L'Art mérite que l'on souffre

Chapitre 5 : Acte I - Scène 4

2040 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 13/02/2024 10:15

Acte I - Scène 4

« Saigne pour enchanter le public »


Quatre jours plus tard, je gagnai silencieusement le théâtre à ciel ouvert qui accueillerait la nouvelle performance de Jhin. Le soleil déclinait sur ce lieu écarté des villages à l'orée d'une forêt. Il faisait tiède et les feuilles brunies par l'automne s'échouaient sur un tapis aux nuances jaunes orangées. Camouflé par la végétation, un camp de fortune formé de toiles de tissu usé et de branchages servait d'abri à quelques hommes et femmes piètrement vêtus.

Je m'avisai de prendre place suffisamment loin, sur une large racine qui serpentait hors de l'humus. Toujours invisible, je m'y assis, trouvai une position assez confortable pour me tenir parfaitement immobile et patientai en silence.

 En fermant les yeux, je sentis le vent tourner, la température chuter légèrement. L'atmosphère se faisait paisible, et à mesure que la lune s'élevait dans le ciel obscur, mon cœur s'agitait. Attentive, je perçu bientôt la mesure de son pas approcher. Mon cœur tambourina mais je m'efforçai de rester absolument imperceptible, réduisant le rythme de ma respiration. Je l'observai s'avancer, s'arrêter à cinq ou six mètres de la cahutte et s'immobiliser lentement. Il sembla tendre l'oreille un instant et je suivis des yeux sa main glisser sur son arme. Lorsqu'il la chargea, le cliquetis tinta quatre fois assez bruyamment pour faire sortir un habitant alerte de la petite habitation. 


UN. Le premier coup de feu déchira le silence dans une détonation assourdissante. Je frémis. La cible, un jeune homme blond, s'agenouilla, le bras en lambeaux de chair émaillés de dentelles scintillantes. Une dague éventra la toile de l'abri à l'opposé de la sortie. 

DEUX. Le second coup lui arracha la mâchoire et de sa chair s'ouvrit la fleur de Lotus aux nuances d'or et de bleu. Il s'effondra. Je frissonnai. Un à un, les habitants fuyaient par l'ouverture béante à l'arrière, s'égaillaient et criaient dans la confusion. 

TROIS. Une femme s'affala au pied de la cabane avant même de l'avoir totalement quitté. Sa chair se releva dans de grande tiges qui bourgeonnèrent de fleurs carmin. Alors que tous avaient détalés, un dernier homme avait poussé un hurlement infernal avant d'enjamber le corps inanimé pour s'extraire de son habitat. Il décampa à toutes jambes dans ma direction. Dans un reflexe, je me redressai et m'esquivai au dernier moment. 

QUATRE. 

La balle avait traversé le dos du garçon qui s'effondra à coté de moi. Les yeux rivés sur la fleur de lotus aux milles couleurs qui s'exhibait de sa chair, je me surprenais à l'envier. La quatrième balle offrait toujours la plus exquise des compositions. Accueillir une balle comme celle-ci était un honneur. Cette simple idée m'étourdit. J'aurais pu me demander quelle folie m'habitait de me délecter ainsi de ce sinistre mais ô combien sublime spectacle. Pourtant, de tout mon corps, de toute mon âme, je vibrais. 

Jhin se retira avec calme et élégance, sans me percevoir cette fois-ci. Et je rentrai chez moi le cœur à vif, chargé d'émotions à déverser sur mes toiles.



***


Une profonde métamorphose s'opérait en moi à chaque coup de pinceau. Et alors que j'observais un instant dans quel sens étaler les couleurs, quelque chose d'inattendu émergea. Je réalisai que la peinture se déplaçait seules au gré de mes pensées, sans même que je n'y touche. Je découvrais, émerveillée, ce nouveau don invraisemblable. La peinture se cristallisait à ma simple volonté, ajoutant du relief et de la profondeur à mon œuvre. Je sentais les fluides s'agiter et glisser sous mes ordres pour s'agencer au gré de mon inspiration. Sensationnel.


