusement gagné son ticket de passage en soulageant les douleurs chroniques qui tiraillaient la capitaine. Et puis elle avait passé une bonne partie du trajet à guérir les maux divers et variés dont souffraient certains des passagers et membres d’équipage, passant sous silence la douleur qu'elle ressentait à chacun de ses soins. 

Un bras puissant enserra soudain avec force les frêles épaules de Soraka.

– On arrive ma petite licorne, s'exclama la capitaine en désignant le paysage devant elle d’un grand geste. 

Les îles étaient en vue, rocheuses et escarpées, et, sur la plus grande d'entre elles, la ville de Bilgewater, véritable amas de carcasses de bateau, de pontons de bois, de bouts étendus dans tous les sens et de fanions flottant au vent. 

La nouvelle amie de Soraka l'avait relâchée et observait l'arrivée de son navire, les poings flanqués sur les hanches, un sourire de fierté sur les lèvres.

– C'est joli, hein ? 

Soraka approuva, et elle était sincère. Un charme certain se dégageait de ces constructions anarchiques. 

Une fois le bateau à quai, la capitaine serra une nouvelle fois Soraka entre ses bras, si fort que l'enfant des étoiles ne toucha plus terre pendant un instant.

– Tu vas me manquer, ma petite licorne. Tu as ma reconnaissance éternelle pour avoir soulagé mon pauvre dos, et trajet gratuit à vie, je m'y engage ! Je ne sais pas ce que tu es venue faire ici, mais fais bien attention à toi, cette ville est remplie de vipère. Si tu ne sais pas où aller, je te conseille la taverne de la Grande Barbue. Je serais bien venue avec toi mais j'ai du travail qui m'attend. Ah, et tiens !

La capitaine sortit une bourse de sa ceinture et la glissa dans la main de Soraka.

– Je sais que tu n'as pas d'argent, en voilà un peu. Pas assez pour attirer les convoitises mais ça peut te dépanner. Bonne chance, petite licorne. 

Soraka accepta le cadeau, un peu décontenancée, et salua son amie avant de descendre du bateau. 

Ses sabots claquaient sur le ponton de bois du quai. La forme de chair et de sang qu'elle avait adoptée en s'incarnant sur cette terre attirait souvent l'attention, mais dans une ville aussi cosmopolite, sa peau violette, sa grande corne sur le front et ses pieds semblables à ceux d'une chèvre, passaient inaperçus. 

Soraka décida de suivre le conseil de la capitaine et se dirigea vers la taverne qu'elle lui avait indiquée, en jetant des regards curieux partout autour d'elle. Dans cette ville, nombreux étaient ceux qui portaient des armes à feu. Soraka soupira. Elle avait vu venir leur invention avec tristesse. Voilà bien un domaine où la créativité humaine ne la réjouissait pas. Les mortels rivalisaient d'ingéniosité dans tout ce qui apportait la mort et la souffrance. Elle devait pourtant reconnaître qu'entre un pistolet, un arc et une simple grosse pierre, l'issue demeurait inchangée. Depuis toujours, les humains cherchaient à se faire du mal, et seuls les moyens avaient évolué avec le temps, la fin en soi restait identique. 

Soraka trouva la taverne de la Grande Barbue et en poussa la porte. Elle aimait ces lieux qui accueillaient la joie et la bonne humeur, même si elle trouvait étrange la coutume de boire cette drôle de boisson qui piquait le nez et avait la fâcheuse tendance à rendre ses consommateurs déraisonnables. Malgré les cultures très différentes qui existaient en Runeterra, Soraka retrouvait ce genre d’établissement partout où elle allait. Elle repéra une place pour s’asseoir dans un coin de la pièce et commanda une infusion au tavernier qui lui lança un regard de travers. Un gigantesque squelette de serpent de mer accroché tout le long du mur faisait office de décoration, sa mâchoire grande ouverte vers l’entrée de l’établissement.

