Entre les mondes

Chapitre 9 : SILYEN

2110 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/09/2021 21:42

Une fois Luke endormi, Sil hésita à faire usage du Don sur lui-même. Mais il tenait à profiter de chaque instant de cette curieuse nuit. Il se serra davantage contre Luke et lui déposa un baiser dans le cou, humant son odeur, qui lui évoquait à la fois une terre gorgée de soleil et une brise printanière. Comme il le lui avait dit tout à l’heure, ce garçon restait décidément une énigme. Il l’avait repoussé depuis son retour à Far Carr et voilà maintenant qu’il l’embrassait et l’invitait dans son lit. Silyen n’arrivait pas à voir une quelconque logique là-dedans. Le point positif était que la banquise qui l’entourait commençait à fondre, sinon, il ne se serait jamais autorisé ce rapprochement.

  Sautant d’une pensée à l’autre, Sil pensa un instant à Coira, se demandant ce qui se passerait s’ils la retrouvaient, puis chassa très vite cette pensée désagréable. Mais des mots tout aussi désagréables la remplacèrent: « Toutes les émotions ne sont pas mauvaises, tu sais. C’est ce qui permet de se sentir vraiment en vie ». Qu’avait voulut dire Luke par là? Silyen se sentait vivant avec le Don. Pour lui, se sentir mort, c’était vivre sans Don. Comment le garçon pourrait-il le comprendre, lui qui avait été un roturier toute sa vie? Ses questions sur la tristesse ou ses affirmations sur la moralité avaient été tout aussi dérangeantes. L’Egal soupira. Une manie qui le prenait de plus en plus souvent ces derniers temps. Il resserra son étreinte autour de Luke, les yeux grands ouverts dans le noir.

  Quand il se réveilla le lendemain, Luke dormait encore. Sil s’amusa à regarder la cage thoracique du garçon se soulever et s’abaisser sous son T-shirt des Fall out Boys, un groupe de rock qui avait été à la mode autrefois et que Sil jugeait passable par rapport aux horreurs musicales qui passaient aujourd’hui. Il tendit le bras, suivit le contour du nez, de la mâchoire puis de la bouche de Luke. Celui-ci fronça le nez et se retourna. L’Egal laissa tomber sa main, faisant appel à toute sa volonté pour calmer l’excitation qui montait en lui. Il désirait tant le roturier que c’en était douloureux.

  C’est à ce moment là que Luke ouvrit les yeux. Ses paupières papillonnèrent à plusieurs reprises, son regard se posa sur l’Egal. Il fit un bond d’au moins un mètre.

– Oh! s’exclama-t-il.

  Silyen lui décocha un sourire ironique.

– Intéressant réveil, commenta-t-il. On dirait que tu as dormi avec un de ces charmants poissons des abysses d’hier.

  Luke se passait les mains dans les cheveux et clignait des yeux comme une chouette, essayant de comprendre la scène à laquelle il était confronté.

– Euh… qu’est-ce que tu fais là, finit-il par demander en rougissant.

  Des problèmes de mémoire, apparemment, songea Sil qui entreprit de récapituler les événements de la veille au jeune homme en finissant par: « Ton invitation m’a étonné, moi aussi ». Les joues de Luke devinrent encore plus flamboyantes, à croire qu’il allait prendre feu. Il essaya de dire quelque chose, s’étrangla, fit une seconde tentative:

– Est-ce qu’on a…

– Quoi donc, Luke? sourit à nouveau Silyen.

– Oh, tu sais de quoi je veux parler, s’emporta le jeune homme. Ne fais pas l’innocent.

  Le sourire de Sil s’élargit encore.

– Je pense que tu t’en souviendrais, s’il s’était passé quelque chose. Non, au risque de te décevoir, nous avons simplement dormi.

  Il ne fit aucune allusion au Don, ne souhaitant pas déclencher une crise diplomatique. Puis il passa les jambes par-dessus le matelas, lançant:

– Nous avons des choses importantes à faire aujourd’hui. Dépêche-toi de t’habiller.

