Au-delà des Mers

Chapitre 12 : A bord du Nazaré

5007 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 05/05/2021 16:08

L’Océan s’ouvrait en gerbes écumantes à l’avant de la caravelle et Mendoza à sa barre était aussi majestueux qu’elle, la cape au vent, le regard incisif et un imperceptible sourire de satisfaction au coin des lèvres. Marinchè l’observait de loin avec une des suivantes de la Comtesse pour compagnie. La jeune femme était celle qui s’était chargée de remettre la fameuse lettre à Calmèque un mois plus tôt. Elle se nommait Catherine Fellowns et elle s’était tout de suite très bien entendue avec la sulfureuse Inca. Elles passaient à présent le plus clair de leur temps ensemble, comme deux bonnes copines.

A une vingtaine de mètre d’elles, Calmèque et Jiménez partageaient une conversation sur les bouleversements politiques incessants que connaissait l’Europe, tiraillée entre plusieurs grandes puissances qui ne cessaient de lier et défaire des alliances passagères aux grés de leurs ambitions du moment. Calmèque apprit de cette façon que la religion en Europe avait une telle influence qu’elle possédait son propre état, le Vatican, et que son chef suprême, Le Pape, dictait son dogme à tous les Grands de ce côté du monde, quel que soit leur nationalité. Un monothéisme qui, d’une certaine manière, était impressionnant, mais qui n’empêchait pas un climat tendu entre différents courants, la montée du Protestantisme, du Lutheranisme, et le Roi d’Angleterre qui avait rué dans les brancards pour avoir le droit de divorcer de son épouse, décrétant qu’il était le chef de l’église dans son royaume et que le Vatican ne lui dicterait plus sa loi. Cette anecdote fit rire l’Olmèque, qui trouva que la méthode dénotait d’une profonde hypocrisie quant à cette prétendue foi.

Jiménez, quant à lui, interrogea l’Olmèque, curieux qu’il était de comprendre d’où venait son étrange ethnie, mais de nature pudique, ses questions restaient générales et Calmèque y répondit sans détours. Au fil de leur conversation, Jiménez comprit que son interlocuteur était en fait un descendant des légendaires Atlantes et, s’il en fut impressionné, il ne cacha pas sa surprise quant au fait que Mendoza le disait « Olmèque ». Pourquoi ? Quel rapport ?

Le petit homme lui expliqua que les siens avaient investi le Nouveau Continent il y a très longtemps, à une époque où les Indiens locaux n’étaient que des tribus éparses. Aussi, les Atlantes devinrent la première civilisation complexe et organisée de la région. Les Indiens se mirent à les appeler « Olmeca » parce qu’ils s’étaient implantés dans une région où poussait des arbres dont la sève particulièrement collante et compacte était appelée Caoutchouc. Olmeca signifie « Les Gens du Pays du Caoutchouc » en langue Nahualt.

« Et ça ne te dérange pas qu’on ignore tes vraies origines ? » l’avait interrogé Jiménez un peu interloqué.

L’Olmèque avait haussé les épaules.

« Les habitudes ont la peau dure, et à vrai dire, la façon dont les autochtones nous appelaient ne faisait pas partie de nos préoccupations. » avait conclu ce dernier avec amusement.

L’Espagnol s’était alors contenté d’esquisser une vague expression circonspecte avant de passer à autre chose. Mendoza venait de l’appeler et lui demandait de venir le remplacer un moment à la barre, il fallait dire qu’il n’avait pas lâché celle-ci depuis des heures et qu’il commençait à ressentir un peu de fatigue tout à fait compréhensible. Jiménez ne se fit pas prier et quitta l’Olmèque après un bref salut de la tête.

Calmèque se perdit un moment dans ses pensées. Ils avaient faussé compagnie à La Myrta depuis plus d’une dizaine de jours déjà et le calme après l’agitation était rapidement revenu. L’atmosphère était à présent sereine et l’équipage réduit permettait une certaine convivialité fort agréable. Tout le monde se connaissait et semblait évoluer sans contrainte, vacant à leurs devoirs ou occupations respectives. Une ambiance idéale.

