Eclipse
Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum de fanfictions.fr de janvier-février 2025 : Le dilemme.
Aube
Je me rappelle encore de la première fois que je vis Diana. De la fillette perdue qui venait d’être recueillie par notre tribu. Ses cheveux étaient noirs comme la nuit, et sa peau pâle comme si elle n’avait jamais vu le soleil. Je m'approchai d’elle, serrai fort ses mains entre les miennes et lui souris.
– Soyons amies !
Et nous l’avons été. Toujours fourrées ensemble, aussi inséparables que le Loup et l’Agneau. Nous nous murmurions des histoires le soir avant de nous endormir, nous réveillions le matin avec des attaques de chatouilles, partions explorer le village en courant, portées par les ailes de l’insouciance de l’enfance, faisant résonner nos rires sur notre passage.
J’avais douze ans lorsque je compris que Diana n'était pas comme une sœur pour moi. Ni même une amie. Elle était celle qui faisait battre mon cœur. Je craignais tant de perdre la relation si précieuse que nous avions déjà que je préférai taire mes sentiments. Pourtant je voulais tellement plus. Je voulais être tout pour elle, tout comme elle était tout pour moi. Alors je cherchais le contact aussi souvent que possible, laissant glisser innocemment mes doigts dans les siens, la serrant dans mes bras dès que j’avais un prétexte pour le faire. Je savourais chacune de ces interactions comme des trésors.
Comme ce jour où Diana s'était faite réprimander après avoir posé trop de questions aux prêtres Solaris lors de nos classes. Elle était partie se réfugier dans notre coin habituel pour évacuer sa colère. Je l’avais rejointe et m'étais assise à ses côtés, serrant son bras contre moi et posant ma tête sur son épaule. Elle me laissa faire.
– Je ne comprends pas ! s’agaça-t-elle. Pourquoi les Solaris règnent-ils sur le mont Targon ? Pourquoi d’autres formes de croyances sont-elles exclues ?
– C’est ainsi que doivent être les choses. Tout comme le soleil est le maître du ciel. Il n’y a rien de plus à comprendre.
– Cette explication te suffit ?
– Oui.
Diana me lança un drôle de regard puis garda le silence. C'était sans doute là le premier de nos différents.
J’en avais quatorze lorsque nous avons échangé notre premier baiser, lors du festival Sans-Nuit.
Bien d’autres suivirent après ça. Les timides baisers du bout des lèvres devinrent plus passionnés au fil du temps. Nos mains avides de découvertes s’aventuraient sous nos vêtements. Nos étreintes se faisaient toujours plus fréquentes et intenses alors que nous grandissions. Et ce malgré nos disputes qui, elles aussi, devenaient plus fréquentes.
Elle ne parvenait pas à dissimuler son intérêt croissant pour le peuple des Lunaris, qui faisaient perdurer leurs croyances hérétiques sur le mont Targon. Je priais chaque jour pour que cela lui passe. Mais Diana continuait à rejeter en bloc tous les enseignements Solaris et la virulence de ses confrontations avec les prêtres ne faisait qu’augmenter. J’avais bien tenté de la convaincre, de lui faire entendre raison, mais elle se braquait encore plus quand c’était moi qui défendais le règne sans partage des Solaris. Alors nous avions appris à éviter les sujets qui fâchent. Mais le silence et les non-dits ne faisaient qu'accroître le fossé qui s’instaurait entre nous.
Nous aimions nous retrouver au coucher du soleil, dans ce recoin de la montagne que nous avions proclamé nôtre. Ce moment de transition entre le jour et la nuit était devenu comme un pont entre nous, un lien qui nous unissait. La lune qui se leva ce soir là était parfaitement pleine. J’avais toujours trouvé sa lumière froide et triste, mais la façon dont elle éclairait la silhouette de Diana me fit pour une fois l’aimer. Son visage avait perdu les rondeurs de l'enfance. Son corps avait pris des formes que je ne me lassais pas de regarder. Elle se retourna vers moi et me sourit. Mon cœur rata un battement.