  Et il planta là Luke, interdit.


Silyen but son café d’une traite. Il avait déjà l’esprit en pleine ébullition. Sa tasse à nouveau remplie à la main, l’Egal commença à arpenter le salon, où le soleil du début de l’été se réverbérait sur le parquet ciré. Il tenta de se souvenir de l’aura du Roi, sa texture, sa puissance, en quelque sorte sa signature. Comme il l’avait dit la veille, il y avait cette force brute, une impression d’ancienneté et un tout petit peu de l’identité de Coira.

Puis il s’arrêta, se concentra et laissa des centaine de destinations s’afficher dans son esprit. Il en fut soulagé, car le nombre s’était vraiment réduit par rapport à ses essais d’hier. L’empreinte laissé par le Roi y étaient tantôt très ténue, tantôt vive. Ce dernier cas était prometteur: cela pouvait dire que le Wundorcyning s’y était rendu récemment. Sil chassa les mondes lumineux et enfin, en trouva un premier, sombre. Mais l’empreinte du roi était faible et, lorsqu’il ouvrit la porte, il s’aperçut qu’il n’y avait aucune odeur mystérieuse.

  Le cinquième univers lui sembla bizarrement familier. L’Egal retint un frisson lorsque la porte apparut devant lui. Même fermée, elle laissait présager une menace. Mais Sil ne se laissait pas facilement impressionner, alors il ouvrit la porte et vit… le vide. Cela ressemblait à l’espace, mais pour en avoir eu un aperçu à travers une autre porte, il était sûr que ce monde-ci était… autre chose. Il semblait littéralement absorber la lumière. Puis il entendit les murmures. Bien sûr. C’était le monde mystérieux qu’il avait découvert la veille. Sa trace était fraîche: les échos de Don étaient si vifs qu’ils semblaient vibrer. Il ouvrit d’autres portes, mais ne trouva aucun univers avec des odeurs mystérieuses.

  Sil se résolut à faire réapparaître la porte donnant sur le monde noir.

  Il envoya une boule de lumière qui s’éteignit instantanément lorsqu’elle passa le seuil.

  Intéressant.

  Il réessaya, sans plus de succès. Comment un univers pouvait-il influer sur une source de pouvoir aussi puissante que le Don? Sur une impulsion, l’Egal créa une cascade, dans l’espoir de mesurer la profondeur du lieu mais l’eau disparu à son tour. Un doute le traversa. Et s’il se volatilisait lui aussi en franchissant le seuil? Mais non, le Roi Merveilleux n’avait certainement pas voulu se suicider, il devait avoir des bonnes raisons d’être passé dans cet univers. Peut-être qu’en essayant avec un être vivant… L’Egal quitta le salon, dégringola l’escalier du hall d’entrée et se retrouva à l’extérieur, où il se mit à quatre pattes.

  Lorsqu’il revint dans le salon, Sil constata que Luke avait enfin fait son apparition. Les cheveux dressé en épis sur la tête, le jeune homme regardait fixement la porte. Il poussa un soupir de soulagement lorsqu’il vit Silyen entrer:

– J’ai cru que tu étais parti seul, lâcha-t-il.

– Je suis ravi que tu t’inquiètes pour moi. Maintenant pousse-toi. (Voyant que Luke fronçait les sourcils, il rajouta.) S’il-te-plaît.

  Voilà, le scarabée qu’il tenait allait pouvoir apporter des réponses. L’Egal s’agenouilla devant la porte et relâcha l’insecte qu’il força à entrer dans l’univers noir. La bestiole semblait déterminée à aller n’importe où sauf là-bas. Mais le problème, c’est que lorsqu’elle fut engloutie par l’obscurité, elle disparut instantanément. Sil se maudit d’avoir oublié ce détail. Sans lumière, impossible de savoir si l’insecte était mort, vivant ou avait disparu. Il finit par se dire que ce lieu servait peut-être de portail, comme un sas par lequel fallait passer pour accéder à un autre univers, peut-être inatteignable par une porte. A cette pensée, son coeur se mit à battre plus vite. Un univers caché?