La jolie musicienne au teint diaphane parût sur le pont sans son instrument et se fit immédiatement taquiner par un matelot qui passait à sa hauteur.

– Alors ? Pas de musique aujourd’hui ?

La jeune femme le gratifia d’un sourire poli avant de poursuivre son chemin.

Elle s’accouda au balustre de tribord, à côté de l’Olmèque, sans dire un mot. Un peu de vent fit voleter ses boucles cuivrées et elle ferma les yeux.

Il la regarda, surpris de sa présence, et comme à chaque fois, il se retrouva dans l’impossibilité de la lâcher des yeux, puis il se reprit et détourna la tête, juste à temps, elle venait de rouvrir ses paupières.

Ils restèrent tous deux à fixer le large, sans mot dire, un moment qui sembla infini. Puis elle rompit le silence.

– L’Inca dit que c’est toi qui veut que je viens, fit-elle avec un accent qui dans la bouche d’une autre aurait pu être ridicule, mais dans la sienne c’était charmant.

Calmèque se jura de régler ses comptes avec Marinchè dès qu’il en aurait l’occasion.

– L’Inca a la langue bien trop pendue, lui répondit-il en souriant, un peu gêné.

– Oh… je vois…

« Que voyait-elle ??? »

L’Olmèque se sentit en devoir de rapidement s’expliquer afin de dissiper toutes idées embarrassante.

– Vous avez beaucoup de talent et… j’aime vous écouter et… je ne suis pas le seul, affirma-t-il. Il aurait été dommage de vous perdre… et…

– Je vois…, l’interrompit-elle, un air espiègle sur le visage.

Il se tut, convaincu que chacun de ses mots le trahissaient un peu plus et en proie à une furieuse envie de disparaître sous le plancher du pont.

« Marinchè, je vais te tuer… »

Il n’osait plus rien dire, espérant qu’elle finisse par changer de sujet ou mieux, qu’elle s’en aille. Mais elle n’en fit rien et après avoir laissé errer son regard de-ci et de-là comme si ses idées lui étaient soufflées par la brise, elle s’appuya avec plus d’aisance sur le bastingage et reprit.

– Tu venir du Nouveau Continent ?

« Mais qu’est-ce que ça peut lui faire ? »

Quelques secondes s’écoulèrent.

« Faut que tu répondes un truc là ou ça va faire louche ! »

S’écoulèrent encore…

« Ah bah voilà, trop tard, maintenant tout ce que tu pourras dire paraîtra bizarre et sera retenu contre toi… »

Mais elle sembla ne même pas s’apercevoir qu’il n’avait pas répondu et continua, la voix et le regard évanescents. Puis elle tourna sa tête vers lui, le détaillant avec attention.

– Tu es…, elle chercha ses mots un instant. « Intrigant », finit-elle par dire, contente d’avoir trouvé le mot adéquat.

« Intrigant ?!? »  

« Cette fois faut que tu dises quelque chose ou en plus d’être intrigant, tu passeras pour attardé ! »

Il entrouvrit la bouche.

« Dis un truc, n’importe quoi, même une connerie, mais prononce quelque chose ! »

– Intrigant est certainement la façon la plus agréable qu’on ait eu de me traiter de bizarre, arriva-t-il à articuler sur un ton de plaisanterie qui semblait presque naturel.

« Super ! Voilà ! Reste concentré et si elle te pose une question, tu réponds simplement. C’est pas compliqué ! Tu vas y arriver ! »

Elle eut un sourire et pendant une fraction de seconde, il eut peur qu’elle ne soit en mesure de le percer à jour. Mais il se rassura intérieurement.

« Ne soit pas stupide Cal, tu sais bien que t’es le champion toutes catégories du planquage d’émotions, elle voit rien du tout ! Reste zen et tout se passera bien ! »

– Tu ressembles à un « elfe », lui dit-elle finalement avec amusement.

– Un elfe ? s’étonna-t-il tout haut plus vite qu’il ne l’aurait voulu.