Elle prit mes mains dans les siennes et plongea son regard dans mes yeux.
– Tu es la plus belle chose qui me soit arrivée.
Je fus prise d’un vertige. Sa déclaration me gonfla de bonheur autant qu’elle me terrifia. Cela résonnait terriblement comme un adieu.
– Tu l’es aussi pour moi, Diana. Mais pourquoi me le dire maintenant ?
– Pour rien. Je voulais juste que tu le saches.
Je scrutai son visage, tentant de la percer à jour.
– Diana ?
Elle fit taire mes inquiétudes en plaquant ses lèvres sur les miennes. Alors je lâchai prise, et je m’abandonnai à ma passion pour elle, oubliant l'espace d’un instant tout ce qui nous séparait.
Cette nuit là, nous nous explorâmes bien plus loin que nous n’étions jamais allées. Et nous trouvâmes le sommeil, blotties l'une contre l’autre.
A mon réveil, elle avait disparue, ravivant les angoisses que j’avais tu la veille. Je partis à sa recherche à travers tout le village avant de comprendre : elle avait entamé l’ascension du mont Targon. Je ne savais pas ce qu’elle comptait y trouver, mais elle n’avait pas jugé bon de m’en parler, c’était forcément quelque chose que je n'aurais pas approuvé.
Je l’aperçus bien plus loin sur les hauteurs. Elle avait une trop grande longueur d’avance.
Je pris le temps de réunir quelques affaires et je me lançai à sa poursuite avec la ferme intention de la ramener parmi nous.
Elle était une Solari.
Elle devait être une Solari.
Si seulement elle avait été une Solari. Si seulement elle l'avait accepté. Tout aurait été plus simple. Elle n’avait eu de cesse de rejeter nos croyances et maintenant elle s’enfuyait loin de nous. Loin de moi.
Elle grimpait avec aisance et je redoublai d’effort pour ne serait-ce que maintenir la distance qui nous séparait. L’ascension pouvait être mortelle, je le savais, pourtant je ne pensai pas une seule seconde à faire demi-tour. Pas même alors qu'elle m’amenait toujours plus haut sans que je ne parvienne à la rattraper.
Le froid et la neige apparurent en altitude et rendirent la progression encore plus complexe. Parfois, sur le bas côté, je voyais les cadavres conservés par le gel de ceux qui avaient échoué à accomplir l’ascension. Je ne subirais pas leur sort. Dès le début, j’avais senti une énergie brûler en moi, qui me poussait à avancer au-delà même de la présence de Diana.
J’atteignis finalement le sommet peu après elle, et avant même de pouvoir la voir, je fus baignée de lumière. Une lumière chaude et dorée comme le soleil. Mon esprit s’éleva de mon corps et atteignit les étoiles. J’eus une conscience absolue de l’immensité du monde, de l’infinité du temps, et je m’y perdis, dans ce qui me sembla être un fragment de seconde et une éternité à la fois. Quand j’en revins, je n’étais plus la même. Un être céleste avait fait de moi son hôte, son incarnation terrestre, son bras armé. J’étais dotée d’une armure étincelante, d’un bouclier et d’une épée qui étaient des extensions de moi et dont je savais me servir. En moi coulait le pouvoir divin qui m’avait été offert.
J’accueillis ce bouleversement avec une étrange sérénité. Avec le sentiment que c’était la destinée inéluctable qui avait été tracée pour moi et que je l’avais enfin rencontrée.
Sa volonté était mienne.
Mes propres changements ne furent rien par rapport à ce que je ressentis pour ceux de Diana.
Le sol se déroba sous mes pieds quand je tournai mon regard vers elle.
Ses cheveux bruns que j’aimais tant avaient blanchis d’un coup, prenant la teinte argentée des rayons de la lune. Son visage affichait une expression que je ne lui avais jamais vue. Une froide et tranquille résolution. Une lame en forme de croissant pendait à sa taille.
