Enfin prof !

Chapitre 1 : Enfin prof !

Chapitre final

2720 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 05/02/2023 23:03

Il n’était pas encore 8h30, ce froid lundi matin de février, quand Serge Tirocul, professeur au lycée Fanfaron, entra dans la salle des profs de l’établissement. Il était le premier arrivé, les cours commençant à 9 heures, et constata avec amertume que cette satanée machine à café était encore et toujours en panne.

Ayant un peu de temps avant le début des cours, il s’installa à l’une des tables, et posa son sac. Il en sortit le catalogue de la CAMIF, dont il fixa la couverture quelques instants, avant de le ranger en soupirant, et de se saisir, à la place, de son emploi du temps. Il avait deux cours de deux heures ce jour-là: le premier en salle 305 avec une classe de Seconde, à 9 heures. Le deuxième à 14h30, en salle 208, avec une classe de Terminale. Il rangea alors son emploi du temps, et commença à se plonger dans les fiches qu’il avait préparées pour ses cours.

C’est à ce moment-là qu’entra son collègue Paul, le référent syndical de l’équipe enseignante. Celui-ci salua chaleureusement Serge, se dirigea vers la machine à café, râla un coup, puis demanda:

«Tiens Serge, tu as vu qu’on a programmé une grève contre la dernière réforme de l’Education Nationale le 12 ? On peut compter sur toi ?

_ Je ne sais pas trop, je vais voir.», répondit Serge.

Paul resta interloqué. Sa question avait été posée de manière purement rhétorique. Serge ne ratait jamais une occasion de ne pas faire cours. Comment pouvait-il seulement hésiter quand un prétexte aussi évident lui était servi sur un plateau ?

«OK, je te laisse réfléchir, et tu me tiens au courant ?

_ Oui, oui, si tu veux…»

Dans les minutes qui suivirent, la salle se remplit très vite de leurs collègues qui, dans l’ensemble, semblaient déjà totalement stressés et épuisés au moment de commencer leur semaine. Tout cela provoqua une forte agitation, entre les discussions des uns et les préparatifs de dernière minute des autres, jusqu’à ce que l’alarme retentit, et que chacun se dirige vers la salle où on l’attendait.


Quand Serge arriva devant la salle 305, il n’y avait que deux élèves qui faisaient la queue à la porte. Il s’agissait de Mathilde et Najwa, deux jeunes filles assez discrètes, et plutôt bonnes élèves par rapport aux standards, particulièrement bas il faut l’admettre, de ce lycée.


« Eh bien, vos petits camarades sont en retard ? Bon, allez vous installer, on va les attendre un peu. Et s’ils tardent trop, on commencera sans eux. »


En réalité, il n’y avait jamais beaucoup d’élèves qui se présentaient au cours du lundi matin. Cinq mois s’étaient écoulés depuis la rentrée, et ils avaient compris que M.Tirocul trouvait toujours une excuse pour ne pas faire cours. Aussi, ceux qui n’avaient pas des parents pour les forcer à se présenter au lycée dès 9 heures profitaient-ils de l’occasion pour gagner deux heures de sommeil.

Les deux jeunes filles s’installèrent à leur place habituelle, à mi-profondeur, côté fenêtre, ce qui avec les autres sièges laissés vides donnait une configuration particulièrement étrange à la classe. Les minutes s’égrainèrent dans un silence pesant.


« Monsieur, demanda soudain Najwa pour rompre le malaise qui s’installait. J’ai entendu dire que, quand il y a moins de cinq élèves, le professeur n’est pas autorisé à faire cours. C’est vrai ?

_ Non, c’est de la légende urbaine. Je connais bien les conditions d’annulation des cours, et croyez-moi, ça n’en fait pas partie. »


Les deux amies se regardèrent stupéfaites. Elles venaient de lui tendre une perche en or, et il l’avait tout bonnement ignorée. Un sentiment de panique commença à s’insinuer en elles. Allaient-elles vraiment passer les deux prochaines heures en cours ? Ce n’était pas prévu, et elles avaient d’autres choses à faire, notamment un devoir d’anglais à terminer pour cet après-midi, auquel elles avaient prévu de consacrer ces deux heures.