***


Voilà que j'étais de nouveau sur l'une de ses scènes. Parfaitement muette, je savourais la précision et le raffinement de chacune de ses œuvres, la magnificence du tableau qu'il composait. Quatre victimes pour quatre œuvres d'art. Je ne perdais jamais un instant de sa représentation. Puis je rentrais, bouleversée, dans un état d'exaltation tel que j'ignorais la fatigue et les courbatures. Je peignais sans pinceau des heures durant sur des toiles de plus en plus grandes que je peinais désormais à dissimuler sous mon lit.


***


Ce jour-là, je me réjouissais de retrouver une nouvelle représentation de Jhin. J'observai ma carte de la ville un instant, assise en tailleur sur mon lit. Je passai une main dans mes cheveux pour les démêler. Mon cœur se serra, car j'en avais conscience : la prochaine scène serait celle qui complèterait son œuvre. L'ultime représentation se déroulerait dans une auberge du village voisin, dans laquelle j'avais pris soin de réserver une chambre pour l'occasion. J'avais également acheté une robe traditionnelle neuve. Elle m'avait coûté la moitié de ma paye du mois, mais elle en valait la peine.

Élégante et parfaitement cintrée, décolletée et courte sans être vulgaire, sa couleur rouge bordeaux ornée de fines fleurs dorées me donnaient l'allure de ces jeunes femmes qui dansent pour la commémoration des Esprits. Mon reflet m'adressa un sourire intimidé : cette robe tenait ses promesses à tel point que je peinai à croire, l'espace d'un instant, qu'il s'agissait bien de moi. Et pourtant. Si Jhin tirait sa révérence pour cette tournée, si j'étais amenée à me découvrir face à lui, il fallait que je sois digne de sa personne. Aussi je tressai ma tignasse rousse et ramenai ma natte en un chignon soigné. J'ignorais jusqu'à ce jour que j'étais capable d'une telle prouesse. Ma mèche rouge couvrait toujours mon front, mais je décidais de me contenter de ce résultat. Je poudrai un peu mon visage et enfilai une paire de bottines en cuir de drake pourpre. Elles aussi m'avaient coûté un bras, mais la grâce qu'elles m'octroyaient en valait démesurément le prix.


***


J'avais rejoins ma chambre à l'auberge après avoir pris soin d'écrire un petit mot à Lyang, afin d'éviter qu'il ne me confronte en pareil accoutrement. Je ne désirais pas attirer son attention sur mes escapades nocturnes et encore moins habillée de la sorte.

La nuit avait embrassé la petite ville et les rayons de la lune s'infiltraient à travers le carreau étroit de la fenêtre entre-ouverte. J'attendais, songeuse et impatiente, allongée sur le lit, je fixais inlassablement la petite bougie sur le chevet. Mon esprit vagabondait en attendant le grand final. Je me sentais plus que jamais prête pour ce dernier acte. Un frisson parcouru soudain ma nuque.

La flamme de la bougie dansa un instant, valsa avec les ombres avant de s'éteindre, me plongeant dans la pénombre. Je me rendis invisible même si cela n'avait vraisemblablement aucune utilité dans l'obscurité.

« J'entre en scène » résonna la voix de Jhin, si sombre et mélodieuse.


Il était entré dans la chambre sans un bruit, et même s'il se fondait dans le noir, sa présence avait envahit l'atmosphère. Mon cœur se mit à pulser si fort que je me sentis sur le point de m'effondrer. Le masque du virtuose se révéla à la lueur de la lune. Je compris à cet instant qu'il était venu pour moi cette fois.

Dans un cliquetis, il chargea son arme dont je distinguai bientôt la pointe du canon s'avancer lentement vers moi. Je tremblai, non de peur mais d'excitation. Jhin me gratifiait donc de l'honneur suprême de compléter son œuvre ? 

Pour la première fois, bien qu'intimidée, je me dévoilai à sa vue. Je perçu son œil trouver mon regard. Son masque lui conférait une émotion figée, me dissimulant tout indice de sa réaction. Son regard glissa sur moi, intimidant, et mon cœur tambourina plus fort encore.