Elle était devenue la Manifestation de la Lune. Moi celle du Soleil. Deux entités que tout oppose. Ou peut-être l'avions nous toujours été au fond. Elle restait pourtant Diana, celle avec qui j’avais grandi, celle qui, encore maintenant, tenait mon cœur entre ses mains.
J’avais l’impression d'être déchirée de l’intérieur. Mes pensées bourdonnaient dans ma tête, se fracassant les unes aux autres.
J'aimais toujours Diana et je continuerais sans doute à l’aimer jusqu'à mon dernier souffle. Même alors que son appartenance aux Lunaris ne faisait plus aucun doute.
Mais l’incarnation de la déesse des Lunaris en elle menaçait de perturber l’ordre établi. Je ne pouvais tolérer cela. J'étais la déesse de mon propre peuple. Je ne pouvais les trahir.
Ce geste me coûta. Les dieux savent combien il me coûta. Mais je le fis.
Je levai mon arme vers Diana.
Crépuscule
Je m’étais immédiatement sentie bien auprès de Leona. Son sourire rayonnant avaient su apporter de la chaleur dans le cœur de la jeune orpheline que j’étais. Elle m’avait fait découvrir son monde, son peuple, ses coutumes et, enfant, je l'avais suivie les yeux fermés. Mais à mesure que je grandissait, ma perception du monde changeait elle aussi, et les travers de ce peuple qui m’avait accueillie finirent par s’imposer à moi. Les enseignements des prêtres Solaris ressemblaient de plus en plus à mes yeux à une honteuse propagande. Je remettais tout en question et cela en agaçait plus d’un.
– Tu pourrais montrer plus de reconnaissance envers le peuple qui t’a recueillie, m’avait lancé un jour l'un des prêtres qui nous faisait classe alors que je le questionnais sur le peuple Lunari.
J’avais été recueillie par les Solaris, oui. Mais je compris ce jour-là que je ne serais jamais vraiment acceptée.
Ma recherche de la vérité était comme une aiguille acérée face à la bulle de savon qu'était ma vie. J’en avais conscience. Alors que Leona et moi nous rapprochions, qu’elle était de plus en plus tactile avec moi et que j’aimais qu’elle le soit. Alors que je savourais chaque seconde passée avec elle et que la moindre de mes interrogations venait déjà mettre de la tension entre nous.
En bonne Solari, Leona ne supportait pas que je remette en cause leur hégémonie.
À continuer dans cette voie, je risquais de tout faire voler en éclat.
Nous nous étions embrassées le soir du festival Sans-Nuit et depuis j’aimais Leona encore plus fort. Autant que je détestais les prêtres Solaris qui se croyaient blancs comme neige. Qui voulaient imposer leur seule et unique façon de voir le monde comme s’il n’en existait pas d'autres. Ils continuaient à nier la moindre de mes remarques, même les plus pertinentes.
C’était plus fort que moi, je ne pouvais m’en empêcher. Une raison au fond de moi me poussait à percer à jour leurs mensonges coûte que coûte.
Je cachais des choses à Leona. Trop de choses. Tout ce qu'elle ne voulait pas entendre. Tout ce qui mettait insidieusement une distance entre nous.
Avec mes recherches, j'avais fini par comprendre que je trouverais la réponse à toutes mes questions au sommet du mont Targon. Nous vivions sur les basses altitudes de cette montagne, qui s’élevait comme un pic solitaire, si haute et vertigineuse qu’on la disait attirée par les êtres célestes eux-mêmes. L’ascension était périlleuse et nombreux étaient ceux que l’on avait vu monter sans jamais redescendre. Il fallait être fou pour se lancer dans cette entreprise. Ou si mystérieusement attiré par le ciel que plus rien d’autre ne comptait. L’idée refusa de quitter mon esprit dès l’instant où elle y entra. Je tentai de me perdre dans les bras de Leona, d’oublier cette soif qui grondait en moi.
En vain.
Je pris ma décision un soir où la lune était pleine. J’entendais son chant m’appeler.