– Mmm mmm, fit-elle affirmative, le sourire toujours vissé aux lèvres.

– Et c’est quoi ? s’inquiéta-t-il, s’attendant à tout.

– Des êtres de légende de mon pays.

Elle avait une façon très particulière de ne faire aucune liaison et de « pwononncéé les moots » qui donnait à chacune de ses phrases un côté à la fois agaçant et attachant.

– Des légendes sympas ?

Elle fit oui de la tête.

– Et bien ça me change, assura-t-il, moi qui ai plus souvent l’habitude qu’on me compare à un cure-dent avec une tête de chauve-souris, ironisa-t-il.

– Une what ? s’enquit-elle vivement, ne comprenant pas, de toute évidence.

– Une chauve-souris, répéta-t-il. Vous savez…

– Sou-ris, articula-t-elle. Comme « smile » ? fit-elle en souriant exagérément.

Calmèque la regarda incrédule un instant avant de percuter.

– Oh ! Non ! Pas ce « souris » -là. Non ! Heu… vous savez, des rats en plus petits.

– Rats ? dit-elle avec une expression déplaisante.

« Super ! Génial ! Elle te parle d’elfe tout mignon et toi tu lui parles de petits rats… bien joué ! Y’a pas à dire ! »

Il se mordit la lèvre inférieure et se serait bien tapé la tête contre le bastingage s’il avait pu.

Elle le regardait en plissant des yeux comme pour percer le mystère.

– Laissez tomber, tenta-t-il, mais c’était trop tard, elle restait à le fixer, cherchant à comprendre.

Cette nana avait une façon très dérangeante de scruter les gens, ne paraissant pas réaliser que passer un certain laps de temps, ça mettait très mal à l’aise.

– Ce sont des petites bêtes nocturnes qui ressemblent à des… souris volantes…, conclut-il, avant de tourner la tête, dépité par sa capacité à s’être enfoncé lui-même.

Il ne vit donc pas son visage s’éclairer.

– Oh yes ! fit-elle avec bonheur en comprenant enfin. « Bat ! »

Puis elle s’immobilisa, l’air compliqué.

– Oh… yes… un peu… acquiesça-t-elle en constatant que la ressemblance avec certaines chauves-souris était judicieuse. Mais…,fit-elle en discernant l’air déconfit de son interlocuteur, on va rester sur elfe, c’est plus… « lovely ».

Cette fois, c’est lui qui ne comprit pas et elle ne rajouta plus rien, se contentant de partir dans la contemplation de l’eau.

– Je m’appelle Erin, souffla-t-elle au seuil d’un long silence.

« Erin… » se répéta-t-il.

« C’est le moment là, faut que tu lui dises ton nom, toi aussi. »

Les voiles gonflées par un vent vigoureux semblaient faire voler la caravelle au-dessus des flots, tant elle était légère.

« Maintenant, ton nom, pas dans une semaine ! »

– Moi, c’est Cal…

Il hésita une courte seconde entre « mèque » et « hayan » et s’entendit dire le premier avant même d’en prendre conscience. Par habitude, sans doute. Après tout, les us et coutumes de son peuple, tout le monde s’en foutait complètement à présent, alors pourquoi s’acharner à respecter un protocole obsolète ? Nom usuel, prénom, branche d’origine… pour ce que ça lui avait apporté de respecter ces préceptes… lui qui n’avait même pas vraiment eu de nom avant d’avoir vingt-deux ans. L’absurdité de sa condition lui revint alors à l’esprit comme une gifle et l’instant qui avait été si irréel, si délicat, se disloqua misérablement. Pouvait-on être plus prisonnier de soi-même qu’il ne l’était ? Son visage s’assombrit tristement et il baissa les yeux. La jeune femme s’en aperçu et cru qu’elle avait dit quelques chose d’inopportun. 

– Oh… je désolée. Je dis quelque-chose que faut pas ?

Sa question le ramena au présent et il se mit en devoir de la rassurer.

