Entre les mondes

Chapitre 11 : SILYEN

2248 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 20/09/2021 11:04

Flottant dans un univers inconnu noir d’encre, agrippé à un montant de porte et tenant Luke avec son autre main, Silyen tentait de se remettre du choc qu’il venait d’avoir. La voix qu’il avait entendue, et qui répétait son prénom, était celle de Jenner.

  Mais Jenner était mort.

 L’Egal secoua la tête. Il battit l’air de ses jambe, ne rencontra que le vide. Il tenta de se débarrasser de l’hallucination qui l’assaillait, mais les mots semblèrent ramper dans son oreille et s’y coller. Lorsque l’Egal voulut utiliser le Don, son pouvoir mourut sur ses doigts pour se dissiper dans le néant. Il dut reconnaître que Luke avait peut-être raison, ils ne s’étaient pas assez préparés. Mais à peine eut-il formulé cette pensée que le vide sembla s’effacer et que l’Egal se retrouva projeté dans une pièce inondée de soleil.

  Le monde noir était-il vraiment un portail, qu’il venait de franchir?

 Son coeur sombra lorsqu’il compris où il avait arrivé. Ces murs blancs, ce tapis orné de végétaux stylisés, ces hautes fenêtres et ces cadres en or massif… Il connaissait cette pièce; c’était l’une des chambres de Kyneston. Il y avait un berceau, dans lequel un bébé vagissait à plein poumons. Un enfant aux cheveux cuivrés, très jeune, se trouvait lui aussi dans la pièce et tenait une peluche en forme de cheval dans sa main, qu’il faisait voler dans les airs grâce au Don, juste hors de portée des petites mains du nourrisson. Ce dernier se mit à brailler encore plus fort, battant des bras, les yeux fixés sur la peluche.

  Silyen savait ce qu’il allait se passer même s’il ignorait de quelle façon cela se déroulerait précisément. Il avait cherché la réponse à cette question une bonne partie de sa vie, mais maintenant qu’il y était… Il n’avait pas envie de voir la suite. Il chercha à retourner d’où il venait mais il ne savait plus comment il était arrivé là. Et d’où il venait d’ailleurs? Il avait vaguement conscience de tenir quelque chose, mais il n’arrivait plus à se rappeler quoi.

  Sentant la nervosité l’envahir, il chercha à détourner ses yeux, mais même en fermant les paupières, le souvenir continua à se dérouler. Le jeune garçon laissa la peluche voler à proximité du berceau une fois de trop. Voyant qu’il ne pouvait l’attraper, le bébé poussa un nouveau cri et soudain, l’enfant aux cheveux cuivrés tomba à genoux en hurlant. Il plaqua ses mains sur sa bouche mais n’arriva pas à rattraper les filaments dorés qui en sortaient.

  Les particules dorées flottèrent jusqu’au bébé.

    Qui les avala.

– NOOOOOOOOON!!!

  L’exclamation sembla déchirer la scène, qui s’effaça d’un coup. Avec stupéfaction, Sil s’aperçut que c’était lui qui avait crié.

  Voilà comment il avait volé le Don de Jenner.

  Pas parce qu’il était malade ou mourant et qu’il n’avait pas assez de Don pour se guérir. Simplement parce que son frère avait volé sa peluche.

  L’Egal ferma les yeux, consterné, espérant se réveiller à Far Carr pour s’apercevoir que tout ceci n’avait été qu’un mauvais rêve.

  Mais une autre scène était en train de se dessiner sous ses yeux. Comme tout à l’heure, il ne put y échapper, même en gardant les paupières fermées. C’était son père qui le battait. La ceinture claquait encore et encore. Il hurlait, impuissant, des larmes de douleur et d’humiliation dans les yeux.

  Puis la scène se brouilla et laissa la place à une autre.

  Luke apparut, assis dans un canapé en canapé en tweed.

C’était encore plus étrange. Silyen n’avait aucun souvenir de ce type. Il appela Luke et réalisa que le jeune homme ne l’entendait pas. Ce dernier regardait avec appréhension une personne assise en face de lui, à la barbe soigneusement taillé et aux petites lunettes cerclées de fer. Crovan.