Leona me retrouva à notre endroit habituel et je lui souris. Je lui devais au moins ça. Je nous devais au moins ça. Une soirée où il n’y aurait plus de Solaris, plus de Lunaris. Juste elle et moi.
Je contemplais Leona dans son sommeil. Sa cascade de cheveux châtains qui accrochaient les rayons du soleil levant. Son teint hâlé. Son visage, si beau et si paisible. La douleur que j’avais à la quitter me fit cruellement comprendre la profondeur de mes sentiments pour elle. Mais ils ne suffisaient pas à me détourner de ma route. Cette douleur serait mon prix à payer.
Je lui fis mes adieux en silence et je partis avant qu’elle se réveille.
Je savais que je la perdais en entamant l’ascension, quand bien même j’en reviendrais. Qu’il n'y avait aucun moyen pour que nous continuions comme avant, comme si de rien n’était. Qu’elle ne serait pas en mesure d’accepter que je ne suive pas le chemin des Solaris.
J'avais besoin d’avancer sur ma propre voie, d’enfin défendre les valeurs qui m’étaient chères. Même si cela signifiait laisser Leona derrière moi.
Je commençai à monter.
L’ascension fut moins ardue que je me l’étais imaginé. Je comprends maintenant que c’est parce que j’avais déjà été choisie. La lune guidait mes pas.
En me retournant un moment pour évaluer la distance parcourue, j’aperçus la petite silhouette qui me suivait, loin en dessous de moi. Une partie de moi en éprouva de la joie pure qui fit gonfler mon cœur. Elle m’aimait assez fort pour me suivre où que j’aille. Une autre, implacable, en fut contrariée. Il ne fallait pas qu’elle me rattrape.
Je me relançai dans l’ascension.
Elle me contraignit à avancer sans relâche. Je ne prenais de repos que lorsque mes muscles hurlaient grâce ou que je peinais à garder mes yeux ouverts. J’ignorais d’où elle puisait sa force, mais elle parvenait progressivement à combler l’écart entre nous. Elle m’avait presque rattrapée quand j'atteignis le sommet. Mes doigts agrippèrent une dernière prise, je me hissai pour passer un dernier obstacle et mes pieds se posèrent enfin sur la cime du monde.
Mon souffle se coupa. J’avais quitté terre. J’étais baignée dans l’océan d’encre du ciel, entourée par les étoiles. Et rapidement je ne perçus plus rien d'autre que la présence à mes côtés qui entrait en résonance avec moi. L’esprit de la Lune. Je l’accueillis comme une évidence. Elle m’attendait autant que je l’attendais. Elle m’inonda de sa lumière nacrée, sa conscience se mêla à la mienne et sa puissance afflua en moi. Après un temps incertain, la réalité reprit ses droits et je revins dans mon corps.
Mes cheveux bruns avaient entièrement blanchi, une armure d’argent me recouvrait et une lame en forme de croissant était accrochée à ma taille.
Ce corps n’était plus seulement le mien.
J'étais l'hôte d’une divinité.
J’étais la Manifestation de la Lune.
Mes yeux se posèrent alors sur Leona.
Elle était la Manifestation du Soleil. Bien sûr qu’elle l’était. Ça ne pouvait être qu’elle. Dans son armure aux couleurs du soleil, elle était rayonnante. Comme elle l'avait toujours été.
Je sus alors que je l'aimerais toujours. Même maintenant qu’elle était devenue l’incarnation de tout ce que je détestais, mes sentiments pour elle demeuraient inchangés.
Je restai impassible quand elle brandit son épée vers moi. J’avais fait mon choix en connaissance de cause et j’affrontais maintenant les conséquences de mes actes. Je ne pouvais pas lui en vouloir.
Je lui refusai ce combat. Je me détournai, en espérant qu’elle n'entendrait pas le vacarme de mon cœur qui se brise.
Et je partis, en attendant la prochaine éclipse, où la lune et le soleil seraient de nouveau réunis.