– Non non, ne vous en faites pas, juste de vieux souvenirs un peu pénibles.

– Je suis contrite si ces souvenirs venir à cause de moi.

– Je vous jure que vous n’y êtes pour rien. Sincèrement. Ne vous inquiétez pas.

– Je comprendre, lâcha-t-elle après quelques instants de silence. Moi aussi je fuir des choses. Mais l’ombre suit parfois même sans lumière.

Calmèque fut surpris par la jolie tournure « l’ombre suit parfois même sans lumière » et il sourit.

– Surtout sans lumière, renchérit-il avec ironie.

Il lui sembla qu’elle esquissa une petite expression ténue, mais il n’en était pas certain et l’instant d’après, Erin avait replongé ses pensées vers le large, semblant se soustraire à cette réalité. Il l’observa discrètement quelques minutes, se demandant où tout ça le menait. Puis il décida de lâcher prise et de s’abîmer, lui aussi, dans la contemplation de l’horizon, peut-être y trouverait-il des réponses, mais à vrai dire, tout ça le rendait un peu triste. Impossible pour lui de ne pas être réaliste, il savait à quoi il ressemblait et…

On mangeait tous ensemble sur le pont aussi souvent que possible à bord du Nazaré, pas question de commencer à se la jouer hiérarchie à deux balles. Et ça semblait convenir à tout le monde. Les rares absents étaient la Comtesse, l’une de ses suivantes et les membres d’équipage en poste à ce moment-là.

Marinchè étira la soirée aussi longtemps qu’elle le put avant de céder à son envie de partir retrouver « sa » gargouille qui n’était pas reparue depuis la fin d’après midi. Elle l’avait vu discuter avec l’Irlandaise et mourait de curiosité. Elle tenta bien de se passionner pour les récits d’Ortega qui, une fois sorti de sa cuisine, devenait intarissable sur ses nombreux voyages. Il en était à sa dixième traversée en quinze ans et espérait bien remettre ça plus du double ! Du moment que les calles renfermaient du vin, il était prêt à aller au bout du monde ! Mais rien n’y fit et elle s’excusa auprès de chacun quand elle quitta l’assemblée au moment où les uns et les autres commençaient à houspiller la jeune violoniste pour qu’elle leur joue quelques morceaux. Les premières notes de l’instrument s’élevèrent dans la nuit quand l’Inca pénétra dans la coursive en direction de sa cabine.

Les lieux étaient exigus, bien plus que sur La Myrta, dont les proportions étaient sans égales avec Le Nazaré, mais personne ne s’en plaignait.

L’Inca referma la porte derrière elle. Elle avait frappé timidement, mais aucune réponse ne lui était parvenue. Dormait-il ?

Dans le noir de la petite pièce, elle discerna son ombre, immobile, assis sur la couchette. Elle hésita avant de venir s’assoir à côté de lui. Aucune accroche intelligente ne lui vint à l’esprit et elle espéra un moment qu’il brise la glace et lui facilite la tâche. Mais le silence persista, intense, lourd, beaucoup trop, et elle commença à ressentir une sorte de malaise. D’instinct elle remonta ses jambes sur le lit. Dès qu’elle se sentait mal, l’idée des rats s’imposait systématiquement à elle, et à plus forte raison si elle était dans le noir, comme un fantôme attendant le meilleur moment pour se rappeler au bon souvenir des vivants.

On entendait distinctement le violon de l’Irlandaise qui emportait avec lui une clameur de joie. Des bruits de pas martelant le sol allant crescendo en cadence avec la musique, quelqu’un qui improvisait une percussion soutenue sur un baril de vin et bientôt la plupart des passagers se mettraient à danser accompagnés en fond sonore par ceux qui préféraient frapper dans leurs mains ou chanter.

Cette bonne humeur contrastait avec le vide glacial de la petite chambre.

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle.

Mais aucune réponse ne vint combler l’obscurité et le malaise s’enlisa.

