La Main-de-Kraken

Chapitre 1 : La Main-de-Kraken

Chapitre final

2652 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 11/02/2024 13:11

Le temps était long sur les barques de la tribu nomade du fleuve de la Serpentine. Après avoir écouté pour la énième fois les histoires de son grand-père qu’il connaissait par cœur, s’être amusé à jouer des tours à sa petite cousine et s’être entraîné à cacher des cartes dans ses manches le plus discrètement possible, Tobias n’avait plus rien à faire et il tournait en rond, attendant avec impatience le moment où ils mettraient pied à terre.

Quand la tribu décida de leur nouveau point de chute temporaire, à proximité d’une petite ville, Tobias participa à leur installation en redoublant d’efficacité. Il aida ses parents à monter les tentes, déchargea les marchandises dont les nomades faisaient commerce, et dès que ses tâches furent achevées, il fila vers la ville.

Petit, il avait adoré la vie dans la tribu. Il aimait voyager, et les nomades étaient comme une grande famille, un cocon douillet de confort et de sécurité. Mais plus il grandissait moins il s’y sentait à sa place. S’il appréciait toujours le fait d’être sur les routes, l’entre-soi et la façon dont ils étaient mis à l'écart du reste du monde lui pesait de plus en plus. Il avait du respect pour le mode de vie qu'avaient choisi ses parents, simplement, ce n’était pas pour lui. Il aspirait à une autre perspective d’avenir, et rêvait du jour où il serait assez grand pour partir. En attendant, il savourait les moments où il pouvait s'échapper. L’agitation de la ville le mettait bien plus à son aise que la tranquillité du campement.

Une enseigne attira son attention : L’As de Pique. Exactement ce qu’il cherchait. C’était la plus grande salle de jeux qu’il n’avait jamais vue. La pièce était bondée, remplie d'idiots prêts à risquer leur argent sur le hasard. Tobias ignora les jeux de dés et de roulettes, pour se diriger droit vers la table où deux hommes se disputaient une partie de Main-de-Kraken.

L’un était grand et fin, comme une asperge, l’autre était épais, costaud et doté d’une dense et somptueuse moustache.

– Je peux me joindre à vous ?

L’asperge ricana.

– Retourne chez ta mère, petit. Ce n’est pas un jeu pour les enfants. La Main-de-Kraken ne se joue qu’avec des pièces d’or.

Petit ? Sans doute la pire insulte à faire à un jeune garçon en pleine transition vers l’âge adulte. Tobias ravala sa fierté, sachant qu'il ne ferait que lui donner raison s’il chipotait sur ce mot.

– J’en ai, répliqua-t-il simplement.

– Laisse le, intervint le moustachu. Tu vois bien que c’est un grand garçon, et qu’il a envie de jouer. Viens, installe-toi avec nous. Je t’offre à boire.

Dans ses yeux, brillait l’éclat de la cupidité et la certitude de pouvoir dépouiller un enfant naïf. Tobias le laissa croire. Endormir la méfiance était le meilleur moyen de remporter une partie. Il tira une chaise et s’assit.

– Qu’est-ce que tu prends ?

– De la Solaurée.

Le moustachu éclata de rire.

Tobias n’avait pas l’habitude de boire de l’alcool. Il avait essayé plusieurs fois et ne comprenait pas comment les gens pouvaient aimer ça. Mais il ne pouvait pas se permettre de jouer à la Main-de-Kraken en commandant une grenadine, il perdrait toute crédibilité. Et quitte à se faire offrir un verre, autant prendre le plus cher.

– Tu ne perds pas le nord. Mais soit. Serveur ! héla-t-il. Une Solaurée pour notre jeune ami.

– Tu connais les règles ? demanda l’asperge.

Bien sûr. Qui serait assez fou pour parier des pièces d'or à un jeu sans en connaître les règles ? Tobias hocha la tête.

Le serveur déposa sa commande devant son nez. Il n’avait pas le choix, il était bien obligé de le boire maintenant. Il attrapa son verre d’une main et en avala une grande gorgée. Étonnamment, ce n'était pas aussi mauvais qu’il se l’était imaginé. Le prix était justifié, et Tobias se fit la réflexion qu’il n’avait jusque-là goûté qu’à des alcools bas de gamme, ce qui expliquait sans doute pourquoi il les avait trouvés mauvais.

Les premières manches se déroulèrent sans fait notable. Les mises étaient raisonnées, deux ou trois pièces d’or maximum, les joueurs se jaugeant les uns les autres avant d’oser se lancer dans des paris plus risqués. Tobias avait réussi à augmenter un peu sa somme de départ, tout en prenant soin de laisser ses adversaires gagner quelques mains. L’expérience lui avait appris qu’il valait mieux éviter de paraître suspect et, pour le moment, sa réussite relative pouvait être mise sur le compte de la chance.

La croupière distribua les cartes pour une nouvelle manche. Son jeu à peine en main, Tobias annonça sa mise :

– Dix pièces d'or.

