Le Cœur du Monde
Chapitre 1 : Le Cœur du Monde
1646 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 07/05/2025 16:22
Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum de fanfictions .fr de mai - juin 2025 : Les pissenlits par la racine
Laissez-moi vous parler de ma forêt. Omikayalan, le Cœur du Monde. Enracinée sur les Terres Premières, empreinte de magie jusque dans la moindre parcelle, elle est mon lieu de vie et une part de moi. Je suis chacun des êtres de cette forêt, et ils sont moi. Nous sommes liés, par l’air que nous partageons, par la terre qui nous nourrit, par le soleil qui nous éclaire, par la magie qui nous entoure. Mes ramures surplombent la canopée formée par celles de mes frères, et mes racines s’étendent encore plus loin sous la terre que mes feuilles dans le ciel.
Une tribu de Vastayas a élu domicile sur ces terres boisées. Ni tout à fait humains, ni tout à fait animaux, ces êtres savent coexister en parfaite harmonie avec le monde qui les entoure. Ils m’appellent le Dieu-Saule et ils me vénèrent. Aujourd'hui, ils font une fête en mon honneur. Je n’ai que faire des honneurs et je sais qu’il s’agit avant tout d’un prétexte pour s’amuser, mais voir ma clairière emplie de joie me comble. Mon feuillage s’illumine de fierté.
Des guirlandes colorées sont accrochées aux branches des arbres voisins. De la musique et des chants se mêlent aux sifflements des oiseaux. Un cercle de danse se forme autour de moi. Un peu plus loin, une jeune Vastaya profite de l’intimité que lui offre l’ombre d’un arbre pour déclarer sa flamme à l’élue de son cœur, et des enfants se roulent dans l’herbe en riant, sous le regard attendri de leur père.
Une ombre vient pourtant ternir ce tableau idyllique. Je sens la terreur des arbres de la lisière, qui se propage à toute la forêt. Des humains ont débarqué sur la côte, vêtus de fourrure et armés de haches, de fléaux et d’épées. Une vingtaine de guerriers et guerrières venues depuis les terres gelées du nord. Le vent me souffle le nom de celui qui les mène. Ivern.
Je ne suis pas prompt à porter un jugement sur des étrangers. Qui sait quelles raisons les ont conduits jusqu’ici ? Mais leurs intentions belliqueuses ne laissent aucun doute et je comprends la peur de mes amis à leur approche. Les êtres vivants capables de se mouvoir jugent préférable de s’éloigner autant que possible. Mes frères enracinés eux ne peuvent que se résoudre à leur sort. Plusieurs d’entre eux tombent sous les coups de leurs haches.
Il existe une règle immuable ici, garante de l'équilibre.
Qui prend redonne en échange.
Eux ils prennent. Ils ne font que prendre.
Et puis ils s’enfoncent sous les frondaisons, vers le cœur de la forêt. Vers moi.
Dans ma clairière, les chants et les rires se sont tus. Les Vastayas ont eux aussi pris conscience de la menace qui approche. Ils abandonnent leurs festivités, laissant sur place les étals de nourriture, décorations et instruments de musique, pour se regrouper en urgence dans leur village. Leur décision est rapidement prise. Ils sont prêts à défendre ce qui leur est cher. Prêts à défendre Omikayalan, à me défendre. Quel qu'en soit le prix.
J’aimerais leur dire que rien ne les oblige à agir de la sorte, qu'ils pourraient simplement détourner le regard et s’assurer de leur propre sécurité. Mais je les connais. Comment pourraient-ils renoncer à se battre ? Comment pourraient-ils laisser faire ? Ils obéissent à ce qu’ils estiment être leur devoir, à ce que leur dicte leur conscience.
Je suis malgré moi la cause d’une confrontation inévitable, du choc entre deux mondes incapables de se comprendre. Je ne peux pas intervenir. Et même si je le pouvais je ne le ferais pas. Je ne suis qu’un observateur. Ma vie importe peu, et je sais que ces bois trouveront toujours le moyen de rétablir l’équilibre. Quoi qu’il advienne, j’y suis préparé.
Les plus aguerris des Vastayas se dirigent à la rencontre des intrus, avec pour toutes armes, leurs griffes et leurs crocs. Aucune approche diplomatique n’est envisagée, la violence engendrant la violence.