Calmèque avait accusé un contre-coup très déprimant après sa petite discussion avec Erin. Il savait que les sentiments naissants qui l’animaient, et qui l’avaient pris de court, passés les premiers instants semblables à une douce ébriété, se transformeraient progressivement en morceaux de verre qui s’enfonceraient chaque jour un peu plus profondément dans son cœur et son âme, pour ne laisser que tristesse, regrets et dégoût de soi. Il avait envie de mourir.

Marinchè attendit. Un très long moment. Sentant bien que son compagnon de chambrée était particulièrement accablé.

Et puis, après que plus d’une demi-heure de silence n’ait temporisé sa présence, elle tenta une approche avec le plus de tact dont elle était capable.

– Je peux faire quelque chose ?

– Non, finit-il par lâcher d’un ton morne après une pose beaucoup trop longue. Personne ne peut rien alors fiche-moi la paix. 

La Marinchè qui n’aimait pas qu’on lui marche sur les pieds se réveilla, un peu offusquée par la réflexion de l’Olmèque.

– Hey ho ! fit-elle sur un ton de rappel à l’ordre. Je sais pas ce qui se passe dans ta tête, mais j’y suis pour rien moi, alors te trompe pas d’ennemi ! Si tu veux un chien, à la prochaine escale, tu peux t’en acheter un, moi j’ai pas l’intention de tenir le rôle !

Et elle croisa les bras en détournant la tête et en maugréant à voix basse.

– Finalement vous vous ressemblez toi et Mendoza, vous avez le même défaut détestable ! Quand vous êtes malheureux, vous devenez désagréables avec tout le monde ! Vous faites chier !

Piqué au vif, Calmèque se tourna en direction de l’ombre qui grommelait sur sa droite et une salve de reproches se coinça dans sa gorge, mais il s’abstint de justesse… elle n’avait pas tort, le fond du problème n’était pas du tout de sa faute à elle. Il soupira profondément.

– Désolé, admit-il du bout des lèvres après plusieurs minutes tendues, tout juste audible. Mais…

– Mais ? fit-elle encore un peu sur la défensive, mais espérant qu’il l’éclaire enfin.

– Rien…

Mais bien décidée à ne pas battre en retraite si facilement et à lui tirer les vers du nez, elle fit mine de désarmer avant de tenter une percée par un autre flanc.

– Elle te voulait quoi la « ménestrelle » ? tenta-t-elle de plaisanter, espérant qu’un peu d’humour parviendrait à briser le mur derrière lequel l’Olmèque s’était réfugié. 

Mais elle l’entendit se renfrogner de plus belle et il fit claquer sa langue en signe d’agacement.

« OK, sujet pénible, amorce difficile, on y reviendra plus tard… »

Du coup, elle se laissa tomber sur les draps en soufflant, prenant le parti de se taire. Inutile d’essayer de lui faire lâcher le morceau en l’attaquant de front, il était trop sur la défensive. Elle laissa le cours de ses pensées vagabonder distraitement, essayant de ne plus trop faire attention à sa présence. Lui, ne bougeait pas, toujours assis dans la même position, on aurait dit une poupée de chiffon sur une étagère. Au terme de longues minutes, elle tendit sa main dans sa direction et lui toucha le bras tout doucement, comme pour lui dire « Je suis là si t’as besoin. »

Il ne parût pas réagir, mais ne la repoussa pas non plus et encouragée par cette « porte entrouverte », elle poussa plus loin son geste et se rapprocha suffisamment jusqu’à pouvoir l’enlacer complètement, se tenant derrière lui. Il se laissa faire quand elle posa sa tête contre son épaule. Elle se tut, l’heure n’était plus aux mots et elle se contenta de le serrer un peu plus contre elle. Si on lui avait dit cinq ans plus tôt, qu’elle prendrait volontairement cet homme dans ses bras, elle en aurait sans doute eut la nausée, mais là, elle se sentait étrangement à sa place. D’un mouvement à peine perceptible, elle lui fit comprendre qu’ils seraient mieux allongés, et Calmèque se laissa entraîner lentement sur le lit en fermant les yeux.

