L'Art mérite que l'on souffre

Chapitre 9 : Acte II - Scène 4

1704 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 27/02/2024 13:46

Acte II - Scène 4

« Ton personnage... [ne] meurt [pas] au deuxième acte »


La fraîcheur de cette nuit automnale mordait ma chaire. Mon bras et mes jambes de métal n'appréciaient guère non plus les basses températures et leurs contours me glaçaient la peau en chaque point de contact. Malgré tout, je me tapissais dans l'ombre et le silence, les sens en éveil. Mon œil scrutait les recoins éclairés de la bâtisse qui s'étendait face à moi et je perçu déjà la respiration calme et lente de ma victime qui s'engageait vers sa fin. L'homme longea le mur, à tout juste cinq mètres de moi. Je vidai doucement l'air de mes poumons tandis que le canon de Murmure suivait patiemment sa cible. J'attendais, le souffle en suspens, l'instant absolument parfait pour esquisser sur lui une explosion de pureté. Chose typiquement animale qu'était l'intuition : l'homme sembla se sentir observé un instant, il ignorait pourtant tout de la traque dont il faisait l'objet. Je discernai bientôt son visage d'ange et le ciel insipide de ses yeux. Mon arme au bout du bras, je visualisai précisément la trajectoire de chaque balle, son tempo, son point d'impact sur la toile que m'offrait cet homme sans le savoir.

Un. La première balle atteint son épaule et il fit volte-face, me tournant désormais le dos.

Deux. La seconde balle traversa son autre épaule et le tourna de nouveau face à moi. Son regard trouva le mien.

Trois. La troisième balle percuta sa cuisse et il tomba à genoux dans une posture digne d'une tragédie grecque.

Son visage crispé et grimaçant retint mon doigt sur la gâchette.

« Souris ! lui ordonnai-je. »


Mais c'est un regard empli de haine et de frustration qu'il me jeta insolemment. Diable... quel dommage.

Quatre. La dernière balle lui explosa la boite crânienne comme un vase de porcelaine, projetant son sang mêlé d'éclats bleus incandescents sur la façade d'ivoire.

Adieu, Hernest, chef de garde un peu trop bavard. Certes, j'avais des clients à satisfaire assez aisés pour se payer le luxe de mes chefs-d'œuvre, mais cela n'en restait pas moins exaltant de sublimer un homme d'un tel rang.


Le vent forcit et me pressa à regagner ma résidence. Entre boisés et clairières, ma demeure se dressait fièrement sur ses colonnes de bois finement travaillées repeintes d'un blanc immaculé. Son style en tout point similaire aux architectures des temples Ioniens me donnait une agréable sensation de supériorité. Et je fus bienheureux de pouvoir rentrer au chaud ce soir-là. Ma proie m'avait fait attendre et j'avais presque fini gelé jusqu'aux os. 

Je détachai les boucles de ma ceinture tressée et me délestait de mes armes. Délicatement, j'ôtai mon masque d'ivoire puis celui de cuir noir et déposai consciencieusement le tout sur un petit meuble de bois massif spécifiquement sculpté pour ma personne.

Je passai mes doigts dans mes cheveux pour les remettre en forme. Dans le miroir, mon visage irradiait d'orgueil. Bien loin de ma situation passée, j'avais tout le loisir de me consacrer à mon art. J'avais désormais la liberté de laisser libre court à mes pulsions créatives bien qu'en échange il me fallait m'acquitter de quelques dus auprès de clients capricieux incapables de saisir la beauté de mes compositions. Je me surpris à froncer les sourcils. Il existait en ce monde une personne sensible à mes créations. J'avais beau chasser son image intrusive de mon esprit, je devais admettre qu'elle y revenait sans cesse : Hirose, la jeune fille aux yeux d'émeraude. J'avais lu dans son esprit une fascination limpide pour mon art. L'indicible aux yeux des autres était un chef d'œuvre dans les siens, le superflu s'estompait, mon extase créative éveillait la sienne. Je refoulai un instant la frustration ne pouvoir l'admirer dans l'une de ses transes créatrices.

Le cours de mes pensées fut soudainement interrompu par un fracas de coups sur la porte d'entrée. Je glissai aussitôt la main sur mes vêtements pour vérifier qu'aucun faux pli ne s'y dessinait et regagnai la porte.

J'espérai sincèrement pour qui osait perturber ma tranquillité à une heure si tardive qu'il ait une bonne raison de le faire. En poussant la porte, je trouvai un homme brun à l'allure musclée et galbée : Mugan, l'un des rare partenaires à obtenir de moi une confiance aveugle. Il tenait dans le creux de ses bras une jeune femme qui, de toute évidence avait perdu conscience. Mon cœur rata un battement lorsque je reconnu sa tresse rouge comme le sang.

« Tu l'as retrouvée ? soufflai-je. Que lui est-il arrivé ?

– Elle a du cran, cette petite. Je lui ai donné un coup de pouce pour sortir de sa prison… du moins, j'ai fais ce que j'ai pu. Elle s'est coupé le bras pour s'évader. Elle a perdu beaucoup de sang... 

