Au-delà des Mers

Chapitre 35 : Zamis et Tangine

1444 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 06/06/2021 15:23

Ses yeux étaient maintenant parfaitement secs, consumés par une haine sans commune mesure. Il avait bien assez pleuré ces derniers jours, et l’heure n’était plus à la lamentation. Il s’observait comme on se surveille, dans le petit miroir de sa minuscule chambre d’officier, il y avait peu de place dans cette base et pas de favoritisme, même pour un lieutenant. Inspectant ses traits, vérifiant qu’on ne pouvait pas y lire à quel point il était dévasté - il ne fallait pas que quelqu’un comprenne, sans quoi, il ne donnait pas cher de sa peau - il se remémorait pour la énième fois les événements survenus trois jours plus tôt.

Le sort en avait été jeté en moins d’une heure. Il n’était pas de service cet après-midi-là, il n’avait rien pu faire et quand il était arrivé dans le sous-sol, alerté par une rumeur qui circulait dans les couloirs, les cadavres de Kiémen et Kannan, jonchaient déjà le sol.

Zamis avait alors cru qu’il allait tomber à genoux et hurler de douleur, mais il ne s’était rien produit, il était resté planté là, en spectateur impuissant, les points serrés à l’extrême et le souffle court.

Il observait cette scène irréelle : Menator, fusillant du regard les deux dépouilles à ses pieds, le vieil homme se cramponnait à sa canne pour tenir debout, mais ses yeux, prunelles incandescentes, étaient l’expression de la malveillance pure.

– Tu croyais vraiment que tu pourrais me cacher tes petites expériences, Kiémen ? avait-il cinglé de sa voix aigre avant de cracher sur le corps de son frère cadet, étendu à ses pieds.

Ils avaient été abattus, l’un comme l’autre, d’une balle dans la tête, et la sentence avait été exécutée sans sommation par Liroyë, un petit Caporal que Zamis avait en horreur. Une fouine lèche-bottes toujours prête à faire du zèle en accomplissant les sales besognes sans aucun scrupule, le genre de bras armé sans état d’âme dont les tyrans aiment s’entourer.

C’est à ce moment que Zamis avait éprouvé le besoin impérieux de remonter à la surface et de respirer autre chose que l’air vicié de ces profondeurs. Il se sentait mal. Il entendit encore Menator ordonner de mettre le feu à l’ensemble de l’installation, et après ? Plus rien, son esprit avait cessé d’imprimer. Le trou noir. Il se souvenait seulement s’être retrouvé à plusieurs kilomètres de cette maudite Apuchi, essayant de reprendre son souffle. Désorienté. Et c’est là, qu’enfin, il avait pleuré durant des heures sans parvenir à s’arrêter. Se demandant comment il allait survivre sans Kannan.

A présent, il était là, devant son miroir, il avait tellement perdu de larmes qu’il se sentait comme un bloc de marbre, vide et lisse. Peut-être était-ce dû à de l’épuisement nerveux.

Fort heureusement, sa liaison avec Kannan était restée discrète, et il n’avait pas été associé à l’entreprise des deux scientifiques.

Il grimaça en repensant à la jeune H1, qui s’était, elle aussi, prise une balle entre les deux yeux, sans jamais être sortie de son coma, au moins elle n’avait pas pu réaliser ce qui se passait. Quant au bébé, il avait, d’après les dires des témoins, été exécuté en premier, et ce fut Menator, lui-même, qui avait appuyé sur la détente, voulant infligé à son cadet, encore en vie à cet instant, la plus vive des douleurs en anéantissant son œuvre devant ses yeux, avant d’ordonner à Liroyë de les réduire au silence, lui et son complice. Zamis était arrivé quand l’infâme Caporal finissait sa besogne en abattant la petite H1, sous le regard froid du vieux biochimiste.

Il était dix heures, il devait prendre son service. Zamis inspira profondément, vérifia une dernière fois qu’aucune once d’émotion ne venait trahir ses traits et il sortit.