Il n’aurait pas dû accepter cette situation, pas dû accepter cette proximité, pas dû s’habituer à ces gestes,… non, il n’aurait pas dû, mais il était las de se démener entre ce dont il avait besoin, ce dont il rêvait et ce à quoi il pouvait réellement aspirer… l’écart était trop grand et les déceptions trop douloureuses. Il la laissa faire, épuisé par tant d’années de contrôle, de refoulement et d’abnégation. Un instant de grâce au milieu d’une éternité, un presque rien qui était tout. Ca faisait un bien fou.

Et le temps s’étira comme un chat paresseux, doux et chaud, tendre et câlin, la méfiance en sommeil… pour un instant indéfinissable.

L’Inca entrouvrit la bouche et hésita. Puis se laissa aller, bercée par le moment et l’envie de se délester un peu de son propre fardeau. 

– Je suis la fille d’un Seigneur nahualt, commença-t-elle dans un souffle. Née à la frontière entre le Mexique et le pays aztèque. A la mort de mon père, j’étais une toute petite fille et ma mère s’est remariée et a eu un fils, Otchi, un vrai petit con…

Calmèque ouvrit les yeux, étonné, mais attentif. Il ne s’était pas attendu à ce qu’elle commence à lui faire des confidences. Elle continua d’une voix douce.

– Je suis rapidement devenue gênante pour les ambitions de mon demi-frère et il s’est débarrassé de moi en me vendant à des marchands d’esclaves mayas…

« Sympa le frangin… »

– Il y a une quinzaine d’années, j’ai été offerte aux Espagnols avec 16 autres filles, pour qu’ils puissent se satisfaire, dit-elle avec pudeur. Parmi eux, il y avait Hernan Cortes…

Calmèque cessa de respirer une fraction de seconde. Venant seulement de faire le rapprochement, il se tourna légèrement vers la narratrice qui se tenait toujours dans son dos, étroitement serrée contre lui.

– T’es celle que les Indiens Nahualts appellent « Malintzin » ?

Il n’en revenait pas, comment avait-il pu passer à côté de ça ?

Elle rit doucement, un peu à regret.

– Je suis si célèbre ?

Il reprit sa place en faisant la moue.

– Bah… tout de même… merde…, fit-il pour lui-même, un peu secoué par la révélation. T’es quand-même juste « La Malintzin »… LA…, il faillit dire « traitresse » mais se ravisa pour un mot moins corrosif… ou presque, LA… maîtresse de Cortes…

– Était ! coupa-t-elle sèchement. J’étais la maitresse de Cortes et disons que l’idée venait plus de lui que de moi ! ajouta-t-elle, le ton aigre. Tu crois vraiment qu’on m’a demandé mon avis et que les seize autres filles sont encore là pour en parler ?

Il se tut et se mordit l’intérieur des lèvres, gêné. Il semblait logique vu les circonstances qu’elle n’ait pas eu le choix, n’importe qui aurait sans doute fait pareil pour sauver sa peau. Sa grande beauté l’avait sauvée, pouvait-on le lui reprocher ? Pourtant « la rumeur » populaire la décrivait comme une vraie salope. Était-ce pour cette raison que Mendoza lui avait dit qu’à côté d’elle il était « un enfant de chœur » ? Bizarre que le Navigateur ait eu autant de compassion pour un peuple qui n’était pas le sien.

Marinchè s’était quant à elle attendue à cette forme de réaction, elle n’ignorait pas la triste réputation que les événements lui avaient fait et elle ne pouvait pas en vouloir à l’Olmèque. Aussi, attendit-elle quelques instants que la tension retombe avant de reprendre le cours de son récit.

– Deux ans après, une petite délégation envoyée par Charles Quint en provenance de Castille est arrivée au Mexique.

Elle marqua un temps.

– Nous sommes tombés amoureux l’un de l’autre à la seconde où nos regards se sont croisés, fit-elle, la voix perdue au loin, songeuse.

« De qui parle-t-elle ? »

– Il était tout le contraire de Cortes, grand, bien bâti, le regard doux, calme,… avec une pointe de mystérieux qui le rendait irrésistible.