« Bon, il est 9h10, on va commencer. »


Elles attendirent la chute, mais déjà, leur professeur s’était saisi d’une craie, et traçait le titre du cours au tableau: “Athènes et les Cités grecques au siècle de Périclès”.


« Voilà. Comme vous le savez peut-être, la première partie du programme pour vous, cette année, s’intéresse au monde méditerranéen de l’Antiquité au Moyen-Âge. »


Dans un mouvement de désespoir, Mathilde saisit discrètement son téléphone, et envoya un message à plusieurs de ses amis: “Srx vs fetes koi, y a cour, le prof é la !!!!!!”

Elle prenait le risque de se couvrir de ridicule s’il trouvait finalement une excuse, comme il l’avait toujours fait jusqu’à présent. Mais elle avait cet étrange pressentiment qu’aujourd’hui, ce serait différent. Elle n’aurait su dire pourquoi, peut-être sa voix, ou sa posture, qui semblaient plus sérieuses, plus professionnelles qu’à l’accoutumée.


« Le Vème siècle avant notre ère, fut une période faste pour la Grèce Antique. Athènes, en particulier, connut un développement économique et culturel sans précédent, qui fit d’elle le centre de la vie politique, culturelle et artistique de la région. Dans le cours d’aujourd’hui, on va contextualiser un petit tout ça, et essayer de comprendre les aspects de la société athénienne qui lui ont permis de se démarquer, et d’influencer tout le reste de la Grèce. »


Trois élèves arrivèrent à ce moment-là.


« Désolé pour le retard M’sieur, mon réveil a pas sonné !

_ C’est bon, installez-vous. Où en étais-je ? Ah oui, Athènes ! »


Et le cours dura effectivement les deux heures qu’il était censé durer.

Ce fut un événement si inattendu que la nouvelle commença à circuler parmi les élèves de Seconde, et finit par arriver, juste avant la pause méridienne, dans les oreilles d’une partie des professeurs.


Pour déjeuner, Serge Tirocul retourna en salle des profs. Antoine Polochon, qui enseignait également l’Histoire, ainsi qu’Amina, professeure de français, s’assirent à la même table que lui. Serge avait une gamelle contenant un gratin de pâtes, quand ses collègues se restauraient de sandwiches achetés le matin même dans une boulangerie.


« Dis-donc Serge, j’ai entendu des rumeurs qui circulent à ton sujet, commença Antoine. Tu étais en panne d’inspiration ce matin ?

_ Pas spécialement non, répondit innocemment Serge, pourquoi ?

_ Ben, c’est évident non ? D’habitude tu… »

Serge leur jeta un regard circonspect.

« Mais tu te sens bien sinon, reprit Amina, qui semblait sincèrement inquiète. Il n’y a pas de problème particulier dans ta vie personnelle qui pourrait avoir un impact sur ton boulot ?

_ Non, tout va très bien. C’est un peu bizarre vos questions.

_ Tu sais, une dépression, ça se met en place de manière très insidieuse. Mais si la prise en charge est trop tardive, c’est un vrai parcours du combattant pour en venir à bout. »


Le reste du repas se déroula silencieusement. Le malaise était palpable, et lorsque vint l’heure de retourner en classe, ce fut un drôle de soulagement pour tout le monde.