L’après-midi touchait à sa fin et les marins venaient ici prendre un réconfort mérité après une éreintante journée de travail. La boisson coulait à flot, le tintement des verres répondait aux éclats de rire, dans une bruyante et joyeuse ambiance. Face à Soraka, une femme étalait sa richesse en affichant des éclats d’or dans ses cheveux. Plusieurs hommes étaient à ses petits soins, espérant gagner ses faveurs. 

Sur une estrade légèrement surélevée, un homme s’avança, un luth à la main. La musique, voilà encore une des plus formidables inventions des humains. Soraka aimait à croire que c’était la magie la plus puissante qui soit, capable de guérir les cœurs quand elle-même ne guérissait que les corps.

Le tavernier revint avec sa commande, qu’il flanqua brutalement sur la table. Ignorant la valeur de ce que lui avait donné la capitaine et le prix d’une infusion, Soraka donna l’entièreté de sa bourse au tavernier, qui se dérida finalement. 

Elle porta ses lèvres à sa boisson pendant que le musicien terminait ses préparatifs sur la scène. Son infusion, à la fois fade et avec un arrière goût de poussière, lui tira une grimace. Elle jeta un regard sur ce qui macérait au fond de sa tasse et la repoussa. Soraka comprit qu’elle devait être la toute première à avoir l’idée saugrenue de commander une infusion à Bilgewater. Si elle ne buvait pas, elle supposa qu'elle avait au moins payé pour avoir le droit de rester installée à sa table et d’assister au spectacle.

Mais les premières notes malhabiles la firent grimacer de plus belle. Peut-être était-ce la tendance locale, cette mélodie qui paraissait véritablement dissonante aux oreilles de Soraka. À en juger par la réaction des autres clients, ce n’était pas le cas. Les gens huaient et sifflaient le pauvre musicien penaud qui tentait d’ignorer le mécontentement du public et faisait de son mieux pour jouer correctement, sans succès. 

Le bruit d’un coup de feu fit s’abattre le silence dans la salle, suivi par le cri de douleur du musicien. 

La femme aux cheveux d’or s’était levée sur sa chaise, un pied posé sur la table devant elle et elle tenait son pistolet fumant encore braqué vers la scène.

– Ces cris paraissent plus doux à mes oreilles que cette horrible musique, ricana-t-elle. La prochaine fois, je vise la tête. 

Cette réplique suscita les applaudissements et l’hilarité générale, tandis que le musicien, tête baissée, se sauvait par la porte de derrière, main plaquée sur son bras ensanglanté et abandonnant sur place son instrument. 

Sans réfléchir, Soraka s’en empara et partit à la suite du blessé. Cette ville était encore pire que ce qu’elle s’était imaginée. Ici, les habitants risquaient leur vie pour le simple fait de mal jouer de la musique. Cela dépassait son entendement. 

– Attends-moi ! lança-t-elle à l’homme qui s'éloignait en vitesse dans le dédale de pontons suspendus.

Curieux, il jeta un regard en arrière et, remarquant son instrument entre ses mains, attendit qu’elle arrive jusqu'à lui. 

– Tu peux le garder si c’est ça ta question.

Il serrait fortement sa main gauche sur la plaie de son bras, mais cela ne suffisait à contenir l’hémorragie.

Soraka posa le luth au sol et saisit la main du musicien. Touché par l’étonnante naïveté et sincérité qu’il lut en elle, l’homme se laissa faire. L’enfant des étoiles fit usage de son don et le sang cessa de couler de la plaie tandis qu’elle avait l’impression que son propre bras se faisait transpercer à la place. L’homme rendu muet par cette situation improbable et incompréhensible, regardait sa chair se reformer et sa peau immaculée recouvrir à nouveau son bras à l’endroit de la plaie. A présent, seul le trou dans ses vêtements laissait présager de ce qu’il s'était passé. 

Soraka lâcha sa main, ramassa l’instrument et le lui tendit. 