Ils sont une vingtaine à se placer en embuscade sur leur chemin, se fondant dans le décor. Ils analysent leurs adversaires, estiment leur force et tentent de mettre en place une stratégie. Ils n’ont pas l’avantage du nombre et ils ne peuvent compter que sur leur maîtrise du terrain pour compenser leur manque d’expérience. Finalement, l'assaut est donné et les Vastayas se jettent sur leurs ennemis. L’effet de surprise en leur faveur ne dure que quelques secondes. La réactivité des guerriers du nord prouve leurs aptitudes au combat. Les affrontements débutent et le sang se déverse sur l’herbe verte.
Le premier à trouver la mort est un Vastaya. Une lame tranche sa gorge et son corps s’écroule. La rage de ses compagnons ne fait qu'augmenter.
Profitant de leur aveuglement et de leur manque de vision stratégique, Ivern et une partie de ses guerriers s’échappent du combat pour continuer leur progression dans la forêt.
Forcés de réagir, les Vastayas redoublent d’effort pour se débarrasser de leurs opposants au plus vite et se lancer à la poursuite des fuyards. Les affrontements s’étalent ainsi le long du chemin qui mène jusqu'à moi, semant des cadavres sur leur passage.
Ils se rapprochent.
Quand Ivern pose le pied dans ma clairière, il n’est plus accompagné que de la moitié de ses guerriers. Ce qu’il reste des Vastayas, eux aussi décimés, les rattrapent une fois encore. Ils se battront jusqu'au bout.
Alors que les combats reprennent de plus belle, Ivern lui, ne voit plus que moi. Il repousse sans pitié deux Vastayas sur son passage et se rapproche de mon tronc, arme en main. Il espère s’emparer de la magie qui circule en moi. Obtenir un grand pouvoir et tuer encore plus. Il ne sait pas que ça ne lui apportera rien.
Il lève sa hache et frappe. Mon bois se fend et ma sève se mêle au sang de ses précédentes victimes sur sa lame. Les coups s'abattent sur mon tronc, encore et encore. La plaie béante dans mon écorce suinte.
Les affrontements se poursuivent dans la clairière, bien qu’ils ne soient désormais plus qu’une dizaine, alliés comme ennemis, à tenir encore debout.
L’une des Vastayas achève son opposant. Elle arrache ses griffes sanguinolentes de sa gorge et se précipite aussitôt vers Ivern, qui se voit contraint de se détourner de sa tâche pour lui faire face.
Elle est épuisée et couverte de plaies mais sa fureur se lit dans son regard. Sa souplesse et son agilité animale lui permettent d’esquiver les premiers coups de son adversaire et elle profite d’une faille dans sa défense pour lancer sa première offensive. Ses crocs se plantent dans son bras, le sang jaillit. Alors qu’elle s’acharne sur sa prise avec un grognement sauvage, déchiquetant la chair, son regard croise celui de son ennemi, où brille une lueur froide. Il encaisse la douleur sans frémir. Un rictus mauvais étire ses lèvres.
Ce bras mal protégé n’était qu’un leurre. Un appât. Elle veut faire un mouvement de recul. Il ne lui en laisse pas le temps. Une lame vient s’enfoncer dans son flanc. Elle hoquette et s’effondre. Ses yeux tournés vers mon feuillage s’embrument de larmes avant de se figer à tout jamais.
Ivern lâche son arme et grogne en serrant son bras blessé de sa main valide. Les combats ont cessé. Ma clairière paisible est devenue un tombeau à ciel ouvert, d’où ne s'élèvent plus que quelques râles d’agonie.
Il bande sommairement sa plaie et empoigne le manche de sa hache pour se remettre au travail. Il n’y a plus personne pour se mettre en travers de son chemin. Plus personne pour repousser l’inévitable.
Les coups reprennent et un craquement sinistre se fait entendre. Le poids colossal de mes branchages pèse sur le peu de tronc intact qu’il me reste et finit par le briser. Mon esprit s’arrache de mon enveloppe.
Le grondement de ma chute résonne dans toute la forêt, provoquant l’envol d’une nuée d'oiseaux. Ma carcasse rejoint les cadavres de mes agresseurs et de mes défenseurs sur le sol imbibé de sang. Un père qui ne verra jamais ses enfants grandir. Deux jeunes amoureuses qui n'ont eu le temps d'échanger qu’un seul et unique baiser à l’ombre d’un arbre. Des guerriers morts loin de chez eux, loin de leur tribu et de ceux qui les aiment.
Les guirlandes colorées de la fête donnée en mon honneur flottent encore tristement sous les assauts de la brise.
La mort n’est qu’une partie du cycle.
La fin d’une forme de vie. Et le début d'une autre.
Ivern, seul survivant de cette hécatombe, est tombé à genoux au pied de ma souche. Il pleure.
C’est un nouveau départ. Pour lui et pour moi.