Un silence… et puis deux…

– Quand il fut renvoyé en Espagne, il a cru que c’était moi qui l’avait demandé et il m’en a énormément voulu, j’ai cru mourir de chagrin. Mais j’étais misérablement liée à Cortes tant dans l’intimité que sur le plan stratégique et je n’ai rien pu faire. Quand deux semaines après son départ, continua-t-elle, je me suis rendue compte que j’étais enceinte, impossible de savoir si l’enfant était de Cortes ou… de lui.

Deux trois recoupements rapides dans sa tête, Calmèque commençait à sentir arriver le pavé. Il se défit doucement des bras de la belle Indienne et s’assit en la fixant à travers les ténèbres.

– Marinchè, fit-il, ne me dis pas que le gars dont tu parles c’est Mendoza…

Elle sourit.

– Sans quoi ce serait pas drôle, assura-t-elle en plaisantant pour essayer de dédramatiser.

Il se laissa retomber sur le lit en se cachant le visage de ses mains.

– Je le sentais que c’était pas un hasard que tu sois sur ce bateau précisément…, se récrimina-t-il. Et je suppose que l’enfant ressemble plus à Mendoza qu’à Cortez ?

Elle ne répondit pas, mais son silence fut éloquent.

– Je le crois pas…, geignit-t-il.

Il se redressa à nouveau en désignant le plafond du doigt.

– Et je suppose qu’il est absolument pas au courant…

– Je n’ai pas encore trouvé le bon moment et puis…

– Et puis ?

– Ma relation avec Cortez s’est grandement dégradée avec les années et quand il est reparti pour l’Espagne cinq ans plus tard, il a emmené Martin, le fils que j’avais eu de lui et… Maria, qu’il croit être sa fille. Il me les a arrachés tous les deux juste pour me faire du mal et il m’a donnée en mariage à l’un de ses capitaines.

Une brusque et profonde tristesse vint étrangler sa voix.

– Ca va faire près de sept ans que je n’ai plus vu mes enfants, je ne sais même pas s’ils sont encore en vie…

– Et c’est pour tenter de les retrouver que tu vas en Espagne ? interrogea le petit homme d’une voix aussi douce que possible.

– Je n’avais plus rien qui me retenait au Mexique de toute façon…

– Mais, fit-il en essayant de mettre des gants, il y a cinq ans, vous ne sembliez pas vraiment dans le même camp

Mendoza et toi, alors que vous auriez peut-être pu mettre les choses au clair et… je sais pas moi…

Il cherchait ses mots, espérant ne pas la blesser.

– S’il avait su peut-être que… ?

Elle prit une mine désabusée.

– Mendoza est un homme orgueilleux et qui a la dent dure, il est convaincu que c’est moi qui ai demandé son renvoi en Espagne et que je me suis jouée de lui… il m’en veut beaucoup et reste hermétique à toute forme de « vraie » discussion. C’est pas faute d’avoir essayé…

Les yeux de l’Olmèque s’écarquillèrent en réalisant brusquement.

– Oh nom de dieu, Non ! Non, non, non, non !!! s’écria-t-il. Marinchè, tu n’espères tout de même pas que c’est moi qui vais aller jouer les négociateurs ? Ne me dit pas que toute cette histoire était juste destinée à me transformer en messager ?

« Tiens… je commence à entrevoir l’origine du mot « pigeon »… » se dit-il avec sarcasme.

A nouveau, la belle ne pipa pas un mot et se contenta de tordre ses jolies lèvres comme à chaque fois qu’elle éprouvait de la gêne, signe que le petit homme avait vu juste.

– Marinchè…, gémit-il. Mais pourquoi tu me fais ça ? Tu veux qu’il me trucide ? Tu sais ce que Gengis Khan faisait aux porteurs de mauvaises nouvelles ?

Le visage de l’Inca devint comique.

– C’est qui celui-là ?

– Laisse tomber, soupira Calmèque en se relaissant tomber sur la couchette, dépité. Laisse tomber…


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