– Je crois que tu devrais persévérer. Peut-être devrais-tu d’abord t'entraîner un peu avant de te produire à nouveau en public, mais je suis persuadée que tu pourras un jour toucher tes spectateurs. 

S’il n'y avait eu cette guérison miraculeuse juste avant, il l’aurait traitée de folle et l'aurait envoyée balader. En l'état, il fut uniquement capable de tendre le bras pour attraper son luth et balbutier un remerciement. 

Sa mission auprès de lui était terminée et Soraka s’en retourna, satisfaite. 

Cette ville avait beau être un ramassis de criminels sans foi ni loi, il n'était pas impossible d’y insuffler un peu d’espoir. C’est dans cet état d’esprit que Soraka poursuivit son exploration de Bilgewater, jusqu'à ce qu’elle tombe, dans un coin d'une ruelle, sur une forme sombre qui, de loin, ressemblait à un cadavre abandonné là dans l’indifférence générale. Elle s’en approcha. Une épaisse barbe mangeait le visage de l’homme. Il était inconscient à tel point que le gros rat des quais qui était venu lui grignoter le bout des doigts ne l’avait même pas réveillé. À côté de lui s’étendait une flaque de vomi. Il avait à l’évidence abusé de la boisson qui rend déraisonnable. Si Soraka n’avait pas vu le léger soulèvement de sa poitrine, elle aurait juré qu’il était décédé. 

Elle attrapa la main de l’ivrogne entre les siennes et influa son pouvoir en lui afin de chasser le mal qui le rongeait. Son état était critique et l’enfant des étoiles dut déployer toute la force de son don pour repousser la mort elle-même. 

A mesure que le sang de son protégé s'assainissait et que son esprit s'éclaircissait, une puissante douleur s'emparait de Soraka, comme si du feu coulait dans ses veines. Elle l’ignora et se concentra sur sa tâche. 

Il lui semblait invraisemblable d'ingurgiter volontairement un tel poison dans son corps, au point même d’en atrophier son cerveau. Même si elle pressentait la raison qui l’avait poussé à agir ainsi : un chagrin d’amour. Comme quoi, même les plus gros dur à cuire pouvaient être mis à mal par de simples choses. 

Soraka avait réussi à extraire toute la substance du corps de l’homme et son organisme reprenait vie. Elle relâcha sa main et il poussa un grognement, preuve qu’il commençait à retrouver sa conscience. 

Des visions s'imposèrent soudain à Soraka : les cadavres d’un couple dans une maison en flammes ; un corps sans vie pendu à un crochet ; un homme dont la jambe avait été pelée jusqu'à l’os... Des images plus cruelles les unes que les autres défilaient devant ses yeux. 

Des images des futures victimes de celui qu’elle venait de sauver. Soraka fut prise d'un violent vertige. Ses mains lui parurent tout à coup couvertes de sang. Sauver quelqu'un est-ce que ça obligeait à sacrifier quelqu'un d'autre ? 

Soraka cligna des yeux et secoua la tête pour se ramener à la réalité. Ses mains retrouvèrent leur teinte violette habituelle. Elle releva le regard sur l’ivrogne dont le visage retrouvait ses couleurs. Qu'était-elle censée faire ? Lui dire que tuer des gens n'était pas très gentil ? Elle doutait que ça soit efficace. L'être céleste qu'elle était, était bien éloigné des préoccupations humaines qui agitaient cet individu. Aucun des mots qu’elle pourrait prononcer ne ferait sens pour lui. Elle avait essayé autrefois et s'était heurtée à un tel écart de perception du monde, que cela avait été un échec cuisant. Les mortels étaient trop profondément marqués par leur existence. Leur vécu déterminait ce qu’ils étaient voués à devenir, dictait leurs choix et leurs actes. Soraka ne pouvait que prier et espérer qu’il suive le bon chemin. 

Elle s’éloigna avant qu’il ne rouvre les yeux. 