« Je te promets Kannan, que je lui ferai payer à ce vieux salopard ! » se jura le Lieutenant comme pour se donner du courage et une raison de continuer à exister.

C’est dans les entrailles d’Apuchi que se trouvaient les installations nécessaires au fonctionnement de la base, rien de très glamour, mais pourtant, ô combien incontournable : l’assainissement, le réservoir d’eaux usées, les canalisations, la décharge, l’incinérateur de déchets,…

Et c’est au milieu de cet univers peu ragoutant, que Tangine régnait en maître, un peu à l’écart de tous les autres de son espèce. Mais ça ne le dérangeait pas, au moins, ici, on lui foutait la paix !

De taille très petite, même pour son peuple, Tangine ressemblait à un gnome. Le crâne irrégulier, les yeux minuscules où se perdaient deux iris rikiki, le nez retroussé, la mâchoire prognathe, il avait un corps très frêle qu’il ne se fatiguait pas à cacher. Il portait tout au long de l’année la même liquette de couleur orange resserrée à la taille par une cordelette. Et cet aspect négligé ne paraissait pas l’incommoder. En général, on ne venait le trouver que lorsqu’il y avait un problème sanitaire, en dehors de ça, le reste du monde l’ignorait royalement.

Aussi fut-il très étonné lorsque, cet après-midi-là, il fut sorti de sa sieste d’après repas, par des petits gémissements. Il mit d’abord ça sur le compte d’un animal qui avait dû tomber dans le collecteur d’eau de pluie et il tenta de se rendormir, mais les gémissements s’intensifièrent et Tangine fut bien obligé de sortir de sa léthargie pour s’en inquiéter plus avant. L’air bougon, sortant de sa cabine, il bailla en balayant l’immense salle du collecteur des yeux. Tendant l’oreille, il tenta de localiser le bruit, mais ce n’était pas simple dans un endroit aussi vaste où le moindre son résonnait et se répercutait sur les parois de pierre. Et c’est en soupirant, qu’il se mit en quête. Après quelques minutes, les gémissements devinrent plus sonores à mesure qu’il s’approchait de la décharge.

Cette dernière était un trou pratiqué dans le sol de la montagne, dans lequel étaient jetées les immondices en attendant d’être brûlées.

Tangine se tenait sur le rebord de l’excavation. Il entendait, à présent, distinctement, de légers pleurs étouffés par des couches de déchets. Il scruta le tas d’immondices à la recherche d’une réponse et grogna.

« Quelle plaie !»

Sans envie, il sauta sur le tas de déchets, dont le niveau était à moins d’un mètre plus bas, l’incinération serait pour bientôt, et tout en essayant de localiser précisément les pleurs, il souleva quelques vieux cartons crasseux ici et là dans une odeur qui soulevait le cœur. C’est là qu’il le trouva. Ébahi, Tangine eut un temps d’arrêt. Devant lui, enseveli sous presque trente centimètres de merdes en tous genre, se trouvait un bébé. Pleurant à présent à pleins poumons !

Bien sûre, il avait entendu parler du sort qu’avait subi le jeune frère de Menator, trois jours plus tôt, et de l’hybride qu’il avait, d’après les rumeurs, réussi à mettre au monde. Mais il savait aussi que Menator avait fait exécuter tout le monde, petit hybride compris et que leurs corps avaient été jetés, en signe de mépris absolu, dans la décharge, sans aucune cérémonie ni sépulture digne de ce nom. Alors comment se faisait-il que ce gosse soit en vie ?

Un peu dégoûté, Tangine souleva la petite vie du bout des bras en l’examinant de façon circonspecte.

« Il a des cheveux, allons bon ! » se dit-il en grimaçant.

De son côté, peut-être soulagé de ne plus être seul, l’enfant cessa de pleurer un instant.

– Je suis pas né sous une bonne étoile, remarqua Tangine, mais toi, tu t’es pris la comète dans la gueule ! ironisa-t-il. « Impure », c’est vraiment pas un bon karma, t’aurais mieux fait de crever !


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