Lorsque Serge arriva devant la salle numéro 208, où son cours de l’après-midi était programmé, quasiment tous les élèves de la classe de Terminale étaient présents. La différence avec les élèves de Seconde du matin était impressionnante, mais facile à expliquer. Premièrement, les élèves avaient eu cours plus tôt dans la journée, et avaient également un cours de prévu après. Ils étaient donc déjà sur place, et ça ne leur coûtait rien de venir attendre devant la classe où ils étaient censés avoir cours avec Monsieur Tirocul. Ensuite, c’était leur troisième année (voir plus pour les nombreux redoublants), et ce temps passé au lycée leur avait permis d’élever Monsieur Tirocul au rang de star. L’habileté, la créativité et le culot avec lesquels il parvenait systématiquement à s’arranger pour ne pas faire cours avaient fait sa réputation, et suscitaient un très grand respect de la majorité des élèves les plus anciens. Aller à un cours de Monsieur Tirocul, c’était comme aller à un spectacle. De plus, la rumeur sur son cours du matin, si elle avait circulé chez les Secondes, chez les professeurs, et chez une partie des élèves de Première, n’avait pas encore eu le temps de vraiment prendre chez les élèves de Terminale. Aussi, ceux-ci venaient sans se méfier de quoi que ce soit.


Serge fit entrer ses élèves et leur demanda de prendre place. La salle 208 était l’une des plus délabrées de l’établissement. Les tables étaient bancales, le papier-peint complètement déchiqueté, les fenêtres rendues opaques par la graisse qui s’y était accumulée, et de grandes lettres blanches formaient un texte totalement incompréhensible au tableau:


« FH MRXU-OD, QDSROHRQ GLW D VHV JHQHUDXA: »


Les élèves attendaient la chute avec attention et une certaine impatience. Il y avait tellement de prétextes possibles, lequel allait-il choisir ?

Serge se saisit du tampon, et commença à essuyer le tableau, afin de supprimer l’étrange message cryptique. Mais rien n’y fit, les lettres restaient fermement accrochées au tableau.


« Il semblerait que ce soit écrit au tipex, constata le professeur. Tant pis, il va falloir se passer du tableau pour aujourd’hui. »


Les élèves commencèrent à sourire. Le tableau inutilisable, il n’avait pas encore joué cette carte cette année, c’était bien vu. Mais la suite fut quelque peu déroutante.


« Ce n’est pas bien grave, continua en effet Serge. On peut très bien se débrouiller sans support. Plutôt que de donner un cours d’Histoire, on va faire comme si je vous racontait une histoire. »


En face, on attendait la chute avec curiosité, mais aussi avec une certaine prudence.


« Aujourd’hui, nous allons donc parler de la terrible crise économique et financière de 1929, et de la Grande Dépression qui en a découlé dans les années 30. Grande Dépression dont le rôle ne peut être négligé dans la montée de régimes totalitaires, notamment en Allemagne, et dans le déclenchement, par la suite, de la Seconde Guerre mondiale. »


Et il déroula ainsi son sujet pendant les deux heures qui lui étaient attribuées, ne s’interrompant que pour indiquer à ses élèves abasourdis qu’il serait judicieux de prendre quelques notes.


Lorsque la sonnerie de 15h30 retentit, les élèves sortirent de la salle dans un état avancé de sidération. Ils venaient de passer deux heures dans une réalité parallèle, une réalité dans laquelle ils avaient un vrai prof d’Histoire. C’était une sorte de rêve éveillé, ou de cauchemar, qui leur avait fait perdre la notion du temps, qui avait complètement chamboulé leurs repères.


Serge avait techniquement fini sa journée. Il repassa néanmoins en salle des profs afin de faire le tri dans ses affaires et préparer ses cours du lendemain. Le proviseur ayant appris les événements de la journée vint le voir, soucieux, pour s’assurer que tout allait bien. Il se proposa de l’accompagner aux urgences, mais Serge le rassura, le remercia, rassembla ses affaires, et rentra chez lui, avec la satisfaction du devoir accompli.


Une fois chez lui, il s’affala dans son canapé, alluma la télé, et resta immobile, comme pétrifié, durant les deux heures qui le séparaient du retour à la maison de Madame Tirocul. Elle le trouva en sueur et visiblement très affecté.


« Serge, qu’est-ce qu’il t’arrive. Tout va bien ?