Il était temps de mettre fin à la partie. Avec cette somme, cette manche serait forcément la dernière, quelle qu’en soit l’issue.

Le regard de Tobias croisa celui du moustachu. Il resta impassible, mesurant l’effet de son annonce. Sur les traits de son adversaire, il pouvait deviner ses pensées sans aucune difficulté : “Ce gamin ne manque pas de cran pour miser aussi élevé. Mais ce n’est qu’un idiot galvanisé par ses quelques coups de chance, il a creusé lui-même sa tombe avec sa trop grande audace.

– Quinze, surenchérit-il.

Tobias garda son air indéchiffrable et sourit intérieurement. Le poisson était ferré.

– Je suis, déclara l'asperge.

– Je suis, répéta Tobias en allongeant sa mise devant lui.

Lorsque vint le moment où chacun révéla son jeu, Tobias vit le visage de ses adversaires se décomposer puis devenir rouge de honte et de colère. Ils avaient été battus par un gamin.

En une fraction de seconde, la grosse poigne du moustachu attrapa Tobias par le col et le fit décoller du sol. Le jeune garçon se liquéfia.

Ne pas montrer qu’il avait peur, ne surtout pas montrer qu’il avait peur.

– Je vais te faire passer l’envie de te moquer de moi, sale gamin.

Quand le bras qui ne le retenait pas décrivit un arc de cercle, Tobias ne put s’empêcher de serrer les paupières, anticipant l’impact.

– Ça suffit ! gronda la croupière. Lâchez-le !

Tobias rouvrit les yeux pour constater que l’attention de tous les joueurs de la salle se concentrait sur eux.

– Le petit a gagné, reprit la croupière. C’est le jeu.

Le moustachu dut se résoudre à relâcher Tobias et il rajusta son col pour se redonner une contenance. Il quitta la salle sans un mot, mais le regard qu’il lança à Tobias en partant suffit à lui glacer le sang. L’asperge s’en alla à son tour en grommelant. Le rythme cardiaque de Tobias commença à revenir à la normale. Il jugea plus prudent de ne pas sortir tout de suite et, les poches pleines de la petite fortune qu’il venait de remporter, se commanda un nouveau verre de Solaurée.



Quand il se décida finalement à retourner au campement, la soirée était déjà bien avancée. Tobias fit preuve de la plus grande prudence en sortant de la salle de jeu. Il longea les murs, s’assura à plusieurs reprises qu’il n’était pas suivi et fit des détours volontaires par précaution. Il commençait à se dire que le moustachu n'était pas aussi rancunier qu’il l’avait craint, et que le regard glacial qu’il lui avait lancé n'était rien d’autre que du vent quand il entendit des éclats de voix alors qu’il approchait des tentes de la tribu. Caché derrière une caisse, il observa la scène. Le moustachu était là, dans le campement, ainsi que l’asperge et deux autres gars inconnus.

– Je sais que tu es là, sale gamin, cria le moustachu, d’une voix éméchée par l'alcool. Sors de ta cachette ou on viendra te chercher.

Tobias blêmit. Ils avaient compris qu’il faisait partie de la tribu nomade. Et les barres de fer qu’ils tenaient à la main indiquaient le sort qui lui était réservé s’ils le trouvaient. Sans plus réfléchir, il prit les jambes à son cou et disparut dans la nuit.



Tobias revint au campement au petit matin. Il avait peu et mal dormi, caché dans une grange qu’il avait trouvé un peu plus loin, et il s’inquiétait des représailles du moustachu et de l’asperge. Ils savaient où il était maintenant, et Tobias serait contraint de se faire discret jusqu’au départ de la caravane. Il comprit avec déception qu’il était hors de question de remettre les pieds à L’As de Pique. Il avait joué sa seule et unique partie de leur séjour ici.

Il arriva à l’emplacement de la caravane pour découvrir que les tentes avaient été démontées et que les nomades achevaient les derniers préparatifs du départ, dans un silence de mort. Ce n’était pas normal, ils venaient à peine d’arriver, ils n'auraient pas dû repartir avant plusieurs semaines. Un mauvais pressentiment s’empara du jeune garçon, qui se renforça d'autant plus quand il remarqua que tous l’évitaient du regard. Il aperçut sa tante, occupée à ranger les marchandises, et se précipita vers elle.

– Tante Helga, que s’est-il passé ? Pourquoi partons-nous ?

Elle leva sur lui des yeux pleins de tristesse.

– Oh, Tobias. Mais qu'est-ce que tu as fait ?

Le cœur du garçon se serra encore un peu plus, la phrase de sa tante éveillant la douloureuse compréhension des évènements de la nuit.

– Tobias ! cingla une voix, brisant le silence.

Leur communauté n’avait pas de véritable hiérarchie, mais Kenza était celle qui se rapprochait le plus d’une cheffe. Elle se planta devant Tobias, sa voix sonnait haut et claire de telle sorte qu’elle soit audible de tous les nomades rassemblés autour d’eux.