  Sil reconnut le salon d’ Eilean Dòchais, où Crovan et lui avaient tenté de briser le Silence imposé par lord Rix. Mais cette fois, l’Egal n’était pas là. Ou du moins, il était un spectateur impuissant et apparemment invisible. Il devinait la scène qui allait se dérouler et il n’avait pas plus envie d’y assister que tout à l’heure. Mais il ne put y échapper.

  Le lord d’Eilean Dòchais ferma les yeux et appliqua les mains des deux côtés de la tête de Luke. La réaction fut immédiate. Le jeune homme se tordit de douleur et poussa un hurlement terrible. Lorsque l’Egal retendit les mains vers lui, il balbutia, les yeux pleins de larmes:

– Non… non… arrêtez… pitié.

  Crovan eut un sourire terrifiant et plaqua encore ses mains, tirant de nouveaux hurlements.

 Ayant conscience qu’il s’agissait d’une idée stupide, puisque toutes ses scènes se déroulaient dans son esprit et non dans la réalité, Silyen voulut se ruer en avant mais s’aperçut qu’il ne pouvait pas bouger. Ses pieds étaient cloués au sol.

  La scène changea encore. Cette fois, il se trouvait dans une pièce inconnue, aux détails flous. La seule chose nette était un immense lit à baldaquin où était étendu… Luke. Aucune trace des traitements que lui avait fait subir Crovan n’étaient visibles. Il ne semblait plus affolé. Au contraire, il était apaisé et on aurait dit qu’il semblait attendre quelqu’un. Puis un sourire se dessina lentement sur ses lèvres: une fille avançait vers le lit, cheveux noirs, yeux gris et froids, vêtue d’une chemise de nuit translucide.

  Coira.

  Qu’est-ce qu’elle fichait là?

  Pourquoi Luke la regardait-il avec une telle intensité?

 La jeune femme s’arrêta devant le lit puis laissa glisser sa chemise de nuit le long de ses épaules d’un air mutin.

  Silyen ne put chasser un sentiment de colère. Il aurait voulu se précipiter et chasser Coira hors de la pièce, ou pire encore, mais il était toujours cloué sur place. Il ne pouvait rien faire à part regarder.

  Luke attira la jeune femme vers lui et commença à l’embrasser.

  Ce n’était pas possible, se répétait Silyen, qui tentait désespérément d’analyser froidement les choses, sans y arriver. Il pensa qu’il ne pourrait pas en supporter plus. Il se trompait.

  Comme un étang balayé par un coup de vent, la scène changea.

 Un restaurant chic apparut. Il ressemblait à un des établissements du village alpin de Gstaad, en Suisse, dans lequel Silyen avait mangé une fois, lors de vacances de ski avec sa famille. Sauf qu’en face de lui se trouvait Luke, vêtu d’un costard cravate impeccable. Le jeune homme le regardait en souriant, caressant la paume de sa main, faisant naître des frissons là où il le touchait.

  Puis soudain, Luke se pencha en avant et murmura:

– Maintenant dis-moi. Qu’est-ce que tu préfères? Moi ou le Don?

  Silyen le regarda sans comprendre. Luke resserra soudain sa main sur la sienne et commença à la broyer. L’Egal poussa un cri de douleur. Il essaya de se dégager, sans succès.

– Alors Sil? Moi ou le Don? susurra Luke.

  Silyen n’entendit jamais la réponse, car la scène venait encore de se modifier. Il leva la tête vers le ciel, implorant que cette torture cesse. Lui qui avaient toujours tenu ses émotions à distance, il venait de les recevoir en pleine figure comme un tsunami. Il commençait à craindre pour sa santé mentale.

  Et il avait le vague pressentiment que le pire venait encore.

  Il n’avait pas tort.

  Il se retrouvait encore dans un lieu inconnu. Une plaine désertique, parsemée de quelque touffes d’herbes rases. Il était recroquevillé sur lui-même, entouré d’une tempête de Don. Mais le pouvoir n’émanait pas de lui; il était projeté par des êtres gigantesques qui l'entouraient. L’un d’eux faisait jaillir un torrent d’eau de ses mains, l’autre maniait des éclairs, et une femme à l’air terrible projetait des rafales.

  Ils étaient tous en train de l’attaquer, réalisa Silyen. Au crépitement qui déformait l’air, il sentait que la puissance combinée de ces êtres était phénoménale, surpassant largement la sienne. Il créa un bouclier qui l’isola temporairement du déluge de Don. Mais la surface bleue translucide commença à se fendiller. Alors il tenta une attaque désespérée, essayant d’enlever les molécules d’oxygène de l’air autour des géants. Sans succès.

  Le bouclier explosa. 

 Sil hurla, se recroquevillant sur lui-même. Il crut être en train d’agoniser. Puis avec un coup au coeur, il comprit: ce qu’il avait pris pour des étincelles résiduelles était en réalité son Don, qui s’échappait de lui, aspiré par les géants. Il avait l’impression que tout son être lui était arraché. Et soudain, ce fut fini.

  Tout son pouvoir était passé dans ses agresseurs.

  Il était sans défense.

 Le géant qui maniait la foudre s’avança lentement vers lui, leva un éclair dans l’intention de l’achever lorsque… Luke apparu. C’était absurde. Absurde, mais en attendant, il était bien là. Il avait réussi on ne savait comment à se faufiler entre les géants. Il se rua en avant.

  La suite se déroula comme au ralenti: Luke poussa Silyen de côté alors que la foudre quittait les doigts du géant et fut percuté de plein fouet. Il s’effondra aussitôt.

  Il y eut un grand silence.

  Puis les géants repartirent, laissant Sil sur place, alors qu’il rampait vers Luke. Mais il n’y avait plus rien à faire. La lumière avait quitté ses yeux.

  Pour ce qu’il en savait, Silyen aurait pu être mort lui aussi. Il n’avait jamais ressenti quelque chose d’aussi horrible de toute sa vie.

  Puis soudain, quelque chose le tira en avant et il tomba sur quelque chose de dur.

  Il enfouit sa tête dans ses mains, craignant une nouvelle scène.

  Mais non.

  Une voix familière lui parlait à l’oreille en le secouant doucement, écartant les mèches qui lui retombaient devant les yeux.

  Sil ouvrit un oeil puis l’autre, n’osant y croire.

  Un parquet de bois clair s’étendait devant lui. Il entendit le murmure d’une fontaine, aperçut une baie vitrée, une cheminée éteinte.

 Tout à l’heure, il n’avait jamais eu de perceptions physiques, mis à part dans la dernière scène. Il n’avait jamais senti quelque chose de tangible ses pieds, ni perçu des odeurs, comme celle, familière, de son domaine. Au lieu d’une vision floue, tous les détails étaient nets. Chaque grain de poussière sur le plancher.

Il se redressa d’un coup, regarda Luke, qui avait les yeux rouges et tremblait de tout son corps.

  Luke.

  Il était vivant.

– On est revenus? interrogea l’Egal d’une voix tremblante.

  Le jeune homme opina, semblant incapable de parler. Sil lui toucha le bras, pour être sûr qu’il n’était pas encore dans une autre scène. Mais non. Luke était réel et il le voyait.

  Il n’y avait plus de Jenner, de Coira, de Crovan ou d’être gigantesques qui lui arrachaient le Don.

  Car son Don était bien là: il crépita au bout de ses doigts lorsque Silyen l’appela.

  Alors, ce fut comme si une digue cédait.

  Avant de comprendre ce qui lui arrivait, l’Egal se mit à sangloter, la gorge soudain brûlante. Il ne pouvait plus s’arrêter, les larmes jaillissaient comme un torrent. Il vit que Luke s’approchait mais il s’écarta brusquement.

  Il se releva et se mit à courir, soutenu par le Don, descendit les marches du manoir et se retrouva dans la forêt du domaine. Il courut jusqu’à arriver au mur d’enceinte. Là, il serra les poings et cria à s’en faire mal. Puis il tomba à genoux. Le Don enflait dans sa poitrine, incontrôlable.

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