L'Art mérite que l'on souffre

Chapitre 3 : Acte I - Scène 2

1414 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 11/02/2024 16:43

Acte I - Scène 2

« Chaque balle est un couplet »


Les jours qui suivirent, je me livrai à mes pinceaux sans relâche. Toutes mes œuvres le représentaient Lui, son masque, son allure sans défaut, son œuvre à couper le souffle. J'aspirais à représenter cette perfection presque irréelle. Mais à mesure que mes toiles se remplissaient, je me surprenais à manquer de détails et de précision. Cette incomplétude grandissante amenuisait mes créations, je ne pouvais pas le représenter sans le saisir dans son entièreté absolue. Peu à peu, une certitude fini par me hanter : j'avais besoin de le revoir à l'œuvre.


Je rejoignis Lyang dans le salon. Je finissais de lier mes cheveux en queue de cheval, peinant à discerner mon environnement sous ma mèche de cheveux rouges que je relevai d'un geste de main une fois ma tignasse attachée. A cet instant, je réalisai que face à Lyang, assis dans le fauteuil, se trouvait l'une de ses vieilles connaissances. Et pas n'importe quelle connaissance : c'était Shen, « l'œil du crépuscule » en personne, le chef de l'Ordre Kinkou. Mon cœur se serra à sa vue, et même s'il ne portait pas son uniforme habituel, j'aurais reconnu entre mille celui qui a catégoriquement rejeté mon adhésion à l'Ordre.

Son regard me perça lorsqu'il me vit débarquer dans la pièce.


« Bonjour Hirose, me dit-il.

– Monsieur, m'inclinai-je poliment.

– Hirose, peux-tu nous apporter du thé, s'il te plaît.

– Bien sûr. »


Je m'éclipsai dans notre sobre coin cuisine pour faire bouillir l'eau. Je disposai soigneusement le modeste service à thé en bois sur un plateau. Tout en effectuant ma tâche, je prêtai une oreille attentive à la discussion.

« Comment a-t-il bien pu s'évader de Tuula ?! »


Je perçu dans la voix de Lyang une intonation d'inquiétude qui attisa un peu plus mon attention.

« Pour l'instant, ce ne sont que des rumeurs, mais la mort de mon père et les difficultés politiques actuelles nous laissent penser que...

– Bon sang, Shen ! Tu as vu ce qu'il s'est passé il y a tout juste deux semaines ?! C'était à deux pas de chez moi !

– Crois-moi, j'en suis le premier inquiet... pourquoi penses-tu que j'ai fait le déplacement ? Et ce qui m'inquiète plus encore, ce sont les balles que l'on a retrouvé sur les victimes. Elles sont imprégnées de magie... »


Les balles ? La conversation devenait particulièrement intéressante mais elle s'interrompit lorsque j'arrivai auprès d'eux avec mon plateau. Alors que je déposais soigneusement le service sur la table basse, la question me brûla les lèvres :

« De qui parlez-vous ? »


Les deux hommes échangèrent un regard hésitant et confus.

« C'est bon, j'ai 24 ans, je ne suis plus une enfant... soupirai-je.

– Khada Jhin, cracha Shen avec mépris. Un tueur sans la moindre clémence, recherché, crois-moi, Hirose, il vaut mieux éviter de se promener seule en ce moment.

– Merci de vous inquiéter, Monsieur, mais j'ai de quoi me défendre en cas de besoin, même si vous m'avez toujours sous-estimée... »


Mes paroles m'avaient échappées.

« Disparaître visuellement est loin de suffire à te protéger, Hirose, rétorqua-t-il sur un ton bien trop doux pour un tel propos. »


Lyang soutint mon regard en fronçant les sourcils. C'était sérieux.

« Et à quoi est-ce qu'il ressemble ? demandai-je innocemment.

– Pour l'instant, les seules personnes à l'avoir vu... ont été tuées. »


Sauf moi, donc. À supposer qu'il s'agisse bien de mon mystérieux artiste visiblement incompris. A en juger par la description des faits, j'en aurais mis ma main à couper. Je servis le thé.

« Intéressante, cette nouvelle peinture, Lyang.

– C'est l'œuvre d'Hirose, celle-ci. »


Je me redressai d'un bond, manquant de m'ébouillanter. Maintenant que j'y pensais, heureusement que personne ne connaissait son apparence. Les yeux de Shen restèrent rivés sur le portrait du tueur qu'il cherchait si ardemment, ses sourcils se froncèrent. Il sembla étrangement tendu. Peut-être l'avait-il déjà vu ? Il me lança un regard suspicieux.