Doucement je tendis une main légèrement tremblante vers son arme braquée sur moi. Il ne bougea pas d'un cil, si sûr de lui. J'attrapai délicatement le canon entre mes doigts et le tirai vers moi. Il n'y opposa aucune résistance, au contraire, il accompagna délicatement mon geste. Doucement je le collai contre mon cœur palpitant et lui murmurai suavement :

« Sublime-moi... »


J'attendis le coup de feu final... 

Qui ne vint pas.

« Tu me suis depuis quelques temps, qui es-tu ? »


Sa voix si profonde s'adressant à moi m'arracha un frisson. Quelle importance cela avait-il pour lui ? N'étais-je pas une simple pièce de plus à composer ? Je réfléchis consciencieusement avant de répondre, la voix tremblante :

« Une spectatrice qui admire secrètement tes œuvres... 

– Humm... »


Son canon se pressa contre ma poitrine. Ma réponse ne l'avait pas convaincu et je m'en sentais si contrariée que je l'étayai aussitôt :


« J'admire tes œuvres autant que ta façon de les concevoir, elles sont ma source d'inspiration pour les toiles que je peins. A vrai dire... je ne m'attendais pas vraiment à être découverte... mais... C'est un honneur sans égal de te rencontrer, et ça le serait bien plus encore de mourir de ta main...

– Une artiste, hum ?

– Je n'irais pas jusques là... répondis-je timidement.

– Qu'est-ce que je t'inspire ?

– La beauté et la perfection.. ton art me touche, parce que tu sublimes la vie par la mort... et tu le fais avec une justesse que je ne me lasse pas d'admirer... »


Malgré l'obscurité je discerne nettement son œil droit luisant ambré sous son masque, braqué sur moi. Il est attentif. Son regard semble.. s'enflammer. A ma grande surprise, il baisse son arme et la pose sur le lit. Je ne bouge pas, tente de ne pas trahir l'émotion qui monte en moi.

Sa main se glisse dans ma nuque et je soupire du désir ardent qui s'empare mon corps. Ses gestes sont sûrs mais délicats. Sa main de métal se pose doucement sur mes lèvres puis son index glisse sur mon menton et le long de mon cou.

« Tu m'inspires un poème. »


Sa voix s'insinue en moi, mon corps est envahit d'une intense ivresse. Ma respiration se saccade. Le magnifique Kadha Jhin me complimente. Sa main presse ma nuque et me ramène contre lui, ma tête s'enfonce dans son cou et je respire pleinement son parfum exaltant. Rien n'est laissé au hasard, chacun de ses gestes semble chorégraphié. Il m'allonge sur le lit dans un geste gracieux et ferme. Il me possède. En cet instant je lui appartiens corps et âme. Il se penche sur moi, et je perçois scintiller la lame d'un immense couteau affûté. Je frémis : alors il compte me sculpter ainsi, avec une dague ?

Dans un geste délicat, il détache ma robe et la fait glisser pour dévoiler ma poitrine. Je n'aurais jamais songé à mourir de cette façon même dans mes rêves les plus fous. La lame glaciale effleure ma poitrine, je frissonne. Son regard d'ambre épie chacune de mes réactions, et je l'avoue, la douleur m'effraie. Pourtant je me sens prête à l'endurer pour que mon corps devienne enfin son œuvre. Je serai divine dans la mort, je ne serai jamais cet amas disgracieux de chair et sang. 

La lame aiguisé rentre dans ma peau si facilement. Je gémis de douleur et pourtant, c'est une émotion agréable de plénitude qui me traverse. Mon dieuJhin... L'acier me transperce douloureusement et je pousse un cris, par reflexe, je perds la raison. Il s'arrête.

« Quel est ton nom ? 

– Hi-ro-se... haletai-je, au supplice. »


Sa main se presse sur ma bouche tandis qu'il agrippe fermement son arme. Je m'apprête à ressentir la plus vive douleur qu'il m'ait été donné de connaître et pourtant, je me sens comblée.

« L'art va surgir, Hirose... »


Le rideau tombe.

Fin de l'acte I.

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