– Tu vas m’expliquer ce que tu fabriques?

  Luke.

  Sil lui fit un bref résumé.

  Lorsqu’il évoqua l’idée du portail, Luke baissa les yeux, semblant réfléchir intensément. Il dit lentement:

– Ce serait une bonne explication. Je ne sais pas pour toi, mais ce qui se trouve de l’autre côté de cette porte me flanque la trouille. J’espère que Coira n’est pas allée là-bas dedans.

  Silyen fit semblant de ne pas avoir entendu la dernière partie de la phrase. Il s’apprêtait à franchir le seuil lorsque Luke retint.– Non!

  L’Egal voulut se dégager, exaspéré.

– Attends, insista Luke en se cramponnant à sa manche. Qu’est-ce qui nous garanti que c’est sans danger? Tu pourrais disparaître on ne sait où.

– C’est l’idée, Hadley, répliqua Silyen en se libérant.

– Mais si tu ne pouvais pas revenir? Je… Je vais aller prendre un autre scarabée, on le met dans un bocal et on le ramène vers nous après l’avoir mis dans le monde obscur.

  Cette remarqua réduisit momentanément l’Egal au silence. Luke était loin d’être un idiot, il l’avait déjà prouvé.

  Aussitôt dit, aussitôt fait. Luke trouva du fil dans un des tiroirs et le noua bien serré autour d’un bocal trouvé à la cuisine, où le deuxième scarabée se mit à marcher en tous sens, tentant sans succès d’escalader la paroi.

– Désolé mon vieux, murmura Luke en posant le bocal devant la porte.

  Silyen s’en empara aussitôt et le fit rouler à travers le seuil de la porte en prenant soin de garder les doigts de l’autre côté. Bien entendu, il n’y eu rien de particulier. Pas d’explosion, de flash de lumière ou de phénomène quelconque. Le bocal fut juste avalé par le néant. Les murmures résonnèrent peut-être légèrement plus forts mais il n’aurait pas pu en jurer. Il garda les yeux fixés sur la ficelle et après avoir attendu environ une minute, la ramena en arrière.

  Le bocal et le scarabée étaient toujours là.

  Il retint son souffle.

  L’insecte était toujours vivant.

– Ouais! fit Luke en levant des bras victorieux.

  Tout aussi satisfait, Silyen prit soin de garder un visage neutre et lança à Luke.

– Rassuré? J’y vais, maintenant.

  Mais le jeune homme le retint une nouvelle fois.

– Quoi encore?

– Tu comptes y aller tout seul?

– De toute évidence.

– Pas question, dit sèchement Luke. Je t’accompagne. Nous ne serons pas trop de deux.

  Silyen voulut protester mais Luke fit quelque chose de vraiment stupide.

  Il passa le seuil.

 Une demi-seconde, l’Egal révisa toute ses pensées sur la non-idiotie de son compagnon. L’autre demi-seconde, il l’utilisa pour saisir la main de Luke avant qu’il ne disparaisse totalement dans le monde noir, remerciant ses réflexes Doués. Il attrapa au passage le montant de la porte avec sa deuxième main.

  Bien lui en prit car il se retrouva à flotter dans le vide.

  Il retint son souffle par réflexe avant de se détendre; l’air était respirable.

  Il analysa chaque partie de son corps. Tout semblait fonctionner. Par contre, il avait l’impression d’avoir perdu la vue et n’osait pas tourner la tête vers la porte, qui était devenue aveuglante par le simple effet de la lumière extérieure.

  Cette sensation aurait été terrifiante pour n’importe qui. Mais pas pour l’Egal. Il en fallait plus pour l’impressionner.

  Et il y avait les murmures.

  Ils étaient devenus assourdissants.

  Il était sur le point de demander à Luke si tout allait bien quand une voix lui susurra des mots à l’oreille. Il faillit lâcher le jeune homme de surprise.

  C’était impossible.

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