« As-tu vu quelqu'un qui ressemble à cela ? me demanda-t-il.

– Euh... Oui... oui, il m'est apparut dans un rêve, un rêve si réaliste que je... Je n'ai pas pu résister à l'envie de le peindre... »


Les yeux de mon interlocuteur se plissèrent sur le portrait. Il fallait que je veille à éviter d'exposer mes toiles ici dorénavant.

« Et sinon, votre tueur, il est encore dans le coin, vous croyez ? demandai-je, feignant une naïveté trop prononcée. »


Je me mordis l'intérieur des joues, regrettant presque d'avoir posé cette question. Mais Shen se tourna de nouveau vers moi et répondit calmement :

« C'est très probable. Nous avons renforcé la garde dans la région, mais il a déjà sévis dans deux autres villages tout proches d'ici : Theju et Weloe à quatre jours d'intervalle. Mais... ses victimes ne sont pas seulement celles qu'il assassine... Ces pauvres gens qui ont retrouvé les corps ont complètement perdu l'esprit...

– Pourquoi ? m'étonnai-je avec intérêt. »


Shen fixa la tasse de thé qu'il venait de saisir, le regard vague. Puis il murmura :

« La fleur...

– La fleur ? répétai-je, refoulant un sourire. »



Shen lança un regard insistant à Lyang, comme s'il lui demandait l'autorisation de continuer. Puis, un peu gêné, il ajouta :

« Ce n'est pas ce qu'une jeune femme devrait entendre...

– Sérieusement ? Je peux tout entendre, arrêtez de vouloir me protéger du monde !

– Hirose... grogna Lyang.

– D'accord, repris Shen. Si tu tiens à le savoir, ce que ces gens ont vu, c'est la fleur que Jhin a sculpté sur le visage de ses victimes. »


La sublime vision de la fleur de lotus finement sculptée dans la chair me revint à l'esprit. Agréable.

« Ah euh... balbutiai-je. J'imagine oui... que ça doit être traumatisant d'être confronté à un tel... tableau... »


Je n'en pensais pas un traître mot. Si ces personnes perdaient la raison à la vue d'un tel chef d'œuvre, c'est qu'elles n'avaient tout simplement jamais connu l'horreur de ce monde. L'Ordre ne semblait pas détenir plus d'informations, alors je devais retrouver Khada Jhin moi-même.

« Tout va bien, Hirose ? me demanda Lyang, interrompant mes pensées.

– Hm... Oui... oui, je... vous aviez raison, si j'avais su, je n'aurais pas insisté pour connaître la vérité... est-ce que je peux me retirer ? »


Lyang hocha la tête avec un air compréhensif. Il semblait que ma petite prestation eut l'effet escompté. Alors je m'inclinai poliment et retrouvai ma chambre. En refermant la porte, je murmurai doucement : « Khada Jhin ». Son nom était élégant et sonore, un accord parfait entre l'harmonie et le chaos, cela ne pouvait être qu'un nom de scène rigoureusement bien choisi.


***



Assise en tailleurs sur mon lit, je scrutais depuis de longues minutes la carte de la région. Je n'avais aucune idée de l'endroit où Jhin frapperait la prochaine fois, mais j'avais quelques éléments pour le comprendre, du moins, je l'espérais. Après tout, j'étais la seule à l'avoir vu à l'œuvre sans l'avoir payé de ma vie. 


Shen avait révélé qu'en plus de notre village, deux autres scènes, dont j'avais malheureusement raté la représentation, avaient eut lieu à Theju et Weloe. De la pointe de mon crayon, je cochai ces lieux sur le plan. En artiste perfectionniste, Jhin suivait très certainement une démarche esthétique, quelque chose qui puisse m'aider à comprendre où il allait, et pourquoi. Les trois points ne m'inspirèrent rien à première vue. Je décidai de compléter un éventuel dessin en les reliant... puis en utilisant les lignes existantes : les routes ne donnèrent pas plus de résultat. En revanche... Mon cœur palpita quand je réalisai que la rivière qui se divisait en deux branches formait, selon le sens de lecture, la tige d'une fleur. Les trois lieux choisis précédemment pouvaient nettement représenter le centre de pétales. Je complétais le dessin du mieux que je pu, et j'obtins avec une précision d'orfèvre cinq nouveaux lieux.

A en croire Shen, Jhin avait sévis tous les quatre jours. Il y avait fort à parier que sa représentation aurait lieu sur ce même tempo, en d'autres termes : ce soir ! 

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