– Cette nuit, par tes actes, tu as mis en danger la vie de notre communauté. Juan, Sora et Manolo, ont été frappés et souffrent de séquelles importantes pour s'être opposés à tes poursuivants, pendant que tu avais mystérieusement disparu. Qu'as tu à dire pour ta défense ?

Le poids de la culpabilité tomba sur les frêles épaules de Tobias. Des conséquences beaucoup trop lourdes à supporter pour un adolescent. Juan, Sora, Manolo, gravement blessés par sa faute. Les deux premiers n'étaient pas visibles, probablement alités par leur état, mais Manolo se trouvait dans l’assemblée, le bras en écharpe. Les larmes montèrent à ses yeux.

– Je… Je ne pensais pas qu’ils s’en prendraient à vous. Je pensais qu'ils s’en iraient s’ils ne me trouvaient pas.

– Alors tu les connaissais ?

– Je… Oui... Je les ai battus à la Main-de-Kraken, avoua Tobias, honteux, la joie de sa victoire à présent totalement évincée par les remords.

– Donc tu as joué au plus malin, et tu as laissé les autres assumer les conséquences de tes actes à ta place.

– Je suis désolé. Je me rattraperai, je ferai plus attention la prochaine fois. Et je vous donne ce que j’ai gagné à la Main-de-Kraken pour me faire pardonner, s’exclama-t-il, fouillant sa poche pour joindre le geste à la parole.

Kenza l’interrompit d’une main.

– Garde ton argent Tobias, nous n'en voulons pas. Et tu en auras besoin.

Tobias vacilla.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Je regrette, mais il n’y a pas d'autre solution. La sécurité de la tribu est la priorité absolue. Tu ne peux pas rester parmi nous.

La sentence s'abattit comme un couperet. Le sol s’échappa sous les pieds de Tobias. Un sanglot résonna parmi ceux qui observaient la scène, celui de sa mère, blottie contre son père dont les joues étaient elles aussi humides de larmes.

– Non, non. Je suis désolé, je vous en supplie, ne me laissez pas. J’ai fait une erreur mais ça ne se reproduira pas. Je suis désolé. Ne me laissez pas.

– Notre décision est prise. Je te souhaite bonne chance.

Cette phrase marqua le signal de départ pour les nomades. Ils finirent de charger les dernières caisses sur les barques avant de monter à bord. Tobias les regarda faire, immobile, impuissant. Seuls s’attardèrent les parents et le grand-père de Tobias.

– Vous allez rester avec moi, pas vrai ? leur demanda-t-il sans y croire.

– Tu sais bien que c’est impossible, souffla sa mère en passant sa main sur son gros ventre.

Il le savait. Ses parents n’avaient jamais rien connu d’autre que la vie dans la tribu, et ils ne trouveraient pas leur place dans le reste du monde. Le fardeau de Tobias n’aurait fait qu’augmenter si ses actes avaient des conséquences aussi pour le petit être qui n’était même pas encore né. Du moins des conséquences autre que de ne jamais connaître son grand-frère.

– Nous avions de toute façon conscience que tu ne resterais pas éternellement parmi nous. Tu n’as jamais caché ton désir de partir.

– C’est vrai, mais pas comme ça. Pas maintenant. Je ne suis pas prêt.

– J’aurais aussi préféré que ça se passe autrement. Il semble que le sort ait pris la décision à notre place.

Tobias se tenait au bord d’une falaise, et on lui demandait de sauter, sans aucun filet de sécurité.

– Je ne vais pas m’en sortir tout seul.

– Tu vas t’en sortir, affirma son père. Tu es un jeune homme brillant, plein de talents et de ressources.

Tobias laissa s’échapper un semblant de rire.

– Tu dis ça pour me rassurer.

– Non, je le pense vraiment. À ton âge, je n’avais encore jamais mis un pied en dehors de la caravane. Toi tu te balades déjà dans toutes les villes comme si tu étais chez toi, avec une assurance que je n’aurai jamais. Tu as plus gagné en une journée à toi tout seul, que l’ensemble de la tribu en une semaine. Ton don avec les cartes peut t’attirer des ennuis mais si tu es prudent, il te mènera loin.

Tobias tenta de puiser du réconfort dans les paroles de son père et, la mort dans l’âme, accepta son sort et fit ses adieux à ses parents.

Son grand-père se contenta de lui serrer l’épaule, et de lui glisser son vieux paquet de cartes entre les mains.

– Trouve ta voie, Tobias.



Ce n’est que bien après que les barques eurent disparu de son champ de vision, et que ses larmes eurent séché sur ses joues, que Tobias se mit en mouvement, après un rapide point sur sa situation et sur ce qu’il convenait de faire.

D’abord, changer de ville pour éviter de recroiser les perdants revanchards, et trouver une auberge pour dormir. Avec ses pièces d’or en poche il avait de quoi subvenir à ses besoins pendant un moment.

Ensuite, apprendre à se battre.

S’il voulait pouvoir continuer à gagner sa vie grâce aux paris dans les tavernes, il devait s’attendre à ce que ce genre d’événement se reproduise.

La prochaine fois, il serait prêt.

Laisser un commentaire ?