– Entre ! »



J'ouvris grand la porte et guidai mon équipier à la hâte jusqu'à ma chambre afin qu'il dépose la jeune femme inerte sur mon lit. Sous un bandage rudimentaire imprégné de sang, son avant-bras droit était sordidement sectionné.

« Il lui faut un médecin

– Il lui faut plus qu'un médecin. Il est déjà en route… en attendant, ne tente pas de lui donner quoi que ce soit, du moins, si tu veux la maintenir en vie… certains remèdes fluidifient le sang. »


Mugan s'apprêta à quitter la pièce quand je l'interpellai :

« J'ai une dernière requête… J'aimerais que tu me rapportes ce vieillard qui lui servait de père. Je le souhaite vivant ! Et je triple la prime. »


Le visage de Mugan se fendit d'un sourire avide.

« Il sera à toi ! »


Lorsqu'il eu quitté la maison, je m'assis auprès d'Hirose. Allongée sur mes draps de soie bleus, son visage semblait bien paisible, au mépris de l'état de son bras. Je devinais à sa mèche carmin humide que son corps brûlant luttait contre les conséquences de sa mutilation. Elle portait cette même tenue que lors de notre délicieuse rencontre et je me laissai imprégner de cet agréable souvenir, de son regard me suppliant de la sublimer, de sa voix enjôleuse m'implorant de vider mon chargeur sur son corps frêle, des fleurs qui s'étaient cristallisées sur son corps en un tableau magnifique, de ma main soudainement frappée d'hésitation. Ensuite la valse, une inspiration aussi brusque qu'imprévue avait traversé mon esprit et elle s'y était prêtée, me concédant son corps sans la moindre résistance. Elle l'ignorait mais son dévouement m'avait renversé.   

Un désir indécent m'envahit, et je tentai de le dompter. Comment une créature aussi fragile pouvait me pousser, ne serait-ce qu'un instant, à songer transgresser la bienséance ? J'observai longuement cet être délicat et perdu dans un monde bien trop cruel. Sa courte absence m'avait fait réaliser que je devais la garder pour moi et seulement pour moi. C'est de ma main qu'elle mourrait, il ne pouvait en être autrement. Ce monde ne te mérite pas, Hirose, moi si.

Après quelques temps à patienter à ses cotés, ma protégée ouvrit enfin les yeux. Ils se posèrent dans les miens. Délicieux. Mais rapidement, une grimace de douleur accompagna sa respiration rapide et saccadée. Elle se cramponna à son bras un instant et me dévisagea à nouveau. Ses yeux rougis se plissèrent. Je souris doucement, tentai une mimique apaisante. 

« ... Jhin ? »


Je souris, naturellement cette fois. Elle n'avait jusques là perçu de mon visage qu'un œil et pourtant elle m'avait reconnu. Je me sentis flatté, une fois encore.

« Bien dormi ? lançai-je ironiquement.

– Ca… fait… mal… pleurnicha-t-elle, les yeux remplis de larmes.

– Il va falloir t'accommoder de cette douleur encore un peu...

– Pourquoi… m'avoir aidé ? »


Je gardai le silence le temps d'admirer son petit visage souffrant tourné vers moi de tout son intérêt. Ses yeux tentaient de percer mes pensées. Je distinguai son esprit façonnable sans le moindre effort et m'avisai de jouer la séduction. J'attrapai sa main gauche avec délicatesse et la portai à mes lèvres pour la baiser courtoisement.

« Je ne laisserai pas une si belle fleur flétrir dans l'ombre par ma faute. Je tiens à te sublimer personnellement, quand l'heure sera venue. »


Son regard flamboya. Et pourtant loin de moi l'idée d'en finir dès maintenant. Qui oserait repousser le divertissement d'une agréable intrigue lorsqu'elle s'apprête à se jouer sous vos yeux ?

Le souffle court, la main tremblante, elle ramena ma main contre son cœur. Puis son regard tomba sur son bras mutilé.

« Je suis… tout sauf désirable, pas vrai ?

 La symétrie est d'un ennui… Je te préfère ainsi. »


Son regard m'accusa de mensonge. Alors je dégageai mon bras de métal pour l'offrir à sa vue.

« Par ailleurs, poursuivis-je, nous pouvons arranger cela...

– Tu veux parler d'une prothèse… ? Je n'ai pas les moyens de...

– C'est un cadeau, bien entendu. »


Encore une fois, son regard trahissait toutes ses pensées. Je lisais en elle comme dans un Chapitre Perdu : elle m'appartenait toute entière, quel que soit le sort que je pouvais bien lui réserver. Hirose, tu es entêtante.

« Je serais tellement honorée de porter l'un de tes présents. »


Diable, Hirose. Il n'est pas encore venu le temps où Murmure videra son chargeur sur toi. Mes propres pensées me confondaient et pourtant... Elle tenta de se redresser mais bascula brusquement et je la rattrapai dans un mouvement mécanique. Son visage s'enfonça dans le creux de mon cou. Sa respiration se fit paisible, elle venait de perdre connaissance.

 


Le rideau tombe dans la salle obscure.

Fin de l'acte II.


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