_ Je ne sais pas, balbutia-t-il d’une voix à peine audible. Je l’ai fait, je l’ai fait…

_ Comment ça, qu’est-ce que tu as fait ?

_ Je suis devenu un prof. Un vrai prof. Du genre de ceux qui font cours.

_ Eh bien, c’est normal non. C’est ton boulot.

_ Normal ? Non, pas normal non. C’était terrible, terrible. Ils étaient, ils me fixaient, ils m’écoutaient. Pendant deux heures, leurs yeux étaient rivés sur moi. Et là, j’ai compris, enfin j’ai compris. J’ai compris la responsabilité qui est la mienne. Je dois former leurs jeunes esprits, les préparer pour l’avenir, les aider à devenir des adultes autonomes, indépendants et responsables. C’était… insoutenable !

_ Ah ?

_ Je crois que je ne pourrai pas m’en remettre. Pourtant, il fallait que je le fasse, que j’essaie. Au moins une journée, sur l’ensemble de ma carrière, pour voir comment ça fait !

_ Soit… t’es fêlé mon pauvre. Et donc qu’est-ce que tu comptes faire maintenant ?

_ Le mieux, c’est sans doute que je commence par aller me coucher. Bonne nuit ma chérie. »


Et il se dirigea en titubant vers le lit, dans lequel il se laissa tomber comme une masse. Son sommeil fut très agité cette nuit-là. Il fit un premier rêve dans lequel il corrigeait des copies, et plus il en corrigeait, plus il en avait à corriger. La pile de copies restant à corriger montait, montait, jusqu’à s’effondrer sur lui. Il se retrouvait alors noyé sous des milliers de feuilles à carreaux, dont l’encre se mettait à baver. Il agitait les bras, cherchant la sortie, mais rien n’y faisait. Il n’y avait plus que des copies, des copies et encore des copies à perte de vue. 

Il se réveilla en sursaut, haletant. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu’il était en sécurité dans son lit. Son épouse dormait paisiblement à ses côtés. Il eut besoin de quelques minutes pour retrouver son calme, ainsi qu’une respiration normale, et il parvint à se rendormir. Il fit alors un deuxième rêve, encore plus effrayant, dans lequel il était devenu proviseur du lycée. Il devait gérer les demandes des professeurs, accueillir des élèves inquiets ou leurs parents, gérer des problèmes administratifs, logistiques et financiers. On courait de partout autour de lui, en criant. Les heures se succédaient, le jour, puis la nuit, et il était toujours coincé dans son bureau. Il y avait toujours plus de choses à faire, toujours plus de problèmes à gérer. Il n’était plus libre, son bureau était devenu une prison où toute oisiveté était désormais impossible. Cette fois-ci, il se réveilla en poussant des hurlements de terreur. Il criait tellement fort que Madame Tirocul se réveilla aussi. Elle essaya de le calmer, de le raisonner, mais rien n’y fit, il ne réagissait à aucun stimulus, et avait l’air réellement terrorisé. Elle finit par appeler le SAMU, totalement désemparée. Une ambulance vint et embarqua Serge.


Le lendemain, à 9h, des élèves de Première étaient massés devant la salle 305. Ils attendaient avec curiosité Monsieur Tirocul qui, depuis la veille, selon les rumeurs, donnait réellement cours. Finalement, ce n’est pas leur professeur qui se présenta devant eux, mais le proviseur du lycée.


« Bonjour à tous J’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Votre professeur, Monsieur Tirocul, a eu des ennuis de santé la nuit dernière, et il ne pourra par conséquent pas assurer ses cours aujourd’hui. Nous vous tiendrons informés dès qu’il sera de retour. »


Les élèves se regardèrent en silence, jusqu’à ce que l’un d’entre eux se décidât à prendre la parole, pour exprimer tout haut ce que tout le monde pensait tout bas:


« Ce prof est trop fort !

_ Total respect ! »



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