Soraka continua à déambuler dans les ruelles de la ville, perdue dans ses pensées. Sauver cet homme avait-il vraiment été bénéfique ? Avait-elle réellement contribué à rendre ce monde meilleur en épargnant quelqu’un voué à répandre la mort et la souffrance autour de lui ? Mais comment pouvait-elle ne pas venir en aide à un homme dans le besoin ? En même temps, s’il avait été placé sur sa route, n’était-ce pas parce qu’il devait en être ainsi ? 

Soraka fut extirpée de ses réflexions quand un jeune garçon la bouscula en la dépassant à toute vitesse.

– Désolé, lâcha-t-il sans ralentir.

Un instant après, un autre passant la doubla en trombe. 

L’adolescent disparaissait déjà dans une allée perpendiculaire. L’adulte à ses trousses arriva à son tour à l’intersection et il braqua son arme dans la direction où était parti le jeune garçon. 

La détonation retentit. Une giclée éclaboussa la joue de Soraka et ses yeux s’écarquillèrent. 

L’adolescent, embusqué dans la ruelle, avait abattu froidement son poursuivant qui gisait maintenant juste au pied de l’enfant des étoiles. 

– Ah, zut, fit-il en voyant le sang qui avait taché la peau violette de l’étrangère. Pardon.

Il arracha un morceau de sa chemise et le lui tendit. Soraka l’ignora et se précipita vers l’homme à terre. Il était complètement inerte.

– Mais… mais… Il est mort.

– Bien sûr, je sais viser. Pourquoi, tu le connais ? 

À ce stade, les pouvoirs de Soraka n'étaient plus d’aucune utilité. La mort l’avait emporté, elle ne pouvait rien y faire. Ça avait été si brutal.

– Mais… pourquoi ?

– Ben il voulait me descendre, c’était lui ou moi. 

Cette réplique laissa Soraka pensive. D’une certaine façon il avait raison, il avait sauvé une vie en en sacrifiant une autre. Cela résonnait étrangement.

– Je l’avais prévenu, se justifia le garçon. “Je veux ton or, pas ta tête.” Il n’en a pas tenu compte, tant pis pour lui. 

– L’or vaut donc plus que vos propres vies ?

L’adolescent la dévisagea.

– T’es pas d’ici toi hein ? Il faut bien vivre. Et puis la vie n’a d’intérêt que lorsque les gains et les risques sont importants, sinon à quoi bon ?  

Malgré que ce jeune garçon vienne de risquer sa vie et d’en prendre une, il était étonnamment serein et détendu. La mort faisait partie de la vie et ici ils le savaient mieux que quiconque. Soraka réalisa alors que tous les habitants de cette ville avaient parfaitement conscience de là où ils mettaient les pieds et ils l’acceptaient. La vie était un pari, Bilgewater était un défi, promettant monts et merveilles ou bien une fin dans les estomacs des rats des quais. 

La vie était courte mais ils la vivaient pleinement, avec une intensité inégalable. 

Tel était la nature humaine, capable du meilleur comme du pire. Perdus dans un méandre de violence et de souffrance que les humains s'infligeaient les uns aux autres, la joie et le bonheur demeuraient toujours, inépuisables. Et Bilgewater en était le meilleur exemple.

Ils n’avaient pas besoin de son aide, elle n’avait rien à faire ici.

Mais avant de partir, il lui restait une personne à guider. 

L'avenir était une chose étrange même pour Soraka. Parfois hasardeux et incertain, se dévoilant à elle sous forme de possibilités, parfois limpide et inéluctable. C'était ce deuxième cas pour le jeune garçon face à elle. Le devenir de son fil était déjà tout tracé sur la grande tapisserie céleste. Il se liait étroitement à un autre, guidé par une force mystérieuse et ensemble, les deux fils formaient sur la tapisserie un motif complexe et tortueux, parsemé d’accrocs, mais non dénué d'une certaine harmonie. 

Les yeux mi-clos et d’une voix résonnante, Soraka annonça : 

– Ton destin se trouve à Argilapolis, Graves. 


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