Entre les mondes

Chapitre 15 : LUKE

2217 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 08/10/2021 14:44

Quoique Silyen cogite, ça lui prenait du temps. Dans la salle de sport qu’il avait dénichée au sous-sol du manoir, Luke regarda ses mains, écorchées à force de taper dans un sac de boxe. La douleur le distrayait car sans savoir pourquoi, il sentait la peur enfler en lui, chassant la colère. C’était probablement dû au contrecoup du monde noir.

 Il respira profondément à plusieurs reprises et tenta de stopper les tremblements dans ses mains. Il inspecta les environs, regarda le vaste gymnase, qui devait avoir autrefois été une salle de bal s’il se fiait aux fresques du plafond et aux moulures qui encadraient chaque fenêtre.

  Puis il alla à la cuisine, où il eut la surprise d’y retrouver Silyen, qui dévorait voracement une assiette de pâtes couverte d’une épaisse couche de fromage râpé.

– Je t’en ai laissé une portion! lui dit-il la bouche pleine en désignant le plan de travail.

  Deuxième surprise, la « portion » en question semblait parfaitement cuite.

– J’ai regardé les consignes écrites sur l’emballage, répondit l’Egal à sa question muette, l’air passablement fier de lui.

  Sans un mot, Luke s’empara d’une bouteille de ketchup dans le frigo et la vida consciencieusement sur ses pâtes, qu’il emporta dans le salon, où il commença à manger sans grand appétit. Un raclement annonça que Silyen venait de quitter sa chaise pour s’assoir en face de lui. L’Egal le regarda prudemment, mains croisées sur les genoux. Il toussota:

– D’habitude, les gens disent merci.

  Luke détourna le regard. Il desserra à peine les lèvres pour laisser échapper un bref remerciement en avalant une nouvelle fournée de pâtes.

  Cela parut satisfaire Silyen, qui le fixait toujours.

– Je peux faire quelque chose pour tes bras? demanda soudainement ce dernier.

  Oh. Luke avait quasiment oublié ces écorchures, qui se rappelèrent à lui avec vigueur. Le nettoyage de hier avait servi à éviter une infection mais n’avait pas accéléré la guérison pour autant.

– Si tu veux, maugréa-il en posant son assiette et en tendant un bras à Silyen, qui y appliqua ses mains légères.

  Quelques secondes plus tard, une onde bienfaisante et fraîche parcourait Luke qui regarda sa peau, à nouveau lisse, sans aucune trace de sang ou de cicatrice. L’Egal renouvela l’opération avec le deuxième bras.

Puis il se laissa aller en arrière dans son fauteuil, attendant un nouveau remerciement qui ne vint pas. Luke avait simplement reprit son assiette. L’Egal fronça les sourcils en se rongeant un ongle.

– Hadley, je peux te poser une question?

  Cette fois, Luke s’arrêta de manger et leva les yeux:

– Si je dis non, tu me la poseras quand même, je suppose.

– Evidemment.

– Vas-y, alors.

– Qu’est-ce que tu veux? Je veux dire, qu’est-ce que tu veux vraiment?

  Là, cette conversation venait de passer de très étrange à carrément bizarre. Où voulait en venir l’Egal?

– Tu te reconvertis à la philosophie Sil?

  Ce dernier tapa du pied impatiemment. Il se pencha vers Luke et plongea ses yeux dans les siens jusqu’à ce que le jeune homme détourne le regard.

  Pour la dixième fois de la journée, Luke laissa échapper un long soupir:

– Si tu me demandes ce que je veux là tout de suite, je suppose que je te répondrai: des excuses.

– Accordé. Luke Hadley, je te présente mes excuses les plus sincères, même si je ne sais pas exactement pourquoi.

– Tu plaisantes? se hérissa Luke, ce qui fit rire l’Egal.

– Ah, tu es toujours si crédule! Je suppose que j’aurais dû me montrer moins cassant tout à l’heure. Maintenant, je veux parler de futur. Qu’est-ce que tu veux faire ces prochains jours, mois, voire même années? Retrouver le Roi Merveilleux puis renouer avec ta famille, ta vie normale? Ou rester avec moi après que nous ayons localisé le Roi?

  Voyant Luke ouvrir la bouche pour répondre, Sil se hâta d’ajouter:

– Je parle sérieusement. Réfléchis-y bien avant de me répondre.

  Luke referma la bouche, se leva, marcha vers la baie vitrée tout en entendant Sil allumer le feu de cheminée d’un claquement de doigt.

  Ce qu’il voulait?

  Il n’avait jamais vraiment pris le temps de réfléchir au futur ces derniers mois. Il avait l’impression que sa vie avait déraillé depuis ses jours d’esclavage et n’avait été qu’une succession de catastrophes auxquelles il avait fallu survivre. Avant cela, il n’avait jamais vraiment su ce qu’il avait voulu faire, à part peut-être devenir pilote de chasse un jour, mais c’était le rêve de n’importe quel adolescent et il n’était pas vraiment sérieux. Il se retourna:

– Pourquoi tu me demandes ça?

  Sil détourna le regard. Il resta si longtemps silencieux que Luke se demanda s’il avait entendu sa question.      

  Puis il dit doucement:

– Je ne veux pas te forcer à faire quoi que ce soit. J’aimerais que si tu m’accompagnes dans les mondes, c’est parce que tu le souhaites réellement. Ce que nous avons vécu hier… a été difficile. Et je ne te cache pas que nous risquons de rencontrer d’autres situations de ce type. Ta vie risque d’être en danger. Je veux être sûr que tu saches pourquoi tu signes et que tu ne me suives pas parce que je te l’ai demandé, ou parce que tu éprouves la stupide envie de me sauver.

  La dernière phrase fit sourire Luke. Il savait très bien que la plupart du temps, l’Egal n’avait pas besoin d’être sauvé, bien qu’il y ait des exceptions.

– Qu’est-ce que tu as vu dans le monde noir Sil? A quoi est-ce que tu réfléchissait tout à l’heure? interrogea-t-il, la bouche soudain sèche.

– Et si tu répondais plutôt à ma question? contre-attaqua l’Egal.

  Luke revint s’assoir sur le canapé. Il ramena ses genoux sous son menton.

– Je ne peux pas te répondre précisément, lâcha-t-il. Je ne planifie pas ma vie. Mais il y a quelque chose que je peux te dire: j’ai eu un aperçu de mon ancienne existence, à Manchester. J’ai retrouvé ma maison, mes amis, même mes jeux vidéos. Et tu sais quoi? J’avais l’impression de jouer dans une pièce de théâtre. Mes amis voulaient simplement parler avec «le héros de Millmoor» et des tas d’inconnus me harcelaient pour que je leur signe des autographes. Même avec mon meilleur ami, Simon, ce n’était plus la même chose.

  Horrifié, il se rendit compte que sa voix se déchirait comme une feuille de papier. Il enfouit sa tête dans ses mains.

  Il n’avait jamais réalisé tout ce qu’il avait perdu. Et il ne pouvait plus revenir en arrière.

  Il entendit Silyen se lever pour venir s’assoir à côté de lui. Ses bras l’entourèrent.

  Après un moment indéfinissable, il entendit l’Egal murmurer:

– Alors même si je te renvoyais là-bas, tu ne voudrais plus de cette vie?

– Non, chuchota Luke.

  Il y eut un silence.

– La réponse à ta question…, reprit finalement Sil à voix basse. Je t’ai vu mort dans le monde noir. Tout à l’heure, j’ai alors pensé qu’il valait mieux te laisser partir rejoindre ta famille mais j’en suis incapable. A moins que tu ne le veuilles…

  Son intuition avait donc été juste, songea Luke, qui sourit malgré sa gorge serrée. L’Egal semblait vraiment être en train de changer. Il s’efforçait en tout cas de se montrer sincère, comme il l’avait promis.

Ils restèrent enlacés un moment encore, écoutant les crépitements du feu, tandis que Luke se calmait peu à peu, puis à un moment donné, Sil lui releva le menton, les doigts légèrement tremblants.

  Luke ne s’écarta pas.

  Il plongea les yeux dans ceux de l’Egal. C’était un regard étrange, qui aurait pu passer pour un marron très clair s’il n’avait pas été aussi doré. On aurait même dit que des étincelles d’or pur voltigeaient à travers ses iris. Puis le jeune homme vit Silyen se pencher vers lui et se demanda brièvement s’il avait toujours besoin de temps, avant que les lèvres fraîches de l’Egal ne viennent dissiper cette pensée. Luke entrouvrit ses propres lèvres, répondant au baiser. Il sentit des ondes électriques l’envahir. Quelque chose de chaud et d’agréable picotait dans poitrine.

  Enfin, haletant, Luke s’écarta pour reprendre son souffle.

  Il avait le corps en feu et ne s’était jamais senti aussi bien de sa vie.

 Il avait l’impression qu’il venait de passer un pacte secret avec l’Egal, sans savoir exactement de quoi il s’agissait.

– Bon sang Luke, souffla Silyen. Tu embrasses comme un dieu.

– Si tu veux savoir, je n’ai absolument aucune expérience alors je te crois volontiers, rit le jeune homme.

– Ah bon? demanda l’Egal, surpris. Pas même une belle demoiselle roturière de Manchester?

  Luke voulut lui donner un coup de poing et s’aperçut qu’il avait pu atteindre l’épaule de Silyen sans mal. Ce dernier avait désactivé ses défenses.

  Le geste sembla amuser l’Egal car il lui saisit le bras et lui fit faire volte-face. Luke se débattit pour la forme, mais le feu qui le parcourait s’embrasa et il se laissa aller contre Silyen, qui lui avait attrapé les deux poignets.

  Puis il poussa un soupir de bien-être lorsqu’il senti la bouche de Sil sur son cou, l’embrassant lentement, déposant des petits baisers sur sa mâchoire. Il avait dangereusement conscience que ses poignets étaient toujours immobilisés dans les mains de l’Egal et que ce simple fait faisait naître des sensations inconnues et brûlantes. La langue de Sil lui chatouillaient à nouveau l’oreille et Luke eut envie de le toucher.

– Tu trembles, remarqua Silyen quand ils s’écartèrent de nouveau, avant de se remettre à l’embrasser.

  Si ça continuait ainsi, ils auraient tous les deux les lèvres gercées le lendemain, songea le jeune homme en se disant que de toute façon, l’Egal pourrait tout arranger.

  Les minutes s’écoulèrent.

 Quand ils reprirent conscience de l’heure, s’éveillant comme d’un rêve, ils s’aperçurent qu’il était deux heures du matin et qu’ils étaient complètement épuisés.

   Mais à l’idée d’une nouvelle nuit de cauchemars, Luke se hérissa. Il n’y avait qu’une solution.

– Tu viens dormir avec moi?

  Et pour une des premières fois, il lui sembla déceler chez Silyen un sourire sincère, sans aucune trace d’ironie, de calcul ou de froideur.

– Quelle question.

  Ils se rejoignirent dans la chambre de Luke. Le jeune homme fit une petite courbette à l’Egal et enleva le drap.

– Si monsieur veut bien…

– Ha, ha, très drôle.

– Tu ne regrettes vraiment pas tes esclaves, hein?

  Silyen leva les yeux au ciel. Puis il bondit sur Luke et se jucha à califourchon sur lui. Ce dernier commença à haleter. Le picotement s’était répandu de sa poitrine dans tout son corps, l’électrisant. Ses battements de coeur explosaient à ses oreilles, presque douloureux. Il avait une conscience aigüe de l’odeur de Silyen, sa chaleur, sa peau douce, son corps qui le plaquait contre le lit et de son propre désir. Luke finit par mettre les mains sur les épaules de l’Egal pour le repousser doucement en arrière.

– On devrait essayer de dormir un peu, non? dit-il en respirant par à-coup.

  Décidément, Sil n’arrêtait pas de sourire ce soir.

– Quel rabat-joie, fit-il avec un clin-d’oeil, pour faire comprendre qu’il plaisantait. Tu veux que je t’apaises, comme l’autre soir?

– Hmmm peut-être que ça vaut mieux, grommela Luke, se demandant si l’Egal voyait à quel point il rougissait.

  Lorsque Sil plaqua une main sur sa tempe, le jeune homme sentit une onde d’apaisement le détendre et eut l’impression de sombrer dans une